Le Cabinet anglais à l’ouverture du Parlement


ESSAIS ET NOTICES.

LE MINISTÈRE ANGLAIS À L’OUVERTURE DU PARLEMENT.

La session du parlement anglais vient de s’ouvrir. De nouvelles luttes vont s’y engager devant l’Europe attentive. Quelle est la situation du cabinet au moment où il se retrouve en face des représentans légaux du pays ? Quelles sont ses chances de succès ? Quel est le caractère de l’opposition qu’il aura à combattre ? Ce sont là des questions qu’il n’est pas sans intérêt d’examiner. Indépendamment de l’opportunité qu’elle présente, cette étude se justifie par plusieurs motifs. De profondes modifications se sont produites depuis quelques mois dans l’attitude des principaux chefs de partis, et s’il n’était pris note des causes qui les ont amenées, on finirait par ne plus rien comprendre aux débats dont nous allons être témoins, tant les rôles y paraîtraient quelquefois brouillés et confondus. En outre, il est probable que la session qui s’ouvre sera la dernière du parlement actuel. Selon la constitution anglaise, un parlement peut durer sept années ; mais il est bien rare qu’il vive au-delà de quatre ou cinq ans[1]. C’est un corps qui s’use vite, et que ses incessantes convulsions condamnent à une fin prématurée. Or la crise intérieure à laquelle le parlement actuel est en proie offre de tels caractères, que, sans être un grand docteur, on peut y démêler déjà les symptômes d’une dissolution prochaine. Tâchons donc de saisir sa physionomie avant qu’il ait disparu.

C’est au mois de février dernier que lord Palmerston a pris la direction du gouvernement. Jusque-là, il n’avait occupé qu’un poste secondaire dans le cabinet présidé par lord Aberdeen. Comment et pourquoi lord Aberdeen est-il tombé ? comment et pourquoi lord Palmerston est-il arrivé au faîte même du pouvoir ? Tout le monde se le rappelle. C’est parce que lord Aberdeen était accusé de manquer de vigueur dans la guerre engagée contre la Russie ; c’est parce qu’on lui attribuait, en dépit de ses protestations réitérées, l’intention de faire la paix à des conditions insuffisantes. On voulait une guerre bien faite pour être certain d’arriver à une paix solide. Lord Aberdeen ne paraissait répondre à aucune des exigences de ce programme, et on l’a renversé. Lord Palmerston, au contraire, semblait être l’homme tout spécial d’une telle situation. S’il n’eût pas existé, il eût fallu l’inventer ; mais il existait, on l’avait sous la main, et il n’y avait qu’à le prendre. Aussi la reine, en le mettant à la tête d’un nouveau cabinet, ne fit-elle en quelque sorte qu’homologuer l’arrêt d’une puissance plus souveraine qu’elle-même, l’arrêt de l’opinion publique. Il n’y eut pas jusqu’à lord John Russell qui, malgré de vieilles antipathies et de récentes rivalités, ne se crût obligé, sous la pression irrésistible des circonstances, d’accepter lord Palmerston comme l’homme nécessaire, et d’abaisser sa propre importance au rôle de simple utilité ministérielle dans le département des colonies.

Certes une telle situation était bien forte. Jamais premier ministre ne débuta sous de plus favorables auspices. Il avait la plénitude du pouvoir sans les périls de la lutte. C’était Pitt moins Fox. Le parti tory, après avoir vu la guerre de mauvais œil, s’était laissé entraîner, par esprit d’opposition, à la vouloir plus énergiquement que personne au moment où le ministère Aberdeen était accusé de ne la vouloir que faiblement. Le parti whig, à très peu d’exceptions près, jetait feu et flammes contre la Russie, et l’on n’a point oublié que son chef, lord John Russell, n’avait pas hésité à déclarer, malgré la discrétion qu’aurait dû lui inspirer sa position officielle, qu’il n’était pas possible de songer à la paix tant que Sébastopol serait debout. Donc lord Palmerston, à son avènement, jouissait de cet avantage singulier d’être poussé par tout le monde à peu près dans le sens de ses propres idées. Il n’y avait pour lui qu’à se laisser aller au courant. Les radicaux de l’école de Manchester protestaient seuls contre l’entraînement général ; mais, dans le public comme dans les chambres, on était très disposé à tourner en ridicule ce qu’on appelait leur monomanie de paix à tout prix ou de guerre à bon marché. Cette opposition n’avait rien d’inquiétant. Ce n’était qu’une voix perdue derrière le char du triomphateur.

Quelques semaines s’étaient à peine écoulées que toute cette situation avait changé. Le rôle du nouveau cabinet parut par trop commode, et l’esprit de parti n’y trouvait pas assez son compte. Voter des hommes, voter de l’argent, cela pouvait bien aider à pousser vigoureusement la guerre en Crimée, mais cela ne se prêtait que médiocrement aux combinaisons de la stratégie parlementaire. Démarcations politiques, nuances, individualités, traditions du passé, espérances de l’avenir, tout s’éteignait peu à peu dans une fade conciliation. Plus de discours, on votait, ou si l’on discutait encore, c’était pour arriver en définitive à cette mortifiante conclusion, qu’on était à peu près d’accord ! Bref, le système représentatif, ce système qui, en Angleterre surtout, vit de lutte et d’antagonisme, ne semblait plus fonctionner que comme un grand appareil mécanique dont la marche tranquille et régulière eut pu faire l’admiration des visiteurs de la galerie des machines à l’exposition universelle, mais qu’on ne se serait certainement pas attendu à rencontrer dans le palais de Westminster.

Un tel phénomène d’unanimité calme et de désintéressement oratoire ne pouvait durer longtemps au sein d’une assemblée où s’agitent d’ordinaire tant d’intérêts, de passions et d’amours-propres. La grande majorité eût-elle consenti à cette abdication de toute initiative, qu’il y aurait eu plus que de la naïveté à l’attendre des personnages qui jouent un certain rôle sur la scène politique. Ces personnages peuvent être divisés en deux classes. Les uns se regardent toujours comme les successeurs légitimes des ministres en exercice, et, en héritiers pressés, n’aiment pas à leur laisser trop de chances de longévité. Les autres ont déjà occupé le pouvoir, et le pouvoir, à ce qu’il parait, exerce un charme si irrésistible sur ceux qui y ont une fois touché, qu’ils ne peuvent plus se défendre du besoin d’y toucher encore. Cette infirmité, particulière aux ministres déchus, peut tarder quelquefois à se manifester, mais il est bien rare qu’elle n’éclate pas un jour ou l’autre. — Entre tous ces hommes qui aspirent au gouvernement, ceux-ci parce qu’ils ont l’impatience de la veille, ceux-là parce qu’ils cèdent à la nostalgie du lendemain, il s’établit doucement, tacitement, sans délibération préalable, par le jeu naturel des passions humaines, une communauté d’opposition à laquelle les questions du moment donnent plus ou moins de puissance et de solidité.

Dans la circonstance présente, le cabinet avait été créé pour mener énergiquement la guerre. Afin de lui faire échec, on se trouvait donc conduit à imaginer un parti de la paix. Le drapeau fut bientôt arboré, et de toutes parts accoururent des volontaires bien étonnés de se voir associés pour la même cause. M. Cobden et ses amis furent des premiers, c’est tout simple. Eux, du moins, étaient conséquens ; mais M. Disraeli, qui avait déversé tant de sarcasmes sur la mollesse avec laquelle, selon lui, la guerre avait été soutenue jusque-là, M. Disraeli, qui, à la veille des vacances de la Pentecôte, provoquait de la chambre une déclaration catégorique, de peur que, pendant ces vacances, le ministère « ne signât clandestinement une paix honteuse ; » mais sir James Graham, M. Gladstone, M. Sidney Herbert et tant d’autres, tous membres ou défenseurs du dernier cabinet, tous engagés solidairement dans la politique de la guerre, ceux-là faisaient, il faut en convenir, une assez singulière figure à côté des radicaux de l’école de Manchester.

Cette première levée de boucliers réussit peu. On en prépara une autre. M. Layard lança sa fameuse motion pour la réforme administrative. Assurément cette motion avait du bon, et en toute autre circonstance elle eût mérité d’être prise en considération : de grands abus existent en effet dans les diverses branches de l’administration civile, militaire, judiciaire ; mais il est évident qu’avant tout cette motion impliquait un vote d’hostilité contre le nouveau cabinet. Or celui-ci n’était pas plus particulièrement responsable que ses prédécesseurs des vices signalés dans la gestion générale et traditionnelle des affaires. Aussi plusieurs des anciens ministres qui se trouvaient en ce moment engagés dans la ligue contre lord Palmerston ne se sentirent-ils pas le courage de faire une campagne sur ce terrain glissant pour eux ; M. Gladstone blâma publiquement l’initiative prise un peu à la légère par M. Layard, et la motion fut rejetée par 359 voix contre 46.

Ces deux avortemens successifs semblaient devoir ralentir l’ardeur des assaillans. Malheureusement pour le cabinet, il y avait parmi ses membres un homme dont la position équivoque donnait étrangement prise à la critique, même aux yeux des spectateurs les moins passionnés. On sait que lord John Russell, tout en acceptant un département tant soit peu secondaire dans les conjonctures présentes, était allé à Vienne représenter la pensée du gouvernement anglais au sein de la conférence. Ses instructions étaient précises : il devait y maintenir les quatre points de garantie posés d’un commun accord par la France et l’Angleterre. On devait d’autant moins douter de sa persévérance à les défendre, qu’en mainte occasion, au milieu du parlement, il avait parlé de ces quatre points comme d’un minimum auquel il était impossible de rien retrancher, sous peine de se condamner à une déception. À Vienne, lord John Russell prêta cependant l’oreille à d’autres propositions, et les transmit à son gouvernement, qui les rejeta. Que lord John Russell eût changé d’avis, cela n’avait rien d’extraordinaire ni même de blâmable. Les conférences, les discussions, ont précisément pour objet d’éclairer les esprits et de modifier des opinions préconçues. Si chacun y apportait des idées immuables, à quoi bon se réunir et engager un débat ? Lord John Russell avait donc parfaitement le droit d’adopter à Vienne d’autres vues que celles qu’il avait en partant de Londres. Ce qui est moins explicable de la part d’un homme profondément versé dans les habitudes constitutionnelles, c’est que, n’ayant pu faire partager à ses collègues sa nouvelle manière de voir, il ait continué à siéger à côté d’eux, exposé tous les jours soit à s’entendre demander compte d’opinions qui n’étaient plus les siennes, soit à trahir quelque dissidence qui ne pouvait que nuire à la considération du gouvernement. En France, M. Drouyn de Lhuys, qui se trouvait dans une situation analogue, mais qui n’avait pas à répondre à des interpellations parlementaires, s’était cru obligé de résigner ses fonctions ministérielles. À plus forte raison la retraite semblait-elle être un devoir dans les conditions gênantes et délicates que crée à un homme d’état sa présence obligée à la chambre des communes.

Lord John Russell ne le comprit pas ainsi. Il resta aux affaires, comme s’il devait lui être possible de se faire assez petit pour n’y être pas aperçu. En ce point, il ne se rendait pas justice, et l’opposition avait trop d’intérêt à reconnaître son importance pour l’oublier ainsi dans les bagages ministériels. On le somma d’expliquer sa situation. Lord John Russell chercha d’abord à faire tête à l’orage, en alléguant que depuis la clôture des conférences de Vienne, et en présence des nouveaux succès obtenus par les armées alliées, il était revenu à sa première opinion, — que la guerre devait être poussée avec vigueur jusqu’à ce que la Russie eût accordé à l’Europe les garanties formulées dans les quatre points. Hélas ! cette nouvelle évolution ne le sauva pas. Lui-même finit par s’apercevoir que la position n’était plus tenable, et, pour couper court aux nouvelles attaques dont il se voyait menacé, il se décida à remettre sa démission entre les mains de la reine.

C’était trop tard. Dans l’espace de quelques mois, lord John Russell, qui passe pourtant pour un habile manœuvrier politique, n’avait réussi qu’à s’aliéner tout le monde. Membre influent du cabinet de lord Aberdeen, il avait, au commencement de l’année, sacrifié peu généreusement aux murmures de l’opinion quatre ou cinq de ses collègues, y compris le chef du cabinet. Avait-il du moins gagné en ascendant sur les affaires ce que cette conduite devait lui faire perdre, sous le rapport du caractère, aux yeux de ceux qu’il venait d’abandonner ? Non. Sa position s’était au contraire amoindrie. Il n’avait travaillé qu’au profit de lord Palmerston : de ministre dirigeant dans les communes, il était tombé dans un département presque étranger au mouvement politique ; il n’était plus, dans le nouveau cabinet, qu’une espèce de maître Jacques, indifféremment employé tantôt à la besogne diplomatique, tantôt à l’administration coloniale. Et même, dans cette situation, si peu conforme à son passé, si peu à la hauteur de ses prétentions, il avait trouvé moyen de manquer doublement à l’esprit de son rôle : ambassadeur, il s’était écarté des instructions qui lui avaient été données ; ministre, il s’était obstiné à partager la responsabilité des collègues qui venaient de le désavouer, et il avait fallu l’intervention du parlement pour l’expulser en quelque sorte du cabinet.

Accomplie dans de telles conditions, la retraite de lord John Russell ne pouvait être une cause de faiblesse pour le ministère Palmerston. On appela au département des colonies sir William Molesworth, que sa compétence spéciale désignait à tous les suffrages, et ce choix, outre ce qu’il annonçait d’intelligent en lui-même, avait alors cet avantage particulier d’enlever un argument aux bruyans promoteurs de la réforme administrative. Ceux-ci reprochaient au gouvernement de se recruter toujours dans les mêmes coteries aristocratiques, de donner les principaux emplois, non au mérite, mais à la faveur et au népotisme. La nomination de sir William Molesworth au poste laissé vacant par lord John Russell était une réponse à ce reproche, et indiquait une tendance à donner satisfaction à ce qu’il y a de légitime dans les plaintes de l’opinion publique.

Depuis la clôture de la session, la préoccupation visible de lord Palmerston a été d’amortir ainsi les difficultés contre lesquelles il avait eu à lutter pendant le cours des débats parlementaires. Comme on l’a vu, ces difficultés étaient de deux natures : d’une part, l’opposition s’était grossie de recrues importantes, sinon par le nombre, du moins par le talent. M. Gladstone, sir James Graham, M. Sidney Herbert, en un mot les hommes qui composent l’ancienne pléiade peelite, seront toujours des adversaires à redouter, quelque fausse que soit la position où les jettent momentanément les nécessités de la tactique. D’autre part, le drapeau de la réforme administrative, en ralliant la bourgeoisie riche qui tient à prendre une part plus grande au gouvernement du pays, s’élevait comme une menace sérieuse pour tout ministère qui ne saurait pas se décider à des concessions convenables. Aussi qu’a fait lord Palmerston ? Sir William Molesworth étant mort peu de temps après son entrée aux affaires, le chef du cabinet s’est empressé d’offrir sa succession au fils du comte de Derby. Le fils du comte de Derby a refusé. Lord Palmerston s’est alors tourné vers M. Sidney Herbert. M. Sidney Herbert a refusé. Peut-être fallait-il s’attendre à ce double échec, car les deux hommes auxquels on s’adressait sont bien engagés aujourd’hui dans les combinaisons hostiles au ministère ; mais la tentative qui a été faite prouve du moins combien était réel le désir d’ouvrir une brèche dans ce cercle d’opposition qui allait se rétrécissant tous les jours.

Faute de pouvoir entamer l’espèce de blocus formé autour de lui, lord Palmerston a dû se contenter d’arrangemens plus modestes. Il a appelé au département des colonies un homme laborieux, éclairé, resté à l’écart de tous les partis, M. Labouchère. C’est un bon choix certainement au point de vue de la gestion des affaires ; mais il n’a aucune signification politique, et n’ajoute rien à l’influence parlementaire du cabinet. Quelques autres remaniemens attestent plus clairement encore l’embarras du premier ministre. Le duc d’Argyll était lord du sceau privé ; on en fait un grand-maître des postes, et on confie le sceau privé à lord Harrowby, qui était chancelier du duché de Lancastre. Il est bien évident que de pareils replâtrages ne sauraient rien changer au fond des choses. Ce sont de simples mutations de titres et de résidences officielles. M. Talbot Raines, qui présidait le bureau de la loi des pauvres dans la session dernière, et qui s’était démis de ses fonctions, reparait avec le titre de chancelier du duché de Lancastre et avec le droit de siéger dans le cabinet. C’est un représentant de la classe moyenne, et, en l’appelant à lui, lord Palmerston a encore voulu donner, dans la mesure du possible, un gage de sa disposition à écarter le reproche d’exclusivisme. Enfin lord Stanley d’Alderley, président du bureau de commerce, est également appelé à prendre part aux délibérations du conseil. Ces deux dernières promotions, en faisant monter au rang le plus élevé des hommes qui ne sont pas sans valeur assurément, mais qui jusqu’à présent avaient paru à leur place dans des fonctions purement administratives, ne sont-elles pas la preuve qu’il y a pénurie de premiers sujets, et qu’on en est réduit aux doublures ?

Sous ce rapport, on peut le dire, l’œuvre politique de lord Palmerston a échoué. Il n’a réussi ni à dissoudre la coalition organisée dès la session dernière, ni à renforcer son ministère par l’adjonction d’hommes considérables, ni même à trouver ces capacités nouvelles sur lesquelles, au dire de certains prôneurs de la réforme administrative, il était si facile de mettre la main. C’est un malheur sans doute, mais il n’a pas dépendu de lui de s’y dérober.

Dans les chambres donc, pendant la nouvelle session qui commence, lord Palmerston aura probablement plus de difficultés à vaincre qu’il n’en a rencontré pendant la session dernière. Le nombre de ses adversaires, loin d’avoir diminué, se sera accru, et, répétons-le, l’importance parlementaire de plusieurs d’entre eux ne serait pas impunément dédaignée. En outre, le cabinet a déjà duré un an, et le temps, qui semblerait devoir être un auxiliaire pour les ministres, n’est bien souvent qu’une difficulté de plus. Ce qu’on ne demande pas à des hommes nouveaux, on peut l’exiger sans injustice d’hommes qui ont eu le loisir de mûrir leurs résolutions et de combiner leur plan de conduite. À cet égard aussi, la session qui commence n’aplanira pas les obstacles devant lord Palmerston. Questions financières, questions politiques, tout l’ensemble de ses mesures sera examiné de plus près : il est donc condamné, sous peine d’échouer, à déployer une supériorité marquée, une habileté incontestable. Il entre dans la phase critique des hommes d’état.

Ouant aux faits accomplis depuis la clôture du parlement, ils ne fournissent pas encore un terrain bien solide d’opposition contre lui. Au dedans, le calme a été maintenu sans efforts, malgré quelques luttes entre les maîtres et les ouvriers de certains districts manufacturiers sur l’éternelle question des salaires. Au dehors, des complications ont éclaté dans les rapports avec les États-Unis. Le démêlé n’a pas encore pris de grandes proportions, mais il exige beaucoup de tact et de souplesse de la part du gouvernement anglais. Il a pris sa source à la fois dans deux ordres de faits très différens. D’une part, les États-Unis se plaignent que le représentant de l’Angleterre dans l’Amérique du Nord ait violé leur neutralité en procédant à des enrôlemens pour recruter l’armée anglaise ; d’autre part, l’envoi de forces navales dans les eaux qui baignent les côtes de l’Amérique centrale a éveillé des susceptibilités qui ne demandent d’ailleurs qu’à faire du bruit. La première question a créé une situation difficile à M. Crampton, représentant du gouvernement britannique dans la république fédérale ; mais, s’il y a eu imprudence ou indiscrétion dans sa conduite, le gouvernement peut sans inconvénient ne pas élever jusqu’à lui la responsabilité encourue par cet agent. C’est là matière à examen et à discussion. La seconde question n’est pas non plus de celles qui ne puissent se vider que par la force. Les États-Unis sont d’autant moins en droit de trouver étranges les alarmes inspirées au gouvernement anglais par les tentatives des flibustiers américains pour s’emparer de ce qui ne leur appartient à aucun titre, que le gouvernement américain lui-même a eu à désavouer ces flibustiers et à sévir contre eux. Tout récemment il a refusé de recevoir le colonel French, qu’un des chefs de ces souverains improvisés dans les possessions d’autrui lui avait envoyé comme son représentant officiel. Il a de plus fait saisir dans le port de New-York un bateau à vapeur, le Northern Light, qui portait des renforts et des munitions à cette croisade de brigandage. Des faits païens et indéniables, la conduite même du gouvernement fédéral, justifient donc, sous ce point de vue, les mesures de précaution que l’amirauté anglaise a pu ordonner. Il est vrai qu’on attribue d’autres desseins au cabinet britannique : on l’accuse de vouloir se soustraire aux engagemens du traité conclu le d9 avril 1850, traité par lequel les deux pays s’étaient également interdit toute occupation de territoire, tout projet de colonisation ou de fortification dans le Nicaragua, Costa-Rica et le pays des Mosquitos. L’accusation est peu vraisemblable, et l’on croira difficilement que l’Angleterre rêve aujourd’hui de pareilles conquêtes, surtout après s’en être fermé le chemin par un traité formel. Toutefois il ne faut pas se dissimuler que, dans la crise où se débat actuellement le parti gouvernant en Amérique, il est nécessaire d’avoir dix fois raison pour ne pas se créer des occasions de querelles avec lui. Le général Pierce touche au terme de son pouvoir ; il est menacé de rentrer bientôt, lui et tout son parti, dans l’obscurité d’où l’avaient momentanément tiré les caprices du scrutin. Ses compétiteurs sont nombreux et tellement divisés, que, depuis les premiers jours de décembre, ils n’ont pu parvenir, dans la chambre des représentans, à se mettre d’accord pour le choix d’un président de cette assemblée. Dans une situation aussi troublée, quand tous les partis sont tourmentés d’une égale impuissance, le besoin des diversions extérieures est bien vif, et chacun, faute d’être naturellement accepté, songe à se rendre nécessaire. Donc c’est à qui surexcitera l’amour-propre américain, lequel n’est pas peu irritable ; c’est à qui traitera les questions pendantes au point de vue exclusif du succès électoral. La tactique est d’autant plus facile, qu’on se figure assez volontiers là-bas l’Angleterre très suffisamment occupée par la guerre contre la Russie. Pour peu que lord Palmerston se laissât aller à quelque intempérance de langage ou d’allure, il se mettrait bientôt de ce côté-là quelque méchante affaire sur les bras, et sa situation politique ne manquerait pas d’en être profondément affectée dans le parlement, en face d’adversaires prompts à profiter de toutes les fautes.

Sur la question de la guerre actuelle, l’opposition n’a pas encore non plus beaucoup de prise contre lui. En dehors de la sphère parlementaire, nul doute que l’opinion ne lui ait été, jusqu’ici du moins, généralement favorable. C’est là un fait qui ressort avec évidence de toutes les manifestations populaires. Lisez les comptes-rendus des nombreux meetings qui, depuis la clôture de la session, ont entretenu la vie politique dans toute l’étendue des trois royaumes. Sur vingt réunions, vous en trouverez dix-huit où la majorité s’est prononcée d’une manière non équivoque dans le sens de la direction imprimée par lui aux affaires. Les sifflets qui ont accueilli lord John Russell et l’ont empêché de parler à Guildhall, le jour de l’installation du nouveau lord-maire, sont à cet égard un témoignage d’autant plus frappant, qu’ici le mécontentement prenait la forme d’une inconvenante ingratitude. Le caractère politique de lord John Russell peut être diversement apprécié ; néanmoins, dans la circonstance dont il s’agissait, au milieu de ce banquet qui inaugurait l’avènement d’un israélite à la plus haute dignité municipale, on n’aurait pas dû oublier les efforts persévérans de l’ancien ministre pour faire rayer de la législation anglaise les incapacités humiliantes qui atteignent encore, sur le seuil de la chambre des communes, les coreligionnaires de M. David Salomons. Cet oubli des bienséances, de la part de la Cité, est assurément fort blâmable ; mais il n’en atteste que mieux l’état des esprits. On aurait été moins brutal, si l’on eût été plus indifférent.

Dans le parlement, lord Palmerston ne rencontre pas des sympathies aussi vives : c’est là un fait également certain, qu’explique tout ce qui précède ; mais, au milieu des difficultés qui l’attendent, l’influence du dehors, pénétrant pour ainsi dire par les fenêtres, lui viendra puissamment en aide, s’il sait résister à la tentation d’en abuser. Avant les dernières nouvelles de Saint-Pétersbourg, plusieurs des chefs du parti de la paix étaient fort embarrassés pour choisir leur terrain d’attaque. Ils avaient à ménager des antécédens qui exigeaient d’eux une grande dextérité de manœuvres, et, quoi qu’on fasse, la palinodie sera toujours un art difficile. Les amis de M. Cobden, qui constituent l’ancien élément du parti de la paix, qui sont comme les vieux grognards de cette cause, qui n’ont à se reprocher d’avoir voté ni un homme ni un shilling pour faire la guerre à la Russie, ceux-là, il faut le reconnaître, étaient infiniment plus libres. Cependant il ne paraît pas que cette liberté de mouvemens les ait rendus plus redoutables. Le pamphlet tout récent qu’on peut considérer comme leur manifeste (Next ? and Next ?) blesse par tant de points le sentiment anglais, est tellement antipathique aux tendances de l’esprit public, et arrive à des conclusions si incroyables, qu’en vérité lord Palmerston lui-même ne pouvait rien souhaiter de mieux pour nuire à ses adversaires. Les habiles auraient eu bien du mal à se donner pour détruire le mauvais effet de cette fâcheuse entrée en campagne.

Mais la dépêche du 17 janvier, qui a ouvert des perspectives si inattendues, donne maintenant à l’opposition un point de ralliement assez fort et assez large, pour que celle-ci soit en mesure de menacer sérieusement le ministère. Il ne s’agit plus, comme auparavant, d’abandonner honteusement la partie sans avoir obtenu de la Russie les concessions qu’au début de la guerre on déclarait nécessaires au repos de l’Europe. Il ne s’agit plus, ainsi que le proposait la brochure Next ? and Next ? de dire à l’Allemagne : « En définitive, c’est vous surtout que l’ambition russe menace. Arrangez-vous pour la réfréner ; quant à nous, nous y renonçons ! « Non, aujourd’hui la Russie cède, elle souscrit aux conditions dictées par les puissances occidentales, elle subit les conséquences de sa défaite, et dès lors le but de la guerre peut paraître complètement atteint. Si, comme il y a lieu de le croire, la Russie s’est résignée sans arrière-pensée, si la France, qui a dès le début accepté la lutte plus résolument que l’Angleterre, et qui n’a laissé à personne le droit de se montrer plus difficile qu’elle-même touchant les garanties de la paix, si la France est d’avis qu’il y a lieu de s’arrêter et de remettre l’épée dans le fourreau, lord Palmerston n’aurait pas seulement mauvaise grâce à vouloir prolonger la guerre, il compromettrait gratuitement la position que les circonstances et sa propre habileté lui ont faite. La paix n’en serait pas moins signée, et il n’en aurait ni le mérite ni l’honneur. L’opinion sérieuse et sensée qui l’a soutenu jusqu’à présent contre de maladroites hostilités se séparerait bientôt de lui, et ses adversaires s’empareraient de l’inappréciable levier qu’il aurait laissé échapper de ses mains. Le langage d’une partie de la presse anglaise semble, il est vrai, présager un autre résultat ; mais les journaux sont ici un peu comme le mulet de la fable,


 Altum portans tintinnabulum,


et ce n’est pas un homme expérimenté comme lord Palmerston qui doit régler sa marche sur le bruit de leurs grelots.

Deux mots peuvent résumer ce qu’il y a de nouveau dans sa situation présente : — précédemment, la guerre seule étant possible, il avait le droit de dire que sa politique était à la fois commandée par la nécessité, par le devoir, par l’honneur même de l’Angleterre. C’était un grand avantage dans le débat, et en cas d’échec au sein du parlement c’était une grande ressource pour réussir en faisant appel au pays. — Aujourd’hui, la paix devenant possible, il perd cette triple excuse de la nécessité, du devoir, de l’honneur. Il ne poursuivrait plus la guerre que par une sorte de fantaisie. Or une fantaisie qui coûte tant d’or et tant de sang peut bien passer par la tête d’un homme, si l’ivresse du pouvoir lui donne un moment de vertige, mais elle ne saurait être supportée longtemps par un peuple qui a un bon sens profond, une dette de 23 milliards, des impôts portés à leur maximum[2], et dont la véritable vocation est bien moins d’étonner le monde par des prouesses militaires que de le conquérir pacifiquement au progrès par les splendeurs de sa civilisation.

J. Perodeaud.

  1. La chambre des communes actuelle date de juillet 1852. Le précédent parlement avait duré cinq ans. Celui qui fut élu en 1835 ne dura que deux ans et demi, et le premier parlement nommé en vertu du bill de réforme seulement deux années.
  2. Exemple : l’impôt sur le revenu, qui, en 1854, s’élevait à 185 millions, a atteint, en 1855, près de 350 millions. La charge a été presque doublée de ce chef-là seulement !