Le Cœur surpris
Le Cœur surprisparue dans la Revue française politique et littéraire du 19 avril 1925 (p. couv-).


LE CŒUR SURPRIS

Comédie en un acte

par

Maurice LEBLANC

Revue française politique et littéraire
paru le 19 avril 1925


Le cœur surpris

Comédie en un acte.

par Maurice LEBLANC

PERSONNAGES

d’Argine, Marie-Thérèse

Un petit salon dans un château. Sur une table le thé est servi, Marie-Thérèse est assise auprès de la table, dans un fauteuil, la plume à la main. Un cahier recouvert de papier rose est ouvert sur ses genoux.

Au lever du rideau, elle écrit. Après un instant, elle dépose sa plume.

Marie-Thérèse, lisant ce qu’elle vient d’écrire. — 3 octobre. — Rien à noter. Toujours cette même existence monotone, sans événements, sans imprévu. À quoi bon continuer ce journal ! (Elle soupire, achève de vider sa tasse de thé et veut s’en verser une autre.) Tiens, il n’y en a plus.

Elle se met à feuilleter son cahier. D’Argine entre sans quelle s’en aperçoive. Il est en costume de chasse, botté, le feutre mou à la main. Il regarde la jeune fille avec émotion, hésite, et s’approche d’elle, doucement, comme pour lui parler… À ce moment précis, Marie-Thérèse relève la tête.

Marie-Thérèse. — Ah ! monsieur d’Argine, c’est vous.

D’Argine, tout à fait interloqué, laissant tomber son chapeau. — Non.

Marie-Thérèse. — Comment non ?

D’Argine. — Oui… je veux dire… c’est moi… jusqu’à un certain point !

Marie-Thérèse — Jusqu’à un certain point ?

D’Argine, toujours très ému. — Oui… c’est moi par hasard… Je traversais le vestibule. En voyant ce petit salon, je me suis dit : « Il n’y a aucune raison pour que je n’entre pas dans le petit salon. »

Marie-Thérèse. — Aucune.

D’Argine. — N’est-ce pas ? J’ai donc ouvert la porte… et je suis entré… sans le vouloir…

Marie-Thérèse. — Sans le vouloir ?

D’Argine. — Si, du moins… puisque je suis là.

Marie-Thérèse. — Alors ?

D’Argine. — Alors… je bafouille.

Marie-Thérèse. — Ah ! parfait. Eh bien, remettez-vous.

D’Argine. — Où dois-je me remettre ?

Marie-Thérèse. — Sur cette chaise.

Il s’asseoit. Elle poursuit sa lecture. Un silence. D’Argine, enivré, troublé, regarde de droite et de gauche, déplace des objets sur la table, joue avec la soucoupe d’une fasse de thé, puis contemple Marie-Thérèse.

D’Argine. — À quoi rêve la jeune fille ?

Marie-Thérèse. — Enfin ! vous voilà dans votre assiette ?

D’Argine, de nouveau interloqué, et regardant la soucoupe qu’il tient. — Ce n’est pas une assiette, c’est une soucoupe.

Marie-Thérèse, riant. — Je vous l’accorde… mais dites donc, vous ne me semblez pas tout à fait remis ? Reprenez vos esprits. (Il a un mouvement instinctif comme pour reprendre un objet. Elle éclate de rire.) Ah çà ! mais, qu’y a-t-il ? Vous avez l’air tout chose. Voulez-vous une tasse de thé ?

D’Argine. — Ah ! par exemple, avec plaisir, surtout s’il est bien chaud.

Marie-Thérèse. — Bouillant ! (Elle lui offre du sucre, puis penche la théière. Désolée.) Ah ! mon Dieu, j’oubliais, il n’y en a plus.

D’Argine, distraitement. — Ça ne fait rien, pourvu qu’il soit chaud.

Marie-Thérèse. — Mais je vous dis qu’il n’y en a plus, j’ai tout bu…

D’Argine. — Eh bien, pour être franc, je préfère cela… Oui, le thé ne me réussit pas. Et puis je le déteste.

Marie-Thérèse, riant. — En ce cas, je n’insiste point. Mais au fait, monsieur d’Argine, voulez-vous m’expliquer pourquoi vous n’êtes pas à la chasse avec mon père et les hôtes de ce château. Je vous ai cependant vu partir.

D’Argine. — Vous êtes bien cruelle, mademoiselle Marie-Thérèse. Ignorez-vous que la pluie tombe à torrents ?

Marie-Thérèse. — La pluie tombe à torrents pour les autres comme pour vous.

D’Argine. — Mais elle me mouille bien davantage.

Marie-Thérèse. — Par quel miracle ?

D’Argine. — Une faveur qu’elle me fait. Je n en rate pas une goutte… tandis que les autres…

Marie-Thérèse. — Attention, monsieur d’Argine, voilà que nous allons… comment disiez-vous ?… bafouiller de nouveau…

D’Argine, se levant. — Mais non, mais non, ça va mieux, ça va même tout à fait bien… Mais, mon Dieu, ai-je été assez stupide ! Pourquoi ne pas vous dire tout bêtement que j’étais revenu pour vous voir ? Non, j’ai perdu la tête, comme un voleur qu’on prend en flagrant délit.

Marie-Thérèse. — Tandis que vous me saviez parfaitement ici ?

D’Argine. — Parfaitement.

Marie-Thérèse. — Et que c’est volontairement que vous m’immoliez les charmes de la pluie.

D’Argine. — Volontairement. Bien plus, je vous annoncerai que s’il avait fait beau, je serais venu quand même.

Marie-Thérèse. — Vous me préférez donc au soleil également.

D’Argine. — Et à beaucoup d’autres choses.

Marie-Thérèse. — Et depuis quand ?

D’Argine. — Depuis le premier jour où j’ai eu le plaisir de vous voir, cet été, au bord de la mer.

Marie-Thérèse. — Je parie que si je vous y poussais, vous me diriez le chapeau et la robe que je portais ?

D’Argine. — Un chapeau de paille gris… gris bleuté… avec des roses… Et une robe de piqué blanc.

Marie-Thérèse. — Vous vous rappelez ma robe ?

D’Argine. — Elle vous allait horriblement mal !

Marie-Thérèse. — Merci.

D’Argine. — Ce qui ne vous empêchait pas d’être ravissante ! Vous aviez des cheveux blonds…

Marie-Thérèse. — Je les ai encore.

D’Argine. — Un sourire exquis, des yeux naïfs…

Marie-Thérèse. — Nez moyen, bouche moyenne, c’est un signalement.

D’Argine. — Et, un tel air de douceur et de bonté ingénue qu’on ne pouvait vous regarder sans une certaine émotion.

Marie-Thérèse, concluant. — Et voilà pourquoi vous êtes revenu de la chasse.

D’Argine. — Voilà pourquoi.

Marie-Thérèse. — Depuis trois mois vous aviez de moi cette opinion flatteuse, et vous la gardiez si jalousement que je ne m’en suis jamais aperçue. Mais, tout à coup, entre un champ de betteraves et un carré de luzerne, vous avez reconnu qu’il était impossible de la conserver plus longtemps en vous.

D’Argine. — D’autant plus impossible que la pluie faisait rage.

Marie-Thérèse. — Mais savez-vous que tout cela est fort aimable, et que je voudrais vraiment vous en remercier !

D’Argine. — Moi aussi.

Marie-Thérèse. — Est-il une récompense qui puisse vous tenter ?

D’Argine. — Je ne vois pas… (Il réfléchit.) Si, pourtant… (Montrant du doigt.) Ce petit cahier…

Marie-Thérèse. — Ce petit cahier…

D’Argine. — Que vous lisiez avec tant d’attention. Que contient-il ?

Marie-Thérèse. — Ah ! ah ! ceci est grave.

D’Argine. — Je n’insiste pas.

Marie-Thérèse. — Mais si, mais si, je serai bonne princesse, et, puisque vous m interrogez sans la moindre discrétion, je vous dirai sans le moindre détour à quoi rêvait la jeune fille. (Il s’asseoit et se prépare à écouter solennellement. Elle montre son cahier.) Ce petit cahier, recouvert d’un modeste papier rose, représente, cher monsieur, quelque chose d’extrêmement important, le journal de ma vie intime, ni plus ni moins. (Il s’incline, très bas.) La première page, écrite il y a six mois, commence par ces mots : « 25 avril, je quitte le couvent. »

D’Argine. — Date mémorable !

Marie-Thérèse. — Tout simplement mon entrée dans la vie.

D’Argine. — Votre naissance, quoi !

Marie-Thérèse. — Ma naissance, et depuis, chaque soir, je résume consciencieusement le récit de ma journée.

D’Argine. — Excellente habitude. Saint-Simon, Goncourt s’en sont fort bien trouvés. Je suis curieux…

Il tend la main.

Marie-Thérèse. — Que voulez-vous ?

D’Argine. — Tenir ce trésor entre mes mains.

Elle le lui passe sans enthousiasme. Le dessus de la couverture rose se détache.

D’Argine, lisant. — Agenda des Galeries Lafayette !

Marie-Thérèse. — C’était plus commode, à cause de la date sur chaque page.

D’Argine, toujours très ému. — Plus commode et très féminin : la confession d’une jeune fille sur un agenda des Galeries Lafayette ! Je puis ouvrir ?

Marie-Thérèse. — Mais vous êtes fou ! Tous mes secrets…

D’Argine. — Précisément, la lecture doit en être passionnante.

Marie-Thérèse. — C’est ce qui vous trompe. et j’étais justement en train de me dire, quand vous avez fait dans ce salon une irruption si brillante, que ce journal sur lequel j’avais fondé tant d’espérances n’offrait pas la moindre parcelle d’intérêt.

D’Argine. — Pourtant, s’il est le résumé fidèle de votre vie ?

Marie-Thérèse. — C’est donc que ma vie n’a pas tout l’intérêt désirable.

D’Argine, avec ironie. — Cruelle déception !

Marie-Thérèse. — N’est-ce pas ? Je m’étais imaginée naïvement que j’aurais à subir des événements extraordinaires, des drames, des crises morales, enfin de ces émotions imprévues que le destin réserve, me semblait-il, aux jeunes personnes qui sortent du couvent. Et c’est, au contraire, l’existence la plus calme et la plus uniforme.

D’Argine. — Comment ! pas une catastrophe à vous mettre sous la dent ! pas même une bonne petite mort !

Marie-Thérèse. — Le néant.

D’Argine. — Alors que votre amie Henriette a eu le bonheur de se casser le bras dans un accident d’automobile et que Mlle de Normare a trouvé le temps de se fiancer à son cousin et d’être abandonnée par lui !

Marie-Thérèse. — Ni accident ni trahison. rien. Des jours gris.

D’Argine. — Ça ne se voit pas.

Marie-Thérèse. — Voulez-vous que je lise une page ou deux de mon cahier ?

D’Argine. — Je n’attends que cela ! Consultons l’agenda.

Marie-Thérèse. — À quelle page ? Une date au hasard ?… Vite…

D’Argine, cherchant. — Au hasard ! Vous me prenez au dépourvu… Rien n’est difficile…

Marie-Thérèse. — Mais dépêchez-vous.

D’Argine, triomphant. — Le 18 brumaire !

Marie-Thérèse. — Non, voyons, soyez sérieux…

D’Argine, se reprenant. — Je veux dire le 2 décembre.

Marie-Thérèse. — Mais nous ne sommes qu’en octobre. Que vous êtes ennuyeux ! Vite…

D’Argine. — Eh bien ! le 16 mai ; ah ! c’est une date, cela !

Marie-Thérèse, cherchant. — Le 16 mai… le 16 mai… Ah ! voilà… Mardi. 16 mai, le matin aux Acacias, avec maman. Déjeuner, courses, modiste, lingerie, couturière, Louvre, Salon des Champs-Élysées, thé, visites, dîner, Opéra-Comique.

D’Argine. — Mais c’est navrant, une journée absolument vide.

Marie-Thérèse. — Une autre date ?

D’Argine. — Eh bien…eh bien… le 14 juillet !

Marie-Thérèse. — 14 juillet, nous étions à Étretat : 14 juillet, promenade à cheval et bain ; de 11 heures à midi, réaction ; deux heures, bicyclette ; cinq heures, tennis ; neuf heures, danse.

D’Argine. — Le repos le plus mortel ! Le farniente !

Marie-Thérèse. — Ne suis-je pas à plaindre ? Car enfin, sans être bien exigeante, j’espérais avoir à noter certains jours, je ne sais pas quoi… mais des vraies choses, des vrais faits…

D’Argine. — Par exemple : « Ce matin, Pierre m’a enlevée. Cet après-midi, Paul m’a reprise à Pierre. Ce soir, Jean a tué Paul, s’est suicidé et m’a achevée d’un coup de couteau. »

Marie-Thérèse. — À la bonne heure : quoique mon ambition ne se borne pas, comme vous paraissez le croire assez, insolemment, cher monsieur, à un choix d’événements romanesques. Il y a bien d’autres rêves que l’amour.

D’Argine. — En vérité !

Marie-Thérèse. — Et c’est tout autant ces autres rêves auxquels je me plais. La vie n’offre-t-elle donc jamais l’occasion de se dévouer ?

D’Argine. — De se sacrifier ?…

Marie-Thérèse. — D’être bonne, généreuse ?…

D’Argine. — Héroïque…

Marie-Thérèse. — D’agir, de lutter pour les autres ?

D’Argine. — Ou contre eux.

Marie-Thérèse. — De vivre, enfin, que ce soit dans la peine ou dans la joie ?

D’Argine. — Noble désir ! Mais vous ne vivez donc pas ?

Marie-Thérèse. — Je n’en ai pas suffisamment l’impression.

D’Argine. — Et alors ?

Marie-Thérèse. — Alors, j’attends.

D’Argine. — L’éclair, l’orage, la commotion formidable qui ouvrira toutes grandes devant vous les portes du bonheur absolu ou du désespoir intégral ?

Marie-Thérèse. — Précisément. Et comme je ne suis plus toute jeune…

D’Argine. — Que vous avez déjà au moins dix-huit ans….

Marie-Thérèse. — Je commence à m’inquiéter.

D’Argine. — Vous en avez le droit.

Marie-Thérèse, l’observant. — Vous vous moquez, monsieur d’Argine.

D’Argine. — Moi ? Nullement !

Marie-Thérèse. — Si, si, vous vous moquez et vous n’avez pas tort. Je comprends ce qu’il y a d’un peu ridicule dans mes désillusions. Mais tout de même on dirait que votre ironie n’est pas très bienveillante, comme à l’ordinaire ; vous ai-je fâché ?

D’Argine. — Et en quoi, mon Dieu ! (Un silence.) Vous sentez-vous donc quelque tort à mon égard, que vous puissiez me croire fâché ? (Il se promène, puis revient à elle.) Mais enfin — vous le voyez, votre détresse me touche — pour jouer au tennis, pour danser, vous n’étiez pas seule ?

Marie-Thérèse. — Non, naturellement.

D’Argine. — Vous causiez avec votre partenaire ?

Marie-Thérèse. — Assurément.

D’Argine, avec un peu de gravité. — Eh bien, il ne vous est jamais arrivé, mademoiselle, de vous dire que quelques mots échangés, une conversation intelligente, la découverte, chez un autre, de goûts semblables, d’idées justes, d’instincts généreux, qu’un silence même quelquefois valaient bien une série de cataclysmes, et qu’une journée marquée par l’un de ces petits faits n’est pas une journée perdue.

Marie-Thérèse, comme étonnée. — Certes… je pense comme vous… mais, en relisant ce cahier, je n’ai rien trouvé non plus qui me rappelle le moindre de ces petits faits… si importants.

D’Argine. — Cherchons ensemble, voulez-vous ?

Marie-Thérèse, feuilletant. — Cotillon avec M. Becquerey. Il m’a tenu de savant discours sur les raquettes de tennis, leur poids, la tension de leurs cordes. Beaucoup appris.

D’Argine. — Une femme n’est jamais trop instruite.

Marie-Thérèse, continuant. — Promenade en automobile. — Près de moi, Georges de Lusson. Route merveilleuse, paysage admirable. Il était dans la joie : montre en main, il m’a prouvé que tous les kilomètres s’abattaient en une minute trente. Quel bonheur !… » Dois-je continuer ?

D’Argine, après un instant. — Dans ce journal… il est question de moi ?

Marie-Thérèse. — Oui.

D’Argine. — Et de notre première rencontre ?

Marie-Thérèse. — Certes, je ne l’ai pas oubliée. Nous nous sommes promenés sur la terrasse du casino, et tout suite excellents amis. Le soleil se couchait, ce fut une heure charmante.

D’Argine. — Soyez bonne. Lisez-moi ce passage.

Marie-Thérèse. — Pourquoi pas ? (Tout en cherchant.) Voyons, c’était, n’est-ce pas, le 22 Juillet ?

D’Argine. — Comment ! vous vous rappelez la date ?

Marie-Thérèse, distraitement. — Tiens, en effet… (Elle trouve et lit.) 22 juillet. On m’a présenté M. d’Argine.

D’Argine. — C’est tout ?

Marie-Thérèse. — C’est tout.

D’Argine. — Comme développement, cela n’a rien d’exagéré.

Marie-Thérèse. — Sans doute n’aurai-je pas eu le temps d’écrire ce soir-là.

D’Argine, vexé au fond. — Oh ! ne vous excusez pas. Je n’avais pas la prétention de croire que le fait de me connaître aurait pris sur votre agenda les proportions d’un devoir de style. « 22 juillet. On m’a présenté monsieur d’Amine », me semble déjà fort coquet. Il faudrait être bigrement difficile pour ne pas s’en contenter !

Marie-Thérèse, riant. — Il y a des tas de gens qui n’ont même pas la faveur d’une ligne sur cet agenda.

D’Argine. — Le mikado, par exemple.

Marie-Thérèse. — Justement.

D’Argine. — Le lendemain, mademoiselle, nous avons été à Vaucottes en bande. On s’est assis sur la plage et, comme la conversation languissait, nous avons cherché des petits jeux nouveaux. J’ai proposé de jeter des galets dans la mer.

Marie-Thérèse. — Comme jeu nouveau…

D’Argine. — Alors vous, vous y avez jeté votre mouchoir, en disant à Georges de Lusson : « Je vous défie de me le rapporter. »

Marie-Thérèse. — C’était stupide.

D’Argine. — Et très féminin. Lusson a ri et n’a pas bougé. Moi, j’ai marché droit vers la mer, et je suis entré dans l’eau jusqu’à mi-corps… sans même relever le bas de mon pantalon. Avez-vous noté ce trait d’héroïsme !

Marie-Thérèse, lisant. — « 23 Juillet. Beaucoup dansé. Georges de Lusson bostonne admirablement… »

D’Argine. — Allez donc vous jeter à l’eau pour sauver la vie d’un mouchoir qui se noie.

Marie-Thérèse, pensive. — C’est drôle ! Je me rappelle si bien, cependant… (Se remettant à feuilleter.) Mais il y a d’autres passages.

D’Argine. — Avec des commentaires aussi flatteurs et aussi détaillés sur moi ?

Marie-Thérèse, tournant. — 25 juillet… rien sur vous… 26… 27… rien…

D’Argine. — Et remarquez que l’on se voyait tous les jours.

Marie-Thérèse. — Ah ! votre nom… (Lisant)… 30 juillet. Je n ai pas vu M. d’Argine aujourd’hui. (Tout en hésitant.) C’est la première fois… depuis huit jours… depuis le 22…

D’Argine, vivement. — Il y a cela ?

Marie-Thérèse, étonnée. — Il y a cela.

D’Argine. — Faites-moi voir ces mots… j’aurais plaisir…

Marie-Thérèse, sans répondre. — Ah ! voilà qui promet ! (Lisant.) Lequel me plaît davantage ? Becqueray, Lusson ou M. d’Argine ? (Parcourant.) Lusson est très gai, très en train, etc… Becqueray a des qualités sportives, il est fort, il est beau, trop beau.

D’Argine. — Eh ! bien, et moi ?

Marie-Thérèse. — Je n’ai pas achevé.

D’Argine. — Pourquoi ?

Marie-Thérèse. — Je ne sais.

D’Argine, doucement. — Et qui vous plaisait le plus ?

Marie-Thérèse, lisant machinalement pour cacher son embarras. — 8 août. C’est tout de même bon de vivre. Tantôt, sur la falaise, le vent nous caressait le visage, un vent frais, tout baigné de mer. J’étais ivre de force, de santé, de lumière, de bonheur. Ah ! la nature seule peut nous donner de telles émotions ! M. d’Argine marchait près de moi… (Un silence. Elle essaie de rire.) Toujours concise à votre égard… Peu de paroles…

D’Argine. — Celles-là me suffisent. (Après un instant.) Je vous en prie, continuez.

Marie-Thérèse, tournant les pages. — Il n’est pas question de vous.

D’Argine. — Êtes-vous sûre ?

Marie-Thérèse. — Mais oui. J’ai l’habitude de souligner tous les noms propres. Le vôtre n’y est pas.

D’Argine. — Comment ! durant ces semaines…

Marie-Thérèse. — Regardez.

Elle lui tend le cahier.

D’Argine, lisant. — 23 août. Il m’a dit ce matin qu’il aimait la couleur de mes cheveux. Qui ça, il ?

Marie-Thérèse. — Je ne sais pas… mon père, sans doute.

D’Argine. — Ah ! (Il continue.) Le 24 août. Ce soir, il m’a dit : « Vous avez des yeux par lesquels on est heureux d’être regardé. » Qui vous a dit cela ? votre père ?

Marie-Thérèse, balbutiant. — Non… je ne sais pas… Ah ! oui, mon amie Henriette.

D’Argine. — Ah !… il, c’est votre amie Henriette.

Marie-Thérèse, d’une voix faible. — Je vous en prie, rendez-moi ce cahier.

D’Argine, continuant. — « 25 août. C’est curieux comme il a l’air gauche quelquefois et comme il manque d’esprit… » Passons. Il s’agit de votre amie Henriette.

Marie-Thérèse, reprenant le cahier. — Assez, je ne vois pas l’intérêt…

D’Argine. — Nous le verrons par la suite. Ce qui nous semble obscur s’éclaircira.

Marie-Thérèse. — Rien n’est obscur. Ces lignes n’ont qu’un seul sens : celui que je leur ai donné.

D’Argine. — Le croyez-vous ?

Marie-Thérèse. — Évidemment… Quel autre sens ?

D’Argine. — Si vous permettiez…

Marie-Thérèse. — Parlons d’autre chose.

D’Argine, obstiné. — Parlons des pages qui suivent. Lisons-les ensemble. Est-il même besoin de les lire pour savoir ce qu’elles contiennent ? Laissez-moi le deviner. « Aujourd’hui. il m’a dit qu’il était triste, je lui ai demandé la raison de sa tristesse. — Le départ approche, a-t-il murmuré. »

Marie-Thérèse, faiblement. — Mon cahier ne raconte pas cela.

D’Argine. — Il a tort. Et le lendemain. « Aujourd’hui, père l’a invité pour la saison des chasses. Il m’a remerciée. »

Marie-Thérèse, vivement. — Je n’y étais pour rien.

D’Argine. — Je n’ai jamais supposé… Continuons. Nous voici au château : « Aujourd’hui, nous nous promenions au bord de la rivière, j’ai dit mon rêve : un vieux manoir des environs, que nous avions vu la veille. Et je lui ai demandé le sien, il m’a répondu : — Le vieux manoir des environs… J’ai rougi… »

Marie-Thérèse, vivement. — Je n’ai pas rougi.

D’Argine. — Ah ! vous vous souvenez ? Et de ceci vous souvenez-vous ? « 18 septembre, Mme de Géral est arrivée. Il doit être très lié avec elle : tantôt, il ne l’a pas quittée. Le soir, sur la terrasse, j’ai pleuré. Pourquoi ces larmes ? »

Marie-Thérèse, fortement. — C’est faux, il n’y a pas cela. S’il y avait cela, vraiment, vous pourriez croire…

D’Argine. — Je ne crois rien ; je n’interprète pas… Je me rappelle seulement vous avoir vue pleurer.

Marie-Thérèse, se débattant. — Non, non, je n’ai pas pleuré. Et puis, moi, jalouse ? En quel honneur ? De quel droit ?

D’Argine, la main tendue. — Votre journal pourrait nous renseigner.

Marie-Thérèse. — Non.

D’Argine. — Je vous en prie…

Marie-Thérèse, nettement. — N’insistez pas, monsieur d’Argine.

Un silence. D’Argine s’éloigne, va vers la fenêtre, tapote des doigts sur les vitres.

D’Argine, se retournant. — Vous dites ?

Marie-Thérèse. — Moi ? rien.

D’Argine. — Ah ! il m’avait semblé…

Marie-Thérèse. — Il vous avait semblé…

D’Argine. — Que vous m’offriez votre cahier.

Marie-Thérèse. — Je vous prie de n’y pas toucher.

D’Argine. — Je ne lui aurais fait aucun mal.

Il s’asseoit, dérange des objets, jette machinalement trois morceaux de sucre dans une tasse, s’efforce d’y verser du thé, puis repêche les morceaux de sucre qu’il se met à casser distraitement du pouce sur la table.

D’Argine, absorbé. — J’ai eu tort de mêler le nom de Mme de Géral à notre petit différend. Mme de Géral est une vieille amie de ma mère, une femme très bien, fille et veuve de deux intendants militaires de premier ordre.

Marie-Thérèse, perdant tout sang-froid. — C’est une femme excessivement méchante, envieuse, mesquine, pas jolie du tout et mauvaise langue ! et fausse ! Ah ! je l’ai jugée ! D’une hypocrisie ! Ce qu’elle en casse du sucre sur le dos des gens !

D’Argine, après avoir éloigné précipitamment de lui les morceaux de sucre. — Vous exagérez…

Marie-Thérèse. — Ah ! vous la défendez ! Naturellement… J’ose me permettre une simple petite réflexion sur cette dame, alors tout de suite vous prenez la mouche.

D’Argine. — Je ne prends rien.

Marie-Thérèse. — Mais si, voilà plusieurs fois que je le remarque. Nous n’avons jamais pu nous entendre à ce sujet. Et cela dès le jour de son arrivée ! Ah ! ce jour-là, le 18 septembre, je ne l’oublierai jamais ! Étiez-vous attentif, empressé ! Il n’y en avait que pour elle ! Et la promenade aux ruines, quand je vous ai surpris sa main dans la vôtre !

D’Argine. — Je l’aidais à descendre de voiture.

Marie-Thérèse. — Et le soir, quand vous l’avez emmenée au bout de la terrasse, et que vous lui avez appris l’astronomie ! comme à moi, les autres soirs, les mêmes étoiles, la Grande-Ourse ! la Petite Chèvre !

D’Argine. — J’ai eu tort évidemment… le besoin d’exhiber mes connaissances…

Marie-Thérèse. — Vous ne deviez pas…

D’Argine. — Mais, pour Dieu ! j’ignorais…

Marie-Thérèse, de plus en plus animée. — Vous ignoriez ? Alors que vous êtes venu vers moi sur cette terrasse, et que vous m’avez demandé ce que j’avais contre vous, et que j’étais là, toute tremblante ! et que vous avez deviné mon émotion, mon chagrin, mes larmes !

D’Argine. — Vous pleuriez donc ?

Un temps.

Marie-Thérèse, interdite. — C’est-à-dire… non… du moins vous avez cru…

Elle se tait, décontenancée.

D’Argine, seconde tentative sur le cahier. — Regardons, voulez-vous ? La vérité est ici… nous saurons au juste…

Marie-Thérèse, avec une dernière résistance. — Non… pas vous… je vais lire… mais je vous le répète… il n’y a rien… il ne peut rien y avoir. (Feuilletant.) Le 18 septembre, n’est-ce pas ? 15 septembre… 16… 17… 19… (Elle s’arrête, examine, reprend.) |6… 17… 19… (Toute confuse.) La page est arrachée.

Un silence.

D’Argine, très bas. — Ah ! c’est délicieux… c’est adorable… cette page qui manque… (Un silence très doux. Il continue.) Un mot encore… Il y a trois jours, nous avons passé l’après-midi au Grand-Chêne et sur l’arbre, avec la pointe d’un couteau, j’ai creusé les lettres de votre nom. Quelques paroles… plus graves… ont été échangées entre nous, les avez-vous écrites ?

Marie-Thérèse. — Je ne sais plus… je ne comprends plus rien. Lisez…

D’Argine, après avoir cherché.— « 7 octobre. Dans un an, dans deux ans, je retournerai à la même date au Grand-Chêne et j’y passerai l’après-midi. » (Elle s’est levée et regarde par la fenêtre, te visage contre la vitre. D’Argine, s’approchant.) Pardonnez-moi, je vous ai presque dérobé le secret de ces pages. Maintenant, je n’ose pas vous demander si c’est bien le secret de votre cœur… Je n’ose plus parler… j’ai peur d’apporter trop de lumière dans l’ombre où votre âme se plaisait… Pardonnez-moi. (Elle se tourne vers lui toute rougissante et le regarde.) Oh ! Marie-Thérèse, votre secret est dans vos yeux.

Marie-Thérèse, défaillante. — Je vous en prie.

D’Argine, penché sur elle. — Il m’avait semblé l’y apercevoir quelquefois, depuis que j’ai mis toute ma joie et toute ma tristesse dans la douceur ou dans l’indifférence de vos yeux. Mais vous étiez si calme en face de moi ! j’attendais… je souffrais… Tout à l’heure encore, lorsque je suis revenu pour tout vous dire, quel mal vous m’avez fait ! Quoi ! durant ces derniers mois, aucun événement n’avait marqué votre vie ! Je ne comptais pour rien !

Marie-Thérèse, faiblement. — Je ne savais pas… Je ne pensais pas…

D’Argine. — Cependant… cependant… il y avait des preuves irrécusables : j’étais gauche, je manquais d’esprit.

Marie-Thérèse. — Oui, oui, mais on ne tire pas de conclusions…

D’Argine. — Et maintenant ?

Marie-Thérèse. — Oh ! maintenant, je sais, je vois clair.

Elle tombe assise et se cache la figure.

D’Argine, après un silence. — Voilà les vrais, les meilleurs événements, Marie-Thérèse. On en attend toujours d’extraordinaires. On réclame les grandes douleurs et les grandes félicités. Il semble que le destin nous trahit, s’il ne nous accorde pas ces épreuves surhumaines qui nous paraissent les signes éclatants de sa faveur. On l’accuse, on se plaint. Et puis, un jour, tout à coup, on s’aperçoit que le grand événement a eu lieu, sans que rien vous en ait averti. Le miracle s’est produit dans le mystère de notre âme, dans le tumulte des petits faits quotidiens. Et toute notre existence a été bouleversée, tout l’avenir est engagé à notre insu… on a donné quelque chose de soi. On a pris la vie d’un autre… on est aimé…

Marie-Thérèse. — On aime.

Elle a relevé la tête peu à peu et lui tend les deux mains en prononçant ces mots.

D’Argine. — Vous acceptez l’avenir ?

Marie-Thérèse. — J’accepte le bonheur.

D’Argine. — Dans le vieux manoir ?

Marie-Thérèse. — Dans notre vieux manoir.

D’Argine. — Écrivez tout cela.

Marie-Thérèse. — Tout cela ?

D’Argine. — Oui, sur la page blanche de voter cahier. Fixez tout de suite cette minute suprême de notre vie. (Il le lui présente.) Écrivez.

Marie-Thérèse. — Sous votre dictée, d’Argine. Moi, je n’ai plus rien à dire. N’êtes-vous pas le maître ?

D’Argine. — C’est juste, je suis le maître. (Il prend un air réfléchi et dicte.) Ce matin il… (S’interrompant.) Il, c’est moi. (Reprenant.) Il s’est engagé, en tant que maître, virgule, à m’obéir…

Marie-Thérèse, répétant et écrivant. — Virgule… à m’obéir…

D’Argine. — À vivre à mes pieds…

Marie-Thérèse. — À mes pieds…

D’Argine. — Et parce que j’ai de beaux yeux…

Marie-Thérèse. — De très beaux yeux…

D’Argine. — À mourir de son amour…

Marie-Thérèse. — À vivre de mon amour…

Ils continuent tandis que le rideau baisse.

Rideau.