Le Cœur innombrable/Fraternité

Le Cœur innombrableCalmann Lévy (p. 167-170).

FRATERNITÉ


La chaleur attendrit l’eau dormante et l’air bleu.
L’été vert, tout feuillu, tout fleuri, tout mielleux,
Crépite sur le bord des routes soleilleuses.
La vie afflue et joue au sein de l’herbe heureuse
Où la grasse journée embaume et se répand ;
Le désir est joyeux comme un rosier grimpant,
Les soirs sont languissants et les matins robustes.
Un vigoureux feuillage arrondit les arbustes,
On sent se marier à l’ardeur du beau mois
La paix verte des champs, des étangs et des bois.

Les rousseurs du soleil traînent sur la prairie
Où se pressent le trèfle et la menthe fleurie,
Et sur l’air les parfums s’endorment, arrêtés
Dans l’engourdissement bourdonnant de l’Été…
— Tendre sœur des saisons, ô toi la plus sensible,
Voici que ceux dont l’âme est aujourd’hui paisible
Viennent vers la douceur de ta robe de thym :
Leurs regards sont obscurs et leurs cœurs sont éteints,
Ils sont sans allégresse et presque sans envie,
Ayant beaucoup souffert des choses de la vie
Pour gagner sous les lois des hommes assemblés
Leur part de ton raisin et leur part de ton blé…
— Abaisse vers leurs fronts que la tristesse incline
Les pommiers ronds qui font de l’ombre à la colline,
Donne-leur la gaieté vive du vent salin,
De la haie où l’oiseau se loge, du moulin.
Mena vers leur douleur passive et familière
Le parfum de la vigne et des branches fruitières,
Éloigne de leurs pas la rumeur des cités,
Berce-les sur ton cœur odorant, cher été…

— Nature, il n’est pas bon que nos frères soient tristes,
Que dans l’azur vivant où ta candeur existe
Ils aient contre eux la vie et les péchés humains ;
Il n’est pas bon qu’ils aient des fatigues aux mains
Et qu’isolés aux joies du rêve et de l’étude
Nous regardions de loin leur grande lassitude.
— Nature, vous aimez les jeux de vos saisons.
Vous vous plaisez à voir reluire à l’horizon
Le doux balancement de vos tendres épis.
Alors, vous vous mêlez à l’automne assoupi,
Heureuse, ayant nourri de votre cœur la plaine,
De voir que Forge est mûre et que la vigne est pleine
Et que les chariots, où croulent vos moissons,
Ayant repris leur route entrent dans les maisons.
Car vous ne savez pas quand vous donnez vos sèves,
Quand votre grain joyeux se déchire et se lève
Et qu’à faire le blé vous mettez tant de soins,
Que des êtres mourront d’en avoir eu besoin…
— Vous dont j’aime le goût, l’odeur, la bonne rage
Du vent, du puéril et violent orage.

Nature ! — je vous offre en ce mois solennel
Votre terre le pain, et votre onde le sel.
Vous si joyeuse à l’heure où le jour vient d’éclore,
Quand vous vous couronnez des roses de l’aurore,
Et si triste le soir, quand votre cœur amer
Se blesse dans la nue et saigne sur la mer,
Soyez bonne aux plaisirs et aux langueurs des hommes,
Qu’ils goûtent vos laitues, vos raisins et vos pommes,
La fraîcheur de vos eaux, le chant de vos bouvreuils :
Donnez-leur du désir, du repos, de l’orgueil,
Et pressez contre vous sans colère et sans blâme
Les pauvres corps vivants qui sont toute notre âme…