Roy & Geffroy (p. 315-323).


XVI

AVANT LA CHASSE


Tout le temps que le récit de don Fernando avait duré, el Zapote avait affecté la pose nonchalante d’un homme parfaitement satisfait de soi-même, hochant affirmativement la tête à certains passages et souriant à d’autres d’un air de contentement modeste ; lorsque le jeune homme se tut enfin, il jugea à propos de prendre à son tour la parole.

— Vous voyez, señores, dit-il d’un accent conciliant, que je n’ai aucunement fait difficulté de suivre cet estimable caballero ; c’est dire que je suis prêt à vous obéir en tout ce qu’il vous plaira de m’ordonner.

Don Fernando sourit d’un air narquois.

— Voilà, répondit-il, cher seigneur, un compliment dont la surprise d’hier a changé évidemment l’adresse.

— Oh ! seigneurie ! fit le lepero avec un geste de dénégation indignée.

— Mais, reprit le jeune homme, je ne vous chicanerai pas là-dessus, peu m’importent vos dispositions secrètes à mon égard ; je crois vous avoir déjà suffisamment prouvé, depuis longtemps déjà, que je ne vous redoute en aucune façon ; je me contenterai pour mémoire de vous faire observer que, plus généreux que vous, plusieurs fois j’ai tenu votre vie entre mes mains, sans avoir jamais tenté de vous la ravir.

— Aussi, je vous en garde une profonde reconnaissance, seigneurie.

— Allons donc, señor Zapote, répondit don Fernando en haussant les épaules, vous me prenez pour un autre sans doute ; je ne crois pas plus à votre reconnaissance qu’à vos bonnes dispositions pour moi, aussi ne vous ai-je dit cela que pour vous donner à réfléchir, en ce sens que, si jusqu’à présent j’ai bien voulu vous pardonner, la somme de mansuétude que je pouvais dépenser à votre profit est complètement épuisée, et qu’à la prochaine occasion les choses se passeraient tout autrement entre nous.

— Je comprends parfaitement ce que vous me faites l’honneur de me dire, seigneurie, mais, grâce à Dieu, cette occasion, j’en ai la certitude, ne se présentera pas ; je vous répéterai une fois pour toutes que je vous ai donné ma parole, et vous savez, un honnête homme…

— C’est bien, interrompit le jeune homme, je souhaite pour vous qu’il en soit ainsi ; dans tous les cas écoutez-moi avec la plus grande attention.

— Je suis tout oreilles, seigneurie, je ne perdrai pas un mot de ce que vous me direz, soyez-en persuadé.

— Bien que fort jeune encore, señor Tonillo, reprit don Fernando, j’ai remarqué une chose fort importante, bien que malheureusement peu consolante pour l’humanité : c’est que, lorsqu’on veut s’attacher un homme et s’assurer de son dévouement, on doit s’attaquer, non pas à une de ses vertus, mais le prendre par un de ses vices : vous êtes un des hommes les plus richement doués, sous tous les rapports, que je connaisse.

À ce compliment, le lepero s’inclina avec modestie.

— Seigneurie, dit-il, vous me rendez confus ; un tel éloge…

— Est mérité, continua don Fernando ; j’ai vu peu d’hommes posséder une aussi formidable collection de vices que vous, cher seigneur : je n’ai donc eu que l’embarras du choix avec vous, mais parmi ces vices, vous en avez certains qui sont plus dessinés que d’autres. L’avarice, par exemple, a acquis chez vous des proportions réellement phénoménales : c’est donc à l’avarice que je suis résolu de m’adresser.

Les yeux du lepero pétillèrent de convoitise.

— Que voulez-vous de moi ? fit-il.

— Laissez-moi d’abord vous dire ce que je vous donnerai, puis après je vous expliquerai ce que j’exige de vous. Écoutez-moi donc attentivement ; je vous le répète, l’affaire en vaut la peine.

Le visage de fouine du bandit prit une expression sérieuse et il se pencha vers don Fernando, les coudes appuyés sur les genoux et les yeux à demi fermés.

Le jeune homme reprit, en appuyant sur les mots :

— Vous savez, n’est-ce pas, que je suis riche ? Je suis donc parfaitement à même de tenir les engagements que je prendrai envers vous ; pourtant, afin d’éviter une perte de temps et pour vous ôter tout prétexte de me trahir, je vais immédiatement déposer entre vos mains trois diamants chacun de la valeur de dix mille cinq cents piastres ; vous vous connaissez trop bien en pierres précieuses pour ne pas les estimer au premier coup d’œil ; ces diamants sont à vous, je vous en fais cadeau ; pourtant je m’engage, si cela vous plait davantage, à vous en compter la valeur, c’est-à-dire à vous remettre sept mille cinq cents piastres[1] à votre première réquisition aussitôt notre arrivée au présidio de San-Lucar, contre la remise des pierres.

— Et vous avez les diamants sur vous ! demanda le lepero d’une voix étranglée par l’émotion.

— Les voici, répondit le jeune homme en tirant de son sein un petit sachet en peau de daim qu’il ouvrit et dans lequel il prit trois pierres assez grosses qu’il remit au bandit.

Celui-ci les saisit avec un mouvement de joie qu’il ne chercha pas à dissimuler, les considéra un instant avec des yeux étincelants de plaisir, puis il les serra précieusement dans sa poitrine.

— Un instant ! dit en souriant don Fernando, je ne vous ai pas dit encore mes conditions.

— Quelles qu’elles soient, je les accepte, seigneurie ! s’écria-t-il vivement ; caspita ! sept mille cinq cents piastres, c’est une fortune pour un pauvre diable comme moi ; jamais une navajada, si bien qu’on me la paie, ne me rapportera autant.

— Ainsi, vos réflexions sont faites ?

— Canarios ! je le crois bien ; qui faut-il couper ?

— Personne, répondit sèchement le jeune homme ; écoutez-moi, il s’agit simplement de me conduire à l’endroit où s’est réfugié le Chat-Tigre.

Le lepero secoua la tête d’un air mécontent à cette proposition.

— Je ne puis faire cela, seigneurie, dit-il, sur mon salut éternel, cela m’est impossible.

— Ah ! ah ! très bien ! reprit le jeune homme, j’avais oublié de vous dire quelque chose.

— Quoi donc, seigneurie ? répondit le lepero assez inquiet de la tournure que prenait l’entretien.

— Simplement ceci : que si vous n’acceptez pas mes propositions, je vous fais immédiatement sauter la cervelle.

El Zapote considéra un instant son interlocuteur avec la plus sérieuse attention ; il reconnut, avec ce flair que possèdent les bandits, que l’heure de plaisanter était passée et que la conversation menaçait de tourner au tragique.

— Laissez-moi au moins m’expliquer, seigneurie, dit-il.

— Faites, je ne demande pas mieux ; je ne suis pas pressé, répondit froidement le jeune homme.

— Je ne puis pas vous conduire où s’est retiré le Chat-Tigre, c’est vrai, mais je puis vous indiquer l’endroit et vous dire son nom.

— C’est déjà quelque chose. Allons, il y a progrès. Je suis convaincu que nous finirons par nous entendre ; je suis désespéré d’être contraint d’en venir avec vous à des extrémités toujours désagréables.

— Malheureusement, seigneurie, je vous ai dit la vérité. Voici ce qui s’est passé : le Chat-Tigre, après sa fuite du présidio, avait réuni une vingtaine d’hommes résolus, au nombre desquels je me trouvais, qui, comprenant que d’ici à quelque temps le territoire de la confédération mexicaine serait trop brûlant pour eux, étaient déterminés à s’enfoncer dans le désert pour donner à l’orage le temps de se calmer. Les choses allèrent bien pendant quelque temps, mais au bout de trois semaines à peu près le Chat-Tigre changea soudain de direction, et, au lieu de continuer à parcourir l’apacheria, il nous conduisit du côté des abeilles et de la cascarilla.

— Il a fait cela ! s’écria le jeune homme avec un bond de surprise et d’épouvante.

— Oui, seigneurie ; vous comprenez que je me soucie fort peu d’aller jouer ma vie à pair ou non, dans des régions infestées de bêtes féroces et surtout de serpents dont la blessure est mortelle. Voyant que le Chat-Tigre était bien résolu à se réfugier dans ces régions affreuses, ma foi ! je vous l’avoue, seigneurie, la peur s’empara de moi et, au risque de mourir de faim dans le désert ou d’être scalpé par les Indiens, je suis tout doucement demeuré en arrière, et j’ai profité de la première occasion qui s’est présentée à moi pour fausser compagnie au Chat-Tigre.

Don Fernando fixa sur le bandit un regard qui semblait vouloir lire jusqu’au plus profond de son cœur, et que le lepero supporta sans sourciller.

— C’est bien ? dit-il, tu ne m’as pas menti, je le sais ; depuis combien de temps as-tu abandonné le Chat-Tigre ?

— Depuis quatre jours seulement, seigneurie. Comme je ne connais pas cette partie du désert, j’errais à l’aventure, lorsque j’ai eu le bonheur de vous rencontrer.

— Hum ! maintenant, quel est le nom de l’endroit où le Chat-Tigre voulait vous conduire ?

El Voladero de las Animas, répondit sans hésiter le lepero.

Une pâleur mortelle envahit soudainement le visage du jeune homme, à cette révélation à laquelle cependant il s’attendait presque, à cause du caractère cruel et implacable de l’homme qui l’avait élevé.

— Oh ! s’écria-t-il, la malheureuse est perdue, ce misérable l’a conduite dans un véritable repaire de serpents.

Un frisson de terreur fit tressaillir les assistants.

— Quel est donc cet endroit terrible ? demanda don Pedro avec inquiétude.

— Hélas ! répondit don Fernando, le Voladero de las Animas est un lieu maudit où les plus intrépides chasseurs d’abeilles et les cascarilleros les plus hardis ne se hasardent qu’en tremblant ; ce voladero est une montagne élevée qui surplombe à une grande distance sur des marécages infestés de cobras capels, de serpents corails et de serpents rubans dont la piqûre la plus légère donne, en moins de dix minutes, la mort à l’homme le plus robuste ; à dix lieues autour de cette redoutable montagne vivent des myriades de reptiles et d’insectes venimeux contre lesquels il est presque impossible de se défendre.

— Mon Dieu ! et c’est dans cet enfer que ce monstre a conduit ma fille ! s’écria don Pedro avec désespoir.

— Rassurez-vous, répondit le jeune homme, qui reconnut la nécessité de rendre quelque courage au pauvre père, le Chat-Tigre connaît trop bien ce lieu maudit pour s’y être hasardé sans avoir pris les précautions nécessaires ; les marécages seuls sont à redouter ; le Voladero, par sa position élevée et la raréfaction de l’air qu’on y respire, est à l’abri de ces animaux malfaisants, dont pas un seul ne rampe jusqu’à son sommet ; si votre fille, comme je l’espère, a atteint saine et sauve le Voladero, elle est en sûreté.

— Mais, hélas ! répondit don Pedro, comment traverser cette barrière infranchissable, comment parvenir jusqu’à ma fille, sans s’exposer à une mort certaine ?

Un sourire indéfinissable se dessina sur les lèvres du jeune homme.

— J’y parviendrai, moi, don Pedro, dit-ii d’une voix ferme et assurée : ne vous souvenez-vous donc plus que je suis le Cœur-de Pierre, le plus renommé chasseur d’abeilles des prairies ? Les secrets que possède le Chat-Tigre, il me les a révélés, à l’époque où lui et moi, non seulement nous chassions les abeilles, mais encore nous allions à la recherche de la cascarilla. Prenez courage, tout n’est pas perdu encore.

L’homme qu’un soudain et épouvantable malheur vient de frapper, quelle que soit l’intensité de sa douleur, s’il rencontre près de lui un ami au cœur fort qui lui laisse entrevoir une lueur d’espoir, si lointaine et si fugitive qu’elle soit, se sent tout à coup réconforté, son courage abattu lui revient et, confiant dans les paroles qui lui ont été dites, il se retrouve plus fort pour la lutte qui s’apprête. Ce fut ce qui arriva à don Pedro ; les paroles de don Fernando, que depuis un mois il avait vu à l’œuvre, qu’il avait appris à aimer et dans lequel il avait une foi entière, lui rendirent comme par enchantement le courage et l’espoir qui l’avaient abandonné.

— Maintenant, reprit don Fernando en s’adressant au lepero, dites-moi de quelle façon le Chat-Tigre traitait sa prisonnière : vous êtes demeuré assez longtemps auprès de lui pour me renseigner sûrement à cet égard.

— Quant à cela, seigneurie, je vous répondrai franchement qu’il avait pour la señorita les soins les plus assidus, s’inquiétant d’elle à chaque instant avec la plus grande sollicitude et faisant souvent ralentir la marche, de crainte de trop la fatiguer.

Les auditeurs respirèrent : ces ménagements de la part de cet homme pour qui rien n’était respectable semblaient indiquer des intentions meilleures que celles qu’on était en droit d’attendre de lui.

Don Fernando reprit son interrogatoire.

— N’avez-vous jamais entendu le Chat-Tigre, dit-il, causer avec doña Hermosa ?

— Une seule fois, répondit le lepero ; la pauvre señorita était bien triste ; elle n’osait pleurer tout haut pour ne pas indisposer le chef, mais ses yeux étaient constamment pleins de larmes, et des sanglots étouffés soulevaient péniblement sa poitrine. Un jour que pendant une halte elle s’était assise à l’écart au pied d’un arbre et que, les yeux fixés sur la route que nous venions de parcourir, de grosses larmes coulaient sur ses joues en y laissant un long sillon humide, le Chat-Tigre s’approcha d’elle, et, après l’avoir un instant considérée avec un mélange de pitié et de colère, il lui dit à peu près ceci :

« — Enfant, c’est vainement que vous regardez en arrière : ceux que vous attendez ne viendront pas ; nul ne vous arrachera de mes mains jusqu’au jour où je jugerai à propos de vous rendre la liberté. C’est à vous seule que je dois la ruine de mes projets et le massacre de mes amis au présidio de San-Lucar ; je le sais ; je me suis emparé de vous par vengeance, mais, si cela peut vous consoler et vous rendre le courage, sachez que cette vengeance sera douce, puisque, avant un mois d’ici, je vous réunirai à celui que vous aimez. »

« La jeune señorita le regarda d’un air incrédule.

« Il s’en aperçut, et continua avec une expression de méchanceté implacable :

« — Mon désir le plus vif est de vous voir un jour l’épouse de don Fernando Carril ; je n’ai jamais eu d’autre but que celui-là. Ainsi, reprenez courage et séchez des larmes qui ne peuvent que vous enlaidir sans vous être d’aucune utilité, car ce que je vous annonce arrivera ainsi que je l’ai résolu, au jour et à l’heure marqués par moi. »

« Puis il la quitta sans attendre la réponse que la jeune fille se préparait à lui faire. J’étais couché dans l’herbe, à quelques pas de doña Hermosa. Le Chat-Tigre ne m’aperçut pas probablement, ou, s’il me vit, il me crut endormi. Voilà comment il m’a été facile d’entendre cet entretien. Du reste, à ma connaissance, cette fois fut la seule que le chef causa avec sa prisonnière, bien qu’il continuât à la traiter de son mieux.

Après ces paroles du lepero, il y eut un assez long silence causé par l’étrangeté de cette révélation.

Don Fernando se creusait vainement la tête pour chercher à deviner les motifs de la conduite du Chat-Tigre ; il se rappelait les paroles qu’un jour le chef avait prononcées devant lui, paroles qui se rapportaient à ce qu’il venait d’entendre, car déjà à cette époque le vieux partisan semblait caresser le même projet. Mais dans quel but agissait-il ainsi ? voilà ce que le jeune homme se demandait sans qu’il lui fût possible de se répondre.

Sur ces entrefaites, le soleil s’était couché, et la nuit était venue avec cette rapidité particulière aux zones intertropicales où le crépuscules n’existe pas.

Il faisait une de ces délicieuses nuits américaines pleines d’âcres senteurs et de mélodies aériennes ; le ciel, d’un bleu profond, était émaillé d’un nombre infini d’étoiles brillantes ; la lune, alors dans son plein, répandait une clarté éblouissante qui permettait de distinguer, grâce à la limpidité de l’atmosphère, les objets à une grande distance ; la brise du soir en se levant avait tempéré l’écrasante chaleur du jour, les voyageurs groupés devant le jacal respiraient à pleins poumons cet air vivifiant qui frissonnait dans le feuillage et se laissaient aller à l’influence de cette nuit chargée de si séduisantes langueurs.

Lorsque don Pedro et ses deux mayordomos de confiance s’étaient, sous la conduite de don Fernando, mis à la recherche de doña Hermosa, Ña Manuela, cette femme au cœur si pur et au dévouement si vrai, n’avait voulu abandonner ni son maître ni son fils ; elle avait hautement revendiqué sa part de périls et des risques qu’ils allaient courir, en disant que, nourrice de la jeune fille, son devoir exigeait qu’elle les accompagnât ; la vieille dame avait insisté auprès de don Pedro et d’Estevan avec tant d’opiniâtreté que l’haciendero, touché plus qu’on ne saurait dire d’une si complète abnégation, n’avait pas eu la force de résister à ses prières, et elle les avait suivis.

C’était Ña Manuela qui s’occupait de tous les détails du ménage des voyageurs, surveillant avec soin leurs besoins matériels, soignant les malades, jouant en quelque sorte le rôle d’une mère de famille de ces quinze ou vingt hommes qui avaient pour elle le plus grand respect, et auxquels son âge lui permettait de donner des avis, sans que cependant elle essayât jamais de s’initier dans leurs projets autrement que pour essayer de les consoler ou de soutenir leur courage.


Grâce à l’ardeur que tous deux mettaient à dépouiller la liane, une grande quantité de feuilles joncha la terre.

La digne femme avait la surveillance des provisions de campagne. Aussitôt que la nuit fut complètement tombée, elle sortit du jacal avec des rafraîchissements pris dans les caisses particulières de l’haciendero, et elle les distribua avec la plus complète impartialité à tous les voyageurs, maîtres et serviteurs.

La digne femme, bien qu’invisible, avait assisté à l’interrogatoire du lepero ; son cœur s’était serré au récit du Zapote, mais elle avait renfermé sa douleur dans son cœur pour ne pas augmenter l’angoisse de don Pedro, et ce fut les yeux secs et le visage riant qu’elle vint se mêler aux voyageurs.

Cependant le temps se passait, l’heure du repos était arrivée, les peones s’étaient les uns après les autres roulés dans leurs zarapés et s’étaient endormis, moins les sentinelles chargées de veiller au salut commun.

Don Fernando, la tête appuyée sur la paume de la main droite, était depuis longtemps déjà plongé dans de sérieuses réflexions ; ses amis n’échangeaient qu’à de longs intervalles de courtes paroles entre eux à voix basse, pour ne pas le troubler ; ils soupçonnaient que le chasseur mûrissait quelque hardi projet ; seul, le lepero, avec cette insouciance qui le caractérisait, s’était allongé sur le sol, et assez indifférent à ce qui se passait autour de lui, il se préparait à dormir ; déjà ses paupières s’alourdissaient ; il se trouvait arrivé à ce degré de somnolence qui n’est plus la veille sans être complètement le sommeil, lorsqu’il fut brusquement tiré de cette demi-léthargie par don Fernando qui le secouait vigoureusement :

— Holà ! seigneurie, que me voulez-vous ? dit-il en se redressant brusquement et en se frottant les yeux.

— Es-tu capable d’un véritable dévouement ? lui dit brusquement le chasseur.

— Déjà vous m’avez une fois adressé cette question, seigneurie, répondit-il ; je vous ai répondu oui, si je suis bien payé : or vous m’avez payé royalement ; un seul homme aurait pu prendre dans mon esprit la priorité sur vous : cet homme était don Torribio Quiroga ; il est mort ; vous restez seul, parlez : jamais chien ne vous aura obéi plus fidèlement que je le ferai à votre moindre signe.

— Je ne veux pas mettre à une trop rude épreuve, quant à présent, cette fidélité de fraîche date : Je me bornerai donc à vous laisser ici ; seulement souvenez-vous d’agir franchement et sans arrière-pensée avec moi, car de même que je n’ai pas hésité à vous donner des arrhes du marché que je consens faire avec vous, de même, je n’hésiterai pas, soyez-en bien sûr, à vous tuer raide, si vous me trompez, et soyez bien persuadé que nul endroit, si caché qu’il soit, ne pourra, le cas échéant, vous soustraire à ma vengeance.

Le lepero s’inclina et répondit avec un accent de franchise rare chez un pareil bandit :

— Señor don Fernando, sur la croix de Notre-Seigneur, qui est mort pour la rédemption de nos péchés, je vous jure que je me donne loyalement à vous.

— Bien ! fit le chasseur, je vous crois, Zapote, maintenant vous pouvez dormir, si bon vous semble.

Le lepero ne se fit pas répéter l’autorisation, cinq minutes plus tard il dormait effectivement à poings fermés.

— Señores, dit don Fernando en s’adressant à ses amis, vous êtes libres de vous livrer au repos ; quant à moi, je veillerai une partie de la nuit ; don Pedro, ayez bon courage, la position est loin d’être désespérée ; plus j’y réfléchis, plus je crois que nous réussirons à enlever au Tigre la proie qui palpite sous sa griffe et qu’il se prépare à dévorer ; ne soyez pas inquiet, et si demain vous ne me voyez pas, — du reste, mon excursion ne sera pas longue, — sous aucun prétexte ne quittez ce campement avant mon retour. Bonsoir à tous !

Après ces quelques mots, le chasseur laissa de nouveau retomber sa tête sur sa loyale poitrine et se replongea dans ses méditations.

Ses amis respectèrent le désir qu’il manifestait ainsi de demeurer seul, et ils se retirèrent silencieusement.

Quelques minutes plus tard, tout le monde, excepté don Fernando et les sentinelles, dormait ou semblait dormir dans le camp.



  1. Environ 37, 500 francs en monnaie française.