Roy & Geffroy (p. 290-298).


XIII

BLANCS CONTRE ROUGES


Les Peaux-Rouges en général, et surtout les Apaches, lorsqu’ils sont sur le sentier de la guerre, ou quand ils se préparent à une expédition hasardeuse, deviennent d’une prudence extrême ; les meilleures armées de nos peuples civilisés ne sauraient alors lutter avec eux de finesses et de précautions, tant ils mettent de soins à se garder et à dissimuler leurs mouvements.

Vers trois heures après minuit, au moment où le mawkawis blotti sous la feuillée lançait dans l’air les notes perlées de son premier chant, le Chat-Tigre et don Torribio quittèrent leurs couches et, complètement armés en guerre, sortirent de leurs toldo suivis de plusieurs guerriers apaches, et se dirigèrent, silencieux et rapides, vers le centre du camp où, autour d’un immense brasier, les principaux sachems de l’armée, accroupis sur leurs talons, fumaient leurs calumets de guerre en attendant leur grand chef.

À l’arrivée du Chat-Tigre tous les Indiens se levèrent respectueusement pour lui faire honneur.

Le Chat-Tigre, après leur avoir rendu leur salut, leur ordonna d’un signe de se rasseoir, et se tournant vers l’amantzin ou sorcier, qui était venu avec lui et marchait à ses côtés :

— Le Maître de la vie sera-t-il neutre ? lui demanda-t-il ; le Wacondah sera-t-il favorable aux guerriers apaches, ou bien sera-t-il contraire à la querelle que ses fils indiens réunis devant l’atepelt en pierre des Visages-Pâles, vont aujourd’hui vider avec leurs oppresseurs ?

— Puisque les chefs le désirent, répondit le sorcier, j’interrogerai le maître de la vie.

Alors il redressa sa haute taille, se drapa dans sa robe de bison et s’avança vers le feu, dont il fit trois fois le tour en marchant de gauche à droite, tout en murmurant des paroles que personne ne pouvait comprendre, mais qui semblaient avoir un sens mystérieux ; au troisième tour il emplit un couï d’eau, sucré de smilax, contenue dans un récipient en roseaux tressés, si serrés, qu’ils n’en laissaient pas échapper une goutte, puis, après avoir trempé une touffe d’absinthe dans le couï, il aspergea l’assemblée et vida trois fois l’eau dans la direction du soleil levant. Penchant ensuite le corps en avant, il avança la tête et écarta les bras, paraissant écouter attentivement des bruits perceptibles pour lui seul.

Au bout de quelques secondes le mowkawis se fit de nouveau entendre à deux reprises différentes, à la droite du sorcier.

Alors son visage se décomposa et devint horrible, ses yeux injectés de sang parurent sur le point de sortir de leur orbite, une écume blanchâtre suinta aux coins de ses lèvres minces, une pâleur livide envahit ses traits, ses membres, se raidirent, et son corps fut agité de mouvements convulsifs.

— L’esprit vient !… l’esprit vient ! murmurèrent les Indiens avec une terreur superstitieuse.

— Silence ! dit le Chat-Tigre, le sage va parler ! En effet, de la bouche contractée du sorcier sortait un sifflement pénible qui, peu à peu, se changea en paroles indistinctes d’abord, mais qui bientôt furent assez clairement prononcées pour que chacun pût les comprendre.

— L’esprit marche ! dit-il, il a dénoué ses longs cheveux qui flottent au vent ! son souffle donne la mort… le ciel est rouge de sang… les victimes ne manqueront pas au Wacondah, le génie du mal… Qui peut lui résister ?… Seul il est maître !… la poitrine des blancs sert de gaine aux couteaux des Apaches !… Les vautours et les urubus se réjouissent… quelle ample pâture ! Poussez le cri de guerre ! courage, guerriers ! c’est le Wacondah qui vous guide… la mort n’est rien ; la gloire est tout !

L’amantzin, après avoir prononcé quelques autres paroles, dont il fut impossible de saisir le sens, roula sur le sol en proie à une violente attaque de nerfs et à des convulsions atroces.

Chose étrange ! ces hommes qui, jusqu’à ce moment, avaient été pour ainsi dire suspendus à ses lèvres, écoutant avec anxiété ce qu’il disait, n’eurent pas un regard de pitié ou d’intérêt pour lui dès qu’il fut étendu sur le sol, et ils le laissèrent sans s’en occuper davantage.

C’est que l’homme assez téméraire pour toucher au sorcier lorsque l’esprit le possède, serait immédiatement frappé de mort ; telle est la croyance indienne.

Quoi qu’il en soit, aussitôt que l’amantzin eut cessé de parler, le Chat-Tigre prit la parole à son tour.

— Chefs des grandes tribus apaches, dit-il d’une voix profonde, vous le voyez, le Dieu de vos pères sourit à nos efforts qu’il encourage : n’hésitons pas, guerriers ; confondons par un dernier coup l’orgueil de nos tyrans ; notre terre est libre à présent ; un seul point est encore au pouvoir de nos oppresseurs ; conquérons-le aujourd’hui, et qu’au coucher du soleil, qui, dans quelques heures, va nous éclairer, le drapeau espagnol, dont l’ombre fatale nous a si longtemps donné la misère et la mort, soit abattu pour jamais sur nos frontières ! Courage ! frères ; les Indiens, vos ancêtres, qui chassent dans les prairies bienheureuses, recevront avec joie parmi eux ceux qui tomberont dans la bataille ! Que chacun se rende au poste que je lui ai désigné ; le cri rauque de l’urubus, répété trois fois à intervalles égaux, donnera le signal de l’attaque.

Les chefs s’inclinèrent devant le sachem et se retirèrent dans différentes directions. Le Chat-Tigre demeura seul, plongé dans de profondes réflexions.

Un calme imposant régnait dans la nature ; il n’y avait plus un souffle dans l’air, pas un nuage au ciel ; l’atmosphère était d’une transparence et d’une limpidité qui permettaient de distinguer les objets les plus éloignés. Le ciel, d’un bleu sombre, laissait voir une multitude d’étoiles étincelantes, la lune répandait a profusion ses rayons argentés, nul bruit ne troublait le majestueux silence de cette nuit splendide, si ce n’est, par intervalles, ce grondement sourd et sans cause connue, qui semble être la respiration puissante de la nature endormie.

Le chef blanc, sur le point de tenter l’effort suprême qui devait affranchir la race indienne, et préparer le succès de ses mystérieuses machinations, se laissait aller avec délices au monde de pensées qui bouillonnaient dans son cerveau ; seul vis-à-vis de lui-même, il jugeait ses actes et demandait avec ferveur à Celui qui peut tout et qui, d’un regard, sonde les cœurs, de ne pas l’abandonner, si la cause pour laquelle il combattait était juste.

Une main se posa lourdement sur son épaule.

Ramené brutalement au sentiment de sa position, le Chat-Tigre tressaillit ; il passa sa main sur son front moite de sueur et il se retourna. Le sorcier était près de lui, le regardant avec ses yeux de tigre et grimaçant un sinistre sourire.

— Que veux-tu, lui dit-il sèchement,

— Mon père est-il content de moi ? répondit le sorcier ; le Wacondah a-t-il bien parlé aux sachems ?

— Oui, dit le chef en réprimant un geste de dégoût, tu peux te retirer.

— Mon père est grand et généreux, reprit le sorcier, l’esprit me fait horriblement souffrir lorsqu’il me possède.

Le Chat-Tigre prit un collier de perles dans sa poitrine, il le jeta au misérable, qui le reçut avec un cri de joie.

— Va-t’en ! lui dit-il avec un geste de mépris.

L’amantzin, qui sans doute avait obtenu tout ce qu’il désirait, se retira sans ajouter un mot.

Don Torribio s’était éloigné avec les autres chefs pour se rendre à son poste, mais, arrivé à quelque distance, il leva les yeux vers le ciel et sembla calculer mentalement l’heure qu’il était par la position des étoiles.

— J’ai le temps, murmura-t-il à voix basse. Et il se dirigea en toute hâte vers le toldo qui servait d’abri à doña Hermosa ; de nombreuses et vigilantes sentinelles l’entouraient.

— Elle repose, dit-il en se parlant à demi-voix, elle repose bercée par des rêves d’enfant. Mon Dieu ! vous qui savez la grandeur de mon amour et ce que je lui ai sacrifié, faites qu’elle soit heureuse !

Il s’approcha alors d’un vaquero qui, appuyé contre un arbre, fumait silencieusement sa mince cigarette, les yeux fixés sur le toldo.

— Verado, lui dit-il avec une certaine émotion qu’il ne put entièrement réprimer, je t’ai deux fois sauvé la vie au risque de la mienne. T’en souviens-tu ?

— Je m’en souviens, répondit laconiquement le vaquero.

— Aujourd’hui, je viens à mon tour te demander un service : puis-je compter sur toi ?

— Parlez, don Torribio : tout ce qu’un homme peut faire, je le ferai pour vous servir.

— Merci, mon bon compagnon. Ma vie, mon âme, tout ce que j’ai de plus cher au monde, enfin, est renfermé dans ce toldo ; je te le confie. Me jures-tu de le défendre, quoi qu’il arrive ?

— Je vous le jure, don Torribio ; ce qui est dans ce toldo est sacré ; nul, ennemi ou ami n’en approchera. Moi et les quelques hommes que vous avez mis sous mes ordres, nous nous ferons tuer à cette place, sans reculer d’une ligne, plutôt qu’une insulte soit faite à ceux ou à celles que vous aimez.

— Merci ! dit don Torribio en serrant affectueusement la main du vaquero.

Celui-ci saisit le bas du manteau de son chef et le baisa respectueusement.

Après avoir jeté un dernier regard d’amour sur le toldo qui renfermait, comme il venait de le dire, tout ce qu’il aimait au monde, le jeune homme s’éloigna à grands pas.

— Maintenant, dit-il, soyons homme, c’est contre des hommes que nous avons à combattre.

Aussitôt que le sachem les eut renvoyés à leurs postes, les chefs, dont tous les guerriers n’attendaient qu’un mot pour commencer leur mouvement, s’étaient rendus aux divers endroits où leurs tribus étaient échelonnées.

Alors les hommes, se couchant à plat ventre sur le sol, avaient commencé une de ces marches impossibles, comme les Indiens seuls sont capables d’en faire ; glissant et rampant comme des serpents dans les hautes herbes, ils étaient parvenus, au bout d’une heure, à se poster, sans avoir été aperçus, au pied même des retranchements occupés par les Mexicains.

Ce mouvement avait été exécuté avec tant d’ensemble et de bonheur, que le silence de la prairie n’avait été troublé en aucune façon, et que rien ne semblait avoir bougé dans le camp, qui paraissait plongé dans le sommeil.

Cependant, quelques minutes à peine avant que les sachems reçussent les derniers ordres du Chat-Tigre, un homme revêtu du costume des Apaches avait, avant tous les autres, quitté le camp, et s’était dirigé vers la ville en s’aidant des mains et des genoux.

Arrivé à la première barricade, un autre homme qui, penché en avant, semblait écouter avec anxiété les bruits de la nuit, lui avait tendu la main pour entrer dans la ville en lui disant ;

— Eh bien ! Estevan ?

— Avant une heure nous serons attaqués, major, répondit le mayordomo.

— Est-ce une attaque sérieuse ?

— Un assaut : les Indiens veulent en finir, ils ont peur d’être empoisonnés comme des rats, s’ils attendent davantage.

— Que faire ? murmura l’officier avec inquiétude.

— Nous faire tuer, répondit résolument don Estevan.

— Pardieu ! le beau conseil que tu me donnes là ! ce sera toujours notre dernière ressource.

— On peut tenter encore une autre chose.

— Laquelle ? parle, au nom du ciel !

— Tout est-il préparé comme nous en sommes convenus ?

— Oui, mais qu’avais-tu à me proposer ?

— Donnez-moi vingt-cinq vaqueros dont vous soyez sûr.

— Prends-les, et puis, où les conduiras-tu ?

— Laissez-moi faire, major, je ne vous réponds pas du succès, car les diables rouges sont aussi nombreux que les mouches, mais je puis vous assurer que j’éclaircirai leurs rangs.

— Cela ne peut pas nuire, mais les femmes et les enfants ?

— Les femmes et les enfants, major, j’ai réussi à les faire tous entrer dans l’hacienda de las Norias.

— Dieu soit loué ! nous pourrons nous battre comme des hommes ; les êtres qui nous sont chers sont en sûreté.

— Provisoirement, oui, murmura-t-il sourdement.

— Que veux-tu dire ? que crains-tu encore ?

— Dame ! quand les Indiens auront pris le présidio, il est probable qu’ils attaqueront l’hacienda.

— Tu es un niais, Estevan, dit le major en souriant, et doña Hermosa…

— C’est vrai, fit gaîment le mayordomo, je n’y pensais plus, moi, à doña Hermosa.

— Tu n’as pas autre chose à me dire ?

— Si, major, un mot encore, reprit-il vivement.

— Parle, et sois bref, le temps presse.

— Le signal de l’attaque sera trois cris d’urubus à intervalles égaux.

— Bon ! je vais me préparer alors, car ils nous attaqueront avant le jour.

Le major d’un côté et le mayordomo de l’autre allèrent de poste en poste réveiller les défenseurs de la ville et les avertir de se tenir sur leurs gardes.

La veille même de ce jour, le major Barnum avait réuni tous les habitants, et dans une harangue aussi brève qu’énergique, il leur avait appris avec la plus grande franchise la situation précaire dans laquelle se trouvait la ville, le projet qu’il avait formé pour sa défense, et il avait terminé en disant que les embarcations mouillées sous les canons du fort étaient prêtes à recueillir les femmes, les enfants, les vieillards et tous ceux des colons qui ne voudraient pas se joindre à lui dans l’état désespéré où il se trouvait, ajoutant que tous ceux qui s’embarqueraient seraient, aussitôt la nuit venue, conduits à l’hacienda de las Norias où on leur donnerait l’hospitalité.

Quelques habitants, en petit nombre, nous devons le constater, effrayés des mesures énergiques prises par le major, avaient reculé devant l’idée d’y prendre part et avaient été conduits à l’hacienda ; il ne restait donc dans la ville que des hommes résolus à vendre chèrement leur vie et sur lesquels on pouvait absolument compter.

Aussi, lorsqu’on les réveilla, en leur annonçant l’attaque prochaine des Apaches, se placèrent-ils fièrement derrière leurs barricades, l’œil et l’oreille au guet, prêts à faire feu au premier signal.

Une heure se passa sans que rien vînt troubler la tranquillité de la nuit ; déjà les Mexicains croyaient que, de même que cela leur était arrivé plusieurs fois déjà, ils en seraient quittes pour une fausse alerte, et que les Peaux-Rouges ne les attaqueraient pas.

Tout à coup le cri de l’urubus s’éleva rauque et sinistre dans le silence.

Une seconde fois il se fit entendre, et un frémissement indicible courut dans les veines de tous ces hommes pour lesquels c’était le signal de la mort, et qui savaient que pour eux il n’existait pas de salut.

Une troisième fois le cri de l’urubus s’éleva dans l’air, plus rauque et plus sinistre. À peine la dernière note avait-elle fini de vibrer qu’une clameur effroyable éclata de tous les côtés à la fois, et les Indiens se précipitèrent en tumulte sur les retranchements extérieurs qu’ils cherchèrent à escalader.

Les Mexicains, qui les attendaient, les reçurent vigoureusement et en hommes qui, certains de succomber, veulent au moins, avant de mourir, sacrifier le plus possible de victimes.

Les Indiens, étonnés de cette résistance, à laquelle ils étaient loin de s’attendre, car leurs mesures avaient été prises si secrètement qu’ils se croyaient certains de surprendre ceux qu’ils attaquaient, reculèrent malgré eux : alors les canons chargés à mitraille les balayèrent et semèrent parmi eux le désordre et la mort.

Estevan, profitant habilement de la panique qui s’était emparée des Peaux-Rouges, s’élança à la tête de ses vaqueros au milieu d’eux et commença à les sabrer vigoureusement.

Deux fois il revint à la charge avec un courage de lion, et deux fois les Indiens reculèrent devant lui.

Tant que dura la nuit, le combat se soutint avec assez d’avantage du côté des blancs, dont le petit nombre échappait à l’œil des Apaches, et qui, abrités derrière les barricades, tiraient à coup sûr dans la masse compacte de leurs ennemis.

Au bout de deux heures à peu près de cette bataille de géants, le soleil se leva majestueusement à l’horizon et répandit sur le champ de carnage la magnifique splendeur de ses rayons.

Les Indiens saluèrent son apparition par des cris de joie, et se précipitèrent avec une frénésie nouvelle sur les retranchements dont ils n’avaient pu s’emparer jusque-là.

Leur choc fut irrésistible.

Les blancs, après une défense calculée, abandonnèrent un poste qu’ils ne pouvaient plus longtemps défendre.

Les Indiens s’élancèrent au pas de course à leur poursuite.

Mais alors une effroyable détonation se fit entendre, le sol manqua sous leurs pieds, et les malheureux, lancés dans l’espace, retombèrent en lambeaux de toutes parts.

Le sol avait été miné sous leurs pas, et le major venait de donner l’ordre de mettre le feu à la mèche.

Le résultat de cette explosion fut horrible. Les Indiens, épouvantés, commencèrent à fuir dans toutes les directions, en proie à une terreur folle, sourds à la voix de leurs sachems et ne voulant pas retourner au combat.

Un instant les blancs se crurent sauvés.

Mais le Chat-Tigre, monté sur un magnifique cheval noir comme la nuit et faisant flotter au vent le totem sacré des tribus unies, s’élança en avant, presque seul, bravant les coups que les Mexicains dirigeaient sur lui et criant d’une voix formidable :

— Lâches ! puisque vous ne voulez pas vaincre, au moins voyez-moi mourir !

Cette voix résonna aux oreilles des Indiens comme un sanglant reproche ; les plus poltrons eurent honte d’abandonner leur chef qui se sacrifiait si généreusement pour eux ; ils tournèrent la tête et revinrent à l’assaut avec une nouvelle ardeur.

Le Chat-Tigre paraissait invulnérable : il faisait caracoler son cheval, le lançant au plus fort de la mêlée, parant tous les coups qui lui étaient portés avec la hampe de son totem, qu’il élevait constamment au-dessus de sa tête, et ne cessant pas une seconde d’exciter les siens.

Les Apaches, électrisés par la téméraire audace de leur sachem, se pressaient à ses côtés et se faisaient tuer résolument en criant :

— Le Chat-Tigre ! le sachem des Apaches ! mourons pour le grand chef.

— Eh ! s’écria-t-il avec enthousiasme en montrant l’astre du jour, voyez, voyez, votre père sourit à notre valeur. En avant ! en avant !

— En avant ! répétaient les Indiens ; et ils redoublaient de furie.

Cependant cette lutte horrible ne pouvait durer longtemps encore, le major le comprenait : les Indiens avaient escaladé toutes les barricades, la ville était entièrement envahie ; on se battait de maison en maison, n’en quittant une pour passer dans une autre que lorsqu’il était impossible de s’y défendre plus longtemps.

Les Indiens, formés en masse serrée, escaladaient au pas de charge, guidés par don Torribio, la rue assez raide qui conduit au vieux présidio et au fort qui le domine.

Malgré le ravage incessant causé dans leurs rangs par les canons du fort chargés à mitraille, ils avançaient sans broncher, car ils apercevaient toujours, après chacune des décharges qui semaient la mort parmi eux, le Chat-Tigre à dix pas en avant, monté sur son cheval noir et brandissant le totem, et don Torribio marchant à leur tête l’épée à la main.

— Allons ! dit tristement le major à Estevan, le moment est venu d’exécuter ce que nous avons dit.

— Vous le voulez, major ? lui demanda-t-il.

— Je l’exige, Estevan, mon ami !

— Il suffit, major ; il ne sera pas dit que j’aurai désobéi à votre dernier ordre. Adieu, major, ou au revoir là-haut, car je n’échapperai pas plus que vous !

— Qui sait, mon ami ? Adieu ! adieu !

— Je ne le souhaite pas, répondit le jeune homme d’une voix sombre.

Les deux hommes se serrèrent la main, étreinte suprême, car ils savaient qu’à moins d’un miracle ils ne devaient pas se revoir.

Après ce dernier adieu, Estevan rassembla une quarantaine de cavaliers, les forma en troupe serrée, et, entre deux décharges, il se précipita à fond de train, suivi de ses hommes, sur les Indiens qui montaient.

Les Peaux-Rouges ne purent résister à cette avalanche, qui, du haut de la montagne, s’abattait sur eux : ils s’ouvrirent à droite et à gauche.


Une détonation terrible se fit entendre, le géant de pierre oscilla sur sa base.

Lorsqu’ils furent revenus de leur stupeur, ils aperçurent les cavaliers qui les avaient si fort maltraités, dans deux barques sur le fleuve et faisant force de rames dans la direction de l’hacienda de las Norias. Estevan et ceux qui l’avaient suivi étaient sauvés, trois ou quatre à peine étaient tombés en route.

Le major avait profité de la charge exécutée par les cavaliers pour se jeter avec les blancs qui restaient dans le fort, dont les portes avaient immédiatement été fermées sur lui.

Don Torribio fit signe aux Indiens de s’arrêter et il s’avança seul auprès du fort.

— Major, cria-t-il d’une voix forte, rendez-vous, vous et la garnison aurez la vie sauve.

Le major parut.

— Vous êtes un traître, un lâche et un chien ! répondit-il ; vous avez assassiné mon ami, un homme qui s’était fié à votre loyauté ; je ne me rendrai pas..

— C’est la mort pour vous et pour tous ceux qui vous accompagnent, reprit-il, par humanité rendez-vous, vous ne pouvez vous défendre.

— Vous êtes un lâche ! vous dis-je, cria le major, voilà ma réponse.

— En arrière ! en arrière ! hurla le Chat-Tigre en enfonçant les éperons dans le ventre de son cheval qui fit un bond prodigieux, et partit avec la rapidité d’une flèche.

Les Indiens se précipitèrent du haut en bas de la rampe en courant comme des fous, et en proie à une terreur panique, indescriptible, mais pas assez vite pour éviter complètement le malheur qui les menaçait ; le major avait mis le feu aux poudres renfermées dans le fort.

Une détonation terrible se fit entendre. Le géant de pierre oscilla deux ou trois secondes sur sa base comme un mastodonte ivre, pais, brusquement arraché du sol, il s’éleva dans l’espace, éclatant comme une grenade trop mûre.

Aux cris répétés de : Vive la patrie ! poussés par ses défenseurs, une pluie de pierres et de cadavres horriblement mutilés tomba sur les Indiens terrifiés de cette épouvantable catastrophe, puis ce fut tout. Le Chat-Tigre était maître du présidio de San-Lucar, mais, ainsi que le major Barnum se l’était juré, le vieux bandit ne s’était emparé que de ruines et de décombres.

Ce fut avec des larmes de rage que don Torribio planta le totem des Apaches sur un pan de mur chancelant, seul vestige qui indiquât la place où dix minutes auparavant s’élevait le magnifique fort de San-Lucar.