Roy & Geffroy (p. 185-194).


Cinq minutes après ils reprenaient le chemin de l’habitation.

LE CŒUR-DE-PIERRE




I

SYMPATHIE


La sympathie est un sentiment qu’on ne peut ni analyser ni discuter, on le subit à son insu. Malgré soi, à première vue, telle personne vous attire ou vous repousse : pourquoi ? ou ne saurait le dire, mais cela est ainsi ; une espèce d’influence magnétique, irrésistible, vous entraîne souvent vers telle ou telle personne que votre intérêt vous commande au contraire de fuir, tandis que la même influence vous engage à vous éloigner de telle ou telle autre dont vous devriez, au contraire, au point de vue du même intérêt, rechercher l’appui.

Et, chose extraordinaire et digne de remarque, cette espèce d’intuition qui vous dirige ainsi contre votre volonté ne vous égare presque jamais ; tôt ou tard vous êtes forcé de reconnaître que ce qui, aux yeux prévenus de la société, avait semblé une erreur, était au contraire une vérité, et que votre cœur, loin de vous tromper, vous avait fait voir juste.

Les conséquences de la sympathie et de l’antipathie sont trop palpables, trop de personnes en ont subi les influences mystérieuses, pour que nous nous appesantissions davantage sur ce sujet.

Don Estevan et le Cœur-de-Pierre s’étaient connus dans des conditions qui, si elles ne devaient pas les faire ennemis, devaient au moins les rendre indifférents l’un à l’autre ; la réputation du chasseur d’abeilles, la vie singulière qu’il menait, étaient autant de raisons qui auraient dû éloigner de lui le jeune et loyal mayordomo de don Pedro de Luna ; cependant l’effet diamétralement opposé s’était produit à l’insu des deux jeunes gens, ils s’étaient tout de suite sentis amis, liés non pas par un de ces sentiments banaux si communs dans la vie civilisée de la vieille Europe, où le mot ami n’a plus même la signification de simple connaissance, et est un des titres que l’on prostitue le plus facilement, mais par un de ces sentiments vrais, forts, sans limite comme sans raisonnement, qui grandissent tellement en quelques heures, qu’ils tiennent tout de suite une immense part dans l’existence de ceux dont ils se sont emparés.

Les deux jeunes gens ne s’étaient jamais vus avant leur rencontre sur la route de San-Lucar, et pourtant il leur semblait se connaître depuis de longues années et s’être simplement retrouvés.

Chose singulière, le même effet s’était produit en même sur eux deux, sans calcul ni arrière-pensée.

Ce que nous avançons ici était tellement vrai, que presque aussitôt, sans réflexion, don Estevan, malgré la prudence innée qui le caractérisait, n’avait pas hésité à confier au Cœur-de-Pierre l’histoire de son maître, ou pour mieux dire de son bienfaiteur. Cette histoire, il l’avait racontée dans tous ses détails, sans rien déguiser ni rien omettre, poussé à agir ainsi par un pressentiment secret qui l’avertissait qu’il avait trouvé un homme digne départager avec lui le fardeau de cet important secret.

La suite de ce récit nous fournira des preuves plus fortes encore de cette singulière confiance que les deux hommes avaient instantanément éprouvée l’un pour l’autre.

Le soleil se couchait dans des flots de pourpre et d’or derrière les crêtes neigeuses des hautes montagnes dentelées de la sierra Madre, au moment où don Estevan se tut.

La campagne prenait cette teinte de douce mélancolie qu’elle revêt à l’approche du soir, les oiseaux venaient par troupes nombreuses se blottir en chantant sur les branches feuillues des grands arbres. Les vaqueros et les peones, galopant dans toutes les directions, rassemblaient le bétail et lui faisaient reprendre le chemin de l’hacienda ; on voyait au loin une halte d’arrieros dont les feux de nuit commençaient déjà à teindre le ciel, à chaque minute plus sombre, de larges reflets rougeâtres.

— Maintenant que vous savez aussi bien que moi les secrets de la famille avec laquelle le hasard vous a mis en rapport, reprit don Estevan, que comptez-vous faire ?

— Un mot, d’abord, et avant tout, répondit le Cœur-de-Pierre.

— Parlez : vous devez, en effet avoir à votre tour bien des choses à me confier.

— Pas autant que vous le supposez. Vous savez de ma vie tout ce que j’en sais moi-même, c’est-à-dire presque rien, mais ce n’est pas de cela qu’il s’agit en ce moment entre nous.

— De quoi donc s’agit-il ? fit don Estevan avec un mouvement de curiosité.

— Je vais vous le dire. Certes vous ne m’avez pas fait ce long et intéressant récit dans le but de satisfaire une curiosité que je ne vous ai nullement témoignée ; il doit, dans votre pensée, y avoir autre chose ; cette autre chose, je crois l’avoir devinée. Don Estevan Diaz, deux hommes de cœur, lorsqu’ils sont liés l’un à l’autre comme la liane au chène-acajou, que leurs pensées se confondent en une seule, que leur volonté est une, ces deux hommes sont bien forts, car ils se complètent l’un par l’autre, et ce que seuls ils n’auraient osé essayer, ils l’entreprennent sans hésiter, et sont presque sûrs de réussir dans l’accomplissement de tous leurs projets, quelque fous et téméraires que soient en apparence ces projets : n’êtes-vous pas de mon avis ?

— Certes, don Fernando, je partage entièrement votre sentiment.

Un éclair de joie illumina le visage du jeune homme.

— Bien, dit-il en étendant le bras, voilà ma main, don Estevan, c’est celle d’un homme qui, avec la main, vous offre un cœur dévoué et bon, quoi qu’on puisse dire : acceptez-vous ?

— Vive Dios ! s’écria chaleureusement le mayordomo en prenant vigoureusement dans les siennes la main qui lui était si loyalement tendue, j’accepte l’une et l’autre, merci ! frère ; la proposition que vous me faites, j’allais vous la faire moi-même. Maintenant c’est entre nous à la vie et à la mort ! Je suis à vous comme la lame à la poignée !

— Ah ! s’écria le jeune homme avec un soupir de joie, j’ai donc un ami, enfin ! je ne marcherai plus seul dans la vie ; joie ou tristesse, chagrin ou bonheur, j’aurai un cœur auquel je pourrai tout confier !

— Vous aurez plus que cela, frère, vous aurez une famille. Ma mère sera la vôtre ; venez, remontons à cheval, il se fait tard ; nous avons encore bien des choses à nous dire.

— Allons, répondit simplement le chasseur.

Les chevaux n’avaient pas quitté les environs du rancho où ils avaient trouvé une provende abondante ; les jeunes gens les lacèrent facilement, et cinq minutes après ils reprenaient côte à côte le chemin de l’habitation de don Estevan.

Na Manuela les attendait devant la porte ; elle souriait.

— Arrivez donc, leur cria-t-elle du plus loin qu’elle les aperçut, l’angélus est sonné depuis près d’une heure. Il est temps de souper.

— C’est-à-dire que nous mourons littéralement de faim, mère, répondit joyeusement le jeune homme en mettant pied à terre : ainsi, si vous ne nous avez pas fait un dîner copieux, vous courez grand risque de nous laisser sur notre appétit.

— Ne craignez pas cela, Estevan, je me doutais que vous m’arriveriez en cet état ; j’ai pris mes précautions en conséquence.

— Pardonnez-vous, madame, dit alors le chasseur, d’abuser ainsi de votre hospitalité ?

La ménagère sourit doucement.

— Je vous pardonne si bien, señor, dit-elle, que, convaincue que nous vous posséderons longtemps, je vous ai moi-même préparé un cuarto.

Don Fernando ne répondit pas immédiatement, une vive rougeur colora son visage, il mit pied à terre, et, s’approchant de la vieille dame :

— Señora, dit-il avec émotion, je ne sais comment vous remercier. Vous avez deviné mon plus cher désir. Votre fils m’appelle son frère, me permettez-vous de vous nommer ma mère ? vous me rendrez bien heureux.

Na Manuela lui jeta un long et clair regard, son visage se contracta sous l’effort d’une vive émotion intérieure, deux larmes coulèrent lentement sur ses joues pâlies, et tendant la main au jeune homme :

— Soit ! dit-elle, au lieu d’un, j’aurai deux enfants ; venez, mon fils, votre souper vous attend.

— Je me nomme Fernando, ma mère.

— Je m’en souviendrai, répondit-elle avec un doux sourire.

Ils entrèrent dans l’habitation pendant que des peones conduisaient les chevaux au corral.

Don Estevan n’avait pas trompé son ami, il lui avait bien réellement donné une famille.

Le repas fut ce qu’il devait être entre ces trois personnes qui, étrangères l’une à l’autre deux jours auparavant, s’étaient si vite comprises et appréciées, c’est-à-dire qu’il fut gai et cordial.

Aucune allusion ne fut risquée sur cette liaison impromptue qui avait si lestement poussé de profondes racines.

Aussitôt que les peones se furent retirés et que les maîtres de la maison furent demeurés seuls, comme la veille, ils se levèrent de table et entrèrent dans une chambre plus retirée où, à l’abri des oreilles importunes, ils ne risquaient pas que ce qu’ils diraient fût entendu, commenté et peut-être rapporté.

— Fermez la porte, dit don Estevan à don Fernando qui entrait le dernier.

— Au contraire, répondit celui-ci, laissons-la ouverte : de cette façon, si quelqu’un vient, nous le verrons et l’entendrons : règle générale lorsque vous voulez dire quelque chose de secret, ne fermez jamais les portes.

Don Estevan avança des butaccas, s’assit, alluma une cigarette, et se tournant vers le chasseur :

— Causons ! dit-il.

Il y a certaines circonstances dans la vie où le moindre mot acquiert une énorme importance : ainsi, lorsque le jeune homme eut dit : Causons, chacun comprit à part soi que la conversation qui allait avoir lieu ne serait pas une causerie, mais au contraire prendrait presque les proportions d’un congrès à huis clos, car les questions qui y seraient posées auraient une gravité extrême.

Ce fut don Fernando qui le premier entama l’entretien, nettement et clairement, selon son habitude.

— J’ai beaucoup réfléchi à ce que vous m’avez dit aujourd’hui, mon ami, fit-il ; vous ne m’auriez pas confié un secret aussi important, si de sérieuses raisons ne vous avaient pas poussé à le faire ; ces raisons, je crois les avoir pénétrées, les voici : la tranquillité dont a joui don Pedro depuis son établissement ici est menacée, vous redoutez un malheur pour doña Hermosa : voilà, en deux mots, les motifs de votre confidence. Me trompé-je ?

— Non, certes, mon ami ; j’ai en effet, depuis quelque temps, une crainte vague, une appréhension secrète que je ne puis surmonter : je sens pour ainsi dire l’approche d’un malheur, sans savoir ni d’où il viendra ni comment il viendra ; mieux que moi, sans doute, vous savez qu’il y a dans la vie des heures noires, pendant lesquelles l’homme le plus brave, sans cause apparente, tremble comme un enfant et a peur de son ombre ; tout l’effraie, tout éveille ses soupçons : eh bien ! mon ami, depuis environ deux mois je suis dans ces heures ; une invincible tristesse s’est emparée de moi, en un mot j’ai peur, sans savoir pourquoi, car autour de moi tout est comme à l’ordinaire : don Pedro est aussi calme, Hermosa aussi rieuse, aussi folle et aussi insouciante ; nous vivons dans ce coin de terre ignorés du monde entier ; les bruits de la société meurent sans écho sur le seuil de nos demeures. Qu’avons-nous donc à redouter ? Quel est l’ennemi qui nous guette et dont la fauve prunelle est nuit et jour fixée sur nous ? je ne saurais le dire, mais, je vous le répète, je le sens, je le vois en quelque sorte sans qu’il me soit possible de le découvrir.

— Cet ennemi, vous le connaissez maintenant aussi bien que moi : c’est le Chat-Tigre. La conversation que la nuit passée j’aie eue avec lui et que vous avez entendue a dû, sinon vous édifier sur ses projets, du moins sur ses intentions.

— C’est vrai, mais malgré moi mon esprit se refuse à admettre que cet homme soit bien réellement notre ennemi ; de même qu’il n’y a pas d’effets sans causes, il ne peut y avoir de haine sans raisons ; jamais, depuis l’arrivée de don Pedro en ce pays, il n’a eu, ni de près, ni de loin, aucunes relations bonnes ou mauvaises avec cet homme : pourquoi en voudrait-il à mon maître ?

— Ah ! pourquoi, pourquoi ? répéta le chasseur avec une espèce d’impatience fébrile, pourquoi le jour succède-t-il à la nuit, pourquoi y a-t-il des bons et des mauvais, des coquins et des honnêtes gens ? Ce dilemme nous mènerait trop loin, mon ami. Je sais aussi bien que vous que jamais vous n’avez eu aucun rapport avec le Chat-Tigre, cela ne fait pas le moindre doute, mais qu’importe ? Cet homme est un ténébreux scélérat dont l’existence maudite se passe à faire le mal pour le plaisir de le faire la plupart du temps. Don Pedro de Luna est honoré et aimé de tous ceux qui le connaissent ; doña Hermosa est respectée des Apaches eux-mêmes, les plus féroces Peaux-Rouges de la prairie : de là probablement la haine qu’il porte à la famille de l’haciendero. Avec un tel homme on n’a pas le droit d’être impunément bon et honnête, tous les cœurs loyaux doivent naturellement être ses ennemis, cela se comprend ; un homme, si bas qu’il soit tombé, se souvient toujours de la chute effroyable qu’il a faite et de la position que ses crimes lui ont fait perdre ; il ne pardonne pas son avilissement à la société, mais, comme il ne peut se venger sur elle en bloc, il lui déclare la guerre en détail, s’attaquant à tous ceux qu’il peut atteindre, et se vengeant sur eux des fautes qu’il a commises ; voilà la seule cause de la haine du Chat-Tigre contre don Pedro ; n’en cherchez pas d’autre, mon ami, il n’y en a pas.

— Oui, vous avez raison, répondit don Estevan d’un ton soucieux, ce doit être cela.

— Mon Dieu ! oui ; croyez-moi, je connais ce monstre de longue date, puisque c’est lui qui m’a élevé : mais brisons là ; maintenant que la position est nettement dessinée, que prétendez-vous faire ?

— Je vous avoue que je me trouve dans un grand embarras et que je ne sais comment en sortir ; comment renverser des machinations dont on ignore la portée, contrecarrer des projets dont le but est inconnu : voilà où pour moi est la difficulté.

— Je crois qu’il serait bon, surtout, de laisser la famille dans l’ignorance la plus complète sur nos soupçons, fit observer ña Manuela.

— Dites notre certitude, señora, reprit don Fernando. Du reste je partage entièrement votre avis : il nous est facile d’entourer don Pedro et sa fille d’une protection occulte, sans qu’ils puissent se douter du danger qui les menace ; puis, si la position devenait trop tendue, les prétextes ne manqueraient pas pour les obliger à veiller eux-mêmes à leur sûreté.

— Oh ! oui ! s’écria avec feu don Estevan, il est important qu’ils ne se doutent de rien, doña Hermosa surtout, si impressionnable ! Pauvre enfant ! elle ne fera que trop tôt connaissance avec l’adversité, si nos craintes se réalisent ! Voyons ! Fernando, mon ami, conseillez-nous ! vous seul pouvez nous venir en aide dans cette circonstance difficile.

— Tout ce qui sera humainement possible de faire pour sauver ceux que vous aimez, je le ferai.

— Merci ! pourquoi ne pas dire que vous aimez vous-même, car déjà vous leur avez rendu un immense service ?

— Hélas ! mon ami, fit le jeune homme avec un soupir, que suis-je, moi, misérable aventurier, pour oser lever les yeux aussi haut ? Je ne suis et je ne dois remplir auprès de doña Hermosa que l’office d’un bon chien de garde qui sauve son maître et meurt à ses pieds.

Ceci fut dit avec un tel sentiment de tristesse et d’abnégation, que don Estevan et sa mère, émus jusqu’aux larmes, lui prirent les mains d’un commun accord et les lui serrèrent affectueusement.

— Ne parlez pas ainsi, frère, s’écria le mayordomo, vous ne connaissez pas comme nous doña Hermosa, c’est le cœur le plus droit, l’âme la plus pure et la plus noble qui existe : elle vous aime.

— Oh ! fit le chasseur avec émotion, ne prononcez pas ce mot, ami ! doña Hermosa m’aimerait, moi ? c’est impossible !

— Doña Hermosa est femme, mon ami : vous lui avez sauvé la vie ; je ne sais pas positivement de quelle nature est le sentiment qu’elle éprouve pour vous, il est probable qu’elle-même l’ignore, mais je suis convaincu qu’elle vous est reconnaissante, et chez une jeune fille la reconnaissance se change vite en amour.

— Silence, mon fils ! dit la vieille dame en s’interposant, vos paroles ne sont pas ce qu’elles devraient être en parlant de la fille de votre maître.

— C’est vrai, pardonnez-moi, ma mère, j’ai tort ; mais, si vous aviez entendu doña Hermosa parler de notre ami et exiger de moi la promesse de me mettre à sa recherche et de le lui amener, ce que je ferai, vive Dios ! vous ne sauriez que penser.

— Peut-être, mais du moins je ne jetterais pas d’huile sur le feu, et pour notre ami et pour moi-même je conserverais prudemment mes observations au fond de mon cœur.

— Ne me croyez pas assez fou, señora, dit alors don Fernando, pour ajouter aux paroles de votre fils plus d’importance qu’elles ne doivent en avoir : je sais trop ce que je suis, j’ai trop le sentiment de ma position intime, pour oser lever un regard téméraire sur celle que l’honneur m’ordonne de respecter à l’égal d’un ange..

— Bien parlé, don Fernando, et comme un homme doit le faire, reprit ña Manuela avec chaleur ; laissons donc maintenant ce sujet et occupons-nous à trouver un moyen de sortir de l’embarras dans lequel nous sommes.

— Ce moyen, répondit le chasseur avec hésitation, je crois, sauf meilleur avis, pouvoir vous l’indiquer.

La mère et le fils rapprochèrent vivement leurs butaccas afin de mieux entendre.

— Parlez, frère, parlez sans plus tarder, s’écria don Estevan, ce moyen, quel est-il ?

— Vous excuserez ce que, dans le plan que je vais vous soumettre, vous trouverez peut-être d’incompatible avec les strictes lois de l’honneur ainsi que le comprennent les gens civilisés, dit le chasseur ; mais je vous prie de vous souvenir que j’ai reçu l’éducation d’un Peau-Rouge, que l’homme contre lequel nous allons entamer une lutte mortelle est plus qu’à demi Indien, que la guerre qu’il prétend vous faire est une guerre apache, toute de trahison et d’embûches ; que, pour le combattre avec avantage, quelque répugnance que nous éprouvions à le faire, nous devons employer les mêmes moyens, tourner contre lui ses propres armes, enfin répondre à la fourberie par la fourberie ; car, si par un faux point d’honneur nous nous obstinons à lutter contre lui à visage découvert, nous ferons un véritable métier de dupes et il se moquera de nous.

— Ce que vous dites là, Fernando, répondit le mayordomo, n’est malheureusement que trop vrai ; le proverbe a raison : à trompeur trompeur et demi ; je comprends parfaitement la portée et la justesse de votre raisonnement ; pourtant, convenez avec moi qu’il est pénible pour un homme au cœur franc, qui a l’habitude de regarder ses ennemis en face, d’être contraint de se couvrir d’une peau de renard et de s’abaisser à ruser quand il voudrait marcher bravement en avant.

— Que voulez-vous faire à cela ? c’est une des nécessités de notre position ; si nous ne prenons pas ce parti, mieux vaut laisser agir notre ennemi que d’essayer d’entraver ses projets, car nous échouerons.

— Qu’il soit donc fait ainsi que vous le désirez, mon ami, puisque nous ne pouvons faire autrement : voyons ce moyen.

— Le voici : malgré la discussion que j’ai eue avec le Chat-Tigre, il m’a depuis quelque temps laissé pénétrer trop avant dans sa confiance, je sais trop de ses secrets pour que, quelque colère qu’il ait contre moi, il me témoigne de la rancune. Habitué depuis nombre d’années à m’imposer sa volonté et à me gouverner à sa guise, il croit connaître assez mon caractère pour être persuadé que ce que je lui ai dit n’a été qu’une boutade échappée à un mouvement de mauvaise humeur, et que je ne demanderai bientôt pas mieux que de me remettre sous sa tutelle : du reste, de même que tous les hommes qui depuis de longues années caressent une chimère, le Chat-Tigre, qui, j’en suis convaincu, ne m’a élevé et n’a souffert ma présence que dans l’espoir de se servir de moi à un jour donné, pour l’accomplissement de l’une de ses ténébreuses machinations, se laissera, tout fin qu’il soit, tromper par moi, si je veux m’en donner la peine.

— Oui, observa don Estevan, tout cela est assez plausible.

— N’est-ce pas ? Voici donc ce que j’ai résolu : demain, au lever du soleil, vous et moi nous partirons pour le presidio, où je vous mettrai en rapport avec un drôle de ma connaissance, qui m’est dévoué autant que les gens de cette sorte peuvent l’être. Ce picaro nous servira d’intermédiaire ; par lui, nous serons au courant de tout ce que le Chat-Tigre fera à San-Lucar avec les leperos qu’il enrôle je ne sais pour quelle sinistre entreprise ; puis nous nous quitterons. Vous, vous reviendrez tranquillement ici, tandis que moi je retournerai dans la prairie et je rejoindrai le Chat-Tigre ; de cette façon, quoi qu’il fasse, nous le saurons : voilà mon projet, comment le trouvez-vous ?

— Excellent, mon ami, vous avez tout prévu.

— Seulement, souvenez-vous de ceci : premièrement, quoi que je fasse, quoi que je dise, quelque démarche que vous me voyiez tenter, n’en prenez pas ombrage ; laissez-moi complètement libre de mes actions, et ne me soupçonnez jamais d’avoir l’intention de vous tromper.

— Ne vous inquiétez pas de cela, mon ami, je n’en croirai pas plus le témoignage de mes yeux que celui de mes oreilles ; ma confiance en vous sera inaltérable ; voyons maintenant votre seconde observation.

— Vous en comprendrez immédiatement l’importance : aussitôt que nous nous serons quittés au presidio, nous deviendrons à l’instant étrangers l’un à l’autre : nous ne nous connaîtrons plus.


Cette lutte d’un seul homme contre une foule de bêtes féroces avait quelque chose de grandiose.

— Cette recommandation est en effet importante, je n’aurai garde d’y manquer, les conséquences d’une erreur seraient incalculables pour nous.

— Maintenant, soyez prêt à agir au premier signal, soit de nuit, soit de jour ; n’importe ce que vous fassiez, quittez tout à l’instant pour prendre une vigoureuse offensive aussitôt que ce signal vous parviendra.

— Bien, sans bruit, dès demain, sous prétexte de certains travaux urgents à exécuter à l’hacienda, j’enrôlerai une quinzaine de leperos, gens de sac et de corde, qui pour de l’or m’obéiront aveuglément et ne reculeront devant rien.

— C’est cela, il vous sera facile de les occuper ici à rien faire en attendant l’heure de jouer de la navaja ou du rifle.

— Je vous réponds que personne ne songera à s’informer d’eux ; mais quelle sorte de signal m’enverrez-vous ? et par qui le recevrai-je ?

— Le signal sera une plume d’aigle blanc cassée en trois morceaux et dont l’extrémité sera peinte en rouge ; celui qui vous remettra cette plume devra vous dire seulement : Mes deux piastres. Vous les lui remettrez sans observation, vous prendrez la plume et vous le congédierez.

— Mais quel sera cet homme, mon ami ?

— Un inconnu, le premier que je rencontrerai probablement ; il faut que cet émissaire ne se doute pas de la gravité du message dont je l’aurai chargé, au cas où il tomberait entre les mains de l’ennemi.

— Puissamment raisonné ! allons, allons ! je crois que nous nous en tirerons.

— Moi j’en suis sûr, s’écria don Fernando, si vous suivez ponctuellement mes instructions.

— Quant à cela, ne vous en inquiétez pas, frère, je vous réponds de mon exactitude.

Tout bien convenu et bien arrêté ainsi entre nos trois personnages, ils se séparèrent pour se livrer au repos, d’autant plus qu’il était tard déjà, et que les deux jeunes gens devaient, au lever du soleil, monter à cheval pour se rendre au présidio de San-Lucar.