Le Céleste Empire depuis la guerre de l’opium/01

Le Céleste Empire depuis la guerre de l’opium
Revue des Deux Mondes, Nouvelle périodetome 11 (p. 806-843).
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LE CELESTE EMPIRE


DEPUIS LA GUERRE DE L'OPIUM,


SOUVENIRS D'UNE STATION DANS LES MERS DE L'INDO-CHINE.




Le 24 avril 1847, la corvette la Bayonnaise quittait la rade de Cherbourg pour se rendre dans les mers de Chine. Ce bâtiment devait faire partie de la station que la marine française entretenait depuis quelques années sur les côtes du Céleste Empire et dont le commandement venait d’être transmis par M. le contre-amiral Cécille à M. le capitaine de vaisseau Lapierre. Ces lointaines campagnes ont perdu sans doute un peu de l’attrait pittoresque qui en faisait autrefois oublier les fatigues elles ont acquis un intérêt plus réel. L’empire chinois n’offre plus une mine féconde et inexploitée aux récits des voyageurs, mais il commande leur attention à un autre titre. Ce monde étrange a sa place marquée aujourd’hui dans les calculs de la politique. Il faut désormais le prendre au sérieux, étudier son gouvernement, ses ressources. Ses tendances, si l’on veut apprécier dans leur ensemble les nouveaux élémens d’un équilibre que l’intérêt de chaque puissance s’efforce-il troubler son profit, que l’intérêt général de l’Europe s’applique constamment à rétablir.

Les conditions de cet équilibre se compliquent et se modifient d’un siècle à l’autre ; les oscillations que subit le commerce du globe tendent surtout à les déplacer. L’Europe, qui, avant 1789, échangeait 1,100 millions avec l’Amérique, n’en échangeait que 260 avec l’Ase. Le marché asiatique a maintenant une importance représentée par le chiffre de 1,600 millions. L’Inde britannique réclame la plus large part dans cette circulation féconde ; mais, après l’Inde anglaise, il faut nommer le Céleste Empire. Ce vaste continent livre au commerce étranger une valeur de 177 millions de francs en échange de 226 millions de produits bruts ou manufacturés que lui versent l’Inde et l’Occident. L’indépendance des États-Unis d’Amérique a été la cause première de cette révolution commerciale. Avant cette époque, on ne comprenait de commerce maritime qu’avec des colonies qu’un soin jaloux défendait de la concurrence étrangère. C’était vers l’extension indéfinie de ce domaine privilégié que tendaient tous les efforts. Ce que Cuba est devenu pour l’Espagne, Java pour la Hollande, Saint-Domingue et les Antilles l’étaient alors pour la France, la Jamaïque et les colonies d’Amérique pour l’Angleterre. Ces riches possessions représentaient toute la vie extérieure de leur métropole. Depuis l’émancipation des États-Unis, l’Angleterre a dû appuyer sa prospérité sur une plus large base ; son commerce colonial n’est plus que le quart de son commerce extérieur. L’Allemagne, les États-Unis reçoivent plus de produits anglais que les Indes et Ceylan, la Hollande leur ouvre un marché plus avantageux que l’Amérique du Nord, la France et le Brésil en consomment une plus grande quantité que les Indes occidentales. L’extrême Orient lui-même a sa place dans cette sphère agrandie, où nous voyons l’infatigable activité du commerce britannique entraîner à sa suite les intérêts rivaux des puissances européennes et des états du Nouveau-Monde.

La révolution commerciale qui a été le contre-coup de l’émancipation des États-Unis semblait imposer à la France une politique nouvelle. Il n’en a rien été cependant. La France est restée fidèle aux vieilles traditions Ses opérations avec les colonies presque insignifiantes qu’elle possède encore se sont élevées en 1847 à 90 millions, chiffre à peine inférieur à la somme de ses transactions avec le Brésil et les républiques de la Plata. Effectué tout entier sous notre pavillon, ce commerce réservé forme, depuis 1815, la base de notre navigation marchande ; il est fâcheux que ce soit aux dépens du libre progrès de nos relations avec le reste du globe et surtout avec l’extrême Orient. Ce n’est point là toutefois le seul obstacle qui entrave le développement de nos opérations dans ces contrées lointaines. La consommation plus ou moins considérable des principaux produits de Chine, le thé et la soie grège, détermine l’importance des échanges que l’on peut opérer avec les sujets du Céleste Empire. La Chine a besoin de vendre non d’acheter. À l’exception de l’opium et du coton de l’Inde, ce qu’elle accepte du commerce étranger, elle ne l’accepte qu’en vue de favoriser l’écoulement de ses propres articles. D’après une pareille donnée, il est facile de prévoir le rôle commercial que la France peut se créer sur ce nouveau terrain à côté des autres puissances de l’Occident. L’Angleterre importe dans ses entrepôts 25 millions de kilogrammes de thé, les États-Unis 8 millions, la Russie 4 millions. Quant à la France, elle ne transporte que le thé nécessaire à sa consommation et n’en reçoit pas 300,000 kilogr. par an. La soie grège n’est exportée que par l’Angleterre et les États-Unis. L’Angleterre en demande au Céleste Empire plus, d’un million de kilogrammes, représentant une valeur d’environ 35 millions de francs. De tous les pays qui cherchent en Chine un débouché pour leurs produits, l’Inde anglaise est le seul qui y trouve un marché facile, et qui puisse y faire pencher la balance des échanges en sa faveur. La Chine reçoit annuellement de Calcutta et de Bombay pour 30 millions de coton brut, pour 120 millions d’opium. Les manufactures britanniques, en se condamnant à ne vendre leurs tissus qu’à vil prix, sont parvenues cependant, malgré la concurrence de l’industrie chinoise, à faire entrer dans les ports de Canton et de Shang-haï une valeur de 33 millions en fils de coton et en cotonnades, de 11 millions en tissus de laine. Les draps russes offerts à Kiaclita et dans l’Asie centrale, les cotonnades américaines importées à Shang-haï, acceptent les mènes conditions et se résignent aux mêmes sacrifices. Ce commerce onéreux se soutient à l’aide des bénéfices réalisés sur les chargemens de retour, et contribue encore à exclure les produits français de l’extrême Orient. Aussi, dans les meilleures années, les échanges de la France avec la Chine n’ont-ils pas dépassé 2 millions.

Des situations aussi tranchées que celles de l’Angleterre et de la France assignaient à l’intervention de ces deux puissances en Chine des conditions bien distinctes. On comprend que l’Angleterre se préoccupe avant tout des intérêts matériels qu’elle exploite presque sans partage. Nous avons dû porter notre action sur un autre terrain. L’ébranlement moral causé par la guerre de l’opium est venu imprimer dans l’extrême Orient une nouvelle impulsion au zèle de nos missionnaires, et a multiplié pour notre pavillon, sur les côtes du Céleste Empire, les occasions de se montrer fidèle aux plus nobles traditions de la France.

En ce moment, la Chine fait de nouveaux efforts pour se soustraire aux influences européennes. Attaqué dans son immobilité séculaire, le vieil empire se débat contre la pression matérielle de l’Angleterre et contre la propagande religieuse qui se poursuit sous la tutelle de la France : le peuple chinois cherche à se replier encore une fois sur lui-même. Cette période de résistance ne hâte pas moins le développement de l’avenir que la trêve apparente qui suivit le traité de Nan-kin. Mieux que d’autres peut-être, nous pouvons apprécier la portée réelle et l’effet probable de ces tendances rétrogrades, car sous nos yeux mêmes l’animosité des populations chinoises s’est souvent trahie par des actes sinistres, par de lâches et perfides agressions. Nous avons toujours pensé qu’en dépit de ces violences, le régime de l’isolement ne pourrait se rétablir en Chine. L’Orient a définitivement cessé d’être immuable ; mais quelle sera l’issue de la transformation qui s’y prépare ? Telle est la question qui se pose encore aujourd’hui devant nous et qu’on ne saurait essayer de résoudre sans avoir étudié la double action que l’Europe a été appelée à exercer sur les destinées du Céleste Empire : dans le domaine politique, par les armes de l’Angleterre ; dans le domaine moral, par la prédication de l’Évangile.


I

D’après une statistique dressée en 1813 par les mandarins chinois, et dont un recueil officiel, présenté à l’empereur Tao-kouang, a publié les évaluations, le Céleste Empire compte 361 millions d’habitans répandus sur une surface de 3,362,000 kilomètres carrés. C’est environ 108 habitans par kilomètre, chiffre qu’on ne soupçonnera pas d’exagération quand on voudra réfléchir que cette population spécifique est à peu près celle des Pays-Bas et du département du Pas-de-Calais, qui n’est point cependant le département le plus peuplé de la France. D’ailleurs, le trait le plus frappant, le plus caractéristique de l’empire chinois, c’est précisément l’excès de la population : cette extrême densité des habitans peut seule expliquer la difficulté qu’éprouve le peuple à s’y procurer sa subsistance. Cette race infatigable ne laisse cependant en friche aucun morceau de terre susceptible de culture ; les chemins ne sont guère en Chine que des sentiers servant à contenir les terrains étagés que féconde l’irrigation. Les alluvions des fleuves, les moindres espaces conquis sur le lit des rivières ou sur l’océan se trouvent à l’instant circonscrits par des digues et convertis en rizières : hommes, femmes, enfans, tous participent à ce rude labeur. Des millions de pêcheurs vivent sur leurs bateaux, promènent incessamment leurs énormes filets sur les côtes poissonneuses du Céleste Empire, et ne demandent à ce sol si avidement exploité que quelques pieds de terrain accordés à leur tombeau.

Cette activité prodigieuse, jointe à une extrême sobriété, ne suffit pas à préserver les Chinois de la famine. Les sécheresses, les inondations. détruisent souvent la récolte dans des provinces entières. Les chemins sont alors remplis de cadavres : on voit des malheureux exposer leurs enfans nouveau-nés, vendre leurs femmes, leurs fils, leurs filles, pour se procurer quelques alimens ; d’autres se pendre ou se jettent dans les fleuves pour abréger les tourmens d’une trop lente agonie. Des bandes de voleurs se répandent dans les campagnes, pillant tout ce qui leur tombe sous la main. Quelquefois, sur certains points, la population émigre en masse. Ces peuplades errantes se partagent en groupes de mille ou cinq cents individus, et se mettent en marche sous la conduite d’un chef auquel le mandarin de la localité a délivré un certificat de détresse et un permis de mendicité. Des greniers publics, entretenus aux frais du trésor impérial, ont été établis depuis des siècles pour venir au secours du peuple dans ces affreuses années de disette ; mais cette sage précaution demeure stérile, car l’empire est désolé par un autre fléau non moins redoutable que la famine, la mauvaise administration.

L’administration chinoise a depuis long-temps atteint le dernier degré de la corruption ; les officiers turcs sont des modèles d’équité et de désintéressement auprès des mandarins du Céleste. Empire. Tout est arbitraire et vénal dans la conduite de ces magistrats lettrés ; la justice est au plus offrant, et les fonctions publiques sont l’objet d’un trafic honteux. Ces institutions littéraires dont l’appareil imposant fait encore l’admiration de l’Europe n’ont organisé que le pillage ; ces fonctionnaires qui ont passé leur vie à commenter les préceptes de Confucius n’en pressurent pas moins le peuple sans pudeur, et se voient pressurés à leur tour par les mandarins d’un ordre supérieur. Autour de ces magistrats dégradés viennent se grouper les satellites, troupe immonde, composée d’hommes de la plus basse classe, tout à la fois soldats, agens de police et bourreaux ; affreux pillards qui passent leur vie à jouer et à fumer l’opium, et n’ont pour ainsi dire d’autre moyens d’existence que le produit de leurs rapines. Le fils du ciel, le souverain maître du monde, l’empereur, vit enfermé dans son palais à quatre lieues de Pe-king, et sait à peine ce qui se passe dans ses états. L’exercice de sa suprême puissance est tout entier dans les mains de ces esclaves hypocrites qui forment autour de son trône un cercle impénétrable.

Ce despote abusé s’est long-temps cru l’arbitre de la terre, et nous avons partagé nous-mêmes une partie des illusions dont on caressait son orgueil. Il a fallu la guerre de l’opium pour faire tomber tous les voiles qui cachaient la misère et la faiblesse réelle de son empire. Sur la foi des documens officiels, on avait cru long-temps que la Chine entretenait sept cent mille hommes sous les armes, tandis qu’elle ne compte en réalité que soixante mille soldats, bandes prétoriennes entièrement composées de Tartares mantchoux et divisées en huit bannières. La majeure partie de ces régimens tartares ne quitte jamais la capitale ; le reste est dispersé dans les provinces et forme la garnison des principales villes. Ce corps d’élite renferme des hommes robustes et braves, mais qui, avec leurs arcs et leurs arquebuses à mêche, avec leur complète ignorance de la tactique militaire, n’en sont pas pour cela plus redoutables. Ces fiers guerriers mantchoux sont, en fait de stratégie, beaucoup moins avancés que les pirates de l’archipel malais. Ils constituent cependant la véritable, la seule armée chinoise. Outre cette armée, la Chine compte une nombreuse milice. Le métier des armes y est, comme dans les huit bannières, un héritage de famille. Quand le fils a pu apprendre de son père à manier le sabre et le bouclier, à frapper d’une main et à se couvrir de l’autre, quand il sait lancer une flèche au but ou charger l’arquebuse, il se présente devant le mandaria, et, après avoir donné les preuves de capacité requises, achète le droit de servir l’empereur. Ce brevet, délivré pour quelques taëls[1], vaut au soldat chinois une ration de riz ou un coin de terrain qui assure sa subsistance. Attachés au sol, ces miliciens ne sont point rassemblés dans des casernes. Chaque soldat vit chez lui, entouré de ses enfans, cultive tranquillement sa portion du territoire céleste, et n’endosse l’uniforme que dans de rares occasions. Au moment du besoin, on ne retrouve pas le quart des soldats inscrits sur les registres des mandarins. Quelques-uns ne répondent pas à l’appel, le plus grand nombre n’a jamais existé. Leur solde a servi à grossir la paie insuffisante des officiers. Une fois rangée sous les drapeaux, cette multitude indisciplinée se mutine souvent, et on voit des corps entiers, arrivés en présence de l’ennemi, refuser de se battre, à moins qu’on ne les paie pour faire leur devoir. Avant l’expédition des Anglais en 1840, la guerre était en effet une éventualité imprévue dans ces contrées vouées à une profonde, et le champ de bataille ne paraissait pas le terrain inévitable sur lequel dût s’exercer la profession militaire ; les voleurs même, dont les bandes, grossies par la misère et l’oppression, ont souvent menacé l’intégrité de l’empire, les voleurs redoutent peu les soldats chinois. Ils ont été plus souvent désarmés par des négociations opportunes que domptés par l’armée impériale. Il en est de même des pirates qui infestent les côtes du Fo-kien et le golfe du Tong-king. Ces écumeurs de la mer de Chine battent les jonques de guerre et se rient des bateaux mandarins, qui ne sont propres qu’à la navigation des fleuves. Quand le gouvernement a voulu disperser ces pirates, il s’est vu forcé de leur opposer un de leurs chefs, qui, détaché de l’association, a passé avec une partie de la flotte rebelle au service de l’empereur.

Le désordre des finances est encore une des plaies de l’empire chinois, L’impôt se perçoit en nature ou en numéraire, et doit être apporté à Pe-king aux frais des contribuables. En argent, le trésor impérial ne reçoit, année moyenne, que 479 millions de francs ; mais les quantités de riz, de thé, de soie, de cotonnades qu’engouffre la seule ville de Pe-king sont incalculables. Il n’est pas de ville au monde qui puisse offrir le tableau d’une aussi énorme importation, importation presque sans retour, car le sol est peu fertile dans la province du Petche-ly, et les produits qu’y fabrique l’industrie se dirigent vers le nord. Les bannières nomades campées en dehors de la grande muraille, les Tartares mantchoux et mongols vivent, ainsi que les mandarins de Pe-king, des bienfaits de l’empereur.

Vingt millions sont affectés chaque année par la munificence impériale à l’entretien des canaux et des fleuves ; les provinces s’imposent d’immenses sacrifices pour le même objet. Cependant les canaux s’oblitèrent, les fleuves rompent leurs digues, et l’on craint qu’avant trente ans l’eau ne vienne à manquer dans le grand canal. Le déficit est partout dans le produit des douanes, dans celui des monopoles ; la ferme seule du sel doit à l’état plus de 15 millions. Les hôpitaux, les greniers publics dotés par le gouvernement, voient leurs revenus dévorés par l’avidité des mandarins et des satellites. Ce ne sont point les institutions qui manquent à la Chine ; mais ces institutions sont aujourd’hui comme un arbre épuisé qui ne peut plus porter de fruits. Lapeyrouse l’avait déjà remarqué en 1787 : « Ce peuple, disait-il, dont les lois sont si vantées en Europe, est peut-être le peuple le plus malheureux, le plus vexé et le plus arbitrairement gouverné qu’il y ait sur la terre. »

Comment une révolution n’a-t-elle pas déjà bouleversé cette portion du globe ? Des sociétés secrètes poussent bien l’audace jusqu’à maudire la dynastie régnante, la secte des Pe-lien-kiao ou du Nénuphar s’accroît bien chaque jour de quelques nouveaux affiliés ; mais l’éducation domestique basée tout entière sur le respect des traditions, le tempérament froid et patient du peuple chinois, l’âpre labeur auquel il est assujetti, peut-être aussi cet instinct de subordination propre aux races asiatiques ; tout ce concours de liens naturels et de liens politiques que nous n’apprécions qu’imparfaitement a prévenu jusqu’ici un soulèvement général qui ne fut jamais appelé par plus d’abus.

Cet empire chancelant est entouré de vastes états, tributaires de sa puissance politique et de sa civilisation. La Corée, le royaume annamite qui comprend le Tong-king, la Cochinchine et le Camboge, semblent les satellites de cette bizarre planète Ces états sont livrés à une administration, sinon plus avilie, au moins plus oppressive que celle de la Chine ; ils composent ce qu’on pourrait appeler la Chine barbare. Agité par d’éternelles discordes, bouleversé par la guerre civile, le royaume annamite a surtout perdu ce respect de la vie humaine qui forme le trait distinctif de la grande famille chinoise. On n’y a point, comme dans l’Empire Céleste, cette horreur du sang et des supplices qui tempère en Chine les rigueurs de la servitude. Le pouvoir s’y exerce avec des formes dures et féroces ; la tyrannie s’y défend par des exécutions en masse et d’atroces boucheries.

Ce royaume, dont la Cochinchine forme le centre, le Camboge et le Tong-king les annexes, est un des points de l’extrême orient sur lesquels l’attention de la France s’était dirigée avant la révolution de 89. Vers cette époque, ce fut à un missionnaire français, l’évêque d’Adran, que le souverain de la Cochinchine dut la conservation de son trône. Dépossédé de la majeure partie de ses états, le roi Gia-long confia son fils à ce prélat étranger. L’évêque d’Adran passa en France avec le jeune prince, et un traité qui nous assurait la possession de la baie de Tourane fut signé, en 1787, entre le roi Louis XVI et le missionnaire agissant au nom du souverain annamite. La révolution de 89 vint s’opposer à l’entière exécution de ce traité. Quelques officiers français passèrent cependant en Cochinchine, rouvrirent à Gia-long l’entrée de ses états et l’aidèrent plus tard à faire la conquête du Tong-king. Ces officiers organisèrent l’armée, créèrent les places, dirigèrent les opérations militaires ; mais le souvenir de ces grands services ne survécut point au prince qui en avait profité. Ses successeurs, voués aux idées chinoises, s’empressèrent de relever entre l’Europe et la Cochinchine cette vieille barrière qui ne s’était abaissée un instant que pour livrer passage aux secours de la France. Le pouvoir despotique de ces malheureuses contrées à la conscience ombrageuse de tout mauvais gouvernement et redoute à l’excès la moindre influence extérieure. Le roi s’est arrogé le monopole du commerce : ce système l’enrichit et ruine le royaume. La population appauvrie traîne une existence misérable dans le plus fertile pays du monde. Sur cette terre qui porte chaque année deux moissons, on ne rencontre que des êtres chétifs et amaigris. La race annamite, abrutie par ses souffrances, est d’une timidité extrême, sans culture dans l’esprit, sans autre expression dans la physionomie que celle d’un ébahissement naïf ou d’une vague appréhension. Toute trace des innovations introduites par les officiers français a disparu depuis long-temps, et cette armée cochinchinoise, qui avait soumis le Tong-king, n’a pu défendre le Camboge contre les troupes du roi de Siam. Si le climat n’y mettait obstacle, un millier d’Européens feraient aisément la conquête du royaume annamite.

La Corée, moins connue de l’Europe que la Cochinchine, est cette longue péninsule qui sépare la mer Jaune de la mer du Japon. Ce royaume se trouvait exposé par sa situation aux incursions des Japonais comme à celles des Chinois. Vers la fin du XVIe siècle, ce fut une armée japonaise qui en ravagea les provinces méridionales ; dans le XVIIe, ce furent les Chinois qui s’avancèrent jusqu’à la capitale et firent couler des torrens de sang sur leur passage. La Corée est restée dépeuplée par ces deux invasions. Dans les gorges resserrées que laissent entre elles les rudes aspérités du sol, ses rares, habitans cultivent le riz, leur nourriture ordinaire ; sur les montagnes, le maïs et le millet. L’inégalité des castes, cette idée étrangère à la Chine, est encore un nouveau fléau pour ce malheureux pays. Quelques milliers de nobles fainéans et déguenillés s’arrogent le droit de vivre aux dépéris du gouvernement et du peuple. Tributaire, dit-on, du Japon, la Corée l’est également de la Chine. Deux fois par an, le souverain de ce misérable état envoie une ambassade à Pe-king. À la neuvième lune, l’ambassade vient recevoir du tribunal des Mathématiques le calendrier ; à la onzième, elle présente à l’empereur les hommages qu’au renouvellement de l’année lui doivent tous les princes vassaux. Refoulés dans leur presqu’île, les Coréens n’ont que deux points de contact avec la frontière chinoise : l’un sur les bords de la mer du Japon, l’autre non loin des côtes que baigne la mer Jaune. C’est là qu’ont lieu, tous les deux ans, les échanges commerciaux entre la Chine et la Corée. Partout ailleurs, des terrains neutres et déserts ou d’impénétrables forêts s’opposent aux communications de la péninsule coréenne avec la province du Leau-tong et la Mantchourie.

Non loin de la Corée, entre la Chine et l’empire du Japon, se rencontre encore un état qui a dû subir, comme la presqu’île coréenne. Une double suzeraineté. Le royaume oukinien, composé de deux groupes distincts, celui des îles Lou-tchou et celui des Madjico-sima, se reconnaît, depuis l’année 1372, tributaire de la Chine. C’est un ambassadeur de l’empereur qui pose la couronne sur le front du roi des Lou-tchou ; mais, si la suzeraineté apparente est chinoise, la domination réelle est japonaise. Le culte, la langue, les mœurs, les habitations, tout porte le cachet du Japon. Malgré le mystère dont s’entoure cette influence, il est certain que le royaume oukinien n’est qu’une dépendance de la principauté japonaise de Sat-suma. Grace au double tribut qu’il consent à payer, ce paisible empire, autrefois ravagé par les troupes du Japon, depuis près de deux siècles ne connaît plus d’orages : mais, avant d’entrer dans cette période d’apathie et d’indifférence, il avait aussi ses jours d’expansion et d’activité. Le pouvoir partagé entre plusieurs princes, se concentra, vers la fin du XVe siècle, entre les mains d’un seul souverain, et le commerce prit soudain un rapide essor. Les jonques oukiniennes visitèrent les ports de Formose et du Fo-kien, les principautés japonaises, les côtes mêmes de la Cochinchine et du royaume de Patani, dans la presqu’île de Malacca ; ce fut la grande époque des îles Lou-tchou. La domination ombrageuse du Japon a interrompu ces relations fécondes, mais elle n’a point effacé complètement les traces d’une prospérité qui pourrait facilement renaître. La plus considérable des Lou-tchou, la grande Oukinia, possède deux excellens ports, et la position centrale de cette île la désigne comme l’entrepôt naturel du commerce de la Chine, du japon et de la Corée. Aujourd’hui le royaume oukinien se borne à acheter dans le Fo-kien des étoffes de soie et des médicamens. Le riz, le coton, le thé, le tabac, la cire végétale, les métaux, lui sont apportés par les marchands japonais, qui reçoivent en échange du soufre, un sucre grossier, et quelques étoffes fabriquées dans le pays avec les fils du bananier textile. L’aspect florissant des campagnes indique le bon ordre qui règne dans cette monarchie en miniature ; malheureusement cet ordre n’assure que le bien-être de la classe privilégiée ; au-dessous de quelques familles riches et oisives vit un peuple famélique qui ne peut posséder la terre qu’il cultive. Nul instinct de révolte dans les classes asservies ne provoque d’ailleurs la sévérité des oppresseurs. La police est absolue, s’étend à tous les actes de la vie, mais n’est point sanguinaire comme en Cochinchine ou en Corée. Nulle part, on ne rencontre d’armes dans ces îles ; si les habitans, comme on l’a prétendu, en conservent de cachées, il est fort douteux qu’ils sachent s’en servir. Pour qui les a vus accroupis sur leurs nattes, vêtus de leurs longues robes, les cheveux relevés au sommet de la tête et retenus par une double aiguille de métal, avec leur physionomie débonnaire et leur face bouffie, l’éventail parait la seule âme qui convienne à cet apathique troupeau de vieilles femmes.

Les îles Lou-tchou, par leur admirable situation, par leur climat délicieux, sous lequel on rencontre la végétation des tropiques confondue avec celle des régions tempérées, semblent faites pour exciter la convoitise des puissances européennes ; mais la population inoffensive qui les habite se défend mieux par la douceur de ses mœurs que le peuple chinois par ses inutiles violences. Tout prétexte manquerait à l’agression, et aucune puissance civilisée ne voudrait accepter la responsabilité d’un tel acte. D’un autre, côté, les traités de commerce, dans l’état actuel des choses, seraient sans importance ; ils seraient d’ailleurs impossibles, le Japon ne les tolérerait pas. Ces honnêtes insulaires paraissent donc destinés à goûter en paix leur calme et uniforme existence jusqu’au jour où l’empire du Japon ouvrira ses ports aux navires européens. Ce jour paraît encore éloigné : dans les états du souverain Japonais, comme dans ceux de l’empereur de Chine, on n’entrevoit de paix et de sécurité qu’à l’abri de la politique d’isolement. À l’exception des Hollandais et des Chinois admis une fois l’an à Nangasaki, les étrangers sont entièrement exclus des côtes du Japon. Une population de 34 millions d’ames vit là, dans une paix profonde, grace à la plus inflexible des disciplines. Le Japonais, de même que le Chinois, ne peut sortir de son pays sans encourir la peine capitale ; mais en Chine les lois sont constamment violées : au Japon, on les exécute. Au milieu de peuples qui ne connaissent d’autres mobiles que la crainte et l’intérêt, cette race plus vigoureuse offre le spectacle d’une société fondée à la fois sur le principe d’autorité et sur le point d’honneur. L’invasion européenne trouverait donc probablement au Japon plus d’obstacles qu’elle n’en a rencontré en Chine. Cependant, pour cet empire aussi, de grands événemens se préparent. Une circulation active s’opère aujourd’hui entre les ports de la Californie et ceux de l’extrême Orient ; le développement de ces relations auxquelles les ports du Japon seront bientôt nécessaires préoccupe déjà le gouvernement des États-Unis et ne peut manquer d’imprimer tôt ou tard une nouvelle énergie aux efforts de cette démocratie puissante, qui vient sans cesse, comme la vague de l’océan, battre les barrières qu’on lui oppose : Si d’ailleurs l’empire chinois se trouve un jour violemment jeté hors de son orbite, si ce colosse obéit enfin aux attractions qui le sollicitent, il est douteux qu’il soit donné au Japon de pouvoir continuer, seul et silencieux, à graviter ainsi à l’écart.

Tous ces membres de la même famille, Chinois, Cochinchinois, Coréens, ont, à un degré différent, les mêmes qualités et les mêmes défauts : chez ces populations laborieuses et patientes, tout sentiment généreux semble oblitéré. La race chinoise a l’instinct de l’ordre et de la discipline, comprend et sait pratiquer la plupart des vertus domestiques, la sainteté du mariage, le respect des vieillards, l’amour des enfans ; en revanche, une avidité extrême la rend peu scrupuleuse sur les moyens de s’enrichir. À l’énergie, au courage militaire qui leur faisait défaut, ces peuples ont substitué la souplesse et la ruse ; ils ne sont point à craindre sur le champ de bataille, mais nul ne sait mieux qu’un Chinois méditer une vengeance patiente et ourdir un guet-apens : ses principes de morale ne reposent que sur la recherche exclusive du bien-être matériel. Les tribus nomades qui vivent sous des tentes en dehors de la grande muraille sont essentiellement religieuses ; les populations de la Chine, du royaume annamite et de la Corée, se montrent complètement indifférentes aux mystères de la vie future : Un labeur excessif a courbé leurs esprits vers la terre. Ces hommes n’ont point de loisir pour les aspirations d’un ordre supérieur, et la lutte de chaque jour les défend des vagues inquiétudes de l’avenir. L’idée de la mort les occupe moins que la crainte de la famine ; ils élèvent des temples à leurs dieux, et n’ont en réalité ni religion ni culte extérieur ; ils ont des pratiques superstitieuses, à l’aide desquelles ils essaient de se rendre le sort propice. L’encens qu’ils brûlent devant l’autel leur tient lieu de prières. Au ciel, aux astres, aux génies, aux mânes des ancêtres, — qu’ils adoptent le vague déisme de Confucius, les rêveries de Lao-tseu ou les doctrines qu’il y a près de quinze siècles le bouddhisme leur apporta de l’Inde, — ils demandent tous la même chose : longue vie et richesse. Abâtardie dans les classes supérieures par une civilisation efféminée, dans les couches inférieures de la société par la misère, cette race est aujourd’hui la race la plus positive et la plus matérialiste du globe.

Tel est l’empire auquel l’Angleterre a déjà fait subir la puissance de des armes, la France catholique l’infatigable action de sa propagande la marine anglaise et la nôtre ont eu toutes deux leurs campagnes dans ces mers lointaines. Pour défendre leur commerce, les Anglais ont ébranlé le trône de Tao-kouang ; pour protéger les chrétiens chinois, nous n’avons pas craint d’intervenir dans le gouvernement intérieur de la Chine. L’influence britannique s’adresse à l’industrieuse activité de ce peuple ; la notre ne recherche que ses sympathies. C’est par la guerre que l’Angleterre a dû maintenir sa prépondérance commerciale en Chine : nous n’essaierons point de refaire le récit des campagnes bien connues de 1840 et de 1841 ; nous insisterons davantage sur l’expédition si brusquement décisive de 1842, dont les incidens et les résultats ont peut-être trouvé la France trop inattentive. Cette expédition a révélé ce que ne nous avaient point appris les deux autres campagnes : c’est qu’il ne faut qu’une démonstration maritime bien dirigée pour triompher du gouvernement de Pe-king. L’Angleterre sait désormais comment doit être conduite une guerre européenne dans le Céleste Empire ; quand elle le voudra, elle pourra remporter sur le cabinet impérial une victoire d’intimidation aussi complète que celle qui fut couronnée par le traité de Nan-kin ; mais a-t-elle aujourd’hui dans les conséquences d’un pareil succès, la confiance qui l’animait il y a quelques années ? Si l’on ne veut considérer qu’une armée anglaise en regard d’une armée chinoise, si l’on ne veut point sortir du cadre des opérations militaires, le gouvernement britannique n’a rien à craindre d’un nouveau conflit avec la Chine. Tout n’est point dit cependant quand on a fait plier la dynastie tartare et la population officielle qui se groupe autour de son trône. Vaincue dans son gouvernement et dans ses armées, la Chine proteste encore contre le triomphe de l’étranger par la persistance des passions populaires. Il y a deux faces à l’action de l’Angleterre en Chine : dans la guerre, cette action se meut à l’aise ; avec la paix, la Chine reprend ses avantages. Au tableau des faciles succès de la guerre il y a donc un intérêt sérieux à faire succéder le tableau des difficultés de la paix ; mais ce tableau nous amène à interroger la société chinoise elle-même, il aura sa place dans une autre partie de ce travail. Ce sont les années de lutte ouverte dont l’histoire doit seule nous occuper aujourd’hui ; ce sont elles qui nous introduiront au milieu des embarras et des complications qui ont suivi la guerre de l’opium, et qui, pendant un long séjour sur les côtes de Chine, ont été le principal objet de nos études


II

La sécurité profonde dont jouissait l’empire chinois depuis l’avènement de la dynastie mantchoue reposait tout entière sur sa situation géographique. Les vastes prairies d’où s’étaient élancés autrefois les conquérans mongols ne nourrissaient plus qu’une race pacifiée par le lamaïsme ; les hordes du Turkestan ne s’agitaient qu’au loin, sur les frontières occidentales ; des montagnes infranchissables ou des déserts glacés séparaient la Russie de la Chine. L’invasion ne pouvait donc venir que du côté de la mer, et quelle puissance entre les puissances européennes, les seules qui pussent s’attaquer au Céleste Empire, eût osé entreprendre de transporter une armée par ce circuit de cinq mille lieues, à travers ces immensités de l’océan, que l’on mettait près de six mois à franchir ? L’Angleterre elle-même ne l’eût point tenté ; mais l’Angleterre avait l’Inde, et ce qui eût été impossible au royaume-uni, l’Inde anglaise pouvait l’accomplir.

L’empire indo-britannique, fondé par une compagnie de marchands, possède une armée de trois cent mille hommes, sur lesquels on ne compte que trente mille Européens ; tout le reste, infanterie, artillerie, cavalerie, est indigène ; les officiers seuls sont Anglais. Pour une campagne maritime, il peut y avoir quelques ménagemens à garder dans le choix des régimens les soldats du Bengale sont enchaînés au sol de la presqu’île par leurs préjugés religieux, dans le gouvernement de Madras, ces préjugés n’existent pas, et l’on peut disposer au premier moment venu de toutes les troupes de la présidence. L’Inde place donc l’Angleterre à quarante ou cinquante jours des rivages du Céleste. Empire, et l’armée de la compagnie peut trouver facilement le chemin de Pe-king.

On sait à quelle occasion éclata entre l’Angleterre et la Chine le conflit qui s’est terminé par le traité signé en 1842. Le commerce de l’opium avait troublé la balance des échanges et faisait refluer chaque année vers l’Europe près de 50 millions de ce numéraire que l’empire chinois absorba pendant près de deux siècles en échange des produits de son industrie. La cour de Pe-king fut alarmée de l’extension qu’avait prise ce trafic illicite, des ravages qu’il exerçait dans les classes populaires, de l’appauvrissement dont il semblait menacer la réserve métallique de l’empire. Elle chargea un fonctionnaire énergique, le commissaire Lin, de mettre un terme à cet abus. Après avoir tenu bloqués pendant quelques jours dans les factoreries de Canton les négocians européens et le surintendant du commerce anglais, le capitaine Elliott, Lin obtint la remise de vingt mille caisses d’opium, qu’il fit réduire en pâte et jeter à la mer le 7 juin 1839. C’en était fait du commerce de l’Angleterre en Chine, si cette puissance laissait une pareille violence impunie. La guerre fut donc résolue, et Chou-san vit bientôt briller sous ses murs les baïonnettes transportées par la flotte anglaise du golfe du Bengale dans les mers de Chine. Cette première campagne fit tomber entre les mains des Anglais, le 5 juillet 1840, l’île de Chou-san, considérée comme la clé du commerce maritime des provinces septentrionales, et imposa, le 25 mai 1841, à la ville de canton une rançon de 36 millions de francs. Ces rapides succès ne firent point fléchir cependant l’orgueil de l’empereur ; ils n’amenèrent de sa part que des négociations déloyales, dans lesquelles un nouveau mandarin, le souple et astucieux Ki-chan, déploya, pendant quelques mois, toutes les ressources de la diplomatie chinoise. L’Angleterre dut alors songer à porter ses forces sur des points plus sensibles de l’Empire Céleste, et dirigea de nouveau sa flotte vers le nord. Canton demeura pour ainsi dire un terrain neutre ; le commerce y reprit ses anciennes allures, de nombreux navires se pressèrent dans le fleuve, et vinrent acquitter, en même temps que les droits impériaux, les taxes vénales des mandarins. Les Anglais se résignèrent même à subir en cette occasion un impôt additionnel, et ce fut leur commerce qui, par le paiement de cet impôt, supporta en réalité la contribution de guerre dont les marchands de Canton avaient fait l’avance.

La seconde campagne, ouverte au mois d’août 1841, fut dirigée par un nouveau plénipotentiaire, sir Henry Pottinger, qui avait succédé capitaine Elliot. La flotte, commandée jusque-là par le commodore sir Gordon-Bremer, passa sous les ordres du contre-amiral sir William Parker, et la conduite des troupes demeura confiée au général sir Hugh Gough. L’île de Chou-san, que dans un élan de confiance le capitaine Elliot, avait rendue au gouvernement chinois, fut de nouveau occupée par les troupes britanniques ; Amoy, Chin-haë, Ning-po, virent également flotter la croix de saint George. Ces conquêtes furent accomplies en moins de deux mois, et ne coûtèrent aux vainqueurs qu’une vingtaine d’hommes. L’Europe étonnée commençait à se demander quelle serait l’issue d’une guerre dont le cours était marqué par de si faciles triomphes. Les Anglais trouvèrent à Ning-po ce climat vif et fortifiant du nord, si salutaire aux constitutions affaiblies par la température énervante des tropiques. Les soldats de l’Inde eux-mêmes éprouvèrent les, bienfaits de l’hiver. Dans la première campagne, entreprise pendant l’été, on avait compté les malades par milliers. Cette fois, les hôpitaux étaient vides, bien que la neige couvrît souvent les rues et qu’un vent glacial semblât apporter jusqu’à Ning-po les frimas de lia Mantchourie. Les paisibles habitans du Che-kiang n’avaient pas abandonné leurs fertiles campagnes ; ceux qui avaient quitté la ville y rentraient en foule ; le marché était richement approvisionné, et la confiance commençait à s’établir entre les Chinois et les barbares. Si les Anglais avaient eu de plus vastes desseins, l’occasion était favorable alors pour prendre pied sur le territoire du Céleste Empire. Tout cédait à la force de leurs armes ; ils avaient devant eux une riche et fertile province, habitée par une population pacifique et industrieuse, commandée par une forte position, l’île de Chou-san, dont on pouvait faire le pivot et comme la citadelle de cette occupation militaire. Cette province, couple dans tous les sens de canaux et de fleuves, pouvait fournir en abondance les deux principaux produits de la Chine, le thé et la soie ; elle promettait par son climat, par sa situation géographique, par la fécondité du sol, par l’humeur débonnaire de la population, de devenir un jour une des plus magnifiques possessions de l’empire britannique. Une poignée d’hommes y maintenait depuis six mois une domination presque incontestée ; une armée telle que l’Inde la pouvait fournir eût assis cette domination sur des bases plus solides que celles qui soutiennent aujourd’hui l’édifice politique de la plupart des nations européennes. L’ascendant des vainqueurs eût été subi sans résistance par les timides habitans du Che-kiang, le jour où on les eût rassurés, par une occupation définitive, contre la vengeance des mandarins ; mais personne n’est plus effrayé de la grandeur de l’Angleterre que l’Angleterre elle-même. Elle recule devant la fatalité qui la pousse, et ce qu’elle demande aux cinq parties du monde, ce n’est pas de nouvelles provinces, mais de nouveaux marchés. Produire et vendre, voilà la destinée que lui ont faite les nouvelles conditions de son existence. C’est à ce besoin impérieux qu’avait obéi le cabinet britannique quand il s’était décidé à entreprendre une expédition que réprouvait le sens moral d’une partie du parlement. Le ministère whig voulait obtenir pour le commerce anglais une réparation du dommage que ce grand intérêt avait souffert, ouvrir à ses opérations un plus vaste théâtre et lui conserver un point d’appui sur la côte ; il voulait aussi lui assurer des défenseurs pleins de sollicitude qui n’eussent point à s’humilier devant les autorités chinoises et pussent entretenir avec elles des relations dignes des représentans d’un grand pays. Ce but n’était pas atteint par l’occupation du Che-kiang ; il s’agissait de le poursuivre, et ce fut l’objet d’une troisième campagne, celle de 1842. L’histoire des opérations de l’armée anglaise en Chine à cette époque se lie à trop d’intérêts actuels, et ces opérations mêmes ont eu des conséquences trop décisives pour ne pas mériter une attention particulière.

Entre les immenses provinces sur lesquelles le souverain qui réside à Pe-king étend son pouvoir, il existe une division naturelle : cette division, c’est le Yang-tse-kiang qui l’établit. Jamais plus puissante barrière ne marqua les frontières de deux états, jamais limite plus précise ne satisfît aux nécessités de la politique ; ce cours d’eau gigantesque partage le Céleste Empire en deux régions distinctes, la région du nord et celle du midi. Les deux branches du canal impérial viennent déboucher dans le Yang-tsé-kiang à 40 milles au-dessous de Nan-king, à 160 milles de l’embouchure ; c’est par ces canaux que les provinces du nord reçoivent le riz, le thé et les soieries des provinces du midi. Pe-king ne peut plus vivre, si l’on intercepte cette communication ; c’est empêcher l’air d’arriver à ses poumons, c’est frapper la dynastie mantchoue d’asphyxie. Le capitaine Bethune, sur la frégate le Conway, avait reconnu le cours du Yang-tse-kiang ; il affirmait qu’on pouvait conduire des vaisseaux de ligne jusqu’à l’embranchement des canaux et du fleuve. Cette assurance valait mieux qu’une victoire, puisque les Anglais ne voulaient pas dépouiller, l’empereur, mais réduire son orgueil à demander grace, puisqu’ils couraient non après une conquête, mais après un traité, il fallait renoncer à ces occupations multipliées qui n’étouffaient la résistance sur un point que pour la laisser renaître sur un autre ; il fallait chercher un chemin plus directe pour aller jusqu’au cœur qui battait à Pe-king Remonter le Yang-tse-kiang, placer la flotte anglaise au point vital de l’empire, arrêter la circulation de ce grand corps, semblait la voie la plus prompte et la plus sûre d’atteindre le but proposé ; une marche sur Pe-king aurait eu des conséquences moins certaines. L’empereur pouvait dans ce cas, évacuer la capitale, se retirer en dehors de la grande muraille ou dans la province occidentale du Chan-si ; de là, protégé par les difficultés de cette contrée montagneuse, il eût encore commandé aux provinces méridionales ; la guerre se fût éternisée, et peut-être une anarchie générale eût-elle éteint ou du moins compromis ce commerce pour lequel, depuis trois ans, on avait les armes à la main. Toutes ces considérations, mûrement méditées, entraînèrent la détermination des généraux anglais, et le fleuve qui baigne les murs de Nan-king fut choisi pour le théâtre d’une expédition qu’on se flattait de rendre décisive.

L’entreprise était périlleuse : ce fleuve majestueux, qui prend sa source dans les montagnes du Thibet et traverse la Chine dans toute sa largeur, n’a point les paisibles allures de nos rivières européennes. Dans les passages où son lit se resserre, le courant atteint des vitesses de six ou sept milles à l’heure ; mais les difficultés les plus réelles se présentent à l’embouchure même. Le Yang-tsè-kiang s’épanche à la mer entre des côtes à demi noyées. Quand les derniers îlots de L’archipel de Chou-san se sont abaissés sous l’horizon, on se trouve au milieu d’une mer boueuse et jaune, dont les bords n’apparaissent nulle part. Il faut se hâter d’aller chercher la rive méridionale du fleuve et la contourner, la sonde à la main, si l’on ne veut s’exposer à échouer inopinément sur les bancs de sable mouvant qui se sont formés plus au nord. Ces bancs se prolongent jusqu’à l’île de Tsung-ming, aujourd’hui cultivée par un million d’hommes, mais qui fut, elle aussi, il y a quelques siècles à peine, un banc de sable et de vase. À la hauteur de cette île, le Wam-pou vient mêler ses eaux rapides à celles du grand fleuve. C’est sur la rive gauche de ce cours d’eau tributaire que s’élèvent les villes de Wossung et de Shang-haï. Au-dessus de l’île de Tsung-ming, le rivage commence à s’élever. Pris de la ville de Chin-kiang-fou, la côte offre déjà des ondulations considérables ; le lit du Yang-tse-kiang se resserre et se creuse, la marée cesse de se faire sentir. On quitte le bras de mer pour entrer vraiment dans le fleuve. Chin-kiang-fou commande la branche méridionale du grand canal, dont les eaux baignent sur deux faces le pied de ses murs. La branche septentrionale de cette importante communication, celle qui aboutit à Tien-tsin s’ouvre sur la rive opposée du fleuve, près de la petite ville de kwa-tchou. À Chin-kiang-fou, le Yang-tsé-kiang a trente mètres de profondeur ; sous les murs de Nan-king, à deux cents milles de son embouchure, il peut encore porter des vaisseaux de ligne.

Déterminées par l’importance du but et par l’immense étendue de l’empire chinois, les proportions de l’expédition anglaise étaient considérables. La flotte comptait deux vaisseaux de 74, huit frégates, un grand nombre de corvettes et de bricks, quarante transports et douze navires à vapeur. L’armée, en y comprenant les soldats de marine, présentait en ligne plus de quinze mille hommes. Malgré la reconnaissance exécutée par le capitaine Béthune, on ne s’avança qu’avec les plus grandes précautions dans le Yang-tse-kiang. Les navires à vapeur éclairèrent la route de l’escadre, les bâtimens légers détachés le long des bancs du nord indiquèrent le passage le plus profond aux vaisseaux. Mouillée sous les îles qui terminent de ce côté l’archipel de Chou-san, la flotte ne se mit en mouvement que lorsque ces préparatifs furent achevés ; le 13 juin, elle jetait l’ancre devant Wossung, ayant mis quinze jours à parcourir quatre-vingts milles. L’entrée du Wam-pou avait été garnie d’une nombreuse artillerie, mais d’une artillerie chinoise. Ces batteries furent enlevées par les troupes après avoir été canonnées par l’escadre, et deux colonnes d’infanterie furent dirigées avec les pièces de campagne sur Shang-haï, l’une des colonnes embarquée à bord des navires à vapeur, l’autre marchant sur la rive gauche. Les habitans des villages que traversait cette division montraient plus de surprise que d’alarme. Ils regardaient avec étonnement ces barbares aux cheveux blonds, ces soldats au teint de bronze venus de Madras et du Bengale ces canons traînés par des chevaux dont la taille, comparée à celle des poneys tartares, leur semblait tenir du prodige. Au bout de quelque temps, ces pauvres gens s’étaient complètement rassurés. Les sapeurs anglais les employaient à porter les lourdes échelles d’escalade, et les artilleurs se servaient de leurs bras pour faire franchir aux pièces de campagne les passages où l’on était obligé de dételer les chevaux. C’est ainsi que l’armée arriva sous les murs de Shang-haï : elle trouva une ville entièrement abandonnée, où elle entra sans rencontrer la moindre résistance.

La cour de Pe-king ne s’était point laissé décourager par l’occupation d’Amoy et de Ning-po. La prise même de Cha-pou, que les Anglais avaient enlevée et saccagée avant d’entrer dans le Yang-tse-kiang, n’était qu’un désastre facilement réparable ; mais les progrès de la flotte anglaise dans ce fleuve, qui, comme une immense artère, distribue la vie à toutes les parties du territoire ; ces progrès, que le cabinet impérial n’avait pas prévus, lui arrachèrent les premières propositions de paix : un commissaire fut envoyé à Shang-haï, pour ouvrir de nouvelles négociations. Trop souvent abusés par les diplomates chinois, les anglais ne se laissèrent pas prendre à ce piège. Sir Henry Pottinger déclara que les hostilités ne cesseraient que le jour où l’on aurait souscrit à toutes ses demandes. La chaleur était accablante ; les troupes souffraient beaucoup de leur longue réclusion à bord des navires sur lesquels elles étaient entassées. Il importait donc d’arriver promptement sous les murs de Ching-kiang-fou et de Nan-king : là, du moins, on pourrait traiter à loisir. L’attaque de Shang-haï, comme celle de Cha-pou, avait été une faute. Ces opérations secondaires ne pouvaient qu’amener de scandaleux pillages et apporter de nouveaux retards au seul résultat qu’on pût se proposer. Pendant quelques jours, les vents contraires s’opposèrent à l’appareillage de la flotte. Le Cornwallis, vaisseau de 74, qui portait alors le pavillon de l’amiral Parker, se fit précéder par une division de l’escadre légère et escorter par deux navires à vapeur. Ainsi accompagné, il prit la tête de l’escadre, qui se forma dans ses eaux en divisions séparées par un intervalle d’un ou deux milles. L’amiral s’avança sans encombre jusqu’à vingt-cinq milles au-dessus de Wossung ; mais là, serrant de trop près l’île de Tsung-ming, il échoua le Cornwallis sur un banc de sable. Peu de temps après, le même accident arrivait au vaisseau le Belle-Isle. La marée, en montant, remit ces deux navires à flot. Cette marée, qui se fait sentir à plus de cent milles au-dessus de Wossung et suspend chaque jour pendant quelques heures le courant du fleuve, était un puissant auxiliaire pour remonter le Yang-tse-kiang ; mais, quand on fut privé de ce secours, quand on eut à refouler constamment un courant de cinq et six milles à l’heure, il fallut, pour avancer, une brise fraîche et favorable. Enfin, le 20 juillet, on atteignit le but de tant d’efforts : l’escadre, au nombre de soixante quinze voiles, se trouva réunie près de l’Ile-d’Or, devant la célèbre ville de Chin-kiang-fou.

Les Chinois n’avaient pas rassemblé sur ce point important toutes les forces dont ils auraient pu disposer. Avant d’apprendre l’entrée des Anglais dans le Yang-tse-kiang, c’était surtout à Tien-tsin et à Pe-king que le gouvernement avait multiplié les moyens de défense : il avait cependant à Chin-kiang-fou une armée chinoise campée sur les hauteurs et une garnison tartare enfermée dans la ville. Les Chinois ne tinrent pas un instant contre la division anglaise qui fut chargée d’enlever les positions qu’ils occupaient. Cette colonne n’essuya qu’une décharge impuissante ; mais l’ardeur du soleil foudroya plusieurs hommes dans les rangs. À l’attaque de la ville, on éprouva une résistance plus sérieuse : les Tartares disputèrent le terrain aux Anglais avec un admirable courage. Chassés des remparts, ils se précipitèrent dans leurs maisons pour y égorger leurs femmes et leurs enfans, et marchèrent de nouveau à l’ennemi. Les régimens anglais, se croyant maîtres de la ville, s’avançaient sans défiance entre les remparts et quelques jardins coupés de haies vives. Les Tartares débouchèrent subitement sur le flanc de cette colonne, leur première décharge tua ou blessa plusieurs hommes ; mais les Anglais reprirent bientôt l’offensive et ne firent aucun quartier aux ennemis qu’ils purent atteindre : la prise de Chin-kiang-fou leur avait coûté cent quatre-vingt-cinq hommes, tués ou blessés.

Le soleil du 22 juillet 1842 éclaira en se levant une scène de désolation. Dans les maisons en ruines, dans les rues de Chin-kiang-fou, on ne rencontrait que des cadavres. Les Tartares qui n’avaient pas péri les armes à la main s’étaient suicidés ; leur général s’était brûlé dans sa maison. Les soldats anglais, les régimens de cipayes surtout, avaient commis les plus affreux excès et prouvé que la féroce énergie des Tartares n’avait été que prévoyante. En immolant leurs familles, ces malheureux leur avaient épargné du moins la flétrissure et les déshonneur. Le sac de Chin-kiang-fou est le plus terrible épisode de cette guerre ; il a imprimé une tache au nom anglais. Aucune description ne saurait donner une idée de ce qu’était cette ville après quelques jours d’occupation. Les rues étaient désertes, l’air empoisonné par des cadavres dont des bandes de chiens maigres et affamés se disputaient les lambeaux. Les officiers faisaient d’impuissans efforts pour arrêter le pillage et la dévastation. Pas une maison n’avait été épargnée. Les portes étaient enfoncées, les fenêtres brisées ; les murs éventrés ; les toits même avaient disparu. Dans l’intérieur de ces demeures désolées, une masse confuse de vêtemens, d’armes, de meubles souillés, foulés aux pieds, jonchait le sol ; c’était la plus complète image de la guerre telle que les barbares la faisaient autrefois. La petite ville de Kwa-tchou, située sur la rive opposée du Yang-tse-kiang, offrit pour sa rançon 3 millions.de francs, et obtint à ce prix d’être exemptée d’une occupation désastreuse. On se contenta de mouiller une frégate à l’ouverture de la branche septentrionale du grand canal, et la séparation des deux parties de l’empire fut accomplie.

La terreur désormais régnait à Pe-king ; le parti de la paix l’avait définitivement emporté. On se sentait impuissant à combattre ces vaisseaux qui, suivant les rapports des mandarins, s’élevaient du sein de l’océan comme des montagnes et défiaient toutes les foudres de la Chine. Niu-kien, général tartare, Eli-po, vieillard octogénaire, Ki-ing, membre de la famille impériale, accouraient munis de pleins pouvoirs pour traiter avec les barbares et accéder à leurs propositions. Déjà cependant les quarante milles qui séparent Chin-kiang-fou de Nan-king avaient été franchis par la flotte anglaise, et les couleurs britanniques flottaient sous les murs de l’antique capitale de la Chine, de la résidence favorite de ses plus glorieuses dynasties. Les vaisseaux étaient embossés devant les remparts, les troupes débarquées, un des angles de la ville désigné pour l’assaut, quand sir Henry Pottinger donna l’ordre de suspendre les hostilités. Le 29 août 1842, le traité de Nan-king, fut signé à bord du vaisseau le Cornwallis.

Par ce traité, le gouvernement chinois s’engageait à payer dans l’espace de trois ans une contribution de guerre d’environ 120 millions de francs, à ouvrir au commerce les ports de Canton, Amoy, Fou-tchou-fou, Ning-po et Shang-haï, à céder enfin aux Anglais l’île de Hong-lpng, qu’ils occupaient déjà. De son côté, le gouvernement britannique promettait de restituer l’île de Chou-san et celle de Ko-long-seu, dans la rade d’Amoy, dès que l’entier paiement de la contribution stipulée aurait eu lieu. Le 20 septembre, vaisseaux, navires à voiles et navires à vapeur, bâtimens de guerre et bâtimens de transport, tout avait appareillé. La flotte redescendait le Yang-tse-kiang, et cette terrible apparition, qui avait semé l’effroi sur sa route, semblait s’évanouir comme s’évanouissent les fantômes évoqués par un rêve ; les murs noircis de Chin-kiang-fou gardaient seuls les traces du sanglant passage des barbares. Les populations rendues à leurs travaux oublièrent bientôt ce funèbre souvenir. Dans les autres parties de l’empire, la retraite des orangers fut célébrée comme une victoire. Les levées appelées des bords du fleuve et du lac Poyang, les soldats venus du Kiang-si, du Hou-pe, du Hou-nan, reprirent sur des barques le chemin de leurs provinces. Ces vaillantes troupes, qui n’avaient pas vu l’ennemi, n’en revenaient pas moins triomphantes. Chaque détachement avait sa bannière arborée à l’un des mâts de la jonque, et les chants dont ces guerriers faisaient retentir les rives étonnées du Yang-tse-kiang commençaient par ces mots : « Ce drapeau déployé, les ennemis ont pris la fuite ! » L’impression produite par cette guerre ne fut donc point aussi durable qu’on eût pu le penser. Tant de défaites réitérées n’humilièrent les armes de l’empereur qu’aux yeux des populations sur lesquelles avaient directement pesé les faciles succès des barbares. La plupart des Chinois ne virent dans l’expédition anglaise que le triomphe passager d’une bande de rebelles, qu’une incursion de pirates sur quelques points désarmés du territoire. Sous les murs de Canton, les Anglais avaient semblé battre en retraite ; ils se retiraient encore sans tenter d’entrer dans Nan-king. Ces deux circonstances contribuèrent à sauver pour quelque temps la puissance morale des Tartares.

Les Anglais n’abusèrent point de leur victoire ; ils pouvaient tout exiger ; une sage politique leur conseilla la modération. Ils ne poursuivaient point en Chine le but qu’ils avaient atteint dans l’Inde ; ils ne voulaient pas occuper une portion du Céleste Empire, mais verser jusqu’au fond de ses provinces leurs tissus de coton et de laine, ils ne demandaient que l’extension et la sécurité du commerce ; il fallait donc se montrer facile, sur les autres conditions, et n’imposer au gouvernement chinois que des engagemens qu’il ne fût pas tenté de rompre. Le grand point, en effet, était non pas d’obtenir un traité avantageux, mais d’amener les mandarins à ne plus avoir la volonté de l’éluder. Pendant quelques années, on put croire que ce résultat était acquis. Les difficultés qui survinrent entre les deux pays semblèrent naître bien moins de la mauvaise foi des autorités chinoises que du défaut de discipline qui paralysait leur action sur certaines parties turbulentes du territoire. La conservation momentanée de Chou-san, ce gage que l’empereur avait hâte de retirer des mains des barbares, contribuait à rendre les négociations plus faciles, et le vice-roi de Canton plus conciliant ; mais, quand Chou-san eut été évacué, il fallut répondre aux lenteurs étudiées de la diplomatie chinoise par des menaces ou des démonstrations. Il fallut affecter d’être prêt à recommencer la guerre, tout en ayant la ferme intention de ne la point entreprendre. C’est ainsi qu’on a vu, depuis le traité de Nan-king, les Anglais perdre insensiblement le prestige qu’ils avaient gagné par leurs victoires, reculer sans cesse dans leurs prétentions, opposer à la ruse une patience exemplaire, et ne point oser, malgré la conscience de leur force, affronter la responsabilité d’une seconde rupture. C’est à cette longanimité même que nous serions tenté de reconnaître la profondeur de leurs desseins. S’ils n’ont point osé reprendre. les armes quand le soin de leurs intérêts semblait les y inviter, c’est qu’ils ont compris qu’une nouvelle guerre, avec toutes ses conséquences si funestes à leur commerce, doit avoir un but plus considérable qu’un nouveau traité de Nan-king qui pourrait être aussitôt violé que conquis.


III

Tandis que l’Angleterre assurait si laborieusement sa prépondérance commerciale en Chine, que faisait la France pour fonder son influence morale dans ces contrées lointaines ? Les intérêts qu’elle avait à y protéger ne le cédaient point par l’ancienneté de l’origine aux intérêts commerciaux. Du jour où l’Europe moderne, se frayant une route inconnue à l’ancien monde, put entrer en communication avec le Céleste Empire, la vieille civilisation de la Chine se trouva en présence des deux forces qui la sollicitent, encore aujourd’hui : les ports de l’extrême orient virent apparaître à la fois le commerce européen et la religion chrétienne, les marchands portugais et les missionnaires catholiques.

On sait avec quelle rapidité grandit et s’écroula l’église fondée au Japon par l’apôtre des Indes. Vers la même époque, les successeurs de saint François-Xavier annonçaient l’Évangile à la Chine, et pénétraient dans le palais des empereurs. Les membres de la compagnie de Jésus présidèrent le tribunal des Mathématiques, et portèrent la robe des mandarins. La bienveillance du souverain favorisa les progrès de cette illustre mission, et la naissante église s’assit sur le terrain mouvant de la faveur impériale. Il fallut user de ménagemens envers la religion politique de l’empire, lutter avec les envieux que suscitait la faveur du prince, subir le contre-coup des révolutions de palais, résister aux rivalités des autres ordres qui essayaient de porter à leur tour les lumières de la foi dans le Tong-king, dans les provinces du Fo-kien, du Che-kiang et de Canton. Ce premier édifice, ébranlé par des dissensions intestines, s’abîma sous les coups de la persécution. Les missionnaires le relevèrent ; mais cette fois ils ne comptèrent point, pour l’affermir, sur l’appui du bras séculier. Ils cherchèrent ailleurs qu’à la cour des auxiliaires et des prosélytes. L’oeuvre de l’Évangile s’accomplit en Chine comme aux temps de la primitive église. Ce fut aux pauvres gens des campagnes, aux pêcheurs, qui n’avaient d’autre demeure que l’océan ou les bords des fleuves, que ces hommes dévoués allèrent révéler les espérances d’une autre vie. Les conversions ne se comptèrent plus par milliers, mais les convertis résistèrent aux tortures et à la mort. Les néophytes chinois eurent la foi des anciens jours. Ce troupeau d’élite s’accrut lentement, au fond des provinces les plus reculées de l’empire, dans le Su-tchuen, dans le Hou-kouang, sur les confins de la Tartarie. L’Europe lui vint enfin en aide ; une association pour la propagation de la foi prit naissance en 1820 dans la ville de Lyon, et établit sa direction centrale à Paris. Les souscriptions arriveront bientôt de toutes les contrées catholiques. Sans atteindre les recettes fabuleuses des sociétés protestantes, la nouvelle association vit son avenir assuré. Près de 500,000 francs furent affectés par le conseil central à l’entretien des missions répandues sur le vaste territoire de la Chine et de la Tartarie, dans la Cochinchine et dans le Ton-king, dans le royaume de Siam et dans la presqu’île de Malacca, des montagnes du Thibet aux frontières de l’Inde anglaise.

En Chine, cinq ordres religieux s’étaient partagé et se partagent encore les travaux de l’apostolat : les franciscains, les dominicains, jésuites, les lazaristes et les prêtres des Missions étrangères. Quatre-vingts missionnaires et cent trente prêtres indigènes parcouraient dix diocèses, dont le moindre était plus étendu que la France. Chaque diocèse était administré par un vicaire apostolique, évêque in partibus, assisté quelquefois d’un évêque-coadjuteur. Au conseil de la Propagande, dont les membres résidaient à Rome et étaient nommés par le saint-siège, appartenait la direction générale des missions ; aux divers ordres religieux, la disposition des ressources qu’ils devaient à la piété des fidèles. Les missionnaires portugais avaient conservé la province de Canton ; les Espagnols avaient le Fo-kien, ravagé en 1837, par la persécution ; les Italiens occupaient le rude territoire du Shang-tout, et du Chan-si, le Hou-kouang, souvent désolé par la famine, le Kiang-nan, province riche, pacifique et pleine d’avenir. C’est dans le Kiang-nan qu’acceptant la juridiction d’un prélat italien, les pères de la compagnie de Jésus étaient venus réclamer les débris de leur héritage. Depuis la destruction de cette célèbre société, les enfans de saint Vincent de Paule avaient succédé aux jésuites dans le diocèse de Pe-king. Ils donnaient des évêques au Ho-nan, au Che-kiang, au Kiang-si. L’établissement des Missions étrangères, fondé en 1663, sous le règne de Louis XIV, illustré par de nombreux martyrs et l’éclat non interrompu de ses longs services, supportait seul le fardeau de quatre vicariats apostoliques : le Su-tchuen, livré aux angoisses de la misère et de la faim ; le Yun-nan, malsain et marécageux ; le Kouei-tchou, où l’Évangile pénétrait pour la première fois ; le Leau-tong au climat de fer. Dans le royaume annamite, une décision pontificale avait partagé le Tong-king en deux vicariats, l’un à l’orient, l’autre à l’occident. Le premier, qui confine à la Chine, était entre les mains des dominicains espagnols ; le second, ainsi que le vicariat de la Cochinchine et Camboge, avec le vicariat tout récent de la Corée, était confié à la société qu’on était sûr de trouver au premier rang dans cette œuvre d’abnégation à la société française des Missions étrangères ?

Outre le clergé indigène, les missionnaires avaient encore de précieux auxiliaires dans les catéchistes chinois. De ces catéchistes, les uns, astreints au célibat, accompagnaient les prêtres européens dans le cours de leurs visites, ou parcouraient eux-mêmes les districts éloignés pour administrer le sacrement du baptême, présider aux funérailles, découvrir ou réformer les abus ; les autres étaient généralement des pères de famille choisis parmi les chrétiens les plus instruits. Le missionnaire les chargeait d’entretenir les nouveaux fidèles dans leur foi par des lectures pieuses et des exhortations familières. On comptait trois cent mille chrétiens environ dans l’empire chinois, trois cent quarante mille dans les deux vicariats du Tong-king, quatre-vingt mille dans celui de la Cochinchine, quelques milliers à peine en Corée. C’était une bien faible partie de l’immense population qu’on voulait convertir ; mais, il faut le répéter, la plupart de ces fidèles étaient des chrétiens comme l’Europe n’en connaît plus guère. Ils avaient confessé la foi par l’exil, par la torture, ou tout au moins par la pauvreté volontaire. Les uns avaient gémi pendant des années entières au fond de l’Asie centrale, sur les confins du Turkestan et de la Sibérie ; d’autres, agenouillés dans le prétoire, avaient bravé le bâton des bourreaux ; d’autres avaient fui dans les montagnes, abandonnant aux satellites tout ce qu’ils possédaient. Il avait donc fallu obtenir de cette race craintive qu’elle osât braver les édits sans cesse renouvelés des mandarins, il avait fallu apprendre à ces natures cupides l’horreur de l’usure, il avait fallu renverser le respect des traditions, abolir les coutumes les plus chères à ce peuple et en apparence les plus saintes, l’éloigner des tombeaux de ses pères, comprimer ses instincts invétérés et exalter son attachement aux nouvelles croyances jusqu’au courage et au dévouement du martyre. Pour faire des chrétiens de ces hommes, il avait fallu les transformer.

Comment les missionnaires avaient-ils opéré ce prodige ? Par l’exemple de leur propre vie et l’exemple de leur propre foi. Ils n’avaient point offert à ces pauvres gens les dogmes du christianisme comme une théorie ou un système, mais comme une histoire qu’ils tenaient eux-mêmes pour avérée, et ce témoignage, ils s’étaient montrés prêts à le sceller de leur sang. Ils ne se donnaient point pour des hommes à miracles, mais leur constance et leur résignation étaient un miracle renouvelé chaque jour aux yeux de ces néophytes qui n’avaient jamais rien rêvé de semblable. En moins de trente ans, le vicariat du Hou-kouang fut arrosé du sang de trois prêtres européens, un franciscain et deux lazaristes français, MM. Clet et Perboyre ; dans la seule année 1838, la persécution immola en Cochinchine vingt-trois martyrs : trois évêques, deux missionnaires, neuf prêtres indigènes, cinq catéchistes et quatre fidèles. Tout servait de prétexte à la haine des persécuteurs. Ils affectaient de confondre les chrétiens au Tong-king et dans le Camboge avec les rebelles, en Chine avec la secte des Pe-lient-kio, qui avait jadis renversé la dynastie mongole, et qui, grossie de tous les vagabonds de l’empire, conspirait encore la ruine de la dynastie mongole, et qui grossie de tous les vagabonds de l’empire, conspirait encore la ruine de la dynastie régnante. On accusait ces hommes doux et inoffensifs des pratiques les plus révoltantes, de bâtir des maisons pour y séduire les femmes, d’arracher les yeux aux malades, de recevoir des mains du prêtre un pain confectionné avec des ingrédiens mystérieux. La prière en commun, les onctions faites sur les yeux des mourans, le sacrement de l’eucharistie, avaient donné naissance à ces fables ridicules qui puisaient un certain crédit dans l’extrême ignorance des masses et dans l’aveugle aversion du peuple pour les étrangers.

Ce fut au milieu de ces épreuves si cruelles pour les missions catholiques que la guerre vint à éclater entre l’Angleterre et la Chine. La France ne vit d’abord dans l’ouverture des hostilités qu’une raison d’exercer une surveillance plus active sur les projets d’agrandissement d’une puissance rivale. Quand elle s’aperçut que l’intégrité de l’empire chinois n’était pas menacée, quand elle dut renoncer à lutter contre la prépondérance commerciale de l’Angleterre et des États-Unis, elle crut un instant que son rôle était terminé. Ce rôle venait au contraire de s’ouvrir. La pente naturelle de notre politique, quel que soit le gouvernement qui la dirige, a toujours été de prendre parti pour les opprimés. Il y avait en Chine des victimes et des bourreaux ; il y avait là aussi des compatriotes qui faisaient honorer le nom de notre pays, des prêtres qui avaient mérité l’admiration du monde chrétien. Notre conduite pouvait être prévue d’avance : au moment où le drapeau tricolore semblait devoir se retirer de ces mers, rebuté par la stérilité de nos relations commerciales, une politique plus prévoyante l’y retenait en l’appelant à couvrir la cause de la civilisation et de la liberté religieuse.

Ce fut à la corvette française la Danaïde, commandée par M. Joseph de Rosamel, qu’appartint l’honneur de montrer notre pavillon sur les côtes de la Chine à l’époque même où l’escadre anglaise venait chercher à Canton le traité qu’elle croyait avoir conquis dans le golfe de Pe-tche-ly. M. de Rosamel était appelé à se mouvoir au milieu de circonstances d’autant plus difficiles qu’elles étaient imprévues, et soulevaient à chaque pas les questions les plus délicates de droit international. La loyale fermeté de cet officier fut appréciée par le plénipotentiaire anglais, et M. de Rosamel put assister à l’entrevue qui eut lieu dans la rivière de Canton, au mois de mai 1841, entre le commissaire impérial et le capitaine Elliott. À la vue de ce jeune capitaine, que les Anglais entouraient de tant d’égards, Ki-shan parut comprendre le rôle qui, dans ces conjonctures, pouvait être dévolu à la France ; mais déjà le parti violent l’avait emporté à Pe-king : Ki-shan avait été rappelé et dégradé ; le capitaine Elliott lui-même était désapprouvé ; toute médiation était devenue impossible. Une nouvelle campagne ne tarda pas à s’ouvrir. M. de Rosamel suivit à Chou-san l’escadre anglaise, et ne voulut quitter les mers de Chine qu’en apprenant l’arrivée de la frégate l’Erigone à Manille.

Nul n’était mieux préparé que le commandant de l’Érigone, M. Le capitaine de vaisseau Cécille, pour le double rôle que les circonstances allaient imposer au représentant de la France dans ces parages. Il fallait se montrer à la fois marin entreprenant et négociateur habile. La guerre, un instant suspendue, allait recommencer avec plus d’activité que jamais. Arrivé à Macao, M. Cécille sut attirer vers lui les regards des autorités chinoises éperdues, et donner de sages conseils sans sortir de la plus stricte neutralité. En cachant la vérité à l’empereur, les mandarins s’exposaient à perdre l’empire. Le péril si pressant leur avait ouvert les yeux, il ne fut point difficile de les convaincre de l’impuissance de la Chine, de la nécessité de traiter avant que de nouveaux triomphes eussent rendu les Anglais plus exigeans ; mais ce qui n’était donné à aucune éloquence, c’était d’inspirer à ces fonctionnaires un courage inconnu dans ces cours serviles : braver le courroux du souverain pour l’éclairer sur les dangers que courait son trône était une perspective que nul d’entre eux n’osait envisager. Les destinées de la Chine purent donc s’accomplir. Les Anglais remontèrent le Yang-tse-kiang ; le point vulnérable de l’empire fut découvert, et l’on sut désormais où devaient porter les coups pour qu’on les sentît à Pe-king Accueilli avec une distinction toute particulière par l’amiral sir William Parker, qui aimait jusque dans l’officier d’une marine rivale l’homme le plus habile et résolu, le commandant Cécille put suivre, avec sa frégate, l’escadre anglaise à Wossung. Invité à assister à la conclusion du traité qui fut signé à bord du Cornwallis il remonta sur une jonque à Nan-king, et fut présenté par l’amiral anglais aux commissaires impériaux.

Peu de jours après la signature de ce traité, une corvette française venait jeter l’ancre au milieu de la flotte britannique. C’était la Favorite, commandée par M. Page. À l’honneur de notre marine, cet officier avait entrepris de réaliser seul, sans autre secours que quelques instructions vagues et un grossier croquis de la carte du capitaine Bethune, ce que l’escadre anglaise, avec toutes ses ressources, n’avait point exécuté sans péril. Le capitaine Page ne se laissa détourner de son dessein par les difficultés qu’il rencontra sur sa route, ni par les sérieux dangers auxquels fut exposée la Favorite. Il réussit, et les Anglais apprirent une fois de plus qu’ils n’avaient point seuls dans les entreprises maritimes le privilège de l’audace et de la constance.

Le traité de Nan-king ne stipulait que les principales conditions de la paix. Ce fût à Canton, par une convention débattue entre les commissaires de l’empereur et sir Henry Pottinger, que furent déterminés les nouveaux tarifs de douane et les réglemens de commerce. La taxe la plus considérable, celle que prélevait sur les navires européens la cupidité des autorités de Canton, le kam-sha, qui s’élevait à plus de 12,000 francs par navire, fut définitivement abolie. On ne maintint que les droits impériaux et le droit de navigation, fixé à 3 fr. 75 cent. par tonneau. Les objets importés ou exportés furent soumis à une taxe modérée qui ne dépassa pas 5 ou 10 pour 100 de la valeur conventionnelle attribuée à ces marchandises. Jamais conditions plus libérales n’avaient été faites en aucun pays au commerce étranger ; il importait de mettre la France en mesure d’en profiter. Le commandant de l’Erigone se hâta de revenir à Macao. Les Anglais se montraient disposés à n’exiger aucun avantage exclusif ; ils avaient fait même insérer dans leur traité commercial un article qui étendait aux autres nations les stipulations obtenues en faveur du commerce britannique ; mais il ne pouvait nous convenir d’accepter cet état de choses et de n’être admis sur les marchés de la Chine qu’en vertu de cet acte de dédaigneuse munificence. M. Cécille et plus tard M. de Ratti-Menton, nommé consul de France à Canton, s’empressèrent tous deux de réclamer pour les négocians français une complète participation aux privilèges dont jouiraient les sujets des autres puissances dans le Céleste Empire. Le 10 septembre 1843, les droits de la France furent solennellement reconnus et consignés dans une communication officielle adressée par Ki-ing et Ki-kong à M. Guizot alors ministre des affaires étrangères. Une mission diplomatique confiée à M. de Lagrené vint bientôt convertir en un traité solennel cette convention provisoire.

Ce traité, conclu à Wam-poa le 24 octobre 1844, ne pouvait être, comme celui que venait d’obtenir quelques mois auparavant le plénipotentiaire américain, que la reproduction du traité anglais. Sur le terrain commercial, le principe d’égalité établi par les Chinois écartait avec habileté toute prétention nouvelle ; mais on pouvait porter sur un terrain moins ingrat l’immense influence qu’assurait au plénipotentiaire français l’éclat d’une mission appuyée par des forces imposantes. Ce fut alors que quelques personnes songèrent à obtenir la révocation des édits promulgués contre les chrétiens. Cette démarche n’avait pas été prévue dans les instructions données à M. de Lagrené ; elle était digne de la France et des hommes qui la représentaient dans ces mers lointaines ; elle honore également ceux qui en conçurent la pensée ceux dont l’habileté en assura le succès. L’empereur Tao-kouang avait ouvert son règne par de nouveaux édits de proscription contre la religion chrétienne : il fallait l’amener à les déchirer à la face de l’empire. Avant la guerre, il ne se fût point trouvé un mandarin pour lui conseiller une pareille mesure ; mais la voix des étrangers était devenue toute-puissante, et leur influence opérait des miracles. L’amiral Cécille, entouré d’une nombreuse division, avait su donner aux Chinois une haute idée de notre puissance navale. La cour de Pe-king attachait un grand, intérêt au bon vouloir de la France. Le vice-roi du Kouang-tong et du Kouang-si, Ki-ing, chargé de traiter avec les négociateurs européens, accueillit avec un empressement inattendu les premières ouvertures de M. de Lagrené. L’aménité du plénipotentiaire français avait gagné la confiance du mandarin tartare. Dans la convention qui devait intervenir entre les deux puissances, on ne s’écarta point des bases admises par les Anglais et les Américains. Le traité de Nan-king n’avait ouvert aux Européens que les cinq ports ; les étrangers demeuraient exclus du reste de l’empire, et les missionnaires ne furent point exceptés de cette interdiction générale. Les Anglais cependant avaient exigé que tout étranger saisi dans l’intérieur du pays ne fût justiciable que du consul de sa nation. Cette clause était applicable aux missionnaires et les mettait à l’abri des arrêts sanguinaires du prétoire ; mais c’était là, aux yeux de ces hommes intrépides, une conquête sans importance ; quelques-uns d’entre eux n’acceptaient même qu’à regret ce gage de sécurité qui les menaçait de la concurrence des sectes protestantes. Ce que tous demandaient comme un bienfait inappréciable, c’était la liberté pour les sujets de l’empire d’embrasser la foi catholique et d’en professer ouvertement le culte extérieur. On ne pouvait faire de cette tolérance religieuse un article du traité qui allait engager les deux nations ; on pouvait solliciter ce bienfait comme une faveur. C’était une affaire qui devait être discutée officieusement entre les deux plénipotentiaires. La France ne jeta point son épée dans la balance ; elle réclama les droits de l’humanité avec le langage modéré qui convenait à la cause qu’elle s’était chargée de défendre ; elle suivit avec persévérance des négociations pacifiques et vit ses efforts couronnés d’un plein succès. Trois édits impériaux furent accordés aux sollicitations de notre ambassadeur : le premier permettait à tous les Chinois d’embrasser la religion chrétienne ; le second donna pour marque distinctive du christianisme le culte de la croix et des images ; le troisième prescrivit la restitution des églises bâties depuis le règne de l’empereur Kang-hi, de celles du moins qui n’auraient point été converties en pagodes ou en édifices d’utilité publique. Un cri de joie, parti du sein de l’église de Chine, depuis si long-temps opprimée, salua dans l’apparition de ces édits la promesse d’un meilleur avenir. Une ère nouvelle s’ouvrait pour les missions, et notre marine appelée à défendre l’œuvre de notre diplomatie, devait bientôt, par la force même des choses, chercher à en développer les conséquences.

On était fondé à espérer que les états tributaires de la Chine suivraient cet empire dans la voie des concessions religieuses. Si la cour de Pe-king eût obéi à une autre impulsion que celle de la crainte, il se fût opéré un renversement complet dans la politique impériale, l’exemple de l’empereur eût entraîné sans doute le souverain du royaume annamite et celui de la Corée : la contagion eût peut-être gagné le Japon ; mais, dans l’édit de tolérance accordé aux chrétiens chinois, on ne vit, hors de l’empire comme au sein de l’empire même, que le résultat des obsessions étrangères, qu’une nouvelle humiliation imposée au fils du ciel. On ne songea donc qu’à se mieux garder contre cette intervention importune de l’Occident. L’amiral Cécille ne se laissa point décourager par les dispositions ouvertement hostiles des états tributaires de la Chine, et n’en épia qu’avec plus de soin l’occasion de faire pénétrer la clémence jusqu’au sein de ces monarchies barbares. Au mois de février 1843, il avait appris que cinq missionnaires français condamnés à mort étaient détenus dans les cachots de Hué-fou, capitale et siége du gouvernement annamite. Il se préparait à se rendre à Tourane, quand la corvette l’Héroïne arriva sur la rade de Macao. Ce bâtiment devait, en retournant à Bourbon, visiter plusieurs ports placés sur sa route, et Tourane en particulier. Le capitaine Favin-Lévêque reçut tous les renseignemens qui pouvaient faciliter la délivrance des prisonniers. Fier d’avoir à remplir une si belle mission, cet officier en assura le succès par la fermeté de ses demandes et la modération de sa conduite. Les mandarins comprirent qu’ils avaient devant eux un homme inébranlable que toutes leurs lenteurs ne parviendraient pas à lasser, et dont ils ne se débarrasseraient qu’en se décidant à le satisfaire. MM. Berneux, Charrier, Galy, Miche et Duclos furent remis au commandant de l’Héroïne. En Cochinchine, ce furent les premières victimes arrachées aux bourreaux. Deux années après cette heureuse expédition, Mgr Lefebvre, évêque d’lsauropolis, fut arrêté à son tour par les autorités cochinchinoises. Le capitaine de la corvette l’Alcmène, M. Fornier-Duplan, chargé par l’amiral d’une lettre pour le roi Thieu-tri, se rendit à Tourane, et, après une assez longue négociation, obtint la liberté du vicaire apostolique de la Cochinchine. Ce double service rendu par notre marine aux missions catholiques eut un salutaire effet. On cessa de rechercher aussi activement les prêtres européens, quand on eut reconnu que leur arrestation ne manquai jamais d’attirer sur les côtes du royaume annamite ce qu’on voulait éloigner avant tout, les navires de guerre étrangers.

La mission de Corée ne méritait pas moins d’intérêt que celle de Cochinchine. Depuis un demi-siècle, il y avait des chrétiens en Corée. L’Évangile y avait été apporté par un prêtre chinois venu de Pe-king ; en 1801, le gouvernement fut averti de la présence d’un étranger dans le royaume, et la persécution dispersa les membres épouvantés de cette chrétienté naissante. Ce fut vers 1834 que la Propagande confia aux Missions étrangères le soin de développer les germes de foi déposés par ce prètre-martyr. La Corée fut érigée en vicariat apostolique. Le premier évêque, Mgr Bruguière, n’atteignit la frontière de son diocèse qu’après des prodiges de persévérance. Il mourut sans avoir pu y pénétrer. Deux missionnaires, MM. Maubant et Chastan, et un nouvel évêque, Mgr Imbert, furent plus heureux. Ils franchirent sur la glace le Ya-lo-kiang, le fleuve du Canard-Vert, qui se jette sur les confins du Leau-tong dans la mer Jaune, et arrivèrent jusqu’à Séoul, capitale de la Corée. De nombreuses conversions récompensaient déjà leur courage, quand les progrès de la secte proscrite furent dénoncés à la cour. Dans une seule séance, quarante chrétiens furent condamnés à mort : un système de visites domiciliaires, qui rendait cinq familles responsables pour un seul individu ; fut organisé dans les huit provinces. On voulait, à tout prix découvrir les trois Européens qu’on savait cachés dans le pays. Les missionnaires pensèrent que le moment était venu de sacrifier les pasteurs pour sauver le troupeau : ils se livrèrent aux satellites qui avaient perdu leurs traces, et furent mis à mort le 21 septembre 1839.

Ce ne fut qu’à la fin de 1842, que ces désastreuses nouvelles arrivèrent en Chine. Un nouvel évêque fut nommé par le saint-siège : ce fut Mgr Ferréol. Ce prélat parvint jusqu’à la frontière ; mais les guides chrétiens venus à sa rencontre refusèrent de l’introduire en Corée. Depuis la dernière persécution la surveillance des autorités était devenue plus active. Des postes de soldats échelonnés de distance en distance gardaient toutes les issues. Un jeune diacre coréen élevé dans le séminaire de Macao, où il avait été envoyé par les premiers missionnaires, André Kim, fut plus heureux que l’évêque : il parvint à se glisser en Corée entre les nombreux postes de la frontière et à pénétrer dans la capitale. Ce chrétien intrépide résolut alors d’aller chercher Mgr Ferréol à Shang-haï et de l’amener par mer sur les côtes de la péninsule que les autorités coréennes croyaient suffisamment gardées par l’absence de toutes relations maritimes entre la Corée et la Chine. Plein d’ardeur et d’espoir, il réunit quelques néophytes, gagna la côte, se jeta avec ses compagnons dans une mauvaise barque, et, capitaine improvisé, se lança en haute mer cherchant à l’aide d’une méchante boussole les rivages du Céleste Empire. Tout devait être aquilon pour le frêle esquif. Un coup de vent le surprit au milieu de la mer Jaune ; le gouvernail fut brisé ; les Coréens se croyaient perdus : André seul avait conservé toute sa confiance. Ces nouveaux Argonautes rencontrèrent heureusement, au milieu de ce pressant péril, une jonque chinoise qui se chargea, moyennant la promesse d’une assez forte somme, de prendre leur bateau à la remorque et de le conduire jusqu’à Shang-haï. Quelques jours plus tard, Mgr Ferréol élevait au sacerdoce le courageux diacre, et montait avec un autre missionnaire, M. Daveluy, sur la barque qui venait d’accomplir ce miraculeux voyage. À la fin de 1845, le prélat et ses compagnons entraient furtivement dans Seoul, où la piété des chrétiens coréens leur avait préparé un asile.

À côté de la Corée, les îles Lou-tchou devaient, comme une dépendance de l’empire japonais, attirer l’attention de la Propagande. La corvette l’Alcmène avait, au mois d’avril 1844, porté dans ces îles un missionnaire catholique, M. Forcade. Les communications constantes que les Lou-tchou entretiennent par Nafa avec le Japon semblaient un moyen indirect d’entrer en relations avec cet empire. L’amiral Cecille eût voulu trouver à Nafa un port d’entrepôt pour le commerce avec le Japon, le saint-siège un point de départ pour une mission autrefois florissante et qu’il tenait à honneur de rétablir. Le missionnaire porté aux îles Lou-tchou par l’Alcmène venait d’être nommé évêque de Samos et vicaire apostolique du Japon. La police se fait trop bien dans l’empire japonais pour qu’on y puisse tenter ces introductions clandestines qui ont réussi en Corée et en Cochinchine. Les premiers pas du missionnaire sur ces côtes interdites l’auraient conduit infailliblement à un martyr stérile. Néanmoins, si l’on parvenait à se créer quelques relations dans le pays, si l’on se procurait des guides japonais, comme on avait eu des guides chinois et coréens, il était certain que du sein des missions s’élanceraient à l’instant des hommes pour lesquels ces menaces de mort ne seraient qu’une séduction de plus. Ce sont ces relations, ce sont ces guides que M. Forcade était venu chercher à Nafa, quand l’amiral avait envoyé l’Alcmène aux îles Lou-tchou pour y sonder le terrain des intérêts commerciaux ; mais l’amiral et le missionnaire devaient voir leur espoir également déçu. Le gouvernement du Japon ne voulait point autoriser de rapports, si indirects qu’ils pussent être, entre ses sujets et d’autres Européens que ceux qu’il admettait une fois l’an à Nangasaki. M. Forcade n’en parvint pas moins à exploiter la curiosité de gardes chargés de le surveiller. Au bout de six mois, il parlait avec facilité la langue du pays. Ce fut l’unique succès qu’il put obtenir : le gouvernement oukinien, sans le persécuter, avait très habilement fait le vide autour de lui. Dès que le missionnaire sortait de la bonzerie qui lui avait été assignée pour demeure, ses gardes le suivaient, faisaient fermer les portes et éloigner les curieux. Ce n’était point à ces natures molles et pusillanimes qu’on pouvait faire accepter les vérités du christianisme.

Si la Chine se montrait momentanément bienveillante, l’empire annamite, la Corée, les îles Lou-tchou, moins accessibles, provoquaient, on le voit, de nouveaux efforts et devaient entretenir l’activité de notre marine. L’amiral Cécille, parti de Macao dans les premiers mois de 1946, se rendit d’abord aux îles Lou-tchou et mouilla dans le port d’Ounting. Mgr Forcade, qui devait être sacré à Manille, fut reçu à bord de la Cléopâtre, et deux nouveaux missionnaires, MM. Leturdu et Adnet, occupèrent sa place à Nafa. La division se dirigea, en quittant Ounting, vers les côtes du Japon. Le port de Nangasaki, les îles de la Corée, firent successivement apparaître le pavillon français. L’amiral eut besoin, pendant cette croisière, de toute son expérience pour guider les navires à travers les mille dangers de la route, de toute sa modération pour ne point user des forces imposantes qu’il tenait dans sa main. il pensa que, s’il fallait respecter les barrières que ces peuples ombrageux ont élevées entre eux et le reste du genre humain, il n’était point inutile de déployer quelquefois sous leurs yeux l’appareil de notre puissance. Nos baleiniers vont exercer leur périlleuse industrie jusque dans ces mers lointaines ; nos missionnaires vont y porter les lumières de la foi : oserait-on regretter la pression morale qui peut leur rendre ces côtes moins inhospitalières ? Cette campagne ne fut point du reste sans fruit pour la science. « La Sabine, commandée par M. Guérin, marin consommé et manœuvrier intrépide, avait reçu à son bord trois ingénieurs hydrographes, MM. Delaroche-Poncié, Estiguard et Delbalat. Ces ingénieurs levèrent, avec la précision que les officiers de ce corps distingué apportent dans tous leurs travaux, les plans des ports de Nafa et d’Ounting. Les îles semées sur la route des Lou-tcliou aux côtes du Japon, de Nangasaki aux côtes de la Corée, îles pour la plupart inconnues ou mal déterminées occupèrent enfin sur nos cartes la position que la nature leur assigna dans ces mers orageuses.

Cette expédition du nord fut la dernière campagne de l’amiral Cécille dans les mers de Chine. Il y avait près de cinq ans que, capitaine de vaisseau et commandant de l’Erigone, il était arrivé pour le première fois à Macao. Pendant cette longue station, il avait vu se développer des événemens d’une immense portée. Il en avait suivi et souvent pressenti le cours. Livré à ses propres inspirations, il dut prendre conseil des circonstances et assumer une responsabilité que l’absence d’un agent accrédité auprès du gouvernement chinois lui faisait un devoir d’accepter. Ce n’est que dans de rares occurrences que la marine voit ainsi s’agrandir son horizon ; mais on nous permettra de constater, du moins par cet exemple, que l’exercice du commandement, précédé des sérieuses études qu’exige le métier de la mer, n’est point une si mauvaise initiation à l’intelligence et à la pratique des affaires.

Du mois de janvier 1847, l’amiral Cécille transmit le commandement de la station de l’Indo-Chine à M. le capitaine de vaisseau Lapierre. Il ne pouvait remettre cette station en des mains plus loyales et plus capables. M. Lapierre venait de commander le vaisseau le Suffren sous les murs de Tanger de de Mogador, dans ces brillans combats dont le souvenir est deux fois cher à la France, quand il arbora son guidon à bord de la frégate la Gloire. Toute la marine le connaissait pour un noble cœur, et rendait justice à son caractère ferme et élevé. L’expérience n’avait point éteint chez-lui l’esprit d’entreprise et la résolution. L’amiral lui léguait deux missions délicates : la première, de paraître à Tourane pour y réclamer Mgr Lefebvre, qui, rentré en Cochinchine, y avait été une seconde fois arrêté ; la seconde, de se présenter sur les côtes de Corée pour essayer d’y obtenir quelque garanties en faveur de nos missionnaires. M. Lapierre se félicita de l’heureux début que lui avait réservé l’amiral. Il avait conservé sous ses ordres la corvette la Victorieuse, commandée par M. Rigault de Genouilly. Assuré du concours de cet officier distingué, qui, attaché depuis plus de trois ans à la station de l’Indo-Chine, en possédait toutes les traditions, le commandant de la Gloire ne douta point du prompt succès de ses démarches. Malheureusement les Cochinchinois étaient aussi mobiles dans leurs dispositions que les autres peuples de l’extrême Orient. Dans ces esprits pusillanimes et cauteleux, la crainte et la fureur ont tour à tour le dessus. Pour s’épargner de nouvelles réclamations, le roi Thieu-tri avait fait relâcher Mgr Lefebvre, et ce prélat avait déjà pris sur une jonque le chemin de Singapore. Il semblait qu’à l’arrivée de la Victorieuse, qui avait devancé la Gloire dans la baie de Tourane, le gouvernement annamite dût se montrer empressé de se faire un mérite auprès des officiers français de cet acte spontané de clémence. Les mandarins repoussèrent au contraire toute tentative de communication. M. Lapierre arriva sur ces entrefaites : il éprouvait les plus vives inquiétudes sur le sort de Mgr Lefebvre, qu’il savait sous le coup d’un arrêt de mort, et dont il cherchait en vain à obtenir quelques nouvelles. Cinq corvettes de guerre cochinchinoises, toute la marine militaire du royaume, étaient à l’ancre dans le fond de la baie et se disposaient à prendre la mer. Il fallut menacer les mandarins de s’opposer au départ de ces bâtimens pour obtenir qu’ils voulussent bien accepter une lettre et se charger de la faire parvenir à Hué-fou. Pour réponse, les conseillers du roi Thieu-tri préparèrent à nos officiers une infâme trahison. Quand on n’a point étudié de près le caractère de ces barbares, quand on n’a pas suivi les événemens de ces trois années de guerre pendant lesquelles les Chinois, sans cesse battus, furent sans cesse les agresseurs, on a peine à comprendre que le gouvernement annamite ait pu passer si subitement d’un excès de terreur à un excès d’audace ; mais ces corvettes mouillées dans la baie de Tourane avaient été construites sur des modèles européens et semblaient par leur masse supérieures à la Victorieuse : on avait entassé sur chacune d’elles un millier de soldats, on avait rassemblé en outre des jonques dans la rivière, on en avait appelé d’autres points de la côte, et toutes ces jonques étaient chargées de troupes. On se proposait, en un mot, d’attaquer deux navires avec une armée : comment n’eût-on pas cru au succès ?

La seule chose qu’on n’eût point prévue, c’était la promptitude du commandant Lapierre à prendre une détermination vigoureuse. Dès que ce brave officier eut reconnu les préparatifs hostiles dirigés contre la division française, il fit embosser la Gloire et la Victorieuse, et ordonna aux mandarins de faire rétrograder les jonques qui manœuvraient pour mettre nos bâtimens entre deux feux. Si ces jonques entraient dans la rade, il prendrait l’initiative des hostilités ; les jonques continuèrent à s’avancer, et le 15 avril 1847, à onze heures du matin, l’action s’engagea entre nos navires et les corvettes. Le feu des Cochinchinois était vif, mais mal dirigé ; les boulets français, au contraire, portaient tous. Bientôt les cinq corvettes étaient complètement réduites. Le peu de profondeur du mouillage avait forcé la Gloire de combattre à grande portée de canon ; la Victorieuse, petite corvette de 22 caronades, avait pu serrer l’ennemi de plus près. M. Lapierre voulut décerner à cette corvette l’honneur de la journée, et sut rendre un juste, hommage aux excellentes dispositions prises par M. de Genouilly. On s’empressa, dès que le combat fut terminé, de mettre à terre les blessés cochinchinois qui pouvaient être débarqués sans danger ; on conserva les autres à bord de la Gloire, où les soins les plus empressés leur furent prodigués. La division française n’avait plus rien à faire à Tourane ; elle s’était bornée à repousser une agression insensée. Sans chercher à pousser plus loin ses avantages, M. Lapierre s’empressa de revenir à Macao. L’impression produite en Cochinchine par cet acte de vigueur n’en fut pas moins salutaire. Partout on vantait le courage des Français pendant l’action, leur humanité après la victoire ; partout on blâmait ouvertement le roi Thieu-tri et l’on raillait sa folie[2]. Celui-ci cependant faisait élever de nouveaux forts à Tourane, construisait de nouveaux navires et lançait un édit de proscription contre les Français ; mais ces mesures étaient loin de le rassurer. Sur le faux avis qu’une division française était arrivée à Singapore, il tomba malade et mourut au bout de sept jours, le 4 novembre 1847. Son second fils lui succéda sous le nom de Tu-duc (postérité vertueuse), et, malgré quelques velléités de persécution qui signalèrent les premiers jours de son règne, les chrétiens recueillirent bientôt, sous ce prince plus éclairé que son père, les fruits du combat de Tourane.

M. Lapierre avait dignement rempli à Tourane la première des deux missions que lui avait léguées l’amiral Cécille ; la seconde, dont les côtes de la Corée étaient le but, présentait des difficultés de navigation toutes particulières. On n’a encore jusqu’à ce jour pu réunir sur l’hydrographie de la Corée que des données bien incomplètes. Les navires qui conduisirent lord Amherst à Pe-king en 1816, la frégate l’Alceste et le brick la Lyra, ont tracé de leur route à travers l’archipel un croquis rapide et vague ; le capitaine Basil Hall y avait joint la relation de ce voyage. Il indiquait comme un mouillage sûr la baie qui porte son nom ; c’est sur ce point que, le 9 août 1847, se dirigeaient la Gloire et la Victorieuse. La corvette était à un mille en avant, sondant et signalant le fond ; le vent du sud-ouest soufflait avec force, la mer était grosse ; les deux navires étaient emportés par un sillage rapide, bien qu’ils eussent deux ris pris aux huniers. Tout à coup les signaux et la manœuvre de la Victorieuse indiquent que la route est dangereuse à tenir. On veut serrer le vent, revenir sur ses pas, mais le courant contraire et la grosse mer repoussent la frégate et la corvette. Chaque bordée les enfonce davantage dans l’impasse où elles sont engagées ; elles s’échouent. C’était le moment de la haute mer et la veille de la nouvelle lune ; la mer baissa ce jour-là de dix-huit pieds, le lendemain de plus de vingt-et-un. La corvette demeura complètement à sec ; la frégate n’eut plus autour d’elle que quelques pieds d’eau. Aucun effort humain ne pouvait sauver ces deux navires, bientôt ouvert et brisés par la vague. Ce fut alors que l’on vit ce que peuvent le sang-froid et la sérénité des chefs. La division française était perdue ; la chance avait tourné contre elle : il fallait remettre à d’autres temps les regrets que ce désastre pouvait inspirer. Ce qui était urgent, c’était d’assurer le salut de plus de sept cents hommes, dont l’existence dépendait des mesures qu’allaient adopter les deux capitaines. On chercha d’abord un refuge sur une des îles voisines, sur l’île Ko-koun. On s’y établit sans difficulté avec les vivres et les armes qu’on avait sauvés du naufrage, et on s’occupa immédiatement de s’y retrancher. Bientôt des Coréens arrivèrent du continent ; ils furent étonnés de trouver les naufragés en si bon état de défense, et promirent d’apporter du riz, qu’on menaça d’aller chercher soi-même, si cette promesse n’était pas réalisée. On avait songé en effet à traverser le bras de mer qui sépare l’île Ko-koun de la terre ferme, et à gagner Pe-king, ou du moins un des ports du Leau-tong ; mais on voulut tenter d’abord une autre chance. Deux embarcations furent confiées à MM. Delapelin et Poidloue, lieutenans de vaisseau ; ces officiers partirent successivement pour Shang-haï dans des canots pontés à la hâte, emportant les vœux et l’espoir des deux équipages.

C’était une traversée de cent vingt lieues à accomplir dans des embarcations qui n’avaient jamais été destinées à affronter les périls d’une pareille navigation. Plus d’une fois les frêles esquifs furent sur le point d’être submergés ; ils atteignirent enfin le port. Le 5 septembre, quinze jours après le départ du premier canot, les naufragés entendirent des coups de canon qui signalaient l’approche de la division anglaise, accourue au secours des équipages français. Le brave capitaine Macqu’hae, dont notre marine ne saurait oublier le nom, avait réuni la frégate le Doedalus, les bricks l’Espiègle et le Childers, et, conduit sur le lieu du sinistre par MM. Delapelin et Poidloue, il venait offrir à nos compatriotes de les transporter en Chine. Le 12 septembre, les équipages de la Gloire et de la Victorieuse avaient évacué l’île Ko-koun, et les navires anglais reprenaient le chemin de Hong-kong.

Les exemples de cette réciprocité de dévouement abondent depuis quelques années dans l’histoire des deux marines, ils prouvent combien les vieilles haines nationales tendent à s’effacer ; mais ici l’empressement de l’escadre anglaise à secourir la nôtre avait une portée plus grande, une signification qui ne put échapper au gouvernement coréen. Les ministres qui avaient ordonné la mort des trois prêtres français y virent avec inquiétude les premiers symptômes de cette solidarité européenne qui ne pouvait manquer de se produire dans l’extrême orient et d’y placer sous une égide commune les intérêts de la civilisation. Les Anglais ne sont pas si uniquement préoccupés de leurs intérêts matériels qu’on le suppose ; ils nous envient très sincèrement le rôle qui nous est échu en Chine, et en partageraient volontiers l’honneur avec nous. Sans répudier cet utile concours, la France se doit cependant de ne pas laisser tomber en d’autres mains le patronage que lui a déféré d’une voix unanime la catholicité reconnaissante, et qui ne saurait être exercé avec une complète efficacité que par une puissance catholique. Heureusement, dans cette occasion même, la ferme contenance des marins français après leur malheur, cet appareil militaire qu’ils déployaient encore sur l’île où ils s’étaient réfugiés, ne contribuèrent pas moins que les prompts secours qu’ils reçurent de Shang-haï à inspirer plus de circonspection aux persécuteurs. Les autorités coréennes, qui montraient autrefois un acharnement sans exemple à poursuivre les missionnaires européens, se demandèrent ce qu’elles feraient de ces étrangers une fois qu’elles seraient parvenues à les saisir. Les mettre à mort ne semblait plus possible ; les jeter dans les prisons de Seoul, c’était appeler encore une fois les navires français sur les côtes de la presqu’île. La prudence, cette qualité instinctive des peuples de l’Orient, commandait donc aux Coréens de ne point s’engager à la légère dans ces poursuites dangereuses, et les conseils de la cour de Pe-king tendirent à les confirmer dans ces dispositions. La politique chu cabinet impérial était d’éviter autant que possible les réclamations de nos agens et de ne point donner prise à l’exercice de ce protectorat, dont chaque acte rappelait tristement une des faiblesses de la diplomatie chinoise[3]. En s’engageant à promulguer dans les provinces de l’empire les édits de tolérance, on n’avait cru faire aux sollicitations de notre ambassadeur qu’une concession sans importance. On s’aperçut bientôt que de toutes les concessions arrachées par l’influence étrangère, celle-ci était la plus grave et serait la moins facilement éludée.

Dans le Fo-kien, dans le Kiang-nan, dans le Che-kiang, partout où pouvait atteindre notre narine, les vice-rois s’étaient empressés de donner une grande publicité aux édits ; dans le Su-tchuen, dans le Yun-nan, dans le Hou-pé, dans le Kiang-si, on se flatta d’éviter la promulgation promise, et les chrétiens eurent à subir les violences et les avanies accoutumées. C’était méconnaître un engagement pris avec la France et appeler des protestations qui ne se firent pas attendre. M. l’amiral Cécille, M. Lefebvre de Bécourt, consul accrédité auprès du gouvernement chinois M. le commandant Lapierre, se chargèrent successivement de réclamer la complète et sincère exécution des décrets de l’empereur. Le gouvernement français s’occupa enfin d’assurer à cette salutaire vigilance une portée plus efficace encore, en confiant le soin de l’exercer à un agent revêtu d’un caractère essentiellement politique. Un nouveau poste diplomatique fut créé à Canton, et M. Forth-Rouen reçut, avec le titre de ministre de France, la mission d’aller recueillir et défendre l’héritage de M. de Lagrené. Au mois d’avril 1847, M. Forth-Rouen s’embarqua à Cherbourg sur la corvette la Bayonnaise, qui devait le transporter à Macao. À partir de ce moment, pour suivre les relations de la France avec la Chine dans la voie nouvelle ouverte aux deux pays par le traité de Wam-poa, nous n’aurons plus à consulter que nos propres souvenirs.

Pour attacher la France à la conservation de son influence morale en Chine, nous n’avons pas besoin d’évoquer des calculs positifs qui paraîtraient aujourd’hui prématurés : nous ne demandons point que le patronage des chrétiens chinois devienne dans nos mains un levier politique ; mais nous ne pouvons oublier, quand nous appelons l’attention de notre pays sur cette question un peu mise à l’écart, que le jour où l’unité du Céleste Empire viendrait à se dissoudre, le jour où l’Europe serait appelée à intervenir d’une façon plus directe, plus pressante dans les affaires de l’extrême Orient, la France serait la seule puissance européenne dont le nom pût être invoqué avec confiance par une partie de la population chinoise. Les intérêts commerciaux peuvent naître pour nous en Chine de la moindre modification apportée dans nos tarifs, du plus léger changement qui se produira sur les marchés de l’Asie : les intérêts politiques, sont déjà crées. L’Orient est plein de sourdes et mystérieuses rumeurs. Tout indique que cette vieille société est profondément remuée et tremble sur sa base. Il ne dépend point de la France de fermer ces vastes perspectives ; il est de son devoir de les envisager avec sang-froid et de méditer le rôle qu’elles lui réservent. Nous pouvons ne point presser de nos vœux ce moment d’inévitable expansion, nous pouvons ajourner nos désirs à des temps plus prospères ; mais si jamais, accomplissant la parole de l’Écriture, la race de Japhet vient s’asseoir sous la tente des races sémitiques, l’Europe doit s’y attendre la France doit l’espérer, les missions catholiques nous auront gardé notre place à ce nouveau foyer de richesse et de grandeur.


E. JURIEN DE LA GRAVIERE.

  1. Le taël vaut 7 fr. 50 cent.
  2. Voici, du reste sur cette affaire la version des Cochinchinois telle qu’on peut la lire dais un journal anglais imprimé à Singapore, le Straits-Times du 21 octobre 1848 : « Le commodore Lapierre avait reçu des mandarins l’ordre de prendre les provisions, le bois et l’eau qui lui étaient nécessaires, et de mettre sous voiles dans l’espace de trois jours. Sil s’y refusait, le roi ferait tirer sur les bâtimens français par ses navires et par ses forts. En effet, tout fut préparé pour l’attaque ; quatre jonques de guerre partirent de Hué-fou ; les forts se disposèrent à les soutenir. Le commodore prit ombrage de ces mesures, et jura qu’on ne le mettrait pas à la porte avec si peu de cérémonie. Le troisième jour, les navires du roi et les forts ouvrirent le feu sur les bâtimens français. Les forts avaient une artillerie trop faible et tiraient de trop loin. Le commodore répondit à l’instant, détruisî quatre navires et tua plus de douze cents hommes. »
  3. Une pièce très authentique, qui fut communiquée à M. le commandant Lapierre au mois de juin 1847, donnera une idée des sentimens qu’apportèrent les mandarins chinois dans les négociations ouvertes à Wam-poa entre le vice-roi Ki-ing et M. de Lagrené. Voici le texte traduit de cette circulaire confidentielle adressée par le vice-roi de Fo-kien aux officiers de cette province : « Nous avons reçu la dépêche de son excellence le vice-roi de Canton, Ki-ing, dans laquelle le vice-roi nous fait connaître que l’ambassadeur français, M. de Lagrené, revenu à Canton, accuse le gouvernement chinois d’avoir violé la convention qui vient d’être conclue avec la France. L’ambassadeur a été informé que les mandarins du Hou-pé et du Kiang-si continuaient à maltraiter les chrétiens malgré les édits de l’empereur : c’est pour cela que le vice-roi Ki-ing s’est rendu à Bocca-Tigris pour traiter de nouveau cette affaire de la religion chrétienne. — Il faut, dit-il, laisser les chrétiens libres d’adorer Dieu, d’honorer la croix, les images, d’élever des chapelles, de prêcher leur doctrine, de réciter des prières ; mais on ne permet pas aux missionnaires européens de pénétrer dans l’intérieur de l’empire. Telles sont les conditions du nouveau traité. — J’ai ouï dire que la France était le plus puissant royaume de l’Europe ; l’année passée, en effet, l’ambassadeur français se montra ici avec une flotte bien capable de résister à la flotte anglaise. Prenez donc garde de maltraiter les chrétiens… Les Français ne font pas très grand cas de leur commerce ; mais ils voudraient répandre la religion chrétienne dans le monde entier pour en acquérir de la gloire. Vous devez recommander à vos officiers inférieurs, aux soldats, aux satellites, de ne commettre aucun acte imprudent vis-à-vis des chrétiens, de peur d’irriter les Français et d’attirer de grands malheurs sur l’empire… Insensiblement nous en reviendrons à surveiller la perfidie des chrétiens. Vous devrez tenir cette lettre secrète, et si quittez le poste que vous occupez en ce moment, vous la remettrez en main propre à votre successeur en lui recommandant de ne la communiquer à personne et en lui faisant comprendre la nécessité d’exiger de ses subalternes les plus grands ménagemens envers les chrétiens. Sans ces précautions, on attirerait d’incalculables malheurs dans nos provinces maritimes. »