Le Buste voilé/Texte entier

19e Roman COMPLET 10 Centimes 19e Roman COMPLET


LE BUSTE VOILÉ
Roman d’Amour par R. RAGUEY


UN ROMAN COMPLET POUR L’ÉDITION POPULAIRE
10 CENTIMES 75, Boulevard Anspach, Bruxelles


Bientôt Pia et Pepina parurent à leur tour.


I


Carlo Rinaldi était un jeune sculpteur d’un très grand talent ; une étroite amitié nous liait. J’allais souvent le visiter dans son atelier de la rue de l’Ouest à Paris. Après une assez longue séparation, je le revis à Florence, où une affaire de cœur, à ce qu’il me laissa entendre, l’avait ramené. C’était vers les premiers jours de l’hiver, et j’allais partir pour les États-Romains où je devais passer ce que nous appelons en France la mauvaise saison. Je le quittai en lui promettant que, à mon retour à Paris, ma première visite serait pour lui.

Fidèle à cette promesse, je me présentai le 1er  mai à son atelier. Quand il me vit, il s’élança vers moi et m’embrassa avec une effusion de tendresse qui me toucha profondément. C’était la première fois qu’il me témoignait son affection d’une façon aussi vive. Bientôt il me questionna sur mon voyage, et prit un véritable plaisir à m’entendre parler avec enthousiasme de tout ce que j’avais vu de grand et de beau dans la capitale du monde chrétien.

— Ah ! me dit-il, avec une expression de profond regret, plus heureux que moi, qui suis pourtant italien, vous avez visité Rome !

— Si le bonheur vous a manqué, il vous en reste bien d’autres.

— Ah ! mon ami, il n’y a plus de bonheur pour moi ; il s’est envolé à tout jamais. Ce n’est pas pour longtemps que Dieu envoie ses anges sur la terre.

— Que voulez-vous dire, cher Carlo ? demandai-je avec une véritable anxiété.

— Rien… rien… Mais regardez-moi, et vous comprendrez, peut-être.

Je le fixai et je m’aperçus alors que ses cheveux avaient presque blanchi. — Il n’avait pas plus de vingt-cinq à vingt-six ans. — Ses yeux fatigués, enfoncés dans leurs orbites, laissèrent tomber sur moi un regard si triste que je me sentis ému jusqu’aux larmes, et je lui dis : Quel que soit votre malheur, je vous plains.

Il me serra convulsivement la main, et ne prononça que ces mots : Merci ! merci ! mon ami.

Après un moment de silence, il me demanda : Travaillez-vous toujours ?

— Oui, répondis-je, toujours un peu ; mais sans espérer grand’chose de mes efforts. Plus je vais, plus il me semble que l’art est un arbre immense dont les fruits d’or sont placés trop loin de ma portée pour que je puisse les atteindre. Et vous, mon cher Rinaldi, que faites-vous maintenant ?

— Je travaille à ma dernière œuvre. Elle seule me rattache à la vie ; en elle passeront ma force et mon âme d’artiste, je l’espère ; mais elle finie, tout sera bien fini !

J’essayai de réconforter son âme, et quand j’eus cessé de parler, il me dit en secouant tristement la tête :

— Le mal dont je souffre est incurable. Je sens que tous les ressorts en moi sont brisés. Je ne demande plus à Dieu qu’une chose, c’est de m’accorder la force nécessaire pour achever mon œuvre.

— Aurai-je le plaisir de la voir ?

— Oui, revenez dans quinze jours. J’espère qu’elle sera telle que je la veux. Enlevant alors le voile qui l’a cachée à tous les yeux, je vous montrerai l’image de celle qui m’a tant aimé, et je vous raconterai son histoire.

Dans la matinée du quinzième jour j’arrivai à la porte de l’atelier de Carlo. J’étais si pressé d’entrer que, voyant la clef en dehors, j’ouvris sans frapper, mais je m’arrêtai cloué sur le seuil. Carlo, dans un élan d’admiration, d’enthousiasme et d’amour, était monté sur l’escabeau qui était devant lui ; et entourant un buste de ses bras, il disait presque en délire : « cara mia, tu vici, tu vici ! » Ma bien-aimée tu vis, oui, tu vis ! Et ses lèvres baisaient ardemment le marbre. Puis tout à coup replaçant le voile sur son œuvre, il reculait en criant d’une voix déchirante : « E pure sei morta ! » Et cependant tu es morte ! Il allait s’affaisser sur lui-même quand je le reçus dans mes bras. À ce contact il se redressa, poussa un cri terrible, et s’apprêtait à repousser violemment le téméraire qui s’était introduit chez lui en un pareil moment. En me reconnaissant, il se calma, et deux grosses larmes vinrent mouiller ses paupières. Je l’attirai doucement vers un canapé.

— Comme vous devez me trouver ridicule ! me dit-il, un instant après.

— Moi, vous trouver ridicule ! Je vous admire, je vous envie ! Il est beau, il est grand l’art qui peut inspirer de pareils transports.

— Oui, vous comprenez cela, vous : l’artiste, qui, après une longue et parfois bien laborieuse gestation de l’idée, la voit enfin prendre la forme matérielle rêvée, ressemble un peu à la mère, qui voyant son nouveau-né, oublie le mal qu’il lui a causé, et l’embrasse avec d’autant plus de bonheur qu’il lui représente plus fidèlement les traits de celui qu’elle aime. J’ai été dans cette situation quand j’ai pu contempler enfin cet enfant de mon cœur et de mes souvenirs. Pia vit tout entière dans ce marbre qui sera l’impérissable monument de mon amour et de mon expiation. Comme Raphaël Sanzio j’ai eu ma Fornarina, une Fornarina au moins aussi belle, et certainement plus pure que la sienne.

— Elle s’appelle Pia ?

— Oui, Pia Toscanelli. Je vous ai promis son histoire : écoutez-la.

— Je suis tout oreilles.

Carlo Rinaldi, après s’être recueilli un instant, commença ainsi son récit :


II


J’avais vingt ans quand mon père, dont j’étais l’unique enfant, et qui, malgré cela, voulait me faire entrer dans les ordres, mourut. La petite fortune qu’il me laissait en héritage me créait une indépendance relative, et me permettait de suivre une carrière selon mes goûts. J’avais appris le dessin et la peinture sous un maître des plus habiles ; mais la sculpture, que je pratiquais dès mon jeune âge, était mon art favori. Résolu à m’y livrer exclusivement, je louai un atelier à Prato. La maison dont il faisait partie était bâtie en équerre, et formait l’angle de deux rues. Elle avait son entrée sur la façade la plus longue. Après avoir franchi la porte cochère et la voûte, on arrivait dans une vaste cour, suivie d’un immense jardin. À gauche de la cour, au rez-de-chaussée et touchant au jardin, se trouvait l’atelier. Trois pièces au-dessus de l’atelier formaient mon appartement. Dès les premiers jours, décidé à ne pas perdre mon temps en allées et venues, j’avais pris une bonne vieille femme pour domestique. Elle préparait mes repas, et tenait en ordre la maison, y compris l’atelier. On l’appelait la « Gazza », la Pie, sans doute par antiphrase ; car elle ne parlait presque jamais.

À peine étais-je installé depuis deux mois, que je vis les voyageurs étrangers, surtout les Anglais, affluer dans mon atelier. J’eus le bonheur de vendre un très bon prix des bustes et des statuettes qui étaient mes premiers essais. Peu à peu des commandes assez importantes me furent faites. Je travaillais avec ardeur, et ne prenais d’autre distraction que celle de la promenade. Encore lorsque je sortais, j’étais tellement absorbé par la pensée de mon travail, que je ne faisais aucune attention aux objets environnants. Le plus souvent je prenais à droite de la maison, et tournant à l’angle, je gagnais la campagne. Il paraît que cette vie casanière que je menais, et cette habitude d’aller toujours seul m’avait valu de la part de mes voisins se surnom d’ « el Solitario ». C’est du moins ce que me dit un jour la Gazza. Je lui répondis que je ne m’inquiétais pas de mes voisins, et que je me souciais peu de savoir ce qu’ils disaient ou pensaient de moi. C’en fut assez, et elle ne m’en parla plus.

Un dimanche, que je n’oublierai jamais, j’allais sortir de l’église, et j’arrivais près du bénitier lorsque je vis une main tendue de mon côté et m’offrant l’eau sainte. Je la pris presque machinalement du bout du doigt. À l’instant même, celle dont je venais d’effleurer la main, et qui avait le visage tourné vers l’autel, fit un mouvement de mon côté comme pour chercher la personne à qui elle avait cru présenter l’eau bénite. Au salut que je faisais pour la remercier elle reconnut son erreur, et une modeste rougeur colora tous ses traits. Aussitôt elle se rapprocha de la personne qui l’accompagnait, et elle sortit avec elle.

Je n’avais fait que l’entrevoir ; mais elle m’avait paru d’une incomparable beauté ; ce que j’avais remarqué, c’était l’ineffable douceur de son regard, la modestie, l’innocence et la pureté qui rayonnaient autour d’elle. Je la suivis attiré par un charme étrange.

Quand je fus à quelques pas, je la vis s’arrêter, puis entrer avec sa compagne dans la boutique d’un boulanger qui faisait presque face à la porte cochère de ma maison. J’eus un instant la pensée de rester sur le seuil et d’attendre sa sortie pour mieux la voir ; mais un sentiment de discrétion m’en empêcha, et je regagnai mon atelier. Le soir, après mon dîner, je fus me placer sur le devant de la porte. Jugez de ma surprise lorsqu’un instant après, j’aperçus la belle jeune fille venir s’asseoir en dehors de la boutique, suivie de la même personne que j’avais vue le matin et d’un homme d’une quarantaine d’années, tenant par la main un enfant de quatre à cinq ans. Je ne pouvais pas m’y tromper : les deux femmes étaient en cheveux ; elles étaient chez elles. La plus âgée était l’épouse du boulanger ; l’autre, qui lui ressemblait beaucoup, devait être sa fille, et le petit garçon son fils. Je me trompais en partie : les deux femmes étaient sœurs.

En revoyant Pia, j’eus un éblouissement ; mon cœur battit avec force. Peu à peu mes yeux enchantés, et comme s’habituant à la rayonnante splendeur de cette angélique beauté, purent en détailler les traits. Pia, comme toutes les jeunes filles appartenant à des familles de bourgeois et de riches artisans, était vêtue à la française. Elle portait une robe de rége grise formant tunique sur une jupe de soie rose. Sur son corsage blanc, qui dessinait admirablement les formes harmonieuses de sa poitrine et de ses épaules, était jeté un fichu de dentelle, croisé par devant, et négligemment noué par derrière. Haute de stature, elle avait le port d’une reine, dont la grâce et la bonté auraient tempéré la majesté. Mais c’était surtout son visage qu’on était forcé d’admirer. Figurez-vous, mon ami, tout ce que vous avez pu voir de plus beau, de plus correct et de plus pur dans les linéaments de filles du Transtévère et donnez à cette tête la chevelure luxuriante, ondoyante et soyeuse, le teint blanc, doux et fleuri d’une jeune fille du Nord.

— Mais c’était une merveille que votre Pia !

— Oui, au physique et au moral. Jamais enveloppe mortelle n’avait caché plus belle âme. La bonté qui s’en échappait par ses beaux yeux, en rayons ardents, vous pénétrait d’un sentiment de bien-être ineffable, et vous faisait rêver les vagues et pures félicités du ciel sur la terre. J’étais depuis quelques instants dans une véritable contemplation extatique, lorsque je crus m’apercevoir que ma présence et mes regards imposaient une espèce de gêne à toute la famille. Le petit garçon surtout, qui m’examinait avec une attention inquiète particulière aux enfants qui voient un étranger pour la première fois, était décontenancé, et semblait ne pas oser commencer les jeux auxquels il était habitué. Alors je rentrai sous la voûte, et me mis à aller de la porte au fond de la cour. En me retournant, je le vis gambader et folâtrer autour de la jeune fille, il cherchait par ses agaceries à l’exciter à courir après lui. Il y eut un moment où cédant à ses provocations enfantines, Pia s’élança à sa poursuite. Nino, c’est ainsi qu’on appelait le petit garçon, désireux de lui échapper, courait en jetant des cris étranges. Ce jeu durait depuis quelque temps, quand je vins me replacer sur le seuil. Nino, pris et repris, fit une dernière provocation ; mais cette fois, il courut si malheureusement qu’il trébucha et serait venu se briser le front contre le mur, si je n’avais été là pour le saisir et l’arrêter dans sa chute.

Toute la famille poussa un cri d’effroi ; mais l’enfant n’avait aucun mal. Je l’embrassai. Sa tante Pia le prit dans mes bras en me remerciant d’une voix toute tremblante d’émotion, et l’emporta vivement. Le père et la mère me firent, à leur tour, leurs remercîments par un signe de tête tout amical.

Depuis ce jour je ne fus plus un étranger pour eux.

Le lendemain Nino vint jouer dans la cour. La porte de mon atelier était ouverte. Je l’aperçus, et je lui dis : bonjour, Nino ; il me regarda sans me répondre : je lui fis alors signe de s’approcher. Il fit quelques pas, s’arrêta et puis s’enfuit à toutes jambes. Le jour suivant, il revint, et sans que je l’eusse aperçu, il s’avança jusqu’à la porte. Lorsque je tournai la tête, il était occupé à regarder attentivement les différents objets qui étaient dans mon atelier. Je m’approchai de lui, et je caressai sa jolie tête brune. Je lui adressai plusieurs questions auxquelles il ne répondit que par des mouvements de tête. Étonné de son silence, je mis tout en usage pour le faire parler ; mais ce fut en vain. Bientôt il s’éloigna ; puis après avoir fait quelques pas, il se retourna pour me regarder ; devinant alors sans doute dans mes yeux le sentiment de tendre sympathie qui m’animait, il s’élança vers moi et se jeta dans mes bras pour m’embrasser. Je laissai partir l’étrange petite créature, et je restai tout songeur.

Il fut trois jours sans reparaître. J’étais inquiet de son absence ; à chaque instant je jetais un coup d’œil au dehors dans l’espérance de le revoir. Enfin le quatrième jour, je l’aperçus à l’extrémité de la voûte. J’en fus si heureux que je courus le prendre par la main, et je le fis entrer. Je l’accablai de caresses, les entremêlant de reproches sur le long temps de son absence. Voyant qu’il ne me répondait pas plus que les jours précédents, je lui dis avec une certaine impatience : Tu n’as donc pas de langue ? Il me sourit et pour me prouver que je me trompais, il me montra sa langue dans toute sa longueur. — Parle-moi donc alors, petit entêté, lui dis-je avec vivacité.

L’enfant fit un mouvement d’épaules et roula ses yeux d’une façon tout étrange. Je crus qu’il voulait me dire : je ne demanderais pas mieux, mais je ne le puis, ou je ne le dois pas. Je m’imaginai que les parents, craignant sa loquacité, lui avaient recommandé d’être bien sage et de ne pas bavarder. Je le laissai à lui seul, espérant que, au moment où je m’y attendrais le moins, je l’entendrais me parler et m’interroger. Il resta dans mon atelier au moins l’espace d’une heure, examinant tout, touchant à tout, et voulant se servir comme moi des outils qu’il me voyait employer. Il paraissait si heureux que je le laissai satisfaire toutes ses fantaisies.

À un moment, je débarrassai une maquette des linges qui l’enveloppaient, pour entretenir l’humidité dont elle avait besoin. À cette vue Nino poussa un petit cri, et me montrant du doigt la figure en terre, il porta sa main à ses joues en les caressant, et chercha à me faire comprendre, par sa mimique, qu’elle était bien jolie ! Mon Dieu, m’écriai-je alors, ce pauvre enfant est sans doute muet !

Presque au même instant, j’entendis une voix de femme crier : Nino ! Nino ! Je regardai dans la cour, et je vis la belle Pia. En l’apercevant à son tour, Nino battit des mains avec joie, et fit signe à sa tante de venir. Celle-ci, d’une voix qu’elle essayait de rendre sévère, lui intima l’ordre d’obéir. Mais le petit récalcitrant ne bougeait pas, et renouvelait ses appels à la jeune fille. Pia fut obligée de céder, et le prenant par la main sans franchir le seuil, elle me dit :

— Je suis bien confuse à la pensée que ce petit turbulent vient ainsi vous troubler au milieu de vos occupations. Mais nous ne pouvons pas le retenir.

— Loin de me troubler, sa présence m’est infiniment agréable, croyez-le bien.

— Vous êtes d’une grande indulgence.

— Dans tous les cas, ce ne serait pas son babil qui me troublerait ; car je n’ai pu obtenir une seule parole de lui.

— Pauvre enfant ! ajouta tristement Pia, il est muet depuis un an, à la suite de convulsions qui ont failli nous l’enlever.

— Mais tout espoir de guérison n’est pas perdu ?

— Les médecins l’assurent.

— Tant mieux, et je fais des vœux pour qu’ils ne se trompent point.

— Je vous remercie pour lui, pour ses parents et pour moi ; car je l’aime bien.

— Cela me le fait aimer encore davantage, répondis-je sans trop avoir conscience, dans le moment, de la portée de mes paroles.

— Vous l’avez sauvé naguère d’un grand danger. Nous vous en sommes tous bien reconnaissants. Allons, Nino, dis au revoir à monsieur, qui est si bon pour toi.

L’enfant qui entendait et comprenait tout ce qu’on disait, porta sa petite main à ses lèvres et m’envoya un baiser. Je le lui rendis, puis regardant Pia, je la saluai courtoisement. Je la vis s’éloigner et je sentis que mon cœur s’envolait avec elle.

Resté seul, je voulus me remettre au travail ; mais je ne le pus. Soit bien-être ou malaise, chose que je n’aurais su définir en ce moment, je ne pouvais rester en place. J’étouffais dans mon atelier ; je sentais que j’avais besoin du grand air. Aussi, peu après, je sortis et je gagnai la campagne. Je me promenai jusqu’au soir, assailli par mille pensées que je caressais et repoussais tour à tour. La jeunesse et le besoin d’aimer qui est au fond du cœur de tout homme de vingt ans, ouvraient à mes regards avides les plus séduisantes perspectives. La fantaisie m’entraînait en des rêves qui charmaient mes sens et mon orgueil. Puis la raison dont j’avais résolu de faire mon guide, et que j’appelais à mon aide, me faisait voir bientôt, — du moins je le croyais, — que tout cela n’était qu’un mirage trompeur. Je rentrai beaucoup moins apaisé que je ne l’avais espéré. La Gazza s’aperçut de l’espèce de trouble qui m’agitait, elle me demanda timidement :

— « Cos’ hà vostra Signoria ? »

— « Niente affatto ! » lui répondis-je. Mais je mentais : j’avais l’amour dans le cœur, et cependant je souffrais. Pourquoi ? J’avais peut-être déjà le pressentiment de mes douleurs à venir.

Mon cher petit muet n’était pas un jour sans venir me voir, et chaque fois il m’apportait l’espérance que je pourrais échanger quelques mots avec la belle et déjà chère Pia. Souvent on ne venait pas le chercher ; il s’en allait seul, et j’étais triste pour tout le reste de la journée.

Enfin, Nino devint le trait d’union entre sa famille et moi. Je ne pouvais plus me contenter des rapides apparitions de Pia dans ma cour et des quelques mots que nous échangions. Dans les derniers jours, la pauvre enfant craignant de laisser trop tôt deviner le tendre sentiment qui l’occupait, se faisait accompagner, pour venir chercher Nino, d’une jeune fille sa parente et son amie, qui était venue passer quelque temps avec elle. Aussi ce fut avec une joie profonde que je me vis admis dans l’intérieur de sa famille.

Enfin je pouvais la voir à mon aise, lui parler même quelquefois sans témoins. J’admirais sa beauté presque surhumaine, je la voyais rougir sous mon regard enchanté, et sans lui avoir jamais dit : Je vous aime, je sentais que nos cœurs s’entendaient. Je lui parlais de mon art, et elle semblait heureuse de l’enthousiasme de mes paroles. Un jour pourtant où je lui laissai voir l’ambition que j’avais de voir mes œuvres couronnées à Paris, elle pâlit tout à coup comme si elle était prise d’un mal soudain.

— Qu’avez-vous ? lui demandai-je avec inquiétude.

— Moi ? mais rien, me répondit-elle, je n’ai rien, je vous écoute.

Elle me regarda profondément et essaya de sourire, mais ses lèvres tremblaient, agitées par un mouvement nerveux.

— Ai-je pu, sans le vouloir, dire quelque chose de désagréable ?

— Oh ! pas le moins du monde. Quel est donc ce charme magique de Paris qui semble attirer tous les artistes ?

— C’est que là seulement le talent du poëte, du peintre, du sculpteur, reçoit sa suprême et véritable consécration. Du jour au lendemain, le génie obscur se trouve mis en lumière. Son nom est porté aux extrémités de la terre et resplendit sous les rayons de la gloire.

— La gloire est-elle donc si nécessaire au bonheur ?

— Pour beaucoup d’artistes, c’est le bonheur lui-même.

— Ah ! vraiment ? Et pour vous aussi sans doute ?

— Non pas tout le bonheur, mais une des conditions peut-être.

— C’est étrange, comme les hommes et les femmes diffèrent de but dans la recherche du bonheur.

— Mais, à votre avis, quel est donc le but que poursuit la femme ?

— Celui qui semble être tracé par la nature même : l’amour et les joies de la famille qui le suivent.

Vous voyez que cet enfant de dix-sept ans ne se trompait pas dans sa logique. J’avoue que ces paroles éclairèrent ma situation d’un jour tout nouveau, et que j’eus presque peur.

L’arrivée de la sœur de Pia mit fin à notre conversation.


III


Semblable à un insouciant promeneur qui suit un sentier, dont les bords fleuris enchantent son regard et sollicitent ses pas, et qui s’aperçoit bientôt qu’il s’est peut-être trop avancé sur un terrain inconnu, je sentis que je m’étais laissé trop facilement aller au courant de mes jeunes aspirations, et je résolus de m’arrêter. Prends garde, me disais-je, l’amour est là, il est près de toi et te guette, l’amour qui pour les uns, est le stimulant des belles et grandes choses ; et pour les autres, l’appât où viennent mordre les passions mauvaises, le leurre où viennent se tromper les plus fiers et les plus sûrs esprits. Tu ne veux pas, tu ne peux pas te marier encore, mais le voudrais-tu, ce n’est pas là que tu dois faire ton choix. Laisse donc cette jeune fille qui ne sera pas ta femme ; ne trouble pas le repos de son âme ; laisse-la dans la sphère, qui lui est propre attendre, sans que sa virginale candeur ait à rougir ou à souffrir, l’heure qui lui amènera un époux. Et puis la vanité s’en mêlant, je me demandais sottement, bêtement, ce qu’on dirait quand on apprendrait dans le pays que Carlo Rinaldi, l’artiste, avait pris pour femme une « fornarina », une boulangère ! Stupide orgueil ! Qu’étais-je donc moi-même ? Étais-je issu de la famille de Jupiter ? Comptais-je donc parmi mes ancêtres des princes, des ducs, des marquis, des comtes, des barons, pour craindre ainsi de faire une mésalliance ? N’étais-je pas le fils d’un simple fabricant de faïence ? Et son père, ne valait-il pas le mien ?

Plein de ces idées, dont quelques-unes avaient au moins le mérite d’une franche honnêteté, je fis d’abord des visites moins fréquentes. Peu à peu elles devinrent assez rares ; on m’en fit de tendres reproches ; je prétextai la nécessité de presser l’exécution de mes travaux.

Nino continuait toujours à me visiter. Le cher enfant s’était pris à m’aimer passionnément. Je lui faisais mille tendres caresses, et il me semblait parfois que j’indemnisais ainsi Pia de la peine que devait lui faire éprouver mon absence. Quand il restait trop longtemps, Pia venait l’appeler dans la cour, et chaque fois que j’entendais sa voix, je tressaillais malgré moi. J’ouvrais la porte et je la saluais, et nous échangions quelques paroles banales. Rarement elle se rapprochait assez pour qu’il fût possible de leur donner une autre tournure. Je sentais que la pauvre fille luttait au moins autant que moi contre l’attrait du sentiment qui nous remplissait tous deux en nous faisant souffrir. Au bout de quelque temps, je remarquai dans toute sa personne une espèce d’alanguissement, sur ses traits une teinte morbide de mélancolie. Son teint commençait à n’avoir plus que les reflets de la rose épanouie sur une tige dont un ver a déjà mordu la racine. Mon cœur se serra, et j’eus pitié de la pauvre fleur. Je sentis en moi des élans de compassion et de passion ; je fus sur le point de lui crier : Oh ! ne souffre plus, ma belle Pia, je t’aime, je t’aime ! Mais ce que j’appelais ma raison, fit taire tous ces nobles mouvements de mon âme. Et j’avais vingt ans ! Ah ! quels beaux fruits a portés ma raison !

Sur ces entrefaites, un riche Américain du nom de John Palmer, ayant des travaux d’art à faire exécuter dans sa villa qui était aux environs de Montepulciano, vint me trouver et me les proposa, à la condition que je consentirais à m’installer chez lui jusqu’à leur entier achèvement. Comme c’était une bonne affaire au point de vue de mes intérêts artistiques et matériels, j’acceptai. Et puis, dois-je le confesser ? c’était un moyen pour moi de m’éloigner pour assez longtemps de Pia. J’espérais que je cesserais de penser à elle, du moins de manière à en souffrir, et qu’elle-même finirait par oublier, ou du moins qu’elle ne verrait plus que comme une ombre vague, indécise, se perdant dans le lointain, le rêve à peine commencé de notre amour.

Je me demande souvent par quelle loi bizarre de la destinée l’homme se trouve condamné à se mouvoir toujours dans un milieu d’oppositions et de contradictions. Je venais d’accepter une proposition comme un bien, comme une espèce de salut, et aussitôt après le fait accompli, j’aurais voulu qu’il n’eût pas eu lieu. Je devais partir, et l’idée de mon départ me mettait hors de moi. Il me semblait qu’il était de mon devoir d’aller dire adieu à la famille Falghieri, et cependant je résistais ; je ne voulais pas revoir Pia, et pourtant je sentais qu’il m’eût été bien doux d’entendre encore le son de sa voix, et de me trouver sous le regard de ses beaux yeux. J’en étais arrivé à lutter contre le bonheur, comme d’autres luttent contre le malheur. Enfin j’eus le triste courage de m’éloigner sans faire une visite, sans embrasser mon cher petit muet. Pauvre enfant ! devais-je donc l’envelopper dans cette espèce de proscription de toute sa famille ?


IV


J’étais installé depuis quelques jours dans l’atelier que M. Palmer avait mis à ma disposition dans une partie des dépendances de la villa, et je travaillas avec ardeur, lorsque, une après-midi vers cinq heures, je vis entrer, accompagnée d’un jeune homme de vingt-cinq ans environ, une jeune fille qui paraissait en avoir de dix-huit à vingt. Aux traits du gentleman je reconnus sans peine le fils de M. Palmer dont la prochaine arrivée ainsi que celle de sa sœur avait été annoncée. Il était grand, et d’une apparence robuste comme son père. Il portait les cheveux courts et la barbe longue. Cheveux et barbe étaient d’un blond tirant sur le roux. Il était roide comme un chevalier du moyen âge sous son armure de fer, et semblait porter le poids d’un immense ennui. Quant à la jeune fille, aucun des traits de son visage ne rappelait ceux de son père. Presque petite, mais souple et souverainement gracieuse dans tous les mouvements de son corps, elle avait une tête pleine de mobilité et de grâce mutine. Ses cheveux châtains d’une nuance charmante étaient partagés sur le milieu de la tête, et retombaient tressés en deux nattes épaisses jusque bien au-dessous de la ceinture. Sous son front intelligent, ses grands yeux bruns lançaient des éclairs de malice, et ne semblaient pourtant pas dépourvus de douceur. Elle avait un « nez à la Roxelane », et sa bouche s’entr’ouvrait aux plus délicieux sourires. L’ensemble de sa physionomie annonçait les riantes pensées, les gais propos, les audacieuses entreprises. Enfin on voyait que miss Palmer était une de ces natures qui se livrent tout entières au bonheur de vivre, et qui ont besoin d’épancher au dehors le trop-plein de leur âme.

Ils arrivaient tous deux de Paris, où ils avaient fait un séjour de quelques mois. Ils avaient la prétention de parler le français et l’italien, mais ils l’écorchaient de manière à faire pousser des cris de douleur à des Auvergnats et à des Lucquois. Cependant miss Margaret Palmer donnait à certains mots italiens des inflexions si inattendues et si bizarres qu’on ne pouvait s’empêcher d’en sourire, et d’y trouver parfois une saveur et un piquant qui n’étaient pas sans charmes.

Cette première visite ne dura pas longtemps ; mais elle suffit pour me donner la preuve que miss Margaret avait un esprit très cultivé et qu’elle possédait sur l’art en général des notions que bien des artistes de profession auraient pu envier. Elles me fit des remarques fort judicieuses, et se permit même de me donner quelques conseils. Ils étaient excellents, et j’eus la franchise de le lui avouer, ce qui flatta beaucoup son amour-propre, et me valut immédiatement ses sympathies.

Autant le désir exprimé par la jeune fille d’avoir son buste m’avait flatté, autant l’indifférence du jeune frère me froissait. Mais je ne laissai percer ni l’un ni l’autre de ces sentiments. Je n’étais pas fâché, d’ailleurs, qu’ils ignorassent que je savais assez d’anglais pour pouvoir les comprendre.

Bientôt miss Margaret devint une visiteuse assidue de mon atelier. Son frère venait quelquefois avec elle ; mais le plus souvent elle était seule ; ce qui n’a rien de surprenant pour ceux qui connaissent de quelle liberté jouissent les jeunes filles anglaises et américaines. Elle abordait, à l’occasion, et sans que rien vint altérer l’étonnante sérénité de son front, des questions qui auraient effarouché la plupart des jeunes Françaises de sa condition et de son âge. Elle parlait indifféremment de philosophie et de religion, d’art et de littérature, d’amour et de mariage. Sur ces deux derniers points elle avait des idées si nettes et si précises, que j’en ressentais parfois comme des épouvantements. En la voyant rire et plaisanter si légèrement des choses du cœur, je doutais qu’elle pût être susceptible de ces sentiments de tendresse qui sont le fond de la nature des femmes, et qui nous les rendent si chères. Elle m’apparaissait alors comme un petit monstre en qui le sens de l’amour manquait, et je me sentais pris pour elle d’une soudaine horreur.

Un jour où ses railleries à propos de l’amour m’avaient presque exaspéré, je lui dis sans ménagement et sans prudence :

— Je plains l’homme qui, attiré par les charmes de votre personne, viendra heurter à la porte de votre cœur.

— Et pourquoi cela ?

— Parce que… Je balbutiai ; je n’osai pas achever.

— Parce qu’il est de marbre, ou peut-être même que je n’en ai pas. C’est cela, n’est-il pas vrai ? Ayez le courage d’achever.

— Non, Miss. Je n’ai pas voulu dire cela.

— Mais quoi donc ? Parlez, je le veux. Pourquoi le plaignez-vous ?

— Eh bien ! je le plains, parce qu’il souffrira.

Elle partit d’un bruyant éclat de rire. Je restai confondu.

— Je suis sûre que vous aimez, signor Rinaldi, reprit-elle un instant après, d’un ton de componction souverainement moqueuse.

— Oui, je n’ai pas honte de l’avouer ; mais celle que j’aime…

— A, sans aucun doute, toutes les tendresses du cœur, le seul mot d’amour la fait rougir, elle tremble à votre seule approche. Ce n’est pas vous qu’on doit plaindre.

— J’ignore si je suis à plaindre ou à envier ; ce que je sais, c’est que si je lui portais jamais mes vœux, je n’aurais pas la douleur de la voir rire d’un sentiment qui doit faire la joie et l’orgueil de la femme.

— Oh ! ceci me paraît tant soit peu prétentieux de la part des hommes.

— Eh quoi ! l’amour n’est-il pas le but suprême de la femme ? et ne doit-elle pas se sentir heureuse et fière d’avoir su mériter les hommages d’un homme, d’avoir conquis ses affections, son amour ?

— À mon sens, la femme a le droit autant que l’homme d’exiger ces sentiments dans celui qu’elle a su remarquer et à qui elle a daigné le faire comprendre.

— Je vous l’accorde.

— C’est heureux. Allons, je vois que vous n’aimez pas qu’on rie des choses sérieuses. Je tâcherai de me corriger de ce vilain défaut. Êtes-vous content ?

— Miss, je suis confus de la vivacité de mes paroles. Excusez-moi.

Quand elle se fut éloignée, ma pensée s’envola vers ma chère Pia, que rien ne pouvait me faire oublier, et en la comparant à miss Margaret, je me sentais l’aimer davantage ; je me reprochais de l’avoir quittée sans lui rien dire, et je me promettais d’aller prochainement la revoir. Vous voyez que tous mes beaux projets s’étaient évanouis. Je l’aimais plus que je ne l’avais cru.

Depuis notre petite altercation, miss Margaret n’était plus la même femme. Son caractère perdait peu à peu de sa brusquerie, et je n’y remarquais plus de ces aspérités qui me choquaient. Il y avait des intonations caressantes dans sa voix ; ses yeux, quand elle me regardait, avaient quelque chose d’humide et de voilé qui m’étonnait. Tout son corps avait des mouvements moelleux et câlins qui la faisaient ressembler à une chatte qu’on a grondée et qui voulant se faire pardonner se met à jouer avec son maître en dissimulant ses griffes. Quand je m’aperçus de ce manège, je ne pus m’empêcher d’éprouver un sentiment de satisfaction vaniteuse. Mais bientôt après je me sentis mal à l’aise. Sa perspicacité de femme ne lui permit pas de se tromper sur la cause de mon trouble, et elle continua de m’envelopper comme dans un réseau de séductions d’autant plus dangereuses qu’elles étaient plus inattendues.

Tout ce que l’art de la « flirtation » peut fournir à une femme de ressources, elle l’employa, et je fus un jour sur le point de succomber aux enchantements de cette Circé. La tête perdue, les sens en délire, j’allais me jeter à ses pieds. Tout à coup je crus voir ma belle et douce Pia se placer entre elle et moi. Son nom vint comme un cri de remords sur mes lèvres. Miss Margaret, qui posait en ce moment pour son buste, quitta sa place, froide et dédaigneuse, en me disant :

— Vous n’êtes pas en bonnes dispositions pour travailler aujourd’hui monsieur.

— C’est vrai, me contentai-je de lui répondre.

— Demain, je vous donnerai une séance, voulez-vous ?

— Je serai à vos ordres, mademoiselle.

Elle sortit de l’atelier. Je fus quelques minutes à me remettre. J’avais beau me dire que je ne l’aimerais jamais, et me rappeler l’image de Pia, je sentais que cette jeune fille troublait ma raison. Je résolus de demander l’autorisation à M. Palmer d’aller passer quelques jours à Prato. Mais je voulais terminer auparavant le modèle du buste de miss Margaret. Dès le lendemain je me remis à l’œuvre, et au bout d’une semaine le plâtre était moulé. Je pouvais partir. M. Palmer m’accorda une quinzaine. Au moment du départ sir Edwards voulut m’accompagner. Je ne pouvais m’y opposer ; et nous nous mimes en route. Mon compagnon de voyage s’arrêta à Florence et me dit qu’il viendrait me rejoindre à Prato.

Me sentant débarrassé de sa présence, qui pouvait m’être fort incommode, j’arrivai à Prato le cœur palpitant des plus douces émotions. Comme j’allais me dédommager de ce que j’avais souffert pendant cette longue absence ! Et Pia, de quels yeux allait-elle me revoir ? J’espérais, je tremblais.


V


Comme j’entrais chez moi, le petit Nino, qui jouait devant la boutique de son père, m’aperçut, et courut à moi en poussant des cris de joie. Je l’embrassai, et il me suivit dans mon appartement. La Gazza me dit qu’elle l’avait vu souvent venir frapper à la porte de mon atelier. Pauvre petit chérubin, il ne m’avait pas oublié, lui ! Je lui donnai tous les petits objets qui me tombèrent sous la main, et que je supposai pouvoir lui servir de jouets. Il était comme fou de bonheur, et à chaque instant il me prenait par la main et cherchait à m’entraîner. Je voyais bien qu’il voulait me conduire chez lui. Je profitai habilement de cette disposition qui rendait toute naturelle ma rentrée chez les Falghieri. Je descendis donc bientôt, et me laissant pour ainsi dire mener par lui, je traversai la rue et pénétrai dans la boutique où je ne voyais personne. Nino, me tenant toujours par la main, poussait ses petits cris d’appel.

Bientôt Pia parut à la porte de la pièce qui faisait suite à la boutique. En me voyant elle poussa une exclamation et s’arrêta. Elle ne pouvait plus avancer. Je la vis fermer les yeux, et, comme une personne qui va défaillir, elle chercha un appui contre le mur. Je me précipitai, et entourant sa taille d’un de mes bras, je la soutins. Elle fit un effort, se dégagea et vint s’asseoir à sa place ordinaire.

Pauvre Pia ! comme elle était changée ! À ce teint fleuri de la jeunesse et de la santé, qu’elle avait quelques mois auparavant, avait succédé une pâleur extrême. Ses joues étaient amaigries : ses yeux n’vaient plus ni la vivacité ni la douceur de leurs regards ; ils étaient languissants et ternes, ses lèvres purpurines, d’où le sang semblait autrefois toujours prêt à jaillir, étaient décolorées et exsangues. Comme je la regardais avec un sentiment de tendresse mêlé de stupeur, elle me dit :

— Avouez que si vous m’aviez rencontrée ailleurs que chez moi, vous auriez eu de la peine à me reconnaître ?

— Si mes yeux avaient pu se tromper, mon cœur m’aurait crié : voilà Pia.

— Oh ! tenez, cette parole me fait du bien, me dit-elle en essuyant une larme d’attendrissement.

— Mais, mon Dieu, qu’avez-vous eu ?

— Hélas ! je ne sais ; mais c’est comme si « la mal’aria » avait passé sur moi. Je ne croyais pas qu’on pût tant souffrir et ne pas mourir. Et vous ? Vous vous êtes toujours bien porté ; cela se voit, tant mieux ! Comme vous avez été longtemps absent !

Alors, me gardant bien de lui dire mes luttes et mes combats avant mon départ, je lui fis connaître comment j’avais été forcé de me rendre à Montepulciano.

— Je ne vous demande aucune explication ; ce que vous avez fait vous avez dû le faire sans doute. Mais, si vous aviez pensé que quelqu’un pût souffrir de votre absence, vous ne seriez pas parti sans lui dire un mot d’adieu.

Ce reproche, tout vague et tout impersonnel qu’il était, me toucha vivement, et j’allais essayer d’y répondre tant bien que mal quand le signor et la signora Falghieri apparurent conduits par Nino : le cher enfant croyait sans doute que mon arrivée devait être une fête pour tout le monde. Les époux Falghieri semblèrent heureux de me revoir. On causa pendant une demi-heure, et je pus m’apercevoir plusieurs fois pendant la conversation que Pia avait comme de doux afflux de sang au visage. Elle souriait volontiers, et Nino, assis auprès d’elle, recevait de soudaines et brusques caresses dont il était loin de se plaindre, mais dont il avait l’air de chercher l’explication. Moi, je comprenais que tant de bonheur ne lui venait qu’en ricochet.

Les huit jours qui suivirent mon retour à Prato ne furent qu’une succession non interrompue de joies et d’enchantements. Pia était la première personne que je voyais chaque matin. Avec quel bonheur je constatais chaque fois une amélioration dans l’état de sa santé ! On aurait dit que la nuit, comme un génie bienfaisant, s’était plu à rendre à mon pauvre diamant terni une de ses brillantes facettes. C’était une régénération progressive, et j’assistais, plein d’émotion et de reconnaissance, à ce spectacle de la jeunesse reprenant ses forces, et de la beauté retrouvant une à une toutes ses splendeurs. Au bout d’une semaine, un véritable miracle s’était accompli. J’avais devant moi Pia redevenue belle, que dis-je ? plus belle cent fois qu’elle ne l’avait jamais été, car la certitude qu’elle avait d’être aimée donnait à tous ses traits un rayonnement céleste.

Sans y songer le moins du monde, j’étais arrivé à Prato vers le temps de sa fête patronale. Quand je vis les préparatifs qui se faisaient, j’en éprouvai un certain plaisir ; car j’espérais que le jour de la fête me fournirait un moyen d’entretenir Pia seul à seule et plus longuement que je n’avais pu le faire. Tout alla selon mes souhaits. Le dimanche, vers les quatre heures de l’après-midi, tandis que tout le monde se livrait au plaisir, et que chacun, occupé de ce qui le touche de plus près, n’a ni le temps ni la pensée de s’inquiéter des autres, je rencontrai ma belle et chère Pia, accompagnée de Nino. Sans être trop empressé près d’elle, afin de n’attirer les regards de personne, je la suivis dans sa promenade à travers le champ de la fête, et puis, peu à peu, nous sortîmes de la ville. Nous primes à gauche par un chemin creux, bordé d’aveliniers, qui, en se croisant au-dessus de nos têtes, formaient un berceau de verdure impénétrable aux rayons du soleil. La nature était et surtout nous paraissait d’autant plus calme que la ville en fête était plus agitée et plus bruyante. La solitude et le silence régnaient autour de nous. Moi, qui, un instant auparavant, au milieu de la foule, désirais ardemment avoir un tête-à-tête avec Pia, pour pouvoir lui exprimer les sentiments que je sentais bouillonner en mon âme, je ne trouvais pas une parole ; ma langue s’attachait à mon palais, et mon cœur battait à briser ma poitrine. Faisant enfin un effort, je prononçai ces mots : « Pia, ma chère Pia !… » et je m’arrêtai tremblant, ayant froid, et sentant pourtant la sueur inonder mon visage.

Elle me regarda longuement ; et il y avait tant de joie, tant de tendresse, tant d’encouragement dans son regard que je m’écriai :

— Mon cœur est trop plein, un mot l’étouffe, il faut que je te le dise : Je t’aime, Pia ! Je t’aime !

Elle me tendit sa main que je serrai entre les miennes et je l’entendis me dire cette phrase, assez banale chez nous, et qui, si elle n’est pas l’aveu complet de l’amour, en est du moins comme l’annonce et l’espérance :

— « Ed io anche vi voglio molto bene, Carlo ».

Puis elle continua :

— Ah ! J’avais besoin de votre retour pour me rattacher à la vie. Loin de vous et sans nouvelles de vous, j’avais été prise d’un mal qui me consumait. Je n’avais plus de forces, je n’avais plus de goût à rien. Je dépérissais à vue d’œil ; ma sœur et mon beau-frère s’efforçaient en vain de relever mon courage. Ils me demandaient la cause de mon mal, et se désolaient quand je leur répondais que je n’avais rien, que je ne souffrais pas. Chaque personne qui me voyait donnait un conseil ou indiquait un remède. Mais conseils et remèdes ne pouvaient rien. J’étais une pauvre plante qui ne sentait plus sa racine en bonne terre. Je voyais bien que je me mourais, et je n’avais pas la force de lutter contre cette mort qui venait à grands pas. Un jour, deux vieilles femmes vinrent acheter du pain ; l’une d’elles me regarda avec une si grande pitié, qu’elle me troubla. Je l’entendis qui disait à sa compagne, en s’éloignant : « Avant un mois, cette pauvre fille dormira dans le cimetière. »

Cette idée de la mort ainsi présentée me bouleversa. Je crus à l’instant même me sentir enveloppée du suaire, me heurter aux parois de ma bière, et chercher à soulever le poids immense de la terre glacée jetée sur mon corps. Non, me dis-je, non, non je ne veux pas mourir encore. Je veux le revoir, et si je dois mourir quand même, je veux qu’il connaisse le secret de mon âme.

— Chère Pia, comme vous avez dû souffrir ?

— Oh ! oui, me répondit-elle. C’est que, voyez-vous, c’est bien triste de s’en aller pour toujours avec une affection au cœur. Il me semble que c’est mourir deux fois. Je crois qu’il est moins dur de voir repousser son amour que de ne pouvoir l’avouer à qui l’a fait naître. Voulant donc à tout prix guérir de ce mal que nul n’avait deviné, je résolus d’aller toute seule consulter un célèbre médecin de Florence. Mon amie que vous avez déjà vue avec moi s’en vint, d’après un accord fait entre nous, me trouver à Prato et demanda à ma sœur l’autorisation de m’emmener à Florence. Ma sœur la donna d’autant plus volontiers qu’elle crut s’apercevoir que l’idée de ce petit voyage me souriait ; elle espérait que j’y trouverais une heureuse diversion à ma tristesse.

À la porte de la ville je voulus que mon amie me laissât seule et m’attendît à l’église de Santa Maria Novella. Les quelques centaines de pas que j’eus à faire pour arriver chez le docteur furent pour moi « la via dolorosa ». Je dus m’arrêter au moins dix fois, mes jambes refusaient de me porter. Je m’appuyais à chaque instant aux murs des palais pour ne pas tomber. Si parfois un passant étonné me regardait, je sentais comme le rouge de la honte me monter au front, et je n’osais plus avancer. Enfin j’arrivai brisée et à moitié mourante. Ajoutez à cela que j’éprouvais une terreur semblable à celle que doit avoir une personne qui se présente chez le médecin et qui craint d’être devinée. Quand ce fut mon tour de paraître devant le docteur, je lui dis tout naïvement :

— Je ne sais ce que j’ai ; mais je viens près de vous pour que vous me guérissiez.

— Mon enfant, me dit-il d’une voix pleine de commisération, les malades comme vous, je ne puis les guérir.

— C’est donc vrai que je suis condamnée ? repris-je tristement.

— La seule chose que je puisse vous conseiller c’est de prier Dieu de venir à votre aide. Combattez vos pensées, prenez des distractions, oubliez.

Oublier ! Je ne le pouvais pas. Il me fallait donc mourir. Je quittai le bon docteur, et je revins auprès de mon amie. Elle me fit question sur question, mais je ne répondis à aucune d’une manière satisfaisante. De retour à Prato, j’essayai pendant deux ou trois jours de paraître plus gaie. On se fit illusion sur mon état. Bientôt le mal reprit le dessus, et la prédiction de la vieille femme se serait bientôt accomplie si vous n’étiez revenu.

— Oui, je suis revenu pour vous dire que je vous aime et que ma vie vous appartient.

— La mienne aussi vous appartient ; vous en êtes le maître. D’ailleurs, j’allais mourir et vous m’avez fait renaître. Si vous saviez quel bonheur j’ai ressenti en vous voyant ! Mais c’est surtout quand votre bras a cherché à me soutenir que j’ai été heureuse ! Dieu aurait dû choisir ce moment pour m’appeler à lui, s’il est dans ma destinée de vous perdre.

Un cri d’effroi se fît entendre ; Nino, tout effaré, vint se jeter contre nous, et il nous montrait du doigt le milieu du chemin. C’était une couleuvre dérangée par lui qui s’enfuyait tortueusement et en sifflant. Pia eut un frisson d’horreur, et saisissant l’enfant par la main, elle me dit : « Partons, partons. Ah ! pourquoi ai-je vu cette horrible bête ? »


VI


Le lendemain de ce jour, qui fut un des plus beaux de ma vie, j’étais dans mon atelier, repassant en esprit les moindres circonstances du récit de Pia, et m’enivrant du bonheur d’être aimé par une si adorable créature, lorsque j’entendis frapper à ma porte. C’était sir Edwards qui venait s’installer à Prato jusqu’à notre départ pour Montepulciano. Malgré toute l’amitié que me témoignait depuis quelque temps le fils de M. Palmer et la sympathie réelle que j’avais pour lui, je ne fus que médiocrement satisfait de son arrivée. Je pressentais que la nécessité de lui faire bonne compagnie, ne me permettrait pas de voir Pia aussi souvent et aussi librement que je le désirais. Néanmoins je fis contre mauvaise fortune bon cœur.

Dès le soir même sir Edwards voulut visiter les environs de Prato. Je profitai de son éloignement pour aller auprès de Pia et lui faire part du contre-temps qui nous était survenu. Elle m’en témoignait encore une fois tout son déplaisir lorsque l’Américain, qui m’avait aperçu en rentrant, fit son apparition dans la boutique. J’étouffai dans mon cœur une malédiction, et je me disposai à sortir. Mais lui, avec le sans-gêne d’un vrai Yankee, prit un siège, et dit :

— J’ai une faim de loup, et puisqu’il y a ici de quoi manger, j’y reste. Voici des cressini fort appétissants.

— Mais, sir Edwards, m’empressai-je de lui dire, si vous voulez rentrer chez moi la Gazza vous servira tout ce que vous désirez.

— Non, non, je suis très bien ici. Et il se mit à avaler des cressini. J’aurais voulu pouvoir le prendre et le jeter dans la rue.

— Si mademoiselle veut me faire servir un verre de vin, continua-t-il, sans remarquer mon malaise ou sans en avoir souci, je lui serai bien obligé.

— Vous ne vous apercevez pas, sir Edwards, que cette maison n’est pas une auberge.

— En effet, dit Pia, moitié froissée et moitié souriante de l’étrangeté de ses manières, nous vendons du pain, mais nous ne servons ni à boire ni à manger.

— C’est égal, une fois n’est pas coutume. Ces cressini donnent une soif d’enfer. Mademoiselle, voulez-vous avoir la bonté…

J’avais la rage au cœur ; mais je ne pouvais rien tenter de plus contre ce fâcheux personnage. Pia fit servir un verre de vin ; sir Edwards l’avala avec une vive satisfaction, puis se levant aussi gravement que s’il allait accomplir l’acte le plus important de la vie, il me dit, la tête découverte et le corps raide, comme un soldat au port d’armes :

— Faites-moi l’honneur de me présenter à mademoiselle.

Il n’y avait pas moyen de reculer : je dus m’exécuter. La présentation fut faite, et sir Edwards daigna causer avec Pia comme avec une personne de son monde. Pendant la conversation, qui dura un quart d’heure, je pus entendre plusieurs fois l’Américain maudit murmurer : « Very fine girl ! very fine girl, indeed ». J’aurais voulu l’étrangler. Enfin ma torture finit, et je me séparai de Pia après avoir échangé avec elle un de ces bons regards qui font oublier tant de peines.

En sortant, sir Edwards avait mis un écu de cinq livres dans la main de la servante.

Les jours suivants sir Edwards fut plus souvent, que moi chez les Falghieri.

Pour comble de disgrâce, miss Margaret arriva le lendemain ; elle était venue, disait-elle, à Florence pour acheter des objets de toilette qu’elle n’avait pu se procurer ni à Montepulciano ni à Sienne. Puis elle avait poussé jusqu’à Prato, où elle désirait voir mon atelier et où elle savait du reste devoir trouver son frère. Elle ajoutait que, craignant en outre de me voir surpris par les délices de Capoue, elle voulait m’empêcher de m’y plonger, en me forçant à retourner à Montepulciano à l’expiration du congé que j’avais pris. Elle brûlait du désir de voir son buste en marbre terminé. Elle prit en quelque sorte possession de mon atelier, et ne le quittait qu’aux heures des repas. Je profitai de ces courts instants qu’elle me laissait pour faire une apparition chez les Falghieri, et échanger, sinon quelques paroles d’amour, du moins quelques regards avec Pia. Celle-ci s’était aperçue de l’arrivée de la jeune Américaine, et sa présence dans mon atelier lui causait une inquiétude qu’elle m’avait plusieurs fois manifestée. J’avais essayé de la calmer par quelques bonnes paroles, et je croyais avoir réussi. Cependant Nino venait plus fréquemment que de coutume, et je crois que ma pauvre Pia l’envoyait souvent pour avoir une occasion de venir le chercher, et peut-être de voir un peu ce qui se passait chez moi. Ce petit manège ne put échapper à miss Margaret, qui avait déjà pris en aversion Nino, et qui ayant vu Pia, se mit à me vanter sa beauté en termes tellement hyperboliques, que j’y vis moins la franchise que la jalousie et un secret orgueil froissé. Elle finit son éloge en disant : « C’est dommage que cette fille soit née dans la boutique d’un boulanger. »

Piqué de cette observation, je lui répondis que l’humilité de sa condition ne faisait que rehausser l’éclat de ses vertus et de sa beauté. La fière Américaine se mordit les lèvres jusqu’au sang et ajouta : « sans doute, sans doute, et je crois que mon frère partage quelque peu vos sentiments d’admiration pour elle, et je ne sais pas si elle ne lui ferait pas faire autant de folies qu’à vous-même. »

Ces paroles m’émurent si profondément que je ne sus rien répondre. Je sentais qu’elles étaient maladroites et que, loin de me détacher de Pia, elles m’en rapprochaient bien davantage. Néanmoins je ne pouvais m’empêcher de penser que tandis que miss Margaret me tenait en quelque sorte cloué dans mon atelier, son frère sir Edwards était auprès de ma bien-aimée, cherchant peut-être à s’en faire écouter, et à la séduire par le brillant appât de sa grande fortune. Il est vrai que Pia m’avait dit un soir que, fatiguée de ses assiduités, elle lui avait fait comprendre qu’il emploierait mieux son temps à tenir compagnie à sa sœur ; mais que celui-ci avait répondu que miss Margaret n’avait pas besoin de mentor et qu’elle était libre de passer son temps où et comme il lui plaisait.

Cette situation commençait à me peser singulièrement. Je vis donc arriver avec bonheur le jour du départ. Mais cette fois je ne m’éloignai pas sans avoir vu Pia, qui me dit en me regardant le sourire sur les lèvres et les pleurs dans les yeux : « ricordatevi della serpe ».

Elle faisait allusion au serpent que nous avions vu dans le chemin creux, et dont son imagination superstitieuse croyait voir une image dans la jeune Américaine.

À peine de retour à la villa de Montepulciano, je me mis au travail avec une ardeur presque fiévreuse ; j’avais hâte de terminer le buste de miss Palmer, sans éprouver la moindre envie d’entreprendre celui de sir Edwards. Chaque jour, la jeune fille venait une ou plusieurs fois dans mon atelier. Elle se montrait de plus en plus aimable, et me louait de la façon heureuse dont j’avais saisi les moindres traits de son visage. Un jour cependant elle ajouta une critique.

— Il est certain, me dit-elle, que ce buste reproduit exactement les traits de la jeune fille qui a posé devant vous. Ces cheveux sont vrais et admirablement exécutés, ce front a bien la forme du mien, ces yeux sont heureusement placés dans leur orbite, ce nez est bien mon nez, cette bouche, ces lèvres, ont les contours finement accusés de ma bouche et de mes lèvres, enfin le galbe du visage est irréprochable au point de vue purement plastique, et pourtant…

— Et pourtant ? dis-je, en interrogeant avec une certaine anxiété.

— Je crains que l’ensemble de la physionomie ne laisse à désirer.

— À votre avis qu’y manque-t-il donc ?

— Ce que vous n’avez pas voulu voir ou su donner, c’est le reflet de mon âme. Oui, tout cela est coquet, gracieux, élégant, c’est un marbre supérieurement fouillé, comme vous dites. Tout le monde y verra la main d’un artiste souverainement habile ; mais moi, je n’y vois pas le rayonnement de l’âme, ce je ne sais quoi qui fait dire à celui qui regarde un tableau ou un buste : il y a là une nature aimante. Mais vous étiez trop prévenu contre moi pour pouvoir trouver et rendre cela. Pourtant le fond de mon être est la bonté. En me parlant ainsi elle me regardait, et son regard avait une expression de tendresse infinie dont je fus véritablement troublé ; et saisissant au passage cette illumination soudaine de sa physionomie, je me remis à l’œuvre et je fus assez heureux pour la fixer à tout jamais sur le marbre.

Quand j’eus fini, miss Margaret poussa un cri de joie suprême, et me saisissant les mains, elle me dit : vous êtes un grand artiste. J’étais sous l’empire d’une émotion facile à comprendre. Je pressais ses mains qu’elle m’avait abandonnées.

— Oh ! j’aurais voulu, continua-t-elle, que vous eussiez pu me voir toujours ainsi ; peut-être qu’alors…

Elle s’arrêta, et se dégagea vivement de mon étreinte. Nous demeurâmes silencieux l’un et l’autre pendant quelques minutes. Enfin miss Margaret, faisant un effort sur elle-même, comme une personne qui prend une résolution longtemps combattue, me dit :

— Veuillez prêter attention à mes paroles. Les jeunes filles de mon pays reçoivent une éducation toute différente de celle qu’on donne aux jeunes filles du continent européen. Je n’ai pas à juger le plus ou moins de sagesse des deux systèmes ; mais je dois vous dire que dès l’enfance nous jouissons d’une liberté presque absolue. Jeunes filles, nous nous mêlons à la société des jeunes hommes, sans que nos parents ou le monde y voient le moindre inconvénient. Très souvent même nos réunions ont lieu loin de la surveillance des familles. Ce qu’une jeune personne italienne ou française ne pourra pas faire sans imprudence et même sans s’attirer un blâme sévère, une jeune fille américaine ou anglaise a le droit de le faire. Par exemple, si parmi les hommes que nous voyons, il en est un qui nous paraisse digne de notre estime et de notre amour, nous pouvons le lui faire comprendre et même le lui avouer sans que notre réputation ait à en souffrir. En un mot, si dans la plupart des pays de l’Europe on impose un mari aux jeunes filles, nous, nous le choisissons. Eh bien ! parmi les hommes que j’ai eu l’occasion de voir jusqu’à ce jour, il en est un que j’estime par-dessus tous les autres ; mais il a dit en ma présence qu’il plaignait celui qui serait tenté de frapper à la porte de mon cœur, ce qui semble indiquer qu’il n’oserait jamais y frapper lui-même. Je veux donc lui épargner toute crainte et toute peine en lui ouvrant cette porte et en lui disant : entrez, vous êtes le bienvenu !

Miss Margaret se tut, et l’œil inquiet et interrogateur, elle attendit ma réponse. Cette façon d’agir et d’aborder une question si délicate me paraissait un chef-d’œuvre d’habileté. J’étais ému, j’étais fier, et j’avoue que je fus bien près de m’écrier : merci, je suis à vous ! Mais rapide comme l’éclair le souvenir de Pia traversa mon cerveau ; j’entendis résonner ses dernières paroles. Maître alors de moi-même je répondis :

— L’insensé dont vous daignez vous occuper s’est interdit par les paroles mêmes qu’il a prononcées, la possibilité de recevoir en partage tant de bonheur, et confus autant que touché, il s’en déclare indigne.

— Carlo, reprit la jeune fille d’une voix pleine de douceur, en m’appelant, pour la première fois, par mon petit nom, vous auriez eu une bonne amie, une tendre épouse.

— Mais je ne vous mérite pas, insistai-je, et alors même que je serais digne de vous je ne pourrais vous appartenir ; vous savez bien que j’aime une autre femme.

— Ah ! c’est vrai, s’écria miss Margaret en se levant, et j’ai eu assez peu de respect de ma dignité pour me mettre en balance avec votre « fornarina ».

Et fière et dédaigneuse elle sortit de l’atelier.

Le souverain mépris avec lequel elle venait de me jeter ce mot de « fornarina » avait fait monter le sang à mon visage, et dans un mouvement de folle colère, j’avais saisi un maillet et j’allais brutalement briser son buste. Mais j’eus le temps de comprendre que je commettrais une lâcheté.

Le lendemain M. Palmer, sir Edwards et miss Margaret vinrent ensemble voir le buste achevé. M. Palmer m’exprima toute sa satisfaction, et le flegmatique Edwards poussa un cri d’admiration, et montra moins d’indifférence que la première fois, car il me pria de le faire poser immédiatement pour le sien. Mais je m’en défendis alléguant le besoin que j’avais de retourner à Prato. Comme sir Edwards insistait, miss Margaret lui dit :

— Mais, mon cher frère, vous êtes indiscret ; vous n’avez donc pas compris que monsieur vous disait avoir affaire à Prato ? On n’empêche pas ainsi les gens de veiller à leurs intérêts.

— Mademoiselle, je vous remercie, lui dis-je, de vous faire le bienveillant avocat de mes intérêts.

— Et vous voyez que je gagne ma cause, puisque vous pourrez partir quand vous le voudrez.

— S’il en est ainsi, je prendrai congé de vous ce soir même.

Après le déjeuner, M. Palmer me paya très généreusement.

Vers le soir, quelques instants avant mon départ, et comme je me promenais dans le jardin, je vis venir miss Margaret. Je m’avançai poliment vers elle ; quand nous fûmes l’un près de l’autre, elle me dit vivement :

— Signor Rinaldi, je ne veux pas que vous emportiez de moi un souvenir fâcheux. Oubliez, je vous prie, celles de mes paroles qui ont pu vous blesser. Rappelez-vous seulement ce que je puis vous avoir dit de bon. Je suis une nature trop franche peut-être, trop impressionnable. Je vous ai fait des aveux que je ne regrette pas. Vous ne pouvez partager les sentiments que j’éprouve ; c’est un malheur dont je souffre et dont je souffrirai seule. Si la femme a le don de l’amour et du dévoûment, elle a aussi celui de la résignation. Je saurai le prouver. Nous ne nous reverrons plus jamais sans aucun doute, séparons-nous amis. Pensez quelquefois à celle qui ne pouvant être la signora Rinaldi, veut rester et restera toujours miss Margaret Palmer. Elle me regarda en me tendant la main, et je vis perler une grosse larme dans ses yeux.

— Miss Margaret, lui dis-je tout ému, je ne sais ce que le ciel me réserve, car nous sommes souvent les tristes jouets de la destinée, mais soyez assurée que je ne vous oublierai jamais, et que vous ne pourrez avoir de meilleur ami que moi.

Je pris enfin congé de toute la famille et je partis.


VII


À peine arrivé à Prato, j’allai voir ma chère Pia. Elle éprouva une joie immense de mon retour, et me la témoigna. Moi, je me sentais, le plus heureux des hommes. Je ne pouvais me lasser d’admirer la resplendissante santé de ma bien-aimée qui donnait à sa beauté un caractère tout nouveau. Tout en elle indiquait la force, la joie, la confiance, et le bonheur de vivre. Je me plaisais à la comparer à une plante maladive, qui, tout à coup, transplantée dans une terre généreuse, y prend bientôt la vie, et étale à l’air et au soleil ses branches exubérantes de sève et de vie. Heureuse et fière de mon admiration presque extatique, elle me dit :

— C’est pourtant vous qui avez fait ce miracle ! Vous m’avez rendu la santé et la beauté ; je sais que j’ai tout cela maintenant. C’est depuis que vous m’aimez que je me suis sentie belle, et que j’ai plaisir à l’être. Puis, me regardant, toute rougissante d’une aimable pudeur, elle ajouta : Oh ! pardonnez-moi de vous parler ainsi !

— Me demander pardon, quand c’est moi qui devrais vous remercier à genoux de ces paroles qui m’enchantent ! Oh ! parlez, parlez encore.

— Puisque vous le voulez, je vous dirai qu’il me semble qu’en réchauffant mon cœur, votre amour a éclairé mon esprit. Je vois, je sens, je comprends des choses dont je ne me doutais pas. Ainsi, avant de vous connaître, je vivais sans doute ; mais jamais je ne m’étais demandé comment, pourquoi et par qui je vivais. J’existais comme la fleur qui ignore où vont ses parfums, j’existais ou plutôt je subissais l’existence. J’avais des sensations et je ne m’en rendais pas compte. Tout mon être restait en moi-même sans éprouver le besoin d’en sortir. Mais, aujourd’hui, tout est changé. Je savoure pour ainsi dire la vie. Je fais la différence entre la douceur et l’amertume ; car j’ai des joies et des tristesses, des espérances et des craintes, je cherche et je veux trouver, j’ai un but enfin, et je veux l’atteindre, et c’est vous qui êtes au bout de tout cela. Si je dis des folies, ne me grondez pas trop, j’ai tant de bonheur à vous les dire !

— Et moi, tant de bonheur à les entendre que j’en reste ravi et presque muet d’étonnement et d’admiration. Je ne sais plus vous répondre que par ces mots : Pia ; je vous aime !

— Et vous m’aimerez toujours ?

— Toujours !

— Sans partage ?

— Oui.

— Sans regrets ?

— Oui, oui, sans regrets, sans partage, toujours !

— Oh ! je suis bien heureuse.

À ce moment Nino rentrait avec sa mère. En m’apercevant il s’élança dans mes bras et me couvrit de caresses. Sa joie était presque du délire.

— Il paraît, signor Rinaldi, me dit la sœur de Pia avec une expression des plus significatives, il paraît que dans cette maison, les petits enfants vous aiment autant que les grandes personnes.

— Soyez persuadée, signora, que s’il en est ainsi, grands et petits sont payés d’un juste retour.

Le chef de la maison, le signor Falghieri, étant rentré sur ces entrefaites, je pus m’apercevoir qu’il ne me voyait pas avec moins de plaisir que sa femme. Il m’avait toujours paru peu communicatif. En cette circonstance il se montra plus ouvert, et poussa la courtoisie jusqu’à me prier de prendre le thé avec la famille. J’acceptai.

Pia trouva le moyen de me dire que sous peu de jours, elle irait avec Nino passer une semaine à Fiesole, auprès de son amie. Comme je lui témoignais mon regret de cette absence qui devait me priver de la voir, elle ajouta en souriant :

— Mais personne ne vous défend d’y venir et de m’y rencontrer.

— Quoi ! je pourrais…

— Rien ne s’y oppose. Vous connaissez mon amie, je serai chez elle comme à la maison ; et d’ailleurs la campagne est à tout le monde. Si vous venez nous ferons de délicieuses promenades.

Cette espérance me comblait de joie, et je lui promis de ne pas manquer au rendez-vous.

L’amie de Pia, Peppina Balzani, habitait une des premières petites maisonnettes qu’on rencontre en venant de Florence sur le versant de la montagne au sommet de laquelle Fiesole est bâtie. Un petit jardin admirablement entretenu la précédait, et à l’extrémité, sur le bord de la route, s’élevait un joli petit chalet de la fenêtre duquel on pouvait voir passer toutes les personnes se rendant à Fiesole, ou s’en éloignant dans la direction de Florence. Depuis la mort assez récente de sa mère, Peppina occupait, en compagnie d’une seule servante, cette petite habitation, où venait la visiter très fréquemment son oncle paternel, don Antonio Balzani, révérend père-gardien d’un couvent voisin.

Ce ne fut que deux jours après le départ de Pia que je me hasardai à me rendre à Fiesole ; car il me semblait que tout le monde allait deviner la cause et le but de mon voyage. Je n’étais plus qu’à une cinquantaine de pas de la maisonnette quand j’entendis les cris de joie de Nino. Je levai la tête dans leur direction, et j’aperçus les deux jeunes filles penchées à la fenêtre du kiosque en forme de chalet. Un instant après, je vis le pétulant Nino, franchissant la porte du jardin et courant vers moi. Bientôt Pia et Peppina parurent à leur tour et se mirent à sa poursuite. Le groupe charmant arriva près de moi en même temps. Ne sachant pas si Pia avait mis son amie dans la confidence, je voulus sauver les apparences et je feignis un instant l’étonnement. Mais aux paroles qu’elle prononça, je compris que j’étais attendu ; ce qui nous mit tous beaucoup plus à l’aise.

Je restai quelques heures avec les deux jeunes filles qui me forcèrent à prendre part à une collation durant laquelle régna la plus douce et la plus franche gaieté. Peppina me combla d’attentions délicates, et je pus constater que, si elle n’était pas belle, dans le sens qu’on attache ordinairement à ce mot, elle était pleine d’attraits et douée des plus sérieuses qualités.

Je partis le cœur et l’esprit enchantés, et je promis de revenir le surlendemain. Je revins en effet.

Cette seconde visite, tout agréable qu’elle était, ne me procura pas cependant autant de satisfaction que je m’en étais promis. J’avais espéré un tête-à-tête avec Pia et c’est à peine si nous nous étions trouvés quelques minutes seuls. Pia parut comprendre mon désappointement. Elle aussi, sans doute, s’attendait à quelque chose de mieux. Quand je fus sur le point de la quitter, elle me dit tout bas que la prochaine fois elle s’avancerait un peu à ma rencontre, avec Nino, et qu’ainsi nous pourrions rester quelque temps ensemble loin de tout témoin. Cette assurance me transporta de joie, et je partis le cœur frémissant d’espoir. Pendant tout le trajet de Fiesole à Prato, je n’eus qu’une pensée, celle de Pia, et mon imagination parcourut un à un tous les rêves que l’amour peut faire naître dans l’esprit d’un jeune homme de vingt ans.

L’impatience de revoir celle qui était devenue l’idole de ma vie fit deux longs siècles de mes deux jours d’attente.

Fidèle à sa promesse, Pia, à qui j’avais dit que j’arriverais de bon matin au bas de la montagne de Fiesole, m’attendait dès six heures sur le bord de la route, tenant endormi sur ses genoux le pauvre petit Nino, qui, éveillé trop tôt sans doute, rattrapait ainsi le sommeil perdu. Il était sept heures environ quand je parus devant elle. J’étais rayonnant de bonheur, et tandis que je la remerciais, l’enfant rouvrit les yeux et me tendit ses petits bras sans pouvoir vaincre entièrement la somnolence qui le tenait. Je l’embrassai bien tendrement, et il retomba sur les genoux de Pia. Je m’assis auprès d’elle.

Nous fûmes quelques instants à nous regarder sans rien dire. Mais autour de nous tout parlait dans la nature ; les insectes commençaient à bruire dans l’herbe, les oiseaux chantaient, les feuilles des arbres, mollement agitées par la brise matinale, semblaient se raconter mystérieusement les histoires de la nuit, et la terre tout entière, amoureusement caressée par les premiers rayons du soleil, entonnait son immense hosannah de chaque jour. Tout à coup, une fauvette à tête noire vint se percher sur une branche au-dessus de nous, et se mit à chanter. Elle chantait toujours malgré nos regards fixés sur elle ; notre attention semblait même exciter son ardeur, et ses notes harmonieuses correspondait à l’hymne d’amour et de lumière qui remplissait nos cœurs.

— Voyez, dis-je à Pia, c’est vous qu’elle célèbre ; elle dit que vous êtes jeune et belle.

— Je préférerais qu’elle dit que je suis aimée.

Elle le chante ; car je vous aime de toute mon âme. Et vous Pia, m’aimez-vous ?

— Vous le savez bien.

— Oh ! répétez-moi ce doux mot qui renferme tout ce qu’il y a de bonheur au monde.

— J’ai bien peur que cette Américaine, que le serpent du chemin creux semblait m’annoncer, ne soit venue me prendre une part de mon bonheur. Songez-y bien, Carlo, un baiser, un seul attouchement à une autre femme, et tout est fini entre nous. Mon amour en mourrait, comme on meurt d’une seule goutte de certains poisons ; et je ne voudrais pas lui survivre.

— Eh ! qu’importe qu’elle m’aime, si moi je ne l’aime pas !

— Ah ! vous l’avouez, elle a cherché à me ravir votre cœur. Oui, elle vous aime, son frère me l’a bien dit ; il m’a assuré qu’elle voulait vous épouser.

— Oh ! le perfide ! il vous parlait ainsi pour mieux faire agréer son amour. Et vous l’avez écouté. Vous l’avez cru, et peut-être dans un moment de colère et de jalousie, vous lui avez fait espérer… Ah ! Pia, Pia, ne me cachez rien… Cet homme, pourquoi l’avez-vous reçu chez vous ?

— Rappelez-vous que c’est par vous qu’il y est venu. Vous avez pu voir s’il est facile de l’éconduire.

— Une femme à qui l’amour d’un homme déplaît, trouve toujours un moyen de l’éloigner. Dans tous les cas, elle ne lui laisse aucune espérance.

— S’il a jamais eu quelque espoir, je vous assure qu’il ne peut conserver aucune illusion. Quant à l’éloigner je l’ai essayé bien souvent.

— Et vous avez bien réussi !

— Tenez, me dit-elle de sa voix calme et douce, vous avez mis en fuite le petit oiseau, et réveillé l’enfant.

— Pia, je vous en prie, continuai-je avec insistance.

— Mon ami, dit Pia, de plus longues explications n’auraient rien de bon ni pour vous ni pour moi. Sachez en un mot que sir Edwards, eut-il tout l’or du Pérou et de la Californie, ne me tenterait pas. Mais entrons dans la prairie, nous serions moins exposés aux regards indiscrets des passants.

Quand nous fûmes dans la prairie nous longeâmes la haie d’aubépine, chassant devant nous les rouges-gorges attardés dans les branches. Au bout d’un instant je lui offris mon bras ; elle le prit et s’y appuya frémissante. Oh ! c’est un doux moment que celui où, pour la première fois, on sent à son bras la femme que l’on aime ! Nous étions déjà à l’extrémité de la haie, et nous n’avions pas encore repris notre conversation. Il est des situations où la bouche ne cherche plus les mots pour traduire les émotions de l’âme.

Durant ce temps-là, semblable à un jeune faon, qui s’éloigne de sa mère pour gambader et essayer ses forces, Nino courait à travers l’herbe humide de rosée. Il poursuivait les papillons et se désespérait de ne pouvoir les atteindre. Enfin il parvint à en prendre un, et tout triomphant, il vint nous le présenter comme nous retournions sur nos pas. Pia, le saisissant par les ailes et l’approchant de mon visage, me dit avec une grâce charmante et naïve :

— C’est ainsi que je voudrais pouvoir vous tenir, papillon volage ; je n’aurais plus à craindre de vous voir voltiger des Américaines aux Françaises.

— Reconnaissez que l’homme et la femme ainsi enchaînés n’auraient pas grand mérite à rester fidèles et sages. La vertu, pour être la vertu, a besoin d’un peu plus de liberté.

— Je le reconnais ; mais je me contenterais de vous voir vertueux sans le mérite, et surtout dans les dangers de la liberté.

— Folle ! repris-je, vous ayant ainsi à mon bras, ne suis-je pas lié à tout jamais ?

— Oh ! puissé-je marcher toujours ainsi dans la vie appuyée sur vous !

— Alors vous m’aimez bien, Pia ?

— Après ce que je fais pour vous, me le demander est étrange.

— N’importe, je veux entendre sortir de votre bouche ce doux mot : je vous aime !

— Eh ! bien, oui, Carlo, je vous aime. Mon âme est toute à vous depuis longtemps. Je ne vois que vous, je n’entends que vous, et c’est vous seul que mon âme désire.

— Qu’un baiser soit donc le gage et le sceau de notre bonheur à venir !

Aussi éperdue que moi de joie et d’amour la chère enfant reçut et rendit le baiser ; puis toute tremblante à mon bras elle chercha Nino du regard. L’enfant était encore à jouer dans la prairie ; il n’avait rien vu : mais comme s’il devait être une sauvegarde contre un plus grand danger, elle l’appela et le retint près de nous. Nous longeâmes encore deux fois la haie, sans nous dire grand’chose. Moi, j’étais frémissant, j’avais le feu dans les veines, et tous mes sens étaient bouleversés. Pia marchait la tête baissée. Tout à coup elle me dit :

— Les oiseaux sont immobiles et ne chantent plus.

— C’est pour mieux vous entendre et vous voir.

— Dites plutôt qu’ils m’ont trop vue et entendue ; ils se sont envolés… sans doute comme mon ange gardien.

— C’est moi qui serai désormais votre ange gardien et qui veillerai sur vous avec toute la sollicitude d’un ami, d’un frère, et tout l’amour d’un époux.

Alors elle leva ses yeux vers moi, et s’appuyant fortement sur mon bras elle me dit :

— Oh ! vous l’avez enfin prononcé ce mot enchanteur qui fait taire mes regrets. Comme une rosée céleste, il vient rafraîchir mon âme et relever mon espoir. Oui, n’est-ce pas, vous serez mon époux ; nous marcherons dans la vie fiers l’un de l’autre et unis pour toujours.

— Oui, ma belle Pia. Mais encore un baiser.

— Non, non, l’enfant est là.

Et quittant vivement mon bras, elle prit Nino par la main et se mit à courir avec lui jusqu’à ce qu’elle fût sortie de la prairie. Je les rejoignis, et nous gravîmes la colline jusqu’à la maisonnette de Peppina. Chemin faisant, j’adressai de doux reproches à Pia, mais au fond je me sentais heureux de son refus.

Peppina nous reçut avec sa bonté ordinaire. Plût à Dieu que ce jour-là je ne fusse pas rentré chez elle ! C’est de là que vient tout mon malheur.

À cet endroit de son récit Carlo Rinaldi s’arrêta un moment. Puis, passant la main sur son front soit pour en chasser une trop sombre pensée, soit pour mieux y fixer un souvenir, il reprit ainsi :

Le fait que je vais vous raconter pourra paraître insignifiant à bien des gens ; mais il a eu pour moi les plus tristes conséquences. C’est l’acte d’un fou, sans doute, mais il peut facilement s’expliquer par l’état où je me trouvais en ce moment. Ce qui venait de se passer entre Pia et moi avait étrangement surexcité tout mon être, et cependant en voyant Pia toujours calme et réservée, je faisais des efforts pour contenir l’expression de la joie et du bonheur qui m’enivraient. Et si je voulais m’approcher d’elle, son regard aussitôt m’arrêtait et semblait me dire : veillez donc un peu mieux sur vous ; on peut tout deviner. Cette contrainte agissait d’une manière déplorable sur mes nerfs.

Je causais et riais très gaiement avec Peppina, qui, par ses saillies et ses plaisanteries entretenait mon excitation nerveuse. Enfin cédant à un besoin irrésistible d’expansion, mouvement dans lequel il y avait aussi le désir de faire prendre le change à Peppina sur notre situation respective, je saisis celle-ci entre mes bras, et tandis que, surprise, elle riait et se débattait, je lui pris un baiser, je crois que, me trouvant à ce moment au milieu de la campagne j’aurais aussi bien embrassé un arbre : j’avais besoin d’affirmer par un fait extérieur quelconque l’amour qui débordait en moi.

Lorsqu’après ce court accès de délire je me retournai pour regarder Pia, je la vis immobile comme une statue, pâle comme une morte.

Je m’approchai, mais de sa main froide comme la glace, elle m’écarta sans prononcer une parole. Tous mes efforts pour la faire parler ou sourire restèrent impuissants. Elle voulut partir dans l’après-midi. Quand je lui proposai de l’accompagner jusqu’à la voiture, elle me regarda d’une façon si étrange, que je ne trouvai plus la force d’insister.

Mais me croyant bien inspiré, et espérant la contraindre à rester, je m’emparai de Nino, en disant :

— Eh ! bien, cet enfant ne partira pas avec vous !

— Cet enfant doit partir avec moi, monsieur ! répliqua-t-elle d’une voix froide et solennelle.

J’embrassai Nino avec une espèce de fureur désespérée, et le déposai à terre.

La pauvre petite créature tout étonnée tenait la main de Pia et la mienne et cherchait à m’entraîner. Je m’écriai des larmes dans la voix :

— Tu vois bien, Nino, qu’elle ne le veut pas.

— Ah ! signor Carlo, qu’avez-vous fait ? s’écria à son tour Peppina désolée, et se jetant au-devant de son amie : Pia, tu ne m’en veux pas au moins ? Donne-moi ta main, et disons-nous au revoir.

Pia tendit sa main et murmura : Adieu !

— Non, tu ne partiras pas ainsi, continua Peppina, je ne t’ai rien fait, moi. Je suis ton amie constante et dévouée. Tu ne me quitteras pas sans m’embrasser.

— T’embrasser ? jamais, entends-tu bien, jamais ! et elle fit un pas en arrière.

Elle était frappée au cœur.


VIII


Enfin elle partit, sans me dire un seul mot.

J’étais dans la désolation.

Après m’être excusé auprès de Peppina, qui me traita de fou, et me reprocha amèrement tout le mal que je venais de faire, je m’élançai sur la route.

J’aperçus bientôt Pia qui hâtait le pas. Je voulus d’abord courir jusqu’à elle, lui parler et lui faire comprendre sous quelle influence j’étais quand j’avais agi de manière à la froisser dans ses sentiments les plus tendres. Timide et plein de repentir, je me plaçai près d’elle ; j’espérais un retour de sa part. Mais elle ne détourna pas même la tête. Cette sévérité, qui me sembla excessive, finit par m’irriter, et ne me sentant pas d’ailleurs aussi coupable que je pouvais le paraître, je passai mon chemin, avec le geste d’un homme, qui, ayant fait tout ce qu’il pouvait faire, renonce à tenter un nouvel effort. De ce moment, l’amour-propre se mit de la partie et creusa un abîme entre nous.

De retour à Prato, j’eus soin de ne pas rompre immédiatement avec les Falghieri. Je fus les revoir comme par le passé ; mais tout en désirant secrètement que Pia pût me rencontrer, je m’arrangeais toujours de manière à ce qu’elle ne fût pas là au moment de mes visites. De son côté, si parfois elle se trouvait en ma présence, Pia se contentait d’échanger avec moi les quelques paroles d’une politesse banale, et trouvait fort adroitement le moyen d’éviter les occasions où nous aurions pu nous expliquer. Heureusement pour moi, — car cette vie m’était insupportable, — je trouvai un atelier dans une autre partie de la ville, et je m’empressai de m’y installer. Les quinze premiers jours ne me parurent pas trop mauvais. Mais ensuite le temps commença à me sembler long ; il me manquait quelque chose, et ce quelque chose, j’avais beau me le nier à moi-même, c’était Pia. Depuis que je ne la voyais plus je sentais mon âme dépareillée. Il y avait des instants où j’aurais donné la moitié de ma vie pour la voir encore à mes côtés, pour l’entendre me dire une seule parole. Alors je quittais tout et je me dirigeais vers sa demeure, bien résolu à la forcer à m’écouter et à m’absoudre. À peine étais-je à quelques pas de la porte, le maudit amour-propre me retenait, et je me disais : Non, je ne veux pas être le premier à revenir. Non, je ne m’humilierai pas devant elle ; il est impossible qu’elle ait cessé de m’aimer, donc elle doit souffrir. Eh bien, souffrance pour souffrance. Quand elle aura souffert autant que moi, elle reviendra. Alors me croyant fort habile, je rebroussais chemin, et je me disais : demain ou après-demain elle me rappellera, et je m’empresserai de lui tendre les bras ; mais du moins, je n’aurai pas plié devant une femme. Voilà de quels absurdes raisonnements et de quel sot espoir je nourrissais mon orgueil.

Un jour enfin où j’errais par la ville, m’obstinant à vouloir que le hasard la mît sur mon chemin, je l’aperçus sortant de l’église où je l’avais vue pour la première fois. Nino l’accompagnait. Je m’avançai vers elle ; elle ne me voyait pas ou faisait semblant de ne pas me voir. Je passai tout près d’elle, et je dis à l’enfant : Bonjour mon cher Nino. Celui-ci se dégagea de la main qui le retenait, et vint à moi tout joyeux. Pia avait fait quelques pas, et comme si l’enfant s’attardait trop, elle le rappela vivement. Je le poussai devant moi, et je dis, la voix tremblante d’une émotion profonde :

— Ah ! Pia, non contente de ne plus m’aimer, vous m’enviez l’amitié de ce petit être qui doit me juger mieux que vous. Je serais tenté de vous dire que vous n’avez pas de cœur.

— En effet, je n’en dois plus avoir depuis que vous me l’avez brisé.

— Ah ! Pia, si vous pouviez m’entendre un moment !

— Le lieu est mal choisi.

— Voulez-vous que ce soit ailleurs ?

— Pas plus ailleurs qu’ici. Tâchez d’oublier que nous nous sommes connus.

— Le pourriez-vous, vous-même ?

— J’ai oublié !

J’étouffai un cri, et je m’enfuis comme si la malédiction divine était tombée sur moi.


IX


Après cela le séjour de l’Italie m’était devenu presque odieux. Je résolus d’aller me fixer à Paris. La veille de mon départ, je fus errer aux abords de la maison Falghieri. Ayant aperçu Nino, je le pris un instant avec moi et je lui confiai une lettre ayant bien soin de lui faire comprendre qu’il devait la remettre secrètement à sa tante Pia. Je suis sûr que l’enfant s’acquitta parfaitement de la commission. La réponse que j’espérais, et qui aurait pu me faire changer de détermination, ne vint pas, et je partis. La rupture, que j’avais voulue dans le temps, était bien consommée. Cette « fornarina », — comme l’appelait dédaigneusement miss Margaret, — dont l’alliance m’avait paru naguère peu flatteuse pour mon orgueil, oui, cette « fornarina », après m’avoir aimé, me repoussait, me répudiait, m’oubliait ! J’étais puni par où j’avais péché.

Le temps que je mis à visiter attentivement tout ce que Paris renferme de curieux et d’utile pour un artiste m’empêcha de ressentir d’abord trop douloureusement la blessure dont j’étais atteint. Mais quand je me retrouvai seul dans le silence de l’atelier, le souvenir de mon bonheur évanoui vint bientôt, comme un fer qu’on retourne dans une plaie, raviver toute ma souffrance. J’avais beau demander à un travail incessant l’apaisement de mon cœur, je sentais que Pia le remplissait tout entier et l’agitait encore, en y faisant entrer tour à tour l’espérance et le désespoir, les regrets et les remords.

Ne pouvant pas vivre sans nouvelles de Pia, j’écrivais de temps en temps à Peppina Balzani. Par elle je savais que ma bien-aimée, avec qui elle s’était reconciliée, avait peu à peu reperdu cette brillante santé dont j’étais si fier ; car elle m’avait dit que c’était à moi qu’elle devait de l’avoir recouvrée. Je savais aussi que sir Edwards était un visiteur assidu de la famille Falghieri, et que le bruit s’était répandu qu’il avait demandé la main de Pia, et que celle-ci la lui avait refusée. Tout le monde taxait ce refus de folie, Peppina me disait dans une de ses lettres qu’elle croyait que Pia m’aimait toujours, et qu’elle en trouvait la preuve dans le redoublement de tristesse que lui avait causé la nouvelle du départ, pour la France, de miss Margaret et de M. Palmer. Elle prétendait que la jeune Américaine n’avait pas d’autre but que de me retrouver à Paris. Il est certain que miss Margaret avait découvert mon domicile et était venue me voir. Mais toutes ses tentatives pour revenir sur un passé, qui avait pu lui être cher, étaient restées sans résultat. Enfin une nouvelle lettre, datée de trois mois après la dernière que j’avais reçue, et ne me disant rien du triste état de Pia dont on ne se doutait pas peut-être, ou qu’on voulait me cacher, me faisait entrevoir que ma présence lui serait fort agréable et pourrait bien lui procurer, une seconde fois, le salut et la guérison.

J’étais absent.

La lettre ne me parvint que quinze jours après. Je répondis aussitôt que je partais.

Quand je vous rencontrai à Florence, l’année dernière, je venais d’arriver, et vous devez vous en souvenir, j’étais encore plein de douces illusions. Quelques heures auparavant j’avais été à Fiesole pour y voir Peppina et concerter avec elle le meilleur moyen de revoir Pia, sans éclat et sans danger d’une trop grande émotion pour elle. Peppina était absente. Le lendemain, de bonne heure, j’entrais dans la maisonnette.

En me voyant la jeune fille me tendit tristement la main en me disant :

— Infelice Carlo, vous arrivez trop tard, notre ange s’est envolé !

Un torrent de larmes s’échappa de ses yeux.

— Au nom du ciel, lui dis-je, de qui parlez-vous ?

— Ne le comprenez-vous pas ? C’est Pia que je pleure.

— Pia est morte ?

— Oui, morte comme une sainte, comme un martyr. Hier, nous l’avons conduite à sa dernière demeure.

Alors, je sentis mes cheveux se dresser sur la tête, mes dents claquèrent, tout mon corps fut secoué d’un tremblement convulsif, un voile épais s’abaissa sur mes yeux, et je tombai la face contre terre comme un homme frappé en pleine poitrine. Quand je revins à moi, j’étais couché sur un petit lit de fer, celui peut-être où avait reposé Pia, et deux personnes me veillaient : c’était Peppina et son oncle, le révérend père Balzani. Je me ressouvins de ce qui venait de se passer, et, bondissant loin de ma couche, je m’écriai :

— Non, non, elle n’est pas morte. Elle n’a pas pu mourir sans m’avoir vu, sans m’avoir pardonné.

— Elle vous a pardonné, Carlo, me dit alors Peppina ; elle m’a chargée de vous le dire. Vers ses derniers moments, comme j’étais assise près de son chevet, elle s’approcha de mon oreille, et murmura : Carlo ne viendra pas, ou il viendra trop tard pour que je puisse lui dire que je lui pardonne et que je regrette le mal que je lui ai fait. Répète-lui mes paroles, et ajoute que j’emporte au ciel le souvenir de notre amour sans tache. Si tu vois que mon départ de cette terre le rend trop triste, essaye de le consoler. Là-haut, je prierai pour lui.

— C’en est donc fait, il est bien vrai qu’elle est morte ! Dieu cruel, tu te fais un jeu d’envoyer des anges ici-bas, pour nous montrer la possibilité du bonheur, et puis tu te hâtes de nous les enlever !…

— Mon fils, me dit alors le père Balzani, n’accusez pas Dieu ; car vous ignorez ses desseins. Qui vous dit que l’épreuve qu’il vous fait subir n’était pas nécessaire pour vous éloigner d’une voie qui n’est pas la vôtre, et vous faire entrer ou ramener dans celle où vous pourrez accomplir vos destinées. Pleurez : les larmes nous soulagent ; mais ne blasphémez pas.

Mes larmes ne purent couler ; la douleur les brûlait dans mes yeux, et malgré les sages paroles du bon moine la révolte grondait dans mon cœur. J’avais hâte de partir pour me trouver seul. Je quittai donc le père Balzani et la bonne Peppina. Je descendis à pied jusqu’à Florence où je ne m’arrêtai que pour prendre un « vetturino » qui devait me conduire à Prato.

Pendant tout le trajet je fus en proie à une espèce de fièvre ardente. Parfois, je me sentais brisé, broyé ; il me semblait que mon corps allait tomber en dissolution ; parfois, au contraire, j’éprouvais une telle surexcitation dans tout mon être que j’aurais voulu lutter contre la nature entière. Par moments aussi il me semblait qu’une griffe de vautour me déchirait le cœur, et ma main, comme si elle eût voulu la saisir et la briser, labourait de ses ongles ma poitrine. Tout près d’arriver, j’aperçus un paysan, qui nonchalamment s’en allait en chantant dans la campagne ; je fus tenté de lui crier : Mais tais-toi, misérable ! Tu ne sais donc pas qu’elle est morte ?

Enfin le « vetturino » me déposa à la porte du cimetière. Dans une petite ville de quelques milliers d’âmes, les morts ne sont pas très fréquentes. Aussi me fut-il facile de trouver la place où reposait ma bien-aimée. Je me précipitai vers la terre fraîchement remuée, et je tombai à genoux en criant : Pia, ma chère Pia, m’entends-tu ? Réponds-moi… C’est Carlo, qui vient te dire le dernier adieu. Mais non, tu n’es pas, tu ne peux pas être morte…, ils t’ont enterrée vivante, les insensés… Tu t’étais endormie pour mieux m’attendre… Mais comme tu dois être mal dans cette couche étroite… Je ne veux pas que tu te réveilles en heurtant tes membres délicats aux parois de la tombe… Ah ! comme cette terre doit peser sur toi… Elle t’étouffe…, je t’entends crier…, tu me tends les bras… Attends, attends, je vais te délivrer et t’emporter loin de ce lieu maudit… C’est la chambre nuptiale qu’il te faut… Oh ! comme tu seras belle dans ta blanche robe d’épousée ! Et tout en parlant ainsi je creusais la terre de mes mains… Elles étaient déjà tout ensanglantées… J’étais à bout de forces. Alors, désespéré, la tête en délire, je pris encore une poignée de terre, et la lançant vers le ciel je criai : Ô mort, c’est vrai, tu as vaincu ! Sombre divinité, prends encore cette victime ; je t’appartiens !…

Elle ne voulut pas de moi.

Vers le soir, je fus réveillé par la pluie d’orage qui commençait à tomber. Je me remis sur pieds, et je me traînai jusque chez moi, chancelant et exténué ; car je n’avais ni bu ni mangé de la journée. Quand la Gazza m’aperçut elle poussa un cri d’effroi ; elle n’eut que le temps d’arriver pour me soutenir.


X


Après ce récit, que je n’avais cessé d’écouter avec le plus vif intérêt et la plus profonde émotion, Carlo Rinaldi alla tirer le voile qui couvrait le buste, que je n’avais fait qu’entrevoir, et me le montrant avec enthousiasme, il me dit :

— La voilà cette Pia Toscanelli, qui a été mon seul amour, mon bonheur ! La voilà cette angélique Fornarina, plus belle et plus pure que celle de Raphaël Sanzio ! Dites-moi si vous ne retrouvez pas en elle la femme dont je viens de vous raconter les vertus et la triste destinée ? Pour moi, elle vit, elle me regarde, elle me sourit ; je la vois tout entière. Oui, mon ami, c’est mon chef-d’œuvre ; car j’y ai mis toute mon âme ; je m’y suis épuisé. Après elle, je ne suis plus rien. Aussi tout est fini. Je veux me reposer, la lassitude m’accable. Je ne veux plus vivre que de souvenirs ; j’ai vécu ma vie.

— À vingt-cinq ans, parler ainsi ! Mais c’est de la folie.

— La folie, reprit-il, c’est de ne pas voir que, malgré mes vingt-cinq ans, je suis plus vieux qu’un vieillard. Les hommes vraiment jeunes sont ceux qui ont encore un désir, une ambition à satisfaire ; c’est cela qui les pousse, qui les soutient, qui les rend forts. Avec Pia tout a cessé pour moi ; elle est morte de mon amour, et c’est sa mort qui me tuera. Mais du moins, je veux aller près du lieu où elle repose, pour m’y endormir de mon dernier sommeil. Je partirai donc sous peu pour l’Italie, emportant ce buste que je veux placer moi-même sur sa tombe, comme un monument d’amour et d’expiation.

Je ne tentai aucun moyen de consolation ; car je voyais bien que j’avais affaire à une âme qui ne voulait point, et qui, peut-être, ne pouvait point être consolée.

Après avoir admiré encore une fois ce chef-d’œuvre de la statuaire moderne, donnant une seconde vie à un autre chef-d’œuvre de beauté qui avait porté le nom de Pia Toscanelli parmi les hommes, je me séparai de mon ami Carlo Rinaldi, mais non sans avoir obtenu de lui la promesse qu’il m’écrirait.

Quinze jours après je relisais les pages qui précèdent lorsque je reçus une lettre timbrée de Prato ; la voici :

Carissimo,

À peine arrivé à Prato, je me suis occupé du soin qui m’avait ramené, c’est-à-dire de placer le buste de ma bien-aimée Pia sur sa tombe. On peut le voir maintenant sur son socle de granit. Il est à l’abri des intempéries sous une niche formant chapelle. Il est là, comme une madone sur son autel, et je vais y prier et pleurer chaque jour. J’ai fait entourer le terrain d’une barrière. Dans l’intérieur croissent les fleurs qu’affectionnait ma chère morte.

Ô mon ami, l’homme voit dans cette vie des choses bien étranges ! Croiriez-vous que la tombe qui touche presque à celle de Pia renferme la dépouille mortelle de sir Edwards ? Oui, le pauvre garçon l’aimait, lui aussi ; il n’a pu lui survivre. Avant de mourir il a choisi sa place, et maintenant il repose à jamais près d’elle. Il est mort, et moi je vis encore ! Amère dérision ! Dans les premiers moments, je lui en ai voulu de ce que je considérais comme une usurpation, et, j’ai honte de l’avouer, mon cœur a été mordu par la jalousie, mais j’ai bientôt senti que, par delà la tombe, nos misérables passions humaines s’évanouissent. Je crois même que je finirai par l’aimer pour l’avoir tant aimée. Expliquez cela, si vous pouvez, mon cher ami.

Le lendemain de mon arrivée, j’ai rencontré Nino qui jouait à quelque distance de chez son père. Dès qu’il me vit, il vint à moi, et après m’avoir embrassé, il prit un air triste. Je lui demandai ce qu’il avait. Alors fermant les yeux et croisant ses bras sur sa poitrine, il pencha, la tête pour imiter la posture d’une personne endormie ; puis il fit avec la main un mouvement dans une direction lointaine. Il me disait, à sa façon, que Pia était morte et qu’elle était couchée là-bas au cimetière. Je ne pus retenir mes larmes ; je le pressai vivement sur mon cœur, et je m’enfuis.

Hier dimanche, vers le coucher du soleil, j’étais encore auprès de cette tombe qui contient tout ce que j’ai aimé, lorsque j’aperçus les Falghieri, qui venaient faire une visite à la pauvre Pia. Je me dissimulai derrière le monument de sir Edwards, et je les suivis du regard. Nino marchait à côté de sa mère, examinant tout ce qui l’entourait avec un étonnement mêlé de crainte. Arrivé au pied de l’enceinte grillée, il regarda, puis tout à coup, comme s’il subissait l’influence d’un dieu qui l’agitait intérieurement, il fit un effort convulsif et s’écria : Pia ! Pia, la zia Pia !

Le cher petit muet venait de retrouver la parole. Son père et sa mère, bien près de croire à un miracle, se mirent à l’embrasser avec une religieuse effusion. Nino, heureux et triomphant, répéta les mêmes paroles en désignant le buste. Alors la sœur de Pia regarda longuement, tendrement. Je lisais dans ses yeux et sur son visage, tour à tour, la tristesse, la joie, l’admiration, puis je l’entendis dire à son mari qui restait comme pétrifié.

Comme c’est bien elle ! comme elle lui ressemble ! on dirait qu’elle va parler. Il n’y a que le signor Carlo Rinaldi capable de nous l’avoir rendue ainsi. Bien sûr, c’est lui.

— Oui, c’est moi, dis-je en m’avançant, et vous devez comprendre combien je l’aimais !

Nous confondîmes un moment nos douleurs et nos larmes. Enfin la sœur de Pia me dit :

— Dans notre malheur nous devons encore bénir le ciel, qui vient de faire presque un miracle en rendant la parole à ce cher enfant. Et c’est par vous que cela est arrivé : Soyez béni, et si Dieu n’a pas voulu me faire votre sœur, aux yeux du monde, je la suis et la serai toujours par le cœur.

Falghieri ne put que me serrer la main, mais son étreinte m’en dit assez pour me faire croire que j’avais un ami de plus. Nino m’embrassa en répétant : Pia, Pia !

Cher enfant ! que ce premier mot que tu as prononcé te porte bonheur !

Cette journée de dimanche ne devait pas finir sans une nouvelle émotion pour moi. Pendant que j’étais occupé du soin d’arroser les fleurs de la tombe de Pia, une jeune femme vint s’agenouiller près de celle de sir Edwards. Je la reconnus malgré le voile épais qui couvrait son visage : c’était miss Margaret. Après une courte prière, elle se releva et me dit sans découvrir ses traits :

— Signor Carlo, il est difficile de trouver le bonheur sur la terre.

— C’est vrai, lui répondis-je, mais nous le trouverons là-haut !

— Je l’espère, murmura-t-elle, et elle s’éloigna précipitamment.

Aujourd’hui le père Balzani est venu, nous avons été visiter ensemble ma chère Pia. Nous avons ensuite beaucoup causé. C’est un homme d’une grande érudition et surtout d’un grand sens. Je crois qu’il parviendra à me convaincre qu’il y a autre chose à faire qu’à prier et à pleurer auprès d’une tombe. Je dois aller le voir demain à son couvent. Si je ne vous écris plus, c’est qu’il m’aura fait connaître la voie que je n’ai pas su prendre jusqu’ici. Engagé dans ce nouveau chemin, je craindrais de n’avoir rien de bien intéressant à dire à un homme lancé dans le tourbillon du monde.

Dans tous les cas, je vous prie de croire que je vous ai affectionné autant qu’il est donné à un cœur aimant de le faire. Quant à vous, j’espère que vous conserverez un bon souvenir à celui qui vous a fait lire dans son âme en vous confiant le secret d’un amour malheureux. S’il a eu des faiblesses, si l’erreur l’a séduit, plaignez-le en pensant qu’il aurait voulu mieux faire.

Carlo Rinaldi.


(Tous droits réservés.)


FIN