Le Buste voilé/Chapitre X

L’Édition populaire (p. 69-74).


X


Après ce récit, que je n’avais cessé d’écouter avec le plus vif intérêt et la plus profonde émotion, Carlo Rinaldi alla tirer le voile qui couvrait le buste, que je n’avais fait qu’entrevoir, et me le montrant avec enthousiasme, il me dit :

— La voilà cette Pia Toscanelli, qui a été mon seul amour, mon bonheur ! La voilà cette angélique Fornarina, plus belle et plus pure que celle de Raphaël Sanzio ! Dites-moi si vous ne retrouvez pas en elle la femme dont je viens de vous raconter les vertus et la triste destinée ? Pour moi, elle vit, elle me regarde, elle me sourit ; je la vois tout entière. Oui, mon ami, c’est mon chef-d’œuvre ; car j’y ai mis toute mon âme ; je m’y suis épuisé. Après elle, je ne suis plus rien. Aussi tout est fini. Je veux me reposer, la lassitude m’accable. Je ne veux plus vivre que de souvenirs ; j’ai vécu ma vie.

— À vingt-cinq ans, parler ainsi ! Mais c’est de la folie.

— La folie, reprit-il, c’est de ne pas voir que, malgré mes vingt-cinq ans, je suis plus vieux qu’un vieillard. Les hommes vraiment jeunes sont ceux qui ont encore un désir, une ambition à satisfaire ; c’est cela qui les pousse, qui les soutient, qui les rend forts. Avec Pia tout a cessé pour moi ; elle est morte de mon amour, et c’est sa mort qui me tuera. Mais du moins, je veux aller près du lieu où elle repose, pour m’y endormir de mon dernier sommeil. Je partirai donc sous peu pour l’Italie, emportant ce buste que je veux placer moi-même sur sa tombe, comme un monument d’amour et d’expiation.

Je ne tentai aucun moyen de consolation ; car je voyais bien que j’avais affaire à une âme qui ne voulait point, et qui, peut-être, ne pouvait point être consolée.

Après avoir admiré encore une fois ce chef-d’œuvre de la statuaire moderne, donnant une seconde vie à un autre chef-d’œuvre de beauté qui avait porté le nom de Pia Toscanelli parmi les hommes, je me séparai de mon ami Carlo Rinaldi, mais non sans avoir obtenu de lui la promesse qu’il m’écrirait.

Quinze jours après je relisais les pages qui précèdent lorsque je reçus une lettre timbrée de Prato ; la voici :

Carissimo,

À peine arrivé à Prato, je me suis occupé du soin qui m’avait ramené, c’est-à-dire de placer le buste de ma bien-aimée Pia sur sa tombe. On peut le voir maintenant sur son socle de granit. Il est à l’abri des intempéries sous une niche formant chapelle. Il est là, comme une madone sur son autel, et je vais y prier et pleurer chaque jour. J’ai fait entourer le terrain d’une barrière. Dans l’intérieur croissent les fleurs qu’affectionnait ma chère morte.

Ô mon ami, l’homme voit dans cette vie des choses bien étranges ! Croiriez-vous que la tombe qui touche presque à celle de Pia renferme la dépouille mortelle de sir Edwards ? Oui, le pauvre garçon l’aimait, lui aussi ; il n’a pu lui survivre. Avant de mourir il a choisi sa place, et maintenant il repose à jamais près d’elle. Il est mort, et moi je vis encore ! Amère dérision ! Dans les premiers moments, je lui en ai voulu de ce que je considérais comme une usurpation, et, j’ai honte de l’avouer, mon cœur a été mordu par la jalousie, mais j’ai bientôt senti que, par delà la tombe, nos misérables passions humaines s’évanouissent. Je crois même que je finirai par l’aimer pour l’avoir tant aimée. Expliquez cela, si vous pouvez, mon cher ami.

Le lendemain de mon arrivée, j’ai rencontré Nino qui jouait à quelque distance de chez son père. Dès qu’il me vit, il vint à moi, et après m’avoir embrassé, il prit un air triste. Je lui demandai ce qu’il avait. Alors fermant les yeux et croisant ses bras sur sa poitrine, il pencha, la tête pour imiter la posture d’une personne endormie ; puis il fit avec la main un mouvement dans une direction lointaine. Il me disait, à sa façon, que Pia était morte et qu’elle était couchée là-bas au cimetière. Je ne pus retenir mes larmes ; je le pressai vivement sur mon cœur, et je m’enfuis.

Hier dimanche, vers le coucher du soleil, j’étais encore auprès de cette tombe qui contient tout ce que j’ai aimé, lorsque j’aperçus les Falghieri, qui venaient faire une visite à la pauvre Pia. Je me dissimulai derrière le monument de sir Edwards, et je les suivis du regard. Nino marchait à côté de sa mère, examinant tout ce qui l’entourait avec un étonnement mêlé de crainte. Arrivé au pied de l’enceinte grillée, il regarda, puis tout à coup, comme s’il subissait l’influence d’un dieu qui l’agitait intérieurement, il fit un effort convulsif et s’écria : Pia ! Pia, la zia Pia !

Le cher petit muet venait de retrouver la parole. Son père et sa mère, bien près de croire à un miracle, se mirent à l’embrasser avec une religieuse effusion. Nino, heureux et triomphant, répéta les mêmes paroles en désignant le buste. Alors la sœur de Pia regarda longuement, tendrement. Je lisais dans ses yeux et sur son visage, tour à tour, la tristesse, la joie, l’admiration, puis je l’entendis dire à son mari qui restait comme pétrifié.

Comme c’est bien elle ! comme elle lui ressemble ! on dirait qu’elle va parler. Il n’y a que le signor Carlo Rinaldi capable de nous l’avoir rendue ainsi. Bien sûr, c’est lui.

— Oui, c’est moi, dis-je en m’avançant, et vous devez comprendre combien je l’aimais !

Nous confondîmes un moment nos douleurs et nos larmes. Enfin la sœur de Pia me dit :

— Dans notre malheur nous devons encore bénir le ciel, qui vient de faire presque un miracle en rendant la parole à ce cher enfant. Et c’est par vous que cela est arrivé : Soyez béni, et si Dieu n’a pas voulu me faire votre sœur, aux yeux du monde, je la suis et la serai toujours par le cœur.

Falghieri ne put que me serrer la main, mais son étreinte m’en dit assez pour me faire croire que j’avais un ami de plus. Nino m’embrassa en répétant : Pia, Pia !

Cher enfant ! que ce premier mot que tu as prononcé te porte bonheur !

Cette journée de dimanche ne devait pas finir sans une nouvelle émotion pour moi. Pendant que j’étais occupé du soin d’arroser les fleurs de la tombe de Pia, une jeune femme vint s’agenouiller près de celle de sir Edwards. Je la reconnus malgré le voile épais qui couvrait son visage : c’était miss Margaret. Après une courte prière, elle se releva et me dit sans découvrir ses traits :

— Signor Carlo, il est difficile de trouver le bonheur sur la terre.

— C’est vrai, lui répondis-je, mais nous le trouverons là-haut !

— Je l’espère, murmura-t-elle, et elle s’éloigna précipitamment.

Aujourd’hui le père Balzani est venu, nous avons été visiter ensemble ma chère Pia. Nous avons ensuite beaucoup causé. C’est un homme d’une grande érudition et surtout d’un grand sens. Je crois qu’il parviendra à me convaincre qu’il y a autre chose à faire qu’à prier et à pleurer auprès d’une tombe. Je dois aller le voir demain à son couvent. Si je ne vous écris plus, c’est qu’il m’aura fait connaître la voie que je n’ai pas su prendre jusqu’ici. Engagé dans ce nouveau chemin, je craindrais de n’avoir rien de bien intéressant à dire à un homme lancé dans le tourbillon du monde.

Dans tous les cas, je vous prie de croire que je vous ai affectionné autant qu’il est donné à un cœur aimant de le faire. Quant à vous, j’espère que vous conserverez un bon souvenir à celui qui vous a fait lire dans son âme en vous confiant le secret d’un amour malheureux. S’il a eu des faiblesses, si l’erreur l’a séduit, plaignez-le en pensant qu’il aurait voulu mieux faire.

Carlo Rinaldi.


(Tous droits réservés.)


FIN