Le Buste voilé/Chapitre VIII

L’Édition populaire (p. 60-63).


VIII


Enfin elle partit, sans me dire un seul mot.

J’étais dans la désolation.

Après m’être excusé auprès de Peppina, qui me traita de fou, et me reprocha amèrement tout le mal que je venais de faire, je m’élançai sur la route.

J’aperçus bientôt Pia qui hâtait le pas. Je voulus d’abord courir jusqu’à elle, lui parler et lui faire comprendre sous quelle influence j’étais quand j’avais agi de manière à la froisser dans ses sentiments les plus tendres. Timide et plein de repentir, je me plaçai près d’elle ; j’espérais un retour de sa part. Mais elle ne détourna pas même la tête. Cette sévérité, qui me sembla excessive, finit par m’irriter, et ne me sentant pas d’ailleurs aussi coupable que je pouvais le paraître, je passai mon chemin, avec le geste d’un homme, qui, ayant fait tout ce qu’il pouvait faire, renonce à tenter un nouvel effort. De ce moment, l’amour-propre se mit de la partie et creusa un abîme entre nous.

De retour à Prato, j’eus soin de ne pas rompre immédiatement avec les Falghieri. Je fus les revoir comme par le passé ; mais tout en désirant secrètement que Pia pût me rencontrer, je m’arrangeais toujours de manière à ce qu’elle ne fût pas là au moment de mes visites. De son côté, si parfois elle se trouvait en ma présence, Pia se contentait d’échanger avec moi les quelques paroles d’une politesse banale, et trouvait fort adroitement le moyen d’éviter les occasions où nous aurions pu nous expliquer. Heureusement pour moi, — car cette vie m’était insupportable, — je trouvai un atelier dans une autre partie de la ville, et je m’empressai de m’y installer. Les quinze premiers jours ne me parurent pas trop mauvais. Mais ensuite le temps commença à me sembler long ; il me manquait quelque chose, et ce quelque chose, j’avais beau me le nier à moi-même, c’était Pia. Depuis que je ne la voyais plus je sentais mon âme dépareillée. Il y avait des instants où j’aurais donné la moitié de ma vie pour la voir encore à mes côtés, pour l’entendre me dire une seule parole. Alors je quittais tout et je me dirigeais vers sa demeure, bien résolu à la forcer à m’écouter et à m’absoudre. À peine étais-je à quelques pas de la porte, le maudit amour-propre me retenait, et je me disais : Non, je ne veux pas être le premier à revenir. Non, je ne m’humilierai pas devant elle ; il est impossible qu’elle ait cessé de m’aimer, donc elle doit souffrir. Eh bien, souffrance pour souffrance. Quand elle aura souffert autant que moi, elle reviendra. Alors me croyant fort habile, je rebroussais chemin, et je me disais : demain ou après-demain elle me rappellera, et je m’empresserai de lui tendre les bras ; mais du moins, je n’aurai pas plié devant une femme. Voilà de quels absurdes raisonnements et de quel sot espoir je nourrissais mon orgueil.

Un jour enfin où j’errais par la ville, m’obstinant à vouloir que le hasard la mît sur mon chemin, je l’aperçus sortant de l’église où je l’avais vue pour la première fois. Nino l’accompagnait. Je m’avançai vers elle ; elle ne me voyait pas ou faisait semblant de ne pas me voir. Je passai tout près d’elle, et je dis à l’enfant : Bonjour mon cher Nino. Celui-ci se dégagea de la main qui le retenait, et vint à moi tout joyeux. Pia avait fait quelques pas, et comme si l’enfant s’attardait trop, elle le rappela vivement. Je le poussai devant moi, et je dis, la voix tremblante d’une émotion profonde :

— Ah ! Pia, non contente de ne plus m’aimer, vous m’enviez l’amitié de ce petit être qui doit me juger mieux que vous. Je serais tenté de vous dire que vous n’avez pas de cœur.

— En effet, je n’en dois plus avoir depuis que vous me l’avez brisé.

— Ah ! Pia, si vous pouviez m’entendre un moment !

— Le lieu est mal choisi.

— Voulez-vous que ce soit ailleurs ?

— Pas plus ailleurs qu’ici. Tâchez d’oublier que nous nous sommes connus.

— Le pourriez-vous, vous-même ?

— J’ai oublié !

J’étouffai un cri, et je m’enfuis comme si la malédiction divine était tombée sur moi.