Le Buste voilé/Chapitre I

L’Édition populaire (p. 1-5).


I


Carlo Rinaldi était un jeune sculpteur d’un très grand talent ; une étroite amitié nous liait. J’allais souvent le visiter dans son atelier de la rue de l’Ouest à Paris. Après une assez longue séparation, je le revis à Florence, où une affaire de cœur, à ce qu’il me laissa entendre, l’avait ramené. C’était vers les premiers jours de l’hiver, et j’allais partir pour les États-Romains où je devais passer ce que nous appelons en France la mauvaise saison. Je le quittai en lui promettant que, à mon retour à Paris, ma première visite serait pour lui.

Fidèle à cette promesse, je me présentai le 1er  mai à son atelier. Quand il me vit, il s’élança vers moi et m’embrassa avec une effusion de tendresse qui me toucha profondément. C’était la première fois qu’il me témoignait son affection d’une façon aussi vive. Bientôt il me questionna sur mon voyage, et prit un véritable plaisir à m’entendre parler avec enthousiasme de tout ce que j’avais vu de grand et de beau dans la capitale du monde chrétien.

— Ah ! me dit-il, avec une expression de profond regret, plus heureux que moi, qui suis pourtant italien, vous avez visité Rome !

— Si le bonheur vous a manqué, il vous en reste bien d’autres.

— Ah ! mon ami, il n’y a plus de bonheur pour moi ; il s’est envolé à tout jamais. Ce n’est pas pour longtemps que Dieu envoie ses anges sur la terre.

— Que voulez-vous dire, cher Carlo ? demandai-je avec une véritable anxiété.

— Rien… rien… Mais regardez-moi, et vous comprendrez, peut-être.

Je le fixai et je m’aperçus alors que ses cheveux avaient presque blanchi. — Il n’avait pas plus de vingt-cinq à vingt-six ans. — Ses yeux fatigués, enfoncés dans leurs orbites, laissèrent tomber sur moi un regard si triste que je me sentis ému jusqu’aux larmes, et je lui dis : Quel que soit votre malheur, je vous plains.

Il me serra convulsivement la main, et ne prononça que ces mots : Merci ! merci ! mon ami.

Après un moment de silence, il me demanda : Travaillez-vous toujours ?

— Oui, répondis-je, toujours un peu ; mais sans espérer grand’chose de mes efforts. Plus je vais, plus il me semble que l’art est un arbre immense dont les fruits d’or sont placés trop loin de ma portée pour que je puisse les atteindre. Et vous, mon cher Rinaldi, que faites-vous maintenant ?

— Je travaille à ma dernière œuvre. Elle seule me rattache à la vie ; en elle passeront ma force et mon âme d’artiste, je l’espère ; mais elle finie, tout sera bien fini !

J’essayai de réconforter son âme, et quand j’eus cessé de parler, il me dit en secouant tristement la tête :

— Le mal dont je souffre est incurable. Je sens que tous les ressorts en moi sont brisés. Je ne demande plus à Dieu qu’une chose, c’est de m’accorder la force nécessaire pour achever mon œuvre.

— Aurai-je le plaisir de la voir ?

— Oui, revenez dans quinze jours. J’espère qu’elle sera telle que je la veux. Enlevant alors le voile qui l’a cachée à tous les yeux, je vous montrerai l’image de celle qui m’a tant aimé, et je vous raconterai son histoire.

Dans la matinée du quinzième jour j’arrivai à la porte de l’atelier de Carlo. J’étais si pressé d’entrer que, voyant la clef en dehors, j’ouvris sans frapper, mais je m’arrêtai cloué sur le seuil. Carlo, dans un élan d’admiration, d’enthousiasme et d’amour, était monté sur l’escabeau qui était devant lui ; et entourant un buste de ses bras, il disait presque en délire : « cara mia, tu vici, tu vici ! » Ma bien-aimée tu vis, oui, tu vis ! Et ses lèvres baisaient ardemment le marbre. Puis tout à coup replaçant le voile sur son œuvre, il reculait en criant d’une voix déchirante : « E pure sei morta ! » Et cependant tu es morte ! Il allait s’affaisser sur lui-même quand je le reçus dans mes bras. À ce contact il se redressa, poussa un cri terrible, et s’apprêtait à repousser violemment le téméraire qui s’était introduit chez lui en un pareil moment. En me reconnaissant, il se calma, et deux grosses larmes vinrent mouiller ses paupières. Je l’attirai doucement vers un canapé.

— Comme vous devez me trouver ridicule ! me dit-il, un instant après.

— Moi, vous trouver ridicule ! Je vous admire, je vous envie ! Il est beau, il est grand l’art qui peut inspirer de pareils transports.

— Oui, vous comprenez cela, vous : l’artiste, qui, après une longue et parfois bien laborieuse gestation de l’idée, la voit enfin prendre la forme matérielle rêvée, ressemble un peu à la mère, qui voyant son nouveau-né, oublie le mal qu’il lui a causé, et l’embrasse avec d’autant plus de bonheur qu’il lui représente plus fidèlement les traits de celui qu’elle aime. J’ai été dans cette situation quand j’ai pu contempler enfin cet enfant de mon cœur et de mes souvenirs. Pia vit tout entière dans ce marbre qui sera l’impérissable monument de mon amour et de mon expiation. Comme Raphaël Sanzio j’ai eu ma Fornarina, une Fornarina au moins aussi belle, et certainement plus pure que la sienne.

— Elle s’appelle Pia ?

— Oui, Pia Toscanelli. Je vous ai promis son histoire : écoutez-la.

— Je suis tout oreilles.

Carlo Rinaldi, après s’être recueilli un instant, commença ainsi son récit :