Le Bureau de placement/Chapitre 9

Le Bureau de placement
Europe (revue mensuelle) n° 12505-1933 n° 125 (p. 95-112).
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IX


Le vieillard solitaire de la rue du Général Ipatescu n’était pas précisément un malade. Plutôt un infirme. Il s’appelait Dumitrescu. Boyard avorton. Riche. Grand collectionneur de papillons.

Adrien vit un homme respectable, très âgé, à la belle barbe blanche, et chauve. Il était au lit, assis sur son séant, en chemise de nuit, entre de gros coussins. Depuis vingt ans il était ainsi. Une loupe à la main, il lisait des journaux.

La vieille ménagère poussa Adrien dans la chambre du maître et disparut sans un mot, ce qui sembla bizarre au jeune homme. À peine put-il murmurer un bonjour.

— Approche-toi, dit l’infirme, le regardant avec des yeux pénétrants.

Adrien fit un pas vers son lit.

— Encore ! Je ne vais pas te manger !

Quand il fut près du lit, le vieux lui attrapa une main, l’attira à lui avec force et se mit aussitôt à lui examiner les ongles. Justement, Adrien les avait longs ; il s’en excusa :

— Je les couperai. Ils sont trop longs.

— N’y touche pas ! Je te le défends. Voilà des ongles qui feront mon affaire. Car ta besogne capitale ici, c’est de me gratter tout le corps et tous les soirs, avant de me coucher, sauf la veille des bains, que je prends deux fois par semaine à une heure du matin. Ces bains durent de deux à trois heures, suivant ton adresse à me débarrasser de la peau morte, et c’est là ta seconde besogne. La troisième, c’est de me laver le matin toute la tête, sauf les deux matins où je sors du bain. Et c’est tout, mon gars !

Ce disant, il donna à Adrien une tape sur le sexe :

— Ha, ha ! Tu en as un morceau !

« Eh bien ! pensa Adrien, ébahi. Pour un boyard, tu dois être d’une jolie espèce ! »

Deux jours plus tard, l’ancien valet, qui ne devait quitter le service qu’après avoir instruit Adrien, dit à celui-ci, lui montrant un gigolo qui traversait l’office, raide, sans un mot, pour gagner l’appartement du vieillard :

— Voici l’amant de M. Dumitrescu. C’est un fonctionnaire du ministère de l’Intérieur. Il vient chaque semaine frotter le derrière de notre patron, le seul endroit de son corps que nous ne frottons pas, comme tu as bien vu. Mais ce frottement-là rapporte au type chaque fois, le double de ton salaire : cent francs !

— Aimables mœurs, dans cette maison ! dit Adrien.

— Oh, ce n’est pas tout ! Le patron ne manquera pas de te faire sa cour, comme il me l’a faite à moi, car il aimerait bien s’en tirer à meilleur compte.

— Merci !

— Et si tu ne marches pas, il te rendra la vie dure ! C’est pourquoi aucun valet ne reste plus d’un mois.


La vie du domestique chez cet infirme n’était pas mauvaise. Le travail, quoique dégoûtant, était faisable. Le « grattage » du soir demandait au valet de veiller jusqu’à minuit, quand le malheureux vieillard se mettait à nu et offrait aux ongles de son infirmier toutes les parties de son corps, parcelle par parcelle. C’était toute une opération, qui durait une heure. Et qui exigeait de la patience, de l’adresse. On y allait, le long de la partie traitée — dos, poitrine, cuisse ou jambe, — avec les deux mains à la fois, collées aux pouces, et non pas en tirant à soi, ce qui eût occasionné des « brûlures », mais en poussant avec tous les huit ongles, droit en avant, ce qui « satisfaisait la démangeaison » et apportait le soulagement nécessaire au sommeil. La peau perdait ainsi une couche de pellicules irritantes, pareilles à du son. À la fin de la séance, on en ramassait dans le drap une bonne poignée. Pendant la journée, le patient se grattait tout seul, avec ses pauvres doigts tordus, aux ongles énormes. Quand le « grattage » était exécuté irréprochablement, M. Dumitrescu geignait de plaisir et bénissait la vie. Alors, il régalait Adrien de fruits confits, dont tous deux étaient friands. Mais il y avait des soirs où cette opération n’allait guère au rythme voulu, et alors Adrien était traité avec de violents coups d’ongle dans ses bras nus. Il en sortait parfois couvert de petites blessures saignantes très envenimées.

Les bains de la nuit étaient fatigants, plutôt à cause du besoin de dormir. On transportait la baignoire dans la chambre du malade, en prenant toutes les précautions pour ne pas salir le beau tapis. On la remplissait et on la vidait, au moyen de seaux. Après que le corps avait trempé une demi-heure, commençait le frottement avec les pouces, centimètre carré par centimètre carré. La peau s’en allait, comme du fromage râpé. C’était long, ennuyeux. Le vieillard ne finissait jamais de tâter son corps et de montrer les endroits insuffisamment nettoyés.

— Ici… Ici aussi… Là, encore un peu…

Car son calme des jours suivants dépendait de la façon dont ce nettoyage avait été accompli. Parfois, amollis, suant à grosses gouttes, ils s’endormaient tous deux, l’un dans son bain, l’autre sur son tabouret, les bras dans l’eau :

— Allons ! disait le patient réveillé. Il n’en reste qu’un petit bout, aux fesses. Frotte bien. Je te donnerai de beaux abricots.

Le lavage de la tête, le matin, était facile, quoique tout aussi méticuleux. On asseyait l’homme à la turque sur une grosse toile cirée, la cuvette sur ses cuisses dans le lit même. On le savonnait plusieurs fois, on lui massait le cuir chevelu, les joues, le cou, et on le rinçait à grande eau. Mais à chaque lavage, Adrien remarquait une bizarrerie, qu’il attribuait au caractère du vieux.

Celui-ci possédait deux énormes porte-monnaie, bourrés d’argent, qu’il gardait habituellement sous ses coussins, car il payait tout comptant et en monnaie exacte jusqu’à un centime. Une fois par mois, son banquier venait lui apporter la somme nécessaire, en billets de cent et de vingt, en pièces de cinq, en francs et demi-francs et en une masse de gros sous, de petits sous, de pièces de deux centimes et d’un centime. Lorsqu’il fallait payer, par exemple, une livre de viande pour l’office, à trente-cinq centimes le kilo, il tirait de sa bourse dix-huit centimes. C’était sa manie, et Adrien ne s’en montrait pas trop étonné. Mais il ne savait pas pour quelle raison, au moment du lavage de la tête, le vieillard retirait de leur place ces deux sachets de cuir et les fourrait dans ses caleçons, entre les jambes, sous la cuvette. Un jour, se tordant de rire, il en demanda l’explication.

— Ce sera un peu vexant pour toi, dit le patron, mais je vais te le dire. Voilà : on m’a volé une fois ! J’avais un garçon comme toi, mais bête. Il me lavait mal et je le piquais de mes ongles. Un jour, comme j’étais la tête dans la cuvette et tout aveuglé par le savon, le vilain m’a soustrait les deux bourses que je gardais alors, même pendant le lavage, sous les coussins. Bien mieux, étant furieux de mes coups d’ongles, il me renversa la cuvette contre ma poitrine, inondant le lit, et prit la poudre d’escampette, me laissant dans cet état-là, moi, infirme, misérable, qui ne puis vivre un jour sans l’assistance que tu vois… Depuis, je cache l’argent entre mes jambes.

— Et vous pensez que je pourrais vous faire comme ce garçon ?

— Je n’en sais rien ! Non. Je ne le pense pas. Mais maintenant, je m’en suis fait une habitude.


Il ne le pensait pas. L’homme, quoique grossier, avare et vicieux, ne manquait pas d’intelligence, ni de culture. Il s’aperçut vite qu’Adrien n’avait pas l’étoffe d’un valet, et il l’avait pris en une estime qui se traduisait quotidiennement pas de longs entretiens, presque amicaux, sur la littérature et les idées du temps, et même par des confidences. Il raconta au jeune homme des fragments de sa belle vie de rentier libre, sa jeunesse, entièrement vouée à l’amour de la nature et passionnée pour les papillons, à la chasse desquels il avait consacré plus d’un quart de siècle :

— Les collections que tu vois là, sur les murs, ne représentent qu’un dixième de ce que je possédais. Car, il y a cinq ans, tombant gravement malade et croyant mourir, je les ai toutes distribuées à mes amis. Puis, j’ai guéri et m’en suis morfondu l’âme. J’ai prié qu’on me les prête, pour le peu d’années qui me restent encore à vivre, mais on ne m’en a rendu que quelques-unes, et pas les plus belles.

Parfois, soudainement excité, il faisait des allusions transparentes à son « besoin d’amour filial », un amour filial qu’Adrien n’avait aucune peine à interpréter, car le vieux accompagnait sa déclaration sentimentale de gestes qui trahissaient clairement ses intentions.

— Si tu veux être bon avec moi, m’aimer un peu, t’occuper de mes vieux jours de pauvre homme seul, je te laisserai à ma mort une partie de ma fortune.

Et les yeux hors de la tête :

— Viens, mon enfant, que je t’embrasse !

Adrien se sauvait à l’office, sans rien répondre. Et pendant quelques jours, le vieillard n’insistait plus, mais il espérait arriver à ses fins. Il se montrait bienveillant, tendre, et même large, améliorant l’ordinaire de son domestique et lui offrant des fruits confits. L’infirme ne se nourrissant que de lait, de croûtes de pain grillé et de fruits, la viande était achetée uniquement pour la cuisine de l’office. Peu de viande et bien laide. On en acheta davantage et d’une qualité meilleure, ce qui étonna la vieille servante, femme de confiance, très ancienne dans la maison, taciturne, froide, passant son temps à épousseter l’appartement et à raccommoder ses nippes. Elle aidait encore à préparer les bains nocturnes ainsi qu’à habiller et à déshabiller M. Dumitrescu, qui, presque tous les jours, sortait en coupé faire des promenades dans les bois. Pour cette dernière besogne, les deux serviteurs n’étaient pas de trop, car les membres du malade, ankylosés, raides, tordus, avaient de la peine à entrer dans les vêtements, les chaussures, les gants. On mettait une heure avant d’en finir. Il souffrait, geignait, tempêtait. Appuyé sur sa canne, on le conduisait jusqu’à la voiture, le soutenant par les aisselles. C’était alors un pitoyable beau monsieur, tout vêtu de noir, funèbre, sa respectable barbe blanche déployée sur la poitrine, le regard sévère, le maintien rigide. Vu dans la fuite du coupé, on ne devinait pas son atroce infirmité.

C’était surtout au retour de ces promenades que, réinstallé dans son lit, le malheureux avait l’habitude d’agacer Adrien avec ses avances d’amour « filial ». Certes la personnalité du garçon imposait toujours à l’inverti et lui faisait adopter des formes, tant l’admirable force de l’âme humaine oblige au respect l’homme le plus dégradé. Hélas, la force du vice dépasse celle de l’âme et s’acharne à l’avilir.

Un jour, au moment où Adrien touchait le salaire de son premier mois de service et recevait un pourboire de dix francs, le vieillard l’empoigna des deux mains par le devant de son pantalon et lui cria :

— Laisse-moi voir ton « morceau » ! Laisse-moi l’embrasser !

Il y eut une scène pénible, écœurante. Adrien menaça de partir sans même donner ses huit jours. Depuis, tout se gâta. La vie dans la maison devint un enfer. Rien n’allait plus au goût du maître, qui frappait son domestique de furieux coups d’ongles, ne faisant de ses bras qu’une seule plaie. Si bien qu’un matin, exaspéré, lors d’un lavage, Adrien appliqua au vieux un coup de poing à la tête et, pour son malheur, s’exclama :

— Saloperie ! Je serais capable de mettre le feu à ta maison et de te faire brûler comme un rat !

Le soir même, appelé en cachette par la vieille servante, un monsieur sombre, qui était le commissaire de police du quartier, se faisait introduire chez l’infirme. Peu après, Adrien comparaissait devant ses deux juges :

— Voilà celui qui m’a frappé et qui veut me faire brûler comme un rat !

Adrien fut battu jusqu’au sang, sous les yeux de son patron. Il gagna sa chambre, chancelant, le visage et le corps meurtris de coups de poing et de pieds. Il en fut malade pendant plusieurs jours, incapable de bouger. Un autre domestique, promptement trouvé, assista le vieux tant bien que mal.

Enfin, remis de ses blessures, il fit son paquet pour partir, sans demander l’argent qui lui revenait. Alors la servante lui glissa, muette, un bout de papier. Le vieux disait : « Je suis une canaille. Je te demande pardon à genoux. Ne me quitte pas sans venir m’accorder ton pardon : les remords me feraient m’enlever la vie. »

Adrien y alla. Et, dès qu’il parut, les larmes jaillirent des yeux de son bourreau :

— Sache, mon enfant, que ce sont les hommes qui ont fait de moi l’ordure que tu as bien nommée. Je suis venu au monde, amoureux de tout ce que je voyais, bon, compatissant, épris de la nature surtout. Mais un jeune berger de notre domaine, que j’aimais pour ses histoires et drôleries, sut si bien s’« amuser » avec moi, alors que j’avais une douzaine d’années, que bientôt je ne pus plus me passer du plaisir qu’il greffa à mon corps et qui devint et resta pour toujours mon premier besoin, plus violent que la faim… Voilà ma misère, mon malheur. Voudras-tu me pardonner mon crime à ton égard ?

Adrien se tenait près de la porte :

— Je vous le pardonne.

— Et accepteras-tu de moi une petite somme d’argent ?

— Ça, non. Je n’accepte que mon dû. La souffrance ne se paie pas.


Gel sibérien, malgré le mois de mars qui tirait à sa fin. Depuis quelques jours, une bonne neige poudreuse permettait aux traîneaux de voler en tous sens, remplissant l’espace des sons de leurs clochettes.

Adrien, la valise sur l’épaule, quitta la rue du Général Ipatescu, comme on quitte un hôpital lorsqu’on est tuberculeux, l’âme engourdie et vide du convalescent qui ignore si c’est la vie qui l’attend dehors, ou bien le retour de la maladie. Absence totale de sentiments marqués. Ni amour, ni haine. Ni espoir, ni appréhension. La sortie de ces cinq semaines de claustration, avec l’abominable vision de la fin, le laissait indifférent devant la liberté retrouvée. Il n’éprouvait pas même le besoin de revoir Mikhaïl, dont il ne savait plus rien. Et, chose curieuse, il se sentait bien ainsi : ne plus être poussé par aucune volonté intérieure d’agir dans un sens ou dans un autre.

Mais, parvenu au milieu d’une artère principale, la foule des traîneaux galopant comme des fantômes, le givre abondant des arbres et la blancheur aveuglante du paysage lui donnèrent l’envie de prendre un traîneau. Il en héla un et monta :

— Où allons-nous ?

— Où vous voulez. Promenez-moi un peu. Tenez : le long des quais de la Dâmbovitza.

Le froid cinglant lui fit du bien, sans le réveiller. Il somnolait, les yeux mi-ouverts, la valise à ses pieds, ne sachant pas comment il mettrait fin à cette course. Des édifices, des rangées d’arbres, des piétons pressés, parfois, l’image d’une grande dame ou d’un richard emmitouflés dans leur fourrure défilaient rapidement en sens contraire. Il se pelotonna dans le gros plaid du traîneau. À Cotroceni, le cocher demanda :

— Nous continuons ?

— Non. Conduisez-moi à une bonne pâtisserie, avenue de la Victoire.

Devant la pâtisserie, il se demanda ce qu’il allait faire de sa valise, pas bien belle. Tant pis :

— Attendez-moi dix minutes, dit-il au cocher. Il entra et demanda des gâteaux, prenant place à une table du fond du magasin. À cet instant même, il pensa à Loutchia et, une minute après, elle parut, suivie de Poutsi, l’avocat de la fête champêtre. Aussitôt il leur tourna le dos pour ne pas être vu, tandis que son cœur recevait un coup de poignard qui lui fit perdre le souffle. Il ferma les yeux, la tête penchée sur sa poitrine, du plomb dans le corps, et resta ainsi même après le départ de son ancienne maîtresse et de la nouvelle acquisition de celle-ci. Puis ses lèvres articulèrent, sèches :

— Poutsi ! Elle m’a remplacé par Poutsi !

Mais pourquoi cela lui faisait-il tant de mal, un mal qu’il n’avait jamais encore connu ? Est-ce qu’il aimait donc Loutchia ? Et à ce point ? Pourquoi, alors, l’a-t-il quittée ? La brave fille lui avait assez écrit. Il ne lui avait jamais répondu. Alors ?

« Oui… Mais… Poutsi ! »

Poutsi ou un autre, n’était-ce pas la même chose ?

« Non ! non ! C’est affreux ! C’est Poutsi qui couche maintenant avec ma Loutchia ! »

Sa Loutchia !

Il se leva, anéanti. Le traîneau le déposa devant le « Bureau », mais un gros cadenas à la porte l’avertit que celui-ci avait fermé boutique. Il entra chez les plapamari. L’atelier était au complet. Le même. Mais les visages n’étaient pas gais comme d’habitude. Cristin travaillait lui aussi. Personne ne fit attention à Adrien. Le bonjour réciproque. C’est tout. Puis Cristin dit :

— Macovei est depuis hier à la morgue.

Adrien l’avait deviné :

— Et Léonard ?

— Il est à moitié fou. Il se tuera, sûrement !

— Et on ne peut rien faire pour lui ?

— Quoi faire ? Lui prêter cent francs ? Deux cents ? Il ne les veut même pas ! Et on le comprend.

— Où est-il, maintenant ?

— Aux préparatifs de l’enterrement qui aura lieu demain.

— Mikhaïl est-il au courant ?

— Nous ne l’avons pas revu depuis qu’il est entré à l’English.

Adrien décida de ne pas aller lui annoncer la nouvelle de la mort de Macovei. À quoi bon ?

Il sortit.

Vide.. Vide… Néant de l’existence.

Mais non ! Poutsi ! Ah, cette Loutchia, qui disait mépriser les Poutsi ! Les femmes sont toutes les mêmes, va !… Oui, elles sont les mêmes et pourtant le poignard est là, dans son cœur. Il va toujours plus profond : Loutchia couche avec Poutsi ! Mais c’est intolérable ! Comment va-t-il oublier cela ? Juste en ce moment où il est seul. Sans Mikhaïl. Et Macovei, mort. Et le « Bureau », mort. Et les plapamari, froids, silencieux, presque hostiles

« Dieu, où est mon humanité ? »

La neige battue, haute de trois empans, avait nivelé les trottoirs. On ne savait plus si l’on était sur son chemin et dans son droit, ou bien à côté. Traîneaux et piétons allaient en zigzag, pêle-mêle. On s’engueulait. Cette désorientation et celle de sa tête causèrent à Adrien des ennuis à chaque pas ; il se fit bousculer par tout le monde, faillit être renversé.

Il marchait sans savoir où. L’image de Mikhaïl et celle de Loutchia, avec leurs domiciles opposés l’un à l’autre, lui firent prendre une direction contraire à tous deux. Car il n’avait l’intention d’aller voir aucun de ces êtres aimés, malgré leur image qui l’obsédait.

Non, il n’irait pas les voir ! Pour Loutchia, c’eût été humiliant pour lui et cela n’eût servi à rien : elle couchait avec Poutsi. Il ne la voulait plus. Et pour Mikhaïl… Eh bien, Mikhaïl se montrait têtu. Pourquoi n’avait-il plus donné signe de vie ? Certes il l’avait vexé lui disant qu’il ne lui demanderait pas « à manger », vilaine parole qu’on ne jette pas à la figure d’un grand frère comme Mikhaïl. Mais était-ce une raison pour qu’il le boude à l’infini ? Qu’il lui garde une telle rancune ? Se doutait-il de ce qui se passait maintenant dans son cœur ? Du désespoir dont lui, Adrien, était la proie en ce moment ? Et qui pourrait le pousser au suicide !

« Oui : je suis capable de me tuer ! Tout est Néant ! »

Il se trouva soudain devant la vitrine du libraire Socec. Grand étalage de livres nouvellement parus, notamment une belle édition des poésies d’Éminesco et les Revenants d’Ibsen. Il les contempla presque froidement :

« Vous aussi n’êtes qu’illusion ! Votre beauté ? Cela dépend de notre cœur. Tout dépend de notre cœur. Si nous sommes heureux, ou au moins contents, une brassée de foin, au-dessus de la tête, nous suffit pour nous faire bénir l’existence. Mais, dans le malheur, à quoi nous servirait le paradis même !

Se sentant bousculé, il partit, méprisant, dans la direction de la poste centrale et tomba sur un attroupement. Il s’y intéressa. Un vieux monsieur, qui exhibait une rosette à la boutonnière de son paletot, venait de frapper un pauvre diable que les gens soulevaient de la neige. On se trouvait juste devant l’église Ilatari et le monsieur, bon chrétien, s’y était arrêté pour se signer, quand le battu l’apostropha, lui lançant la plaisanterie populaire qui fait allusion aux péchés des bigots :

— Fais-toi un gros signe de croix, car le diable est vieux !

— Bon dieu ! s’exclama Adrien, regardant l’homme qu’on remettait sur ses jambes. C’est toi, Pâcalâ ?

C’était Pâcalâ, qui naturellement, dans sa haine du bigot, avait raillé le chrétien public, sans s’occuper de la décoration. Adrien le retira vivement de la foule et le traîna avec lui :

— Qu’avais-tu à te moquer de ce type ?

Pâcalâ en veston était gelé. Il essuyait le sang qui lui coulait du nez. Un peu plus loin, il s’écroula. Adrien le releva et le conduisit par le bras :

— As-tu été si malheureusement frappé, ou es-tu malade ?

— Non… ce n’est rien. Mais je n’ai pas mangé depuis deux jours.

— Et tu trouves que c’était le moment de plaisanter les canailles religieuses et de te faire battre !

Ils entrèrent dans une gargote de la rue Brézoïanu. Adrien consulta le menu et demanda deux plats de viande de porc à la choucroute. Mais Pâcalâ, au lieu de manger, pérorait à voix éteinte :

— Il faut pourchasser la superstition, l’ignorance. C’est notre devoir, à nous socialistes. Le peuple en est intoxiqué. L’église ! Un des plus grands ennemis de la libération des masses ! Nous devons la démasquer !

— Laisse ça, maintenant, et mange !

— Les popes sont les gendarmes d’un Dieu qui fait bien l’affaire du capitalisme. Coude à coude avec les vrais gendarmes, ils tiennent nos paysans dans la servitude. Il faut…

— … Il faut manger, Pâcalâ ! Tu parleras après.

Il avala quelques bouchées et recommença :

— On nous frappe, lorsque nous voulons éclairer les masses. Cela prouve que la lumière apportée au peuple ne convient pas aux maîtres du monde. Karl Marx le dit bien…

— Au diable Marx, maintenant que tu es affamé ! Mange, bon Dieu !

— Je suis affamé… Ça ne fait rien. On ne meurt pas de faim. Mais je dois te dire ce qui en est…

— Et que veux-tu me dire ? Me convaincre moi, du rôle funeste de la religion ? Ça dépend, encore ! Entre les mains des hommes, les croyances les plus sublimes deviennent des moyens d’abrutissement et de persécution. Voilà ce dont je suis certain. Le croyant qui t’a frappé tout à l’heure est une brute. Mais tous les croyants ne sont pas des brutes ; preuve, ma mère qui croit et qui est une sainte femme.

Pâcalâ mangeait et désapprouvait, bougonnant :

— Tu es un mauvais socialiste. Tu n’as pas assez lu. Le socialisme doit balayer toutes les croyances de la bourgeoisie. Elles sont, toutes, pourries…

— Eh bien, sache que je ne crois pas à l’infaillibilité de ton socialisme !

— Mon socialisme !

Il jeta la fourchette, se leva et sortit en coup de vent, sans même avoir fini de manger.

Adrien fut navré :

« J’aurais dû me taire et lui permettre de se rassasier. Pauvre Pâcalâ ! »

Il commanda un café, fuma et revint à sa tristesse. Pourquoi avait-il abandonné Loutchia ? Il aurait dû l’épouser, accepter la collaboration régulière que lui offrait « Dimineata », se faire un avenir, se créer un foyer, rendre sa mère heureuse. À quoi lui avait servi la ligne de conduite qu’il s’était tracée ? Le voilà seul, seul sur la terre et sans aucune envie d’aller plus loin. Amitié, livres, indépendance : vanités ! Il a poussé Loutchia dans les bras de Poutsi, voilà le résultat de sa foi en ces valeurs-là. Il s’aperçoit maintenant de leur inanité. Sa Loutchia, amante de Poutsi !

Tout devint noir sous ses yeux ! Le cœur lui faisait un mal physique. Il étouffait. Allumant une autre cigarette, il paya et sortit.

Aussitôt la bise lui fouetta la vue.


Transi de froid dans son vieux pardessus, exténué par trois heures de marche à demi inconsciente le long des quais de la Dâmbovitza, il se trouva, vers le soir, devant la « Halle aux Vieilleries ». Il y entra. Un Juif se jeta sur lui :

— Qu’est-ce que c’est à votre service ?

— Il me faut un revolver.

Le marchand recula comiquement :

— Un revolve-é-er ? Ça, ce n’est pas un article courant. N’avez-vous pas besoin d’autre chose encore ? par exemple : une bonne armoire ; des chaises presque neuves ; une superbe lampe…

D’autres marchands juifs l’entourèrent :

— Qu’est-ce qu’il veut ?

Le premier Juif ouvrit les bras :

— Il lui faut un revolver, dites !

— Par ce froid !

Adrien alla plus au fond de la halle et trouva un revolver calibre 6.35. Il le fit claquer plusieurs fois. L’arme fonctionnait bien.

— Des balles, en avez-vous ?

— Je n’en ai que deux.

Il acheta le revolver avec ses deux balles pour cinq francs et sortit par l’autre extrémité de l’édifice afin de ne pas s’exposer aux railleries yiddisch des premiers marchands.

Dans la rue, il sentit un gros soulagement. Sa tête devint lucide. Le mal physique du cœur disparut. La fatigue aussi. Rien ne lui pesait plus.

« C’est curieux ! pensa-t-il. C’est comme la rage de dents qui s’évanouit dès qu’on voit l’instrument dans la main du dentiste. Je ne l’aurais jamais cru. »

Une seule place restait encore sensible : Loutchia couchait avec Poutsi ! Voilà l’irréparable. Voilà ce qu’il ne pourra jamais oublier. Mais maintenant, si l’insupportable revient, il se tuera.

Se tuera-t-il, vraiment ? En aura-t-il le courage ? Et pourquoi pas ? Il y a des douleurs qui sont pires que la mort. Enfin… Il a le revolver. On peut tirer, dès que cela ne va plus.

Pour le moment, il avait froid et voulait boire du thé. Autour de lui, des enfants aux faces et aux mains gelées luttaient avec la bise, les bras chargés de bois de chauffage. Ils avançaient, héroïquement, serrant avec amour sur leur poitrine le fagot de bois qui apporterait du bonheur dans la promiscuité de leur taudis. Adrien connaissait bien cela :

— Donnez-moi, pour quinze centimes, cinq kilos de bois ! avait-il, enfant, si souvent crié dans la boutique du marchand.

« Ah ! pourquoi ne reste-t-on pas toujours enfant ! »

Il s’engouffra dans une houleuse maison de thé populacière de l’avenue Vacaresti. Vapeur aveuglante. Peuple juif bavard, vivace, intelligent, spirituel, quoique crevant de misère. Pas moyen de trouver une place libre. On était entassé comme des harengs. Quatre et cinq bouches penchées sur la même portion de thé de vingt centimes, absorbaient avidement de l’eau bouillante, presque incolore et sans sucre. Mais les têtes, les yeux et les bras, et les langues surtout, semblaient possédés par un furieux besoin d’imposer leur opinion, de tout dire d’un seul coup, de boucher un coin à l’adversaire.

Adrien y reçut une violente douche d’optimisme et retira la main qui serrait dans la poche le ridicule revolver.

Ce monde ! Ce monde écrasé de malheurs ! Mais où était-elle donc, sa souffrance ? Sous ces visages, suants, épanouis, tous ces yeux brillants de joie railleuse. Tous ces hommes sales, loqueteux, à moitié ou complètement affamés, qui se tournaient vers lui pour le voir et l’identifier, ou simplement pour l’accueillir, triomphants, lui faire place et l’entraîner dans leur vacarme, le gagner ou le confondre, le « découdre », en tout cas, et surtout ne pas lui tolérer cette mine d’enterrement qui n’est pas de mise !

Adrien traversa la cohue, revint sur ses pas et se sauva honteux. Là, pour lui, il n’y avait pas de place au propre ni au figuré, surtout au figuré.

Il alla prendre son thé au Café Boulevard. Peu de monde. Beaucoup de glaces, de cuivres, de nickels. De la propreté hostile. Une dame raide au comptoir. Des garçons qui réprimaient leurs bâillements. De la lumière électrique indiscrète, des messieurs à monocle, très discrets, qui épiaient le voisin du coin de l’œil. Des conversations à voix basse, qui cessaient dès qu’un nouveau client apparaissait dans le local.

Ce n’était pas ça non plus. Adrien sentit que les yeux à monocle lui fouillaient poliment le ventre et pénétraient jusqu’à son revolver. Il avala son eau tiède et vida les lieux :

— Au diable, avec vos têtes bien surveillées !


C’était l’heure où les plapamari, la journée finie, prenaient leur thé. Adrien ne voulut pas être de la compagnie. Il n’avait pas envie de parler, ni de voir qui que ce soit. Possédant la clef de l’atelier, du côté de la cour, il décida de rentrer après la fermeture, vers les neuf heures. Mais jusque-là, où passer le temps ? Dans un restaurant ? Il n’avait pas faim.

Il dut tout de même y aller, à cause du froid et par dégoût des autres locaux publics.

Seigneur, que les heures sont sinistres quand le désespoir vous ronge l’âme ! Jamais Adrien n’avait su ce que c’était que la longueur du temps. Au contraire, pour lui, le temps avait toujours été trop court, même lorsqu’il ne faisait rien. Que s’est-il passé ? Comment son bel équilibre venait-il de se briser ?

« Je suis peut-être malade. Mikhaïl avait dit que la tuberculose nous guette. »

Il se peut. Pourtant il y avait un fait précis : Loutchia ! Ce n’était pas là une souffrance imaginaire, mais une atrocité insupportable. Il n’en sortira pas sans qu’un événement vienne promptement lui faire passer ce mal. Quel événement ?

Avec des précautions, pour ne pas être vu par les clients du bistrot où il se trouvait, Adrien tira le revolver de la poche du pardessus et le contempla, sur ses genoux :

— « Ce doit être terrible, que de lever le bras, coller le canon sur la tempe et appuyer sur la gâchette. »

Pour l’instant, il n’était pas décidé à ce geste. Mais l’idée qu’il pouvait le faire n’importe quand lui apportait du calme.

À neuf heures, il pénétrait dans l’atelier et, sans allumer, passa dans le « Bureau ». Léonard était là, allongé sur le banc, le visage éclairé par la lumière du réverbère. La solitude qui régnait glaça le cœur d’Adrien. Il n’eut pas la force de dire bonsoir, ni d’articuler aucun autre mot. Il prit place sur la chaise à côté de Léonard, qui ne s’était pas rasé depuis plusieurs jours. Cela le rendait presque méconnaissable. Il regardait Adrien, la bouche entr’ouverte, les paupières mi-closes, immobiles. On ne voyait pas ses yeux. Aussi n’était-ce pas un regard qu’il avait. C’était une attitude. Il semblait dire :

— Maintenant je suis prêt.

Au bout de dix minutes, Adrien comprit que le cadavre de Macovei les séparait et rendait sa présence inutile à côté d’un homme qui était lui aussi un mort. Il eût voulu se retirer mais ne savait comment, quand le pilier du réverbère retentit sous le coup de matraque de Méphisto, qui hurla, lugubre, la voix enrouée :

Li-vor-no-o-o !

Adrien sursauta. Il se leva, tremblant, alla dans le dépôt de l’atelier et se fourra vivement dans un tas de vieilles couvertures, où le sommeil ne tarda pas à venir le plonger dans le néant.


Le lendemain matin devait avoir lieu l’enterrement de Macovei. Adrien se leva avant l’ouverture de l’atelier et se sauva. Il passa toute la journée au musée historique et au musée d’histoire naturelle. Sans rien y voir. L’âme plus vide que jamais. Le soir, à sept heures comme il dînait dans un petit restaurant, une jeune femme, voisine de table lui fit de l’œil. Il accepta aussitôt l’invitation, ils prirent le café ensemble, il écouta, sans presque desserrer les dents, une fade lamentation concernant l’hiver dur et le « manque de travail » et, à la fin, alla coucher avec la femme dans un petit hôtel rue Coltsea.

Il ne la toucha pas de toute la nuit. Le jour venu, une affreuse nouvelle l’attendait dans les journaux, alors qu’il prenait son café turc : Léonard s’était suicidé la veille au soir. Le journal racontait que « M. Cristin, le socialiste bien connu, inquiet de l’abattement moral dont avait fait preuve Léonard après l’enterrement de son ancien associé, était allé à huit heures du soir au bureau de placement, s’enquérir de son état, il l’avait trouvé pendu à la serrure même de la porte intérieure du bureau, bien que le bas du corps fût entièrement affalé sur le sol ».

Adrien ne pouvait pas croire cela :

« À la serrure ! Il a dû se traîner, alors, pour parvenir à s’étrangler ! Quelle horreur ! »

Cette mort l’épouvanta. La mort même l’épouvanta. Un grand besoin de vivre, de vivre à tout prix, le poussa vers l’hôtel English. Tomber dans les bras de Mikhaïl, lui demander pardon, puis quitter Bucarest, partir ensemble à l’étranger, n’importe où, mais y jouir de la vie, du soleil, de la liberté, même dans la misère !

Ce ne fut qu’une courte crise d’espoir. La nuit le trouva indécis, dans un café du quartier de Mikhaïl. L’idée de retrouver son ami renfrogné, peut-être prêt à une rupture définitive, l’arrêta plusieurs fois à l’entrée de l’hôtel. À dix heures, il gagna la couchette de l’atelier.

Il y veilla jusqu’au matin. La serrure et le pendu qui traînait sur le sol lui dansèrent sous les yeux pendant toute la nuit.

C’était dimanche. L’atelier restait fermé.

« Je ne me lèverai aujourd’hui que sous l’aiguillon de la faim » pensa-t-il.

En effet, il ne se leva qu’à midi, après avoir dormi quelques heures. Son regard tomba sur le revolver, posé sur la chaise à son chevet. Tout en s’habillant et en allumant le poêle de l’atelier, il se demandait quel serait son destin des jours suivants ? Se tuera-t-il, finalement ou bien la vie l’emportera-t-elle sur la mort ? En ce moment, grâce au pendu, son cœur avait mis en échec la menace du revolver. Mais, après ? Adrien aurait beaucoup donné pour le savoir.

Il fit un saut dans le quartier se chercher du pain, du fromage, du thé, du sucre. De retour, il tomba sur Mikhaïl qui, assis sur la chaise, tenait le revolver dans une main, les deux balles dans l’autre. Il était chiquement habillé ; et sa valise, à côté de lui, ce qui fit comprendre à Adrien qu’il avait quitté sa place.

Les deux amis se considérèrent un instant, muets, Adrien, debout, ses emplettes sous les bras, Mikhaïl, assis à la place du revolver. Le dernier dit, montrant l’arme :

— Qu’est-ce que c’est que cette plaisanterie ? Vraiment tu étais décidé à suivre Léonard ? Et ta mère ? Ta mère qui ne vit que pour un égoïste comme toi ? Tu n’y pensais plus ?

Et comme l’autre se taisait, il ajouta, révolté :

— Âne !… Dire que je venais te parler Égypte, Grèce, voyages !… Tu en es indigne !

PANAÏT ISTRATI.

Monastère Neamtz
(Carpathes Moldaves)
novembre 1932.


FIN