Le Bureau de placement/Chapitre 2
II
Mikhaïl fit arrêter la voiture dans la slrada Sfintsilor, juste derrière l’hôpital Coltsea, une rue tranquille, assez voisine du grand centre de la Capitale. Le voyageur et son guide pénétrèrent dans le bureau de placement, qu’aucune lampe n’éclairait encore, malgré la nuit. Mais Adrien put distinguer presque nettement les êtres et les choses, grâce à la vive lumière que diffusait le réverbère à gaz placé devant la grande vitrine du bureau. L’intérieur en profitait, comme d’une pleine lune.
Il n’y avait, dedans, rien qui pût troubler une âme sensible, et cependant cet intérieur mal éclairé donna froid dans le dos à Adrien. Il en eut le frisson comme si on l’avait jeté dans un poste de police. Cette impression lui vint de ce que le sol était fait de ciment ; puis de la nudité des murs et des bancs pauvres alignés tout autour de la pièce, qui était très spacieuse. Les bancs à part, on n’y voyait qu’un misérable secrétaire nu, planté comme provisoirement presque au milieu du « Bureau » et flanqué de deux chaises tout aussi laides. Le fauteuil du secrétaire était occupé par un homme d’une cinquantaine d’années, maigre, l’allure martiale, le teint blême, le visage allongé et le crâne chauve. Il mangeait quelque chose qu’on ne voyait pas. Deux autres hommes, — l’un, noiraud, jeune, petite moustache frisée, l’autre âgé, un peu bossu, barbiche grisonnante, — arpentaient lentement et silencieusement la pièce. Et sur un bout de banc, deux femmes aux têtes enveloppées dans des fichus noirs.
En entrant, Mikhaïl s’était exclamé, sur un ton ironiquement joyeux et d’un trait :
— Bonsoir, messieurs, et voilà notre ami Adrien Zograffi.
L’homme du secrétaire ne répondit rien. Il avait la bouche pleine et se contenta de poser sur Adrien deux yeux fortement écarquillés. Celui dont le dos était voûté, sans interrompre sa promenade, répondit « bonsoir » d’une voix chantante.
Ce ne fut que le jeune qui vint au devant des deux amis et serra la main d’Adrien, se présentant :
— Nitza Petresco.
Sa poignée de main était chaude. Son regard, intelligent, droit. Il reprit aussitôt sa promenade. Un instant après, il s’arrêta devant les deux femmes et prononça avec une fermeté dépitée :
— Voyons, qu’est-ce qu’on peut bien faire pour vous ? C’est que votre cas est un peu spécial : vous voulez être placées dans la même maison. Ça ne se rencontre pas à tout moment. Tenez : je pourrais, au besoin, vous envoyer en province. Y allez-vous ?
— No que diable li proveinké !
— Alors… nous n’avons rien pour vous.
C’étaient des Hongroises, parlant à peine le roumain. Elles se levèrent et partirent.
Le bureau fut pendant un long moment, plongé dans le silence. Adrien se tenait coi, à côté de Mikhaïl, dont le mutisme parut au nouveau venu assez incompréhensible et même railleur. Il trouvait que son ami eut dû parler, dire quelque chose, casser la glace. Il avait envie de sortir.
Mais, dans la clarté spectrale de la pièce. Adrien surprit des mouvements insolites chez l’homme assis devant le secrétaire. Un gros tiroir du meuble était ouvert en permanence et l’homme y avait les deux bras enfouis jusqu’au coude, n’arrêtant pas de tripoter quelque chose, discrètement. De temps en temps, une main se levait et alimentait la bouche d’une nourriture qu’Adrien ne pouvait pas identifier. Mais, de toute évidence, l’homme mangeait du pain sec. Bouchée après bouchée. Ce faisant il ne regardait jamais ce que ses mains fabriquaient dans le tiroir, à sa droite, du côté caché à Adrien. Il fixait la porte, le réverbère de la rue, se tenant raide comme un mannequin. On eût dit qu’il attendait, dans une angoisse croissante, qu’un événement se produisît d’un instant à l’autre, ce qui ne l’empêchait pas de longuement mâcher ses morceaux, insensible à tout ce qui se passait autour de lui.
Adrien, ne pouvant plus tenir, au grand amusement de Mikhaïl, posa sur celui-ci un regard impérieusement interrogateur.
— Mais c’est Monsieur Léonard, notre patron ! s’écria, gouailleur, Mikhaïl.
Adrien fut atterré. Il eût aimé être renseigné d’une façon plus discrète. Mais l’autre continua de plus belle avec la même raillerie :
— Et ce Monsieur-là, le bossu, qui se promène, c’est M. Macovei, vieux grand ami et ancien grand associé de Monsieur Léonard, dans le commerce de soieries, à Calarashi, sous la raison sociale Léonard & Macovei, aujourd’hui, tous deux tombés dans les choux !
Devant cette présentation familière, moqueuse, plaisante, M. Léonard, nullement troublé, mit dans la bouche son dernier carré de pain, poussa le tiroir et, fermant son canif, le glissa dans une poche du gilet, sans mot dire. M. Macovei, lui, s’arrêta sous le flot de lumière et, la tête basse, scanda, mélodieusement, nostalgiquement :
— Dans — les — choux !
Il impressionna Adrien avec son ton, sa belle chevelure poivre et sel et la joyeuse tristesse de son profil plein de reliefs.
À ce moment, de violents coups de poings furent appliqués contre le mur qui n’était qu’une paroi de planches, tapissée de papier peint et qui séparait le « Bureau » de l’Atelier de plapamarie[1]. Un silence suivit les coups, puis de nombreuses voix de jeunes gaillards vociférèrent, criant de nom de Mikhaïl. Celui-ci riposta :
— Alors quoi ? Vous allez démolir la baraque ! Qu’est-ce qu’il y a ?
— Comment, « qu’est-ce qu’il y a », tonna une voix de basse. Tu es donc là, depuis un moment, avec ce sacré poulain de journaliste, cet infecte socialiste braïlois, et vous ne venez pas nous dire bonsoir ?
Adrien sourit, heureux. C’était la voix d’un sien ami, Craïoveanu, mais qu’on appelait Nénea Toma, parce que l’aîné de tous ses compagnons. Socialiste de l’ancienne pléiade. Âme supérieure, tendrement désabusée, mais toujours prêt à la lutte, comme Avramaki, le cordonnier de Braïla. Par sa culture d’autodidacte, sa haute conscience, sa pondération et l’excellence de ses qualités professionnelles, il se classait dans les premiers rangs de l’élite ouvrière socialiste, hélas, très peu nombreuse à cette époque. Il faisait partie du « Comité Central » du Parti, dont il était presque l’arbitre. Il en imposait aux autorités mêmes. Adrien l’adorait et il aimait Adrien.
Craïoveanu et Cristin étaient les deux patrons de l’atelier de plapamarie, le plus estimé de Bucarest, exécutant de riches trousseaux pour les filles de la haute bourgeoisie. Dans cet atelier, l’ouvrier qui se faisait distinguer était au bout d’un certain temps admis comme associé. Aussi, sa firme s’intitulait : Aux ouvriers associés.
Adrien alla à la paroi de planches, y frappa deux toc-toc, juste à l’endroit où il savait Craïoveanu adossé, et dit, doucement :
— Salut, nénea Toma !
— Salut, Adrien ! Alors ça va ?
— À peu près. Mais dis : Cristin est là ?
— Hum ! Quelle question ! Si Cristin était là, depuis longtemps il serait venu t’allonger les oreilles !
— Pourquoi ? Parce qu’il est maintenant deux fois co-patron, là-bas et ici ?
— N’est-ce pas que ça t’en bouche un coin ? Eh bien, mon garçon c’est ainsi : contradictions de nos temps ambigus !… À part ça, comment te plaît-elle, la nouvelle installation ?
— Ma foi, pour ce qui est de là-bas, je n’ai encore rien vu, sinon juste le dehors, en arrivant. Quant à ce « Bureau de Placement » ça a plutôt l’air d’un bureau de police…
Des rires homériques éclatèrent de l’autre côté, mais Craïoveanu ne faisait pas chorus. Il semblait confus. Une jeune voix d’ouvrier lança :
— Dis, Adrien : répèteras-tu cela à Cristin ?
— Pourquoi pas ? Redoutez-vous votre patron, par hasard ? Voilà qui m’amuserait !
Des chuchotements, puis le silence, mirent un point à la conversation.
Cette petite diversion à l’ennuyeux mutisme auquel le condamnait malicieusement Mikhaïl dégela Adrien. Il se sentit plus à son aise, plus disposé à attendre la suite de ce commencement d’aventure imprégné de mystère. Il n’aimait pas les mystères. Il voulait partout et tout de suite, voir clair. Et, justement, Mikhaïl ne lui avait rien raconté sur ce « Bureau » glacial, au propre et au figuré, où deux hommes se promenaient trop, où le troisième se tenait trop immobile, et tous trois se taisaient d’une façon insolite. Interrogé, entraîné aussitôt dans n’importe quelle banale conversation de circonstance, il n’aurait peut-être rien remarqué, tandis que, débarqué là, dans cette atmosphère inamicale, presque hostile, il se sentait dépaysé dans son propre pays. Et pourquoi n’allumait-on pas une lampe ? Probablement par avarice. Ou, peut-être régnait-il une telle misère dans ce bureau de placement ? Adrien en était presque certain.
En allant parler avec les plapamari et en regagnant sa place, il avait eu la possibilité d’examiner de plus près et dans une meilleure lumière les trois personnages dont il ne connaissait encore que les noms. Ils avaient tous des mines souffreteuses et des habits fripés.
Adrien demanda à Mikhaïl, en grec et tout bas :
— Ne se nourrit-on, ici, que de pain sec ?
Mikhaïl porta un index à ses lèvres et lui répondit dans la même langue :
— Ce n’est pas poli de parler un dialecte que les assistants ignorent.
Bon. Mikhaïl le faisait donc exprès. Il adorait les mystères et s’en divertissait.
Heureusement, la plapamaria ayant fermé, Craïoveanu vint serrer la main d’Adrien. Il serra d’abord celle de M. Léonard, une main affreusement longue, blanche, morte, que ce dernier lui tendit sans articuler un mot. Adrien n’aurait su dire, si cet homme parlait ou était muet. Et, pris d’angoisse, s’apercevant surtout que Craioveanu, s’asseyant entre lui et Mikhaïl, semblait également disposé à garder le silence, il bondit sur lui :
— Franchement, nénéa Toma, pourquoi Cristin s’est-il fourvoyé dans cette drôle d’affaire ? Moi, je trouve que le métier de patron d’un bureau de placement dans notre pays policier ne s’accorde pas avec la qualité de leader socialiste.
Craioveanu paraissait fourbu. Les deux mains réunies sur sa canne et le menton appuyé sur le dos des mains, il se taisait, le regard vide. Il portait le costume, le faux-col et la cravate de tous les ouvriers soigneux, gagnant convenablement leur vie. Son aspect était décent avec même une certaine prestance propre à imposer le respect, ce qui est le cas de peu d’ouvriers, en Roumanie.
La question d’Adrien le fit se redresser, mais, avant de lui répondre, il passa la main sur son crâne tondu à la machine no 1, puis tourmenta un moment sa grosse moustache grisonnante. Ce geste mit Adrien en garde : nénea Toma ne faisait cela que seulement lorsqu’il était mécontent ou embêté. C’était un tic. Ses paroles le confirmèrent :
— Écoute, Adrien, dit-il de sa voix grave, mais l’adoucissant : ce que tu viens de dire là on ne le dit que trop à Cristin. Mais tu sais comme il est : extravagant, têtu, volontaire jusqu’à l’absurde. Il n’y a donc pas de remède, pour le moment. Un jour, il en aura assez et se débarrassera de lui-même de cette nouvelle charge, d’autant plus qu’elle lui fait beaucoup négliger la plapamaria, qui est une affaire sérieuse. Aussi, je te conseille de le laisser en paix. Autrement, vous vous disputerez comme deux maquignons. Surtout qu’il t’en veut. Tu es, à ses yeux, un dangereux élément pour le nouveau mouvement socialiste. Il te trouve, comme tous ceux qui ont lu tes articles, beaucoup de talent, mais il ne veut pas que tu mettes ce talent au service de la démocratie bourgeoise, qui nous a déjà ravi une fois presque tous les éléments de valeur.
Adrien eut le cœur serré. On voyait donc en lui un futur « transfuge ». Il n’en était pas capable, jamais, jamais ! D’où venait cette suspicion ?
— Je voudrais savoir ce que tu penses, toi, à ce sujet dit Adrien.
Craïoveanu rit et regarda le jeune homme dans le blanc des yeux. Il semblait vouloir pénétrer dans le fond de la conscience d’Adrien qui, le comprenant, mit sur son visage toute la vérité de son âme pure. L’autre en fut impressionné et cessa de rire. Il dit :
— Je te défends tant que je peux…
— Laisse ça ! interrompit Adrien. Tu fais bien de me défendre, mais il m’importe plus de connaître ta pensée nette sur cette question : me crois-tu un homme honnête ou une fripouille ? Là !
— Je te crois parfaitement honnête…
— Eh bien, cela me suffit ! Quand à Cristin, il peut battre la campagne tant qu’il voudra.
Le vieux socialiste secoua la tête, la mine grave :
— Cela peut te suffire, à toi. Cela ne suffit pas aux galériens du mouvement révolutionnaire qui reprend et dont je suis. Le problème n’est pas aussi simple que tu le supposes. Et ici, je ne me rapporte pas à ce que radote Cristin. Je te dis ma pensée, que tu veux connaître. La voici : tu pourrais être l’homme le plus honnête du monde, et faire, cependant, œuvre de traître. Et inversement : tu pourrais être une fripouille en germe, et faire œuvre de parfait socialiste. Car tout le problème se réduit à une question d’éducation des masses. Comprends-tu ?
— Non je ne comprends pas.
— Je vais t’expliquer. Dans un mouvement révolutionnaire, l’important n’est pas de savoir lequel des propagandistes influents actuels restera honnête jusqu’à la fin de ses jours, et lequel trahira dans cinq, dix ou vingt ans. Non. Cela nous est presque indifférent. La destinée est libre de cacher en toi un filou et de nous le révéler un jour. Si, jusqu’à ce jour-là, tu sers la classe ouvrière en aidant à sa parfaite éducation socialiste, tu auras bien mérité de la patrie internationale de demain. Mais si au contraire tu ne fais dans ta propagande que créer de la confusion dans l’esprit des masses, tu aurais beau vieillir et mourir honnête homme, tu n’en serais pas moins un criminel. Bien mieux, plus tu seras honnête et doué, et plus ton influence sera néfaste, car il est plus facile de combattre et de démasquer une fripouille médiocrement douée qu’un homme de talent et vertueux, même s’il ne va pas dans le droit chemin.
— Et quel est ce « droit chemin » ?
— Ah, voilà la question ! Eh bien, le droit chemin est celui qui enseigne à la classe ouvrière qu’une révolution ne se fait pas avec des hommes qui se baignent dans toutes les eaux à la fois. Et c’est justement ce que tu ne lui enseignes pas !
— Moi ! Moi ! je ne…
— Oui, oui, toi, le garçon honnête, qui écris des articles pleins de révolte, des articles qui ont secoué la torpeur des débardeurs de Braïla, grâce à quoi ils ont gagné la bataille, — tu fais croire aux masses que cette bataille a été gagnée grâce au concours du journal démocrate « Dimineata » et à l’intervention dans le parlement de son directeur, le député bourgeois Constantin Mille, le socialiste transfuge ; grâce aussi à M. le ministre de l’Intérieur, que le même journal a complimenté pour son « attitude raisonnable » dans ce conflit, lequel ministre est également un ancien socialiste, passé aux libéraux, et qui n’a pas cédé parce que « vieux socialiste », mais parce que pris de peur ; grâce, enfin, à quelques armateurs, dont les frères Thuringer que tu servais et qui eux non plus n’ont pas « cédé les premiers » par bonté de cœur, comme tu le laissais entendre, mais pour sauvegarder leurs intérêts capitalistes… Tu as dit ou tu as fait croire tout cela aux ouvriers qui t’ont lu, et voilà ce qui crée de la confusion dans la cervelle, guère fameuse, des travailleurs. Y es-tu, maintenant ? Si tu y es, tu me diras s’il te suffit, dans ces conditions de n’être qu’un homme honnête et de continuer à « charrier de l’eau au moulin de la bourgeoisie ».
Adrien semblait confondu. Mikhaïl même était ému. Non pas tant par le fond de l’argumentation de Craïoveanu où le réprimandé trouvait des points faibles, que par le ton convaincant de cette argumentation, par la foi inébranlable que le vieux militant avait dans ce « droit chemin » de la tactique socialiste. Adrien s’apprêtait à lui opposer ses objections, quand Cristin fit irruption dans le « Bureau ».
Il était vêtu d’un complet de velours noir, veston-tunique boutonné jusqu’au col, cravate rouge écarlate, chapeau mou en beau feutre, grosse matraque à la main. Grand, maigre comme un clou et vif comme le mercure, ses premiers mots furent pour hurler :
— Encore sans lumière ! Encore rester dans le noir ! Vous m’embêtez avec vos manies. Je n’aime pas ça, Monsieur Léonard, je vous l’ai dit mille fois ! Allume la lampe, Nitza ! On dirait que nous sommes des faux monnayeurs.
— Bo, bo, bo ? fit enfin M. Léonard, levant haut les mains et assurant ainsi Adrien qu’il n’était pas qu’un mort qui se nourrit de pain sec.
Cristin jeta sur le secrétaire une lourde serviette qu’il portait sous le bras et vint serrer la main d’Adrien la broyant presque, ainsi qu’il avait la mauvaise habitude de faire avec tout le monde. Adrien cria de douleur. Cristin le regardait méchamment, roulant des yeux de fou, puis éclata :
— Tu es là, salaud ? Je vais…
Mais Craïoveanu, y allant de tout son registre de basse, l’arrêta net, avec un seul :
— Ho ! qui faillit éteindre la lampe et fit trembler les carreaux.
Mikhaïl craignant une algarade, se leva :
— Mes amis, moi, j’ai faim.
— Moi aussi, dit Adrien.
— Où allez-vous dîner ? demanda Craïoveanu, qui était célibataire. Je vous accompagne.
— Si vous m’attendez une minute, dit Cristin, le temps de dire deux mots à M. Léonard, je viens moi aussi.
— À une condition ! dit Mikhaïl. C’est de ne pas te donner en spectacle, au restaurant. Ici, empoignez-vous par les cheveux, si cela vous chante, ça m’est égal. Mais en public, pas de tapage ! Tout au moins en ma présence. N’ai-je pas raison, nénéa Toma ?
— Oui-i-i, sale bourgeois, tu as raison !
La lampe à pied qu’on avait allumée et posée sur le secrétaire n’augmenta pas énormément la lumière qui régnait déjà grâce au réverbère. Toutefois elle aida Adrien à pousser plus loin sa reconnaissance du milieu où il se trouvait depuis une heure. Ainsi il constata que M. Léonard avait une face osseuse, parcheminée, luisante, marquée d’une sorte de gravité, mêlée d’épouvante, qui venait de ses yeux trop écarquillés. Néanmoins il n’était pas antipathique. Sa bouche, légèrement entr’ouverte, semblait démentir toute trace de méchanceté dans son cœur. Et son crâne nu lui donnait un air de savant envahi par la misère. On voyait cela à sa redingote passablement déteinte, presque miteuse.
Mais ce furent les deux autres personnages qui parurent à Adrien bien plus misérables. Nitza, quoique jeune, avait la physionomie vieillie d’un affamé criblé de soucis : les traits mous, le front plissé, la bouche amère, les yeux voilés d’une résignation fiévreuse, le cou mince. Son corps, os et peau. Les vêtements, malgré de visibles efforts pour les maintenir décents, étaient trop raccommodés et même sales. Pantalon et manches ridiculement raccourcis. Mais il paraissait agile, énergique. Et sa tête noiraude, très chevelue, aux sourcils abondants, aux longs cils mélancoliques et à la moustache gracieuse faisait de lui un beau garçon. Pauvre beau garçon !
M. Macovei, avec sa belle crinière grise naturellement ondulée ainsi que sa petite barbe, aurait fait un superbe Arioste, tel qu’on le voit dans le Larousse, sans cette aimable « bosse » qui lui voûtait le buste et sans la navrante joie de son visage, affreusement buriné par une existence qui avait dû être remplie de passions. Tout aussi pauvrement vêtu que Nitza, il était, des trois hommes, le plus triste, précisément à cause de cette lumineuse joie intérieure dont ses yeux bleus, mi-fermés, et ses nombreux reliefs faciaux, tendrement pétris par une main impitoyable, se couvraient douloureusement, sans invoquer la pitié, mais sans plaider non plus l’excellence de la vie terrestre. Aussi M. Macovei éveilla-t-il promptement le plus sympathique intérêt d’Adrien et devint le centre de son attention. Mikhaïl le remarqua et s’en réjouit car il aimait beaucoup l’ancien négociant.
Adrien sentait le besoin d’entamer sur le champ une petite conversation avec Macovei, ne fût-ce que pour entendre le joli timbre féminin de sa voix, mais il n’y eut pas moyen à cause de Cristin qui vociférait trop en faisant une espèce de rapport à son associé, M. Léonard. Au reste, chacun semblait prêter attention à ce rapport, même Mikhaïl.
— Eh bien, voilà, disait Cristin, la journée n’est pas trop mauvaise. J’ai encaissé trois placements de ces Messieurs : la cuisinière placée par M. Macovei rue du Couteau d’Argent ( « que c’est bête, pensait Adrien, une rue qui ne peut s’appeler autrement que le Couteau d’Argent » ) ; la bonne à tout faire, placée par Nitza chez le procureur Stavreses ; la cuisinière placée par Mikhaïl rue des Boulangers. Enfin, j’ai encaissé deux placements personnels : le Dr Manolesco et l’actrice Sylvia Pralea.
Après chaque encaissement annoncé, tout le monde criait hourra ! et la voix de Macovei tintait, dans l’ensemble, comme une petite cloche. Adrien demanda tout bas à Mikhaïl pourquoi ces hourras et de quoi il était question.
— Chaque agent, expliqua Mikhaïl, place des domestiques. De la taxe réglementaire de cinq francs par placement, trois sont pour le « Bureau » et deux reviennent à l’agent. Et c’est là tout le salaire et tout le gagne-pain de l’agent, ce qui ne serait pas trop mal si tout allait pour le mieux. Mais voilà : les trois quarts des placements vont à l’eau, soit qu’au bout de huit jours le domestique fiche le camp, pour une raison ou pour une autre, soit que le patron le renvoie, également pour des raisons qu’il est inutile de discuter. Mais, le plus souvent, on ne peut « encaisser » tout simplement parce que les maîtres sont rapiats : ils se dérobent, tergiversent et parfois se refusent sans plus à payer la taxe. Certes cette taxe est imposée par un règlement de police, mais qu’est-ce qu’on peut faire contre les mauvais payeurs ? Ne sont-ils pas les maîtres du pays ? Aussi, la plupart du temps, le pauvre agent ne fait que courir d’un bout à l’autre de la Capitale et user les semelles, pour rentrer le soir et coucher l’estomac vide. C’est alors que Cristin entre en jeu et avec sa terrible gueule, réussit souvent à faire « casquer » le réfractaire. Aujourd’hui, comme tu vois, il a encaissé trois placements que nous considérions comme perdus. Cela mettra ce soir un peu de beurre dans les épinards de Nitza et de Macovei qui depuis deux jours, n’ont même pas de quoi s’acheter du tabac. Aussi les hourras sortent-ils tout seuls du fond de ces ventres creux.
Adrien vit clairement la cruelle réalité du milieu dont il allait bientôt partager l’existence. C’était un trou noir où des épaves, ainsi que Mikhaïl l’avait dit, égrenaient des jours lamentables. On y couchait sur des bancs, une harde pour toute couverture, et on se nourrissait de pain sec, heureux encore d’en avoir. Non. Il tâcherait d’échapper aux griffes d’une telle vie. Il ira se chercher du travail dans la peinture, son métier, malgré l’aversion qu’il avait du chantier avec ses heures longues comme des siècles, avec ses patrons jamais contents de la somme du travail abattu et même avec ses bagnards intrigants et d’une inconscience qui l’écœurait plus que tout. Oh, oui, l’avenir était sombre ! Il y était habitué, mais, tout de même, pour peu qu’il s’envolât du nid maternel, son vagabondage tant aimé lui faisait aussitôt payer de dures rançons. Sacrée liberté !
Cristin alla remettre à chaque agent les deux francs qui lui revenaient, déridant ainsi des fronts explicablement soucieux, puis il revint à M. Léonard et continua son rapport.
— J’ai aussi de mauvaises nouvelles. Le juge Radulesco ne veut pas de cette bonne. Elle est lente, paraît-il. La femme de chambre du ministre des finances s’en va, et je la comprends. L’épouse de ce ministre est un chameau. Et la vieille grippe-sous de la rue Royale est toujours en voyage, ou elle se cache. Mais c’est la colonelle qui m’a mis hors de moi. Voilà la quatrième cuisinière qu’elle renvoie en moins de trois semaines. Cependant, la dernière que nous lui avons recommandée, c’est Mme Berthe, — qui est un as ! Non, il ne faut plus servir cette putain !
— Pauvre colonelle ! compatit Macovei. Si mignonne, pourtant !
— Mignonne ! hurla Cristin, rouge de colère. Eh bien je règle la daraverra de sa mère ! ponctua-t-il, adoucissant ainsi le plus populaire et le plus obscène des jurons roumains.
Alors Adrien vit Mikhaïl poser un regard moqueur sur Macovei qui, reprenant une farce familière au « Bureau », arrêta sa promenade, redressa son buste et, simulant l’innocence, l’effarement, s’exclama, plein d’humour, les yeux sur Adrien :
— Quoi ? Qu’est-ce qu’il vient dire ? Régler la Daraverra de sa mère ? Ti-i-i !… Écoutez-moi ça : Daraverra ! Dieu, que c’est succulent !
Et il reprit sa promenade, dans le rire général. Même M. Léonard, voyant Adrien surpris de ce franc étalage d’obscénité humoristique en contraste frappant avec l’atmosphère plutôt triste du milieu, esquissa une ombre de sourire qui éclaira un instant son masque angoissé.
C’était une plaisanterie assez crue. On la goûtait toujours, parce que venant d’un respectable vieil homme, nullement bavard ni gai, et dont l’humour était presque douloureux. Dans le tumulte populacier du « Bureau », constamment bondé de domestiques en quête d’une place, Macovei, avec un tact jamais démenti, savait quand et de qui saisir au vol ce juron fréquemment exprimé, le chantonnait à sa façon et réussissait toujours à rendre confuse quelque pudique personne de l’assistance, qui ignorait ce rite de la maison. Car c’en était un. Et, quelque sinistre que fût l’atmosphère de ce bureau de placement qui ne nourrissait pas son monde, elle était infailliblement balayée par l’aimable vieillard, qui égayait les visages les plus assombris, en commençant par se montrer scandalisé du juron, tout en répétant l’obscénité, pour conclure ensuite à la face de Dieu que celle-ci était « … succulente ».
Afin de mieux édifier le lecteur occidental, il serait utile de noter que, dans le pays roumain et même chez tous les peuples du proche Orient, l’obscénité n’existe pas, en tous cas pas dans les jurons. Elle a été tuée dès l’origine par son fréquent emploi et par la solide santé de ces peuples, chez lesquels le « refoulé » et le « refoulement » sont des choses inconnues. L’obscénité, la vraie, vient de l’Occident, là où a été inventée la jupe qui s’arrête au-dessus des genoux, là où pour la première fois les femmes qui portaient ces jupes se sont permises de croiser les jambes, ou plutôt de les mettre en l’air, à la terrasse des grands cafés, sous les yeux de tous les adolescents « refoulés » par une éducation contraire à la nature humaine.
Voilà l’obscénité qui détraque l’esprit humain. Elle ne pouvait naître que là où l’adolescence est avide de savoir ce qu’une femme cache dans ses jupes et un homme dans son pantalon, ainsi que ce qu’on fait de ces choses qu’on cache. Mais, de Moscou à Athènes, de Bucarest à Varsovie, et de Constantinople à Sofia, à Belgrade et à Budapest, l’enfance même ne connaît que trop (jamais trop !) toute cette question-là. Elle est toujours actuelle, parce que faisant partie de la conversation presque courante. Car l’homme peut rarement converser sans se mettre en colère, et alors il faut pouvoir jurer copieusement. L’Occidental, misérablement dépourvu de jurons « succulents », avale sa colère et en fait des « refoulements ». L’Oriental, qui en est abondamment pourvu, la vomit promptement et permet ainsi à la vie saine de suivre son cours.
En Roumanie, le nom des organes sexuels et ceux de leurs fonctions sont dans la bouche de tout le monde. Ils sont si aimés qu’on leur a même créé de tendres diminutifs. Ainsi (pour employer les termes voilés) la « daraverra » de la mère, adorablement évoquée à tout propos, s’appelle encore « daraverroutsa » et « daraverrica ». Et quand on veut la bafouer, on lui dit « daraverroï ». Elle est le trésor de la langue roumaine et le bonheur du peuple tout entier. On la « règle » du matin au soir. D’ailleurs ce « réglage » est appliqué à tous les saints de l’église et à l’église même, ainsi qu’à toute la famille divine, partout et devant les enfants : au foyer du paysan, comme à ceux du ministre, du pope et de l’évêque. Toute la nation jure. On prétend que cela s’est fait à la Cour même, par la bouche de l’ancien prince héritier, l’actuel roi Charles II, qui doit être un homme rudement sain. Voici dans quelle circonstance :
On raconte que feu Charles Ier de Hohenzollern Sigmaringen, réunissant un jour son conseil de la couronne, décida, dans le but de le familiariser avec la besogne royale, que son neveu, alors enfant de six ans, assisterait aux discussions de ce conseil. Noble assistance : on y voyait notamment les membres de marque de feu le parti conservateur : Carp, Maïoresco, Marghiloman. On y débattit, comme bien on pense, des affaires concernant le bonheur du peuple. Le prince-enfant écoutait, boudant un peu. Le conseil fini, le respectable roi, seul avec le petit héritier du trône, demanda à celui-ci :
— Eh bien ! que dis-tu de ces messieurs les ministres ?
— Je dis, répondit l’enfant, qu’il faudrait les renvoyer tous dans la « daraverra » de leur mère !
On imagine le scandale. Le roi ordonna une enquête. Où le petit prince avait-il pu entendre prononcer pareille horreur ?
On sut qu’il était le très bon ami d’un caporal de la garde royale, un brave paysan.
Le roi Charles II est donc bien roumain.
- ↑ Plapamarie, de plapama, couverture de lit, piquée et souvent travaillée avec art, métier presque inconnu en Occident. Les artisans s’appellent plapamari.