Paul Ollendorff (Tome 2p. 204-210).
◄  7
9  ►
Deuxième Partie — 8


À partir de ce jour, Christophe se mit à observer attentivement Anna. Elle était retombée dans son mutisme, sa froide indifférence et sa rage de travail, qui agaçait jusqu’à son mari, et où elle endormait les pensées obscures de sa trouble nature. Christophe avait beau la guetter, il ne retrouvait plus en elle que la bourgeoise guindée des premiers temps. À des moments, elle restait absorbée, sans rien faire, les yeux fixes. On la quittait ainsi, on la retrouvait ainsi, un quart d’heure après : elle n’avait point bougé. Quand son mari lui demandait à quoi elle pensait, elle s’éveillait de sa torpeur, souriait, et disait qu’elle ne pensait à rien. Et elle disait vrai.

Rien n’était capable de la faire sortir de sa tranquillité. Un jour qu’elle faisait sa toilette, sa lampe à alcool éclata. En un instant, Anna fut entourée de flammes. La domestique s’enfuit, en hurlant au secours. Braun perdit la tête, s’agita, poussa des cris, et faillit se trouver mal. Anna arracha les agrafes de son peignoir, fit couler de ses hanches sa jupe qui commençait à brûler, et la mit sous ses pieds. Quand Christophe accourut affolé, avec une carafe qu’il avait stupidement saisie, il vit Anna, montée sur une chaise, en jupon et les bras nus, qui éteignait sans trouble les rideaux en feu avec ses mains. Elle se brûla, n’en parla point, et parut seulement dépitée qu’on l’eût vue en ce costume. Elle rougit, se cacha gauchement les épaules avec ses bras, et s’en fut, d’un air de dignité offensée, dans la chambre voisine. Christophe admira son calme ; mais il n’aurait pu dire si ce calme prouvait plus son courage, ou son insensibilité. Il penchait pour cette dernière explication. En vérité, cette femme semblait ne s’intéresser à rien, ni aux autres, ni à elle. Christophe doutait qu’elle eût du cœur.

Il n’eut plus aucun doute, après un fait dont il fut le témoin. Anna avait une petite chienne noire, aux yeux intelligents et doux, qui était l’enfant gâtée de la maison. Braun l’adorait. Christophe la prenait chez lui, quand il s’enfermait dans sa chambre pour travailler ; et, la porte close, au lieu de travailler, souvent, il s’amusait avec elle. Lorsqu’il sortait, elle était là, sur le seuil, le guettant, et s’attachant à ses pas : car il lui fallait un compagnon de promenade. Elle courait devant lui, tricotant de ses quatre pattes qui grattaient la terre si vite qu’elles semblaient voltiger. De temps en temps, elle s’arrêtait, fière d’aller plus vite ; et elle le regardait, bien cambrée, la poitrine en avant. Elle faisait l’importante ; elle aboyait furieusement à un morceau de bois ; mais dès qu’elle apercevait au loin un autre chien, elle fuyait à toute vitesse, et se réfugiait, tremblante, entre les jambes de Christophe. Christophe s’en moquait et l’aimait. Depuis qu’il s’éloignait des hommes, il se sentait plus rapproché des bêtes ; il les trouvait pitoyables et touchantes. Ces pauvres animaux, lorsqu’on est bon pour eux, s’abandonnent à vous avec tant de confiance ! L’homme est tellement le maître de leur vie et de leur mort que celui qui fait du mal à ces faibles qui lui sont livrés commet un abus de pouvoir abominable.

Si aimante que la gentille bête fût pour tous, elle avait une préférence marquée pour Anna. Celle-ci ne faisait rien pour l’attirer ; mais elle la caressait volontiers, la laissait se blottir sur ses genoux, veillait à sa nourriture, et paraissait l’aimer autant qu’elle était capable d’aimer. Un jour, la chienne ne sut pas se garer des roues d’un automobile. Elle fut écrasée, presque sous les yeux de ses maîtres. Elle vivait encore et criait lamentablement. Braun courut hors de la maison, nu-tête ; il ramassa la loque sanglante et il tâchait au moins de soulager ses souffrances. Anna vint, regarda sans se baisser, fit une moue dégoûtée, et s’en alla. Braun, les larmes aux yeux, assistait à l’agonie du petit être. Christophe se promenait à grands pas dans le jardin, et crispait les poings. Il entendit Anna qui donnait tranquillement des ordres à la domestique. Il ne put s’empêcher de lui dire :

— Cela ne vous fait donc rien, à vous ?

Elle répondit :

— On n’y peut rien, n’est-ce pas ? C’est mieux de n’y pas penser.

Il se sentit de la haine pour elle ; puis, le burlesque de la réponse le frappa ; et il rit. Il se disait qu’Anna devrait bien lui donner sa recette pour ne pas penser aux choses tristes, et, que la vie était aisée à ceux qui ont la chance d’être dénués de cœur. Il songea que si Braun mourait, Anna n’en serait guère troublée, et il se félicita de n’être point marié. Sa solitude lui semblait moins triste que cette chaîne d’habitudes qui vous attache pour la vie à un être pour qui vous êtes un objet de haine, ou, ce qui est pire, pour qui vous n’êtes rien. Décidément, cette femme n’aimait personne. Elle existait à peine. Le piétisme l’avait desséchée.

Elle surprit Christophe, un jour de la fin d’octobre. — Ils étaient à table. Il causait avec Braun d’un crime passionnel, dont toute la ville était occupée. Dans la campagne, deux filles italiennes, deux sœurs, s’étaient éprises d’un homme. Ne pouvant, l’une ni l’autre, se sacrifier de plein gré, elles avaient joué au sort qui des deux céderait la place. La vaincue devait tout bonnement se jeter dans le Rhin. Mais quand le sort eut parlé, celle qu’il n’avait pas favorisée montra peu d’empressement à accepter la décision. L’autre fut révoltée par un tel manque de foi. Des injures on en vint aux coups, et même aux coups de couteau ; puis, brusquement, le vent tourna ; on s’embrassa en pleurant, on jura qu’on ne pourrait vivre l’une sans l’autre ; et comme on ne pouvait cependant se résigner à partager le galant, on décida qu’il serait tué. Ainsi fut fait. Une nuit, les deux amoureuses firent venir dans leur chambre l’amant, enorgueilli de sa double bonne fortune ; et tandis que l’une le liait passionnément de ses bras, l’autre non moins passionnément le poignardait dans le dos. Par chance, ses cris furent entendus. On vint, on l’arracha en assez piteux état à l’étreinte de ses amies ; et on les arrêta. Elles protestaient que cela ne regardait personne, qu’elles étaient seules intéressées dans l’affaire, et que du moment qu’elles étaient d’accord pour se débarrasser de ce qui était à elles, nul n’avait à s’en mêler. La victime n’était pas loin d’approuver ce raisonnement ; mais la justice ne le comprit pas. Et Braun ne le comprenait pas, non plus.

— Ce sont des folles, disait-il. Il faut les enfermer dans un hospice d’aliénés. Ah ! les mâtines !… Je comprends qu’on se tue par amour. Je comprends même qu’on tue l’être qu’on aime et qui vous trompe… C’est-à-dire, je ne l’excuse pas ; mais je l’admets, comme un reste d’atavisme féroce ; c’est barbare, mais logique : on tue qui vous fait souffrir. Mais tuer ce qu’on aime, sans rancune, sans haine, simplement parce que d’autres l’aiment, c’est de la démence… Tu comprends cela, Christophe ?

— Peuh ! fit Christophe, je suis habitué à ne pas comprendre. Qui dit amour dit déraison.

Anna, qui se taisait sans paraître écouter, leva la tête et dit, de sa voix calme :

— Il n’y a là rien de déraisonnable. C’est tout naturel. Quand on aime, on veut détruire ce qu’on aime, afin que personne autre ne puisse l’avoir.

Braun regarda sa femme, stupéfait ; il frappa sur la table, se croisa les bras, et dit :

— Où a-t-elle été pêcher cela ?… Comment ! il faut que tu dises ton mot, toi ? Qu’est-ce que diable tu en sais ?

Anna rougit légèrement, et se tut. Braun reprit :

— Quand on aime, on veut détruire ?… Voilà une monstrueuse sottise ! Détruire ce qui vous est cher, c’est se détruire soi-même. — Mais, tout au contraire, quand on aime, le sentiment naturel est de faire du bien à qui vous fait du bien, de le choyer, de le défendre, d’être bon pour lui, d’être bon pour toutes choses. Aimer, c’est le paradis sur terre.

Anna, les yeux fixés dans l’ombre, le laissa parler, et, secouant la tête, elle dit froidement :

— On n’est pas bon quand on aime.