Paul Ollendorff (Tome 2p. 337-340).
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Deuxième Partie — 23


Vers la fin de l’été, un ami parisien qui passait en Suisse découvrit la retraite de Christophe. Il vint le voir. C’était un critique musical, qui s’était toujours montré le meilleur juge de ses compositions. Il était accompagné d’un peintre connu, qui se disait mélomane et admirateur, lui aussi, de Christophe. Ils lui apprirent le succès considérable de ses œuvres : on les jouait partout, en Europe. Christophe témoigna peu d’intérêt à cette nouvelle : le passé était mort pour lui, ces œuvres ne comptaient plus. Sur la demande de son visiteur, il lui montra ce qu’il avait écrit récemment. L’autre n’y comprit rien. Il pensa que Christophe était devenu fou.

— Pas de mélodie, pas de mesure, pas de travail thématique ; une sorte de noyau liquide, de matière en fusion qui n’est pas refroidie, qui prend toutes les formes et qui n’en a aucune ; ça ne ressemble à rien : des lueurs dans un chaos.

Christophe sourit :

— C’est à peu près cela, dit-il. « Les yeux du chaos qui luisent à travers le voile de l’ordre… »

Mais l’autre ne comprit pas le mot de Novalis :


(— Il est vidé, pensa-t-il.)


Christophe ne chercha pas à se faire comprendre.

Quand ses hôtes prirent congé, il les accompagna un peu, afin de leur faire les honneurs de sa montagne. Mais il n’alla pas bien loin. À propos d’une prairie, le critique musical évoquait des décors de théâtre parisien ; et le peintre notait des tons, sans indulgence pour la maladresse de leurs combinaisons, qu’il trouvait d’un goût suisse, tarte à la rhubarbe, aigres et plates, à la Hodler ; il affichait d’ailleurs, à l’égard de la nature, une indifférence qui n’était pas tout à fait simulée. Il feignait de l’ignorer.

— La nature ! qu’est-ce que c’est que ça ? Connais pas. Lumière, couleur, à la bonne heure ! La nature, je m’en fous.

Christophe leur serra la main et les laissa partir. Tout cela ne l’affectait plus. Ils étaient de l’autre côté du ravin. C’était bien. Il ne dirait à personne :

— Pour venir jusqu’à moi, prenez le même chemin.

Le feu créateur qui l’avait brûlé pendant des mois était tombé. Mais Christophe en gardait dans son cœur la chaleur bienfaisante. Il savait que le feu renaîtrait : si ce n’était en lui, ce serait autour de lui. Où que ce fût, il l’aimerait autant : ce serait toujours le même feu. En cette fin de journée de septembre, il le sentait répandu dans la nature entière.


Il remonta vers sa maison. Il y avait eu un orage. C’était maintenant le soleil. Les prairies fumaient. Des pommiers les fruits mûrs tombaient dans l’herbe humide. Tendues aux branches des sapins, des toiles d’araignées, brillantes encore de pluie, étaient pareilles aux roues archaïques de chariots mycéniens. À l’orée de la forêt mouillée, le pivert secouait son rire saccadé. Et des myriades de petites guêpes, qui dansaient dans les rayons de soleil, remplissaient la voûte des bois de leur pédale d’orgue continue et profonde.

Christophe se trouva dans une clairière, au creux d’un plissement de la montagne, un vallon fermé, d’un ovale régulier, que le soleil couchant inondait de sa lumière : terre rouge ; au milieu, un petit champ doré, blés tardifs, et joncs couleur de rouille. Tout autour, une ceinture de bois, que l’automne mûrissait : hêtres de cuivre rouge, châtaigniers blonds, sorbiers aux grappes de corail, flammes des cerisiers aux petites langues de feu, broussailles de myrtils aux feuilles orange, cédrat, brun, amadou brûlé. Tel, un buisson ardent. Et du centre de cette coupe enflammée, une alouette, ivre de grain et de soleil, montait.

Et l’âme de Christophe était comme l’alouette. Elle savait qu’elle retomberait tout à l’heure, et bien des fois encore. Mais elle savait aussi qu’infatigablement elle remonterait dans le feu, chantant son tireli, qui parle à ceux qui sont en bas de la lumière des cieux.