Paul Ollendorff (Tome 2p. 312-315).
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Deuxième Partie — 19


Christophe coulait à pic. Mais il n’était pas homme à se laisser noyer sans lutte, les bras collés au corps. Il avait beau vouloir mourir, il faisait tout ce qu’il pouvait pour vivre. Il était de ceux, comme disait Mozart, « qui veulent agir, jusqu’à ce qu’enfin il n’y ait plus moyen de rien faire ». Il se sentait disparaître, et il cherchait dans sa chute, battant des bras, à droite, à gauche, un appui où s’accrocher. Il crut l’avoir trouvé. Il venait de se rappeler le petit enfant d’Olivier. Sur-le-champ, il reporta sur lui toute sa volonté de vivre ; il s’y agrippa. Oui, il devait le rechercher, le réclamer, l’élever, l’aimer, prendre la place du père, faire revivre Olivier dans son fils. Dans son égoïste douleur, comment n’y avait-il pas songé ? Il écrivit à Cécile, qui avait la garde de l’enfant. Il attendit fiévreusement la réponse. Tout son être se tendait vers cette unique pensée. Il se forçait au calme ; une raison d’espérer lui restait. Il avait confiance, il connaissait la bonté de Cécile.

La réponse vint. Cécile disait que, trois mois après la mort d’Olivier, une dame en deuil s’était présentée chez elle, et lui avait dit :

— Rendez-moi mon enfant !

C’était celle qui avait abandonné naguère son enfant et Olivier, — Jacqueline, mais si changée qu’on avait peine à la reconnaître. Sa folie d’amour n’avait pas duré. Elle s’était lassée plus vite encore de l’amant que l’amant ne s’était lassé d’elle. Elle était revenue brisée, dégoûtée, vieillie. Le scandale trop bruyant de son aventure lui avait fermé beaucoup de portes. Les moins scrupuleux n’étaient pas les moins sévères. Sa mère elle-même lui avait témoigné un dédain si offensant que Jacqueline n’avait pu rester chez elle. Elle avait vu à fond l’hypocrisie du monde. La mort d’Olivier avait achevé de l’accabler. Elle semblait si douloureuse que Cécile ne s’était pas cru le droit de lui refuser ce qu’elle réclamait. C’était bien dur de rendre un petit être qu’on s’était habitué à regarder comme le sien. Mais comment être plus dur encore pour quelqu’un qui a plus de droits que vous et qui est plus malheureux ? Elle eût voulu écrire à Christophe, lui demander conseil. Mais Christophe n’avait jamais répondu aux lettres qu’elle lui avait écrites, elle ne savait pas son adresse, elle ne savait même pas s’il était vivant ou mort… La joie vient, elle s’en va. Que faire ? Se résigner. L’essentiel était que l’enfant fût heureux et aimé…


La lettre arriva, le soir. Un retour d’hiver tardif avait ramené la neige. Toute la nuit, elle tomba. Dans la forêt, où déjà les feuilles nouvelles étaient apparues, les arbres sous le poids craquaient et se rompaient. C’était comme une bataille d’artillerie. Christophe, seul dans sa chambre, sans lumière, au milieu des ténèbres phosphorescentes, écoutant la forêt tragique, sursautait à chaque coup ; et il était pareil à un de ces arbres qui plie sous le faix et qui craque. Il se disait :

— Maintenant, tout est fini.

La nuit passa, le jour revint ; l’arbre ne s’était pas rompu. Toute la journée nouvelle, et la nuit qui suivit, et les jours et les nuits d’après, l’arbre continua de plier et de craquer ; mais il ne se rompit point. Christophe n’avait plus aucune raison de vivre ; et il vivait. Il n’avait plus aucun motif de lutter ; et il luttait, pied à pied, corps à corps, avec l’ennemi invisible qui lui broyait l’échine. Tel Jacob avec l’ange. Il n’attendait plus rien de la lutte, il n’attendait plus rien que la fin, le repos ; et il luttait toujours. Et il criait :

— Mais terrasse-moi donc ! Pourquoi ne me terrasses-tu pas ?