La situation financière aux États-Unis

La situation financière aux États-Unis
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 77 (p. 484-493).
LA
SITUATION FINANCIERE
AUX ETATS-UNIS

Après la reddition des derniers débris de l’armée insurrectionnelle du sud, les législateurs des États-Unis se trouvèrent en présence de deux questions également menaçantes : la première était relative à la situation des affranchis et à la reconstitution des états rebelles. Elle peut être considérée comme réglée par les lois que le congrès a votées en 1867, et auxquelles un certain nombre de ces états ont donné une récente adhésion. La seconde concerne les obligations créées par les dépenses de la guerre ; nous allons l’exposer brièvement.

Le système financier adopté par l’Union américaine diffère en un point capital de ceux que pratiquent la plupart des gouvernemens européens. Les États-Unis n’ont jamais voulu avoir de grand-livre sur lequel ils pussent, à notre exemple, inscrire des rentes perpétuelles représentant les intérêts de la dette. Ils se sont au contraire toujours appliqués à se libérer rapidement de leurs emprunts. Ce n’est pas en Amérique qu’il faudrait espérer recruter des adeptes pour cette thèse, complaisamment développée ailleurs, qu’une grosse dette publique est chose profitable, qu’elle offre le précieux avantage d’établir une solidarité étroite entre les diverses classes, de les intéresser de plus près à la bonne gestion des affaires du pays. Les Américains pensent que, pour un état comme pour un particulier, mieux vaut prélever chaque année sur son revenu afin de combler les vides faits pendant les périodes d’insuccès ou de prodigalité, et rentrer le plus tôt possible dans la pleine disposition de ses ressources. Tels étaient les principes qui les avaient guidés lorsqu’il s’était agi d’éteindre les dettes contractées à l’occasion des guerres de 1812, de la campagne du Mexique, des entreprises contre les tribus indiennes. Ces dettes étaient entièrement liquidées en 1860. A peine sortis de la lutte de la sécession, et dès qu’ils ont pu considérer leur situation avec assurance, ils se sont mis résolument à solder leur passif, qui s’élevait à la somme vraiment effrayante de 13 milliards de francs.

On s’étonne souvent chez nous du prix énorme qu’a coûté aux Américains leur guerre civile. On oublie que, tout en prévoyant depuis quelque temps une crise, ils n’avaient fait aucun préparatif pour réduire les rebelles par la force. Au moment où fut déclarée la sécession de la Caroline du sud, bientôt suivie de celle des autres états à esclaves, les parties de l’Union restées fidèles au pacte fédéral n’avaient ni armée, ni vaisseaux, ni approvisionnemens ; les arsenaux étaient vides : l’administration précédente, passive ou complice, avait laissé transférer dans les forts du sud le peu de munitions que comportait la petite armée de 13,000 hommes de la confédération. La plupart des officiers, issus de familles sudistes, suivirent la fortune de leurs états et désertèrent le drapeau étoile. La flotte était dispersée sur toutes les mers du globe, les navires de guerre en construction se trouvaient sur les chantiers de Norfolk, en Virginie. Il fallut organiser, équiper, entretenir et ravitailler pendant quatre ans deux armées formidables, celle de Virginie et celle de l’Ouest, sans compter les nombreux corps divisionnaires qui opéraient entre les deux ; il fallut lancer sur l’Océan et dans le golfe du Mexique des flottes en état de bloquer des côtes non moins étendues que celles de tout le continent européen. Pour faire face à ses dépenses ordinaires, la république s’était contentée jusque-là des recettes des douanes. Les ressources qu’elles fournissaient furent promptement épuisées. On établit alors pour la première fois des contributions intérieures sur les produits de l’industrie nationale, on augmenta les droits d’importation jusqu’à les rendre entièrement prohibitifs, enfin on eut recours à des emprunts, votés au fur et à mesure des besoins, remboursables à des échéances diverses, et qui furent tous rapidement couverts malgré la dépréciation dont le papier des États-Unis était frappé en raison et en proportion de la multiplicité des appels faits par eux au crédit. On émit d’abord les 5-20, titres ainsi appelés parce que le gouvernement avait cinq ans au moins, vingt ans au plus pour les rembourser, puis les 10-40, dont le remboursement devait avoir lieu dans un délai fixé entre dix et quarante années. L’intérêt et le capital de ces emprunts, dont le total s’élevait à 5 milliards 500 millions de francs environ, devaient être soldés en or. Le congrès autorisa ensuite le gouvernement à faire entrer dans la circulation pour 2 milliards 500 millions de francs de papier-monnaie. Ce papier, avait cours forcé, et il était assimilé à l’or pour tous les paiemens, sauf pour les droits d’importation, qui devaient être acquittés en numéraire. On négocia encore deux autres emprunts, dont les titres, remboursables en trois années et en papier, prirent les noms de 7-30 et 7-3-10, d’après le taux d’intérêt qu’ils portaient. Nous ne citons que pour mémoire une foule d’emprunts moins considérables et à très courte échéance. Ils furent successivement rachetés au moyen d’obligations des emprunts précédens, dont le gouvernement conservait toujours une fraction notable en réserve.

Il y a lieu de remarquer en effet que le congrès, quand il autorisait un emprunt, se contentait d’indiquer le chiffre maximum de l’émission. Le pouvoir exécutif pouvait ensuite choisir son moment pour négocier tout ou partie des titres ainsi créés. L’éminent homme d’état à qui le président Lincoln avait, dans ces jours difficiles, confié le département des finances, M. Mac-Cullogh, décidait de l’opportunité de chacune de ces émissions partielles. Il assumait ainsi une responsabilité singulièrement aggravée par les fluctuations continuelles de la valeur des titres ; mais le secrétaire du trésor avait besoin à cet égard, et pour plusieurs motifs, d’une certaine liberté d’allures. D’abord, grâce à cette combinaison, il était, nous l’avons vu, en mesure d’éteindre sans retard les nombreux petits emprunts à court terme auxquels on se trouvait réduit. En second lieu, comme une partie de l’intérêt de la dette était payable en or, il importait, au moment des paiemens, que la prime sur l’or ne fût pas trop élevée. Quand le taux de cette primo eût rendu le versement en numéraire trop onéreux, les titres non négociés que M. Mac-Cullogh. avait entre les mains lui fournissaient un moyen commode de se procurer des métaux précieux à un prix raisonnable. Il n’avait qu’à jeter sur le marché une fraction d’emprunt. L’agio baissait, et le trésor opérait ses paiemens en monnaie métallique dans des conditions moins désavantageuses. Ces opérations constituaient au budget des recettes un chapitre qui n’était pas sans importance.

Cette latitude laissée au pouvoir exécutif pourrait sembler peu compatible avec l’esprit de contrôle qui est la base des institutions américaines ; mais la simplicité du budget, l’abondance des renseignemens publiés par le gouvernement, la vigilance de l’opinion publique, rendaient aisée et efficace la surveillance que les chambres et le pays exerçaient sur l’administration des finances nationales. Le budget américain se solde par doit et avoir, ni plus ni moins que celui d’un simple particulier, la clarté n’en est altérée par aucune de ces divisions et subdivisions compliquées qui rendent les nôtres si longs et si difficiles à débrouiller ; tout le monde peut le lire et le comprendre sans effort. Le pouvoir exécutif est obligé de faire connaître chaque jour le chiffre des rentrées effectuées, de publier chaque mois l’état des dépenses, des recettes et de l’encaisse. Il n’y a donc point à craindre que l’opinion puisse jamais s’égarer sur la valeur des opérations faites pour le compte du trésor. C’est en étalant ainsi sa situation financière au grand jour que le gouvernement des États-Unis put, sans que son crédit en fût sérieusement ébranlé, voir s’élever dans des proportions gigantesques le chiffre du papier-monnaie et de la dette.

Au 31 août 1865, cette dette, déduction faite de l’encaisse, était de 13,340,985,771 francs. C’est le point le plus élevé qu’elle ait atteint. Elle se décomposait en trois parties, — les billets ayant cours forcé, les obligations à long terme payables en or, intérêt et capital, enfin les obligations à court terme payables en papier. Celles-ci devaient être entièrement soldées dans un délai de trois ans à partir de l’émission. Toutefois la loi autorisait le pouvoir exécutif, s’il préférait adopter ce mode d’amortissement, à les convertir en obligations à long terme payables en or et connues sous le nom de 5-20 (five-tuenties). Le licenciement de l’armée et le désarmement de la flotte supprimèrent dès le lendemain de la victoire les charges les plus écrasantes, et, d’après M. Mac-Cullogb, la surélévation des droit de douane et des impôts intérieurs, l’accroissement probable de la population, promettaient pour les budgets futurs des excédans de recette qui en vingt ou vingt-cinq ans permettraient de liquider tout le passif. Le système proposé à cet effet par le secrétaire du trésor et adopté par le congrès se réduisait à deux opérations qui avaient pour objet, la première de convertir, comme la loi autorisait à le faire, les obligations à courte échéance en five-twenties, la seconde de réduire le chiffre de la circulation fiduciaire et de reprendre le plus tôt possible le paiement des billets du trésor en espèces métalliques.

Une autre question se posait d’elle-même. Tout en maintenant fermement sa résolution d’éteindre la dette dans un court délai, le pays ne pouvait s’empêcher de comprendre que les taxes intérieures établies en pleine crise risquaient maintenant de comprimer l’essor du travail national et surtout de l’industrie manufacturière. La main-d’œuvre avait atteint des prix tels que le développement de la production était compromis. Un congrès restreint, où se trouvaient largement représentés les intérêts en souffrance, devait être particulièrement accessible à cet ordre de considérations. On se mit donc sans retard à étudier les moyens de ramener les charges à un taux plus en rapport avec les : conditions nouvelles où la paix reconquise et l’activité renaissante plaçaient les états de l’Union. Dès le mois de novembre 1865, avant même la prise de Richmond, une commission avait été chargée d’examiner cette question des taxes. Son rapport parut au mois de janvier de l’année suivante. Il proposait un dégrèvement considérable et des modifications importantes dans le système adopté jusqu’alors pour la répartition de l’impôt, si toutefois on peut donner le nom de système à une série de règlemens successivement issus de nécessités pressantes, et qui ne laissaient pas de présenter quelques disparates. Le gouvernement fédéral ne perçoit pas l’impôt foncier. Celui-ci appartient exclusivement aux états et aux corporations municipales, pour lesquelles il remplace en grande partie nos octrois. Le congrès ne pouvait modifier cette règle sans toucher aux bases mêmes de la constitution ; il lui fallut donc chercher d’autres matières imposables. Il avait établi un impôt sur le revenu, mais il s’était gardé de le faire porter sur les titres de la dette fédérale. Il a toujours repoussé comme contraires à l’honneur les propositions tendant à les grever après coup de charges non prévues dans le contrat entre la nation et ses créanciers. Les denrées alimentaires furent aussi, même dans les momens les plus difficiles, affranchies de toute taxe. Les marchandises considérées comme de luxe avaient en revanche été frappées de droits variables suivant les objets, et qui furent fixés, par exemple, pour les voitures, les orgues, les pianos, à 2 pour 100, pour les montres, à 1 pour 100. Sur les effets de commerce, les droits furent établis proportionnellement à la valeur de l’effet. Il ne faut pas oublier l’impôt d’un sou par boîte sur les allumettes chimiques : il rapporte par an au trésor plus de 25 millions de francs. Tous les objets manufacturés furent soumis à des taxes un peu arbitraires sans doute, mais facilement acceptées par le patriotisme américain. Le mode de perception est des plus simples. Quand un marchand vient acquitter les droits, on lui délivre des timbres mobiles représentant la valeur de la taxe, et qui doivent être apposés sur les objets vendus ou sur les factures qui les accompagnent. Les commerçans ne se soustraient guère à cette obligation ; ils ne sont pas tentés de prendre leurs cliens pour complices d’une petite fraude. Aussi est-il rare que l’on ait à infliger les peines établies pour assurer l’exécution de la loi. Le seul résultat fâcheux de ce système a été la duplication des impôts. Il est arrivé en effet que l’on frappait à la fois un produit manufacturé et chacun des élémens qui le composaient, ce qui élevait le total des taxes supportées par certains articles à 20 pour 100 de la valeur intrinsèque. Des droits aussi considérables ne tardèrent point à se trouver hors de proportion avec ceux que percevait la douane, et, malgré le taux énorme des tarifs d’importation, nombre d’objets d’origine étrangère coûtaient moins cher que les similaires de fabrication indigène. Quelques membres décidés de l’école protectioniste ont proposé, pour obvier à cette inégalité, d’augmenter tous les droits de douane en bloc de 50 pour 100 ; mais la majorité de la chambre, bien que peu sympathique aux théories du libre-échange, a reculé devant l’adoption d’une mesure aussi radicale. Mieux valait diminuer les impôts intérieurs. Le congrès se décida donc, à titre d’essai, à opérer des réductions qui naturellement furent conçues de manière à alléger le fardeau qui pesait sur les industries du, nord. On ne toucha guère aux taxes qui atteignaient les valeurs réalisées ou les objets de luxe. Le meilleur remède du mal, — comme les Américains le disaient fièrement, — était dans la vigueur du malade. Le travail de recensement publié par les soins de l’administration nous montre que de 1840 à 1850 la richesse publique s’est accrue de 89 pour 100. De 1850 à 1860, elle est montée de 27 milliards et demi de francs à 71 milliards et demi, sans tenir compte de la valeur de près de 4 millions d’esclaves, aujourd’hui libres. L’accroissement de la population durant cet intervalle avait été de 35 pour 100 tous les dix ans. Les hommes d’état américains se flattèrent que cette prospérité, cruellement éprouvée par la guerre, allait maintenant reprendre son mouvement ascensionnel. Ils se crurent donc autorisés à compter sur un accroissement proportionnel des recettes fournies par les impôts, et pensèrent qu’on pourrait par conséquent restreindre chaque année les taxes sans diminuer le chiffre des rentrées. Les événemens n’ont pas tout à fait donné raison à ces espérances. En 1866, on inscrivait en prévision dans le budget 1,500 millions de francs en dépenses et en recettes 2,175 millions ainsi répartis :


millions
Douanes 650
Contributions, intérieures 1,420
Divers 105
2,175 millions

Les dépenses montèrent plus haut qu’on ne l’avait prévu : elles atteignirent le chiffre de 1,730 millions de francs ; mais en revanche les recettes dépassèrent de beaucoup les résultats attendus. Elles s’élevèrent à 2,450 millions, savoir :


millions
Douanes 880
Contributions intérieures 1,330
Divers 240
2,450 millions

L’excédant des recettes sur les dépenses fut donc de 770 millions de francs. Quant au capital de la dette, le secrétaire du trésor, en échange de 3,730 millions de titres à courte échéance qu’il avait retirés de la circulation, avait émis 3,200 millions de titres nouveaux, principalement de titres 5-20, ce qui implique dans le cours de l’année un amortissement net de 530 millions de francs obtenu par cette simple conversion.

A première vue, ce résultat semble très brillant. Si l’on entre dans le détail, on s’aperçoit néanmoins que ces chiffres généraux ne montrent pas toutes les difficultés de la situation. Les recettes ont été en s’affaiblissant de trimestre en trimestre, et, si cette progression décroissante se maintenait, le budget suivant se solderait tout au plus en équilibre, ou avec un excédant si minime que le programme adopté ne pourrait plus être mis à exécution. Il fallait en conclure qu’il n’y avait plus équilibre entre les forces productives du pays et les charges qui en enrayaient le développement, que le mouvement industriel, au lieu de s’accroître se ralentissait. Le seul parti à prendre était de réduire les dépenses. Le problème était si difficile et si pressant que des théories très radicales ne tardèrent point à se faire jour, et alimentèrent quelque temps les discussions des chambres et de la presse. Il se rencontra aux États-Unis comme ailleurs des gens pour proposer une répudiation pure et simple de la dette nationale. Il n’y a point à discuter les maximes de ces apologistes de la banqueroute. Elles ont pu éblouir dans quelques collèges les parties les moins éclairées comme les plus remuantes de la population et servir ainsi des menées électorales, elles n’ont pas eu de prise sur la grande masse du pays. L’honnêteté et le bon sens publics en ont fait justice. Une autre mesure d’une loyauté douteuse, mais moins extrême que la précédente, fut mise en avant par des hommes politiques plus sérieux. Ils se proposaient de solder en monnaie fiduciaire le capital et les intérêts de la dette. La loi, disaient-ils, ayant accordé aux billets du trésor le caractère de monnaie légale pour tous les paiemens, excepté pour les droits de douane, ces billets, aux yeux du gouvernement comme aux yeux des porteurs de titres, ont la même valeur que l’or. Cet argument n’est que spécieux. Sur les titres 10-40, émis postérieurement à la loi qui instituait le cours forcé, et pour lesquels il est expressément stipulé que capital et intérêts sont payables en monnaie métallique, il ne peut y avoir de discussion. L’état est lié par un engagement formel. Quant aux 5-20, le bill du 25 février 1862, qui autorise l’émission, énonce, il est vrai, qu’ils pourront à échéance être échangés contre des billets du trésor ; mais il faut se rappeler qu’alors ces billets étaient au pair, et, si l’on voulait aujourd’hui les donner en paiement aux porteurs de 5-20, il semble qu’on devrait en rigoureuse équité leur tenir compte de la dépréciation que la monnaie fiduciaire a subie depuis qu’ils ont accepté ce contrat. Est-il honorable de dénaturer un engagement loyalement consenti de part et d’autre à un moment de péril, à un moment où la confiance du peuple américain dans son gouvernement, les secours financiers qu’il lui a libéralement apportés, ont sauvé la république ? Tels sont les argumens que M. Mac-Cullogh fit valoir avec beaucoup d’élévation et d’éloquence. La chambre presque entière partageait son opinion, car, au commencement de la session dernière, M. Butler ayant présenté une motion pour le remboursement en papier-monnaie des five-twenties, sa proposition ne fut pas même discutée ; on la repoussa par la question préalable.

La question du reste n’était pas mûre à cette époque. Elle a été depuis lors l’objet d’une polémique assez sérieuse, Il n’est pas inutile de constater que le paiement en monnaie légale a été considéré avec plus de faveur dans les états de l’ouest que dans ceux de l’Atlantique. Cette différence de point de vue s’explique aisément par la différence d’intérêts. Les états de l’ouest n’en sont pas encore à posséder une richesse propre et à se suffire à eux-mêmes ; ils sont débiteurs pour des sommes considérables des grands centres producteurs de l’est, et ne seraient pas fâchés de voir prendre une mesure qui aurait pour résultat indirect de diminuer la valeur du signe monétaire représentant leurs engagemens. Les états de l’est au contraire ont une fortune plus stable, et ressentiraient douloureusement toute dépréciation des titres de la dette. Ces états, où se trouvent d’ailleurs le plus grand nombre des porteurs de five-twenties, ont fait pencher la balance du côté de la solution qu’indiquaient les vrais principes et l’équité. La convention républicaine de Chicago a placé le remboursement en or des five-twenties au nombre des articles du programme qu’elle vient de soumettre à la ratification des électeurs. Le parti démocratique a voulu d’abord inscrire sur son drapeau le principe opposé à celui que défendaient les républicains. Il n’a pas tardé à se diviser sur cette question. Une fraction importante des démocrates reconnaît aujourd’hui qu’aucune dérogation ne doit être apportée aux contrats antérieurs entre l’état et ses créanciers. La grande majorité du pays s’est donc désormais prononcée en faveur du paiement en or de la dette fédérale, le paiement en billets du trésor n’étant reconnu légitime que du jour où ces derniers seront cotés au pair.

Ce jour, à vrai dire, ne paraît pas très rapproché, et la dépréciation de la monnaie fiduciaire est une des complications les plus pénibles de la situation financière des États-Unis. La loi qui établissait le cours forcé fut très sévèrement traitée au moment où le congrès la vota. Plusieurs financiers la déclarèrent inconstitutionnelle. Que leur opinion fût ou non fondée, c’était une loi imposée par la nécessité la plus urgente : le congrès avait à opter entre le cours forcé et la banqueroute, car les dépenses des armées en campagne s’étaient élevées au-delà de la somme en or que possédait l’Union tout entière. Le pays du reste montra dès l’abord, par l’empressement avec lequel il se soumit à cette mesure, qu’il comprenait et partageait les sentimens qui l’avaient dictée. Sauf dans quelques états baignés par l’Océan-Pacifique, étrangers aux intérêts pour lesquels on se battait, et qui ne recevaient des événemens militaires aucun contre-coup, les effets du trésor circulèrent de main en main avec la même facilité et furent acceptés avec la même confiance que s’ils représentaient une valeur métallique réelle. Toutefois, à mesure que le congrès autorisait de nouvelles émissions et que la circulation fiduciaire devenait hors de proportion avec le capital qu’il était censé représenter, la valeur des greenbacks diminua de plus en plus. Le dollar en papier finit par ne plus valoir que 35 pour 100 de sa valeur nominale, et la prime sur l’or monta jusqu’à près de 200 pour 100. Après la cessation des hostilités, le secrétaire du trésor fut autorisé par le congrès à réduire de 50 millions de francs pendant le premier semestre et de 20 millions par mois au-delà de ce délai la masse de papier-monnaie en circulation. Cette habile résolution fit descendre graduellement la prime. Au mois de novembre 1866, elle n’était déjà plus que de 23 pour 100. Des causes étrangères à l’Union devaient bientôt faire remonter l’agio, donner une apparence de raison aux adversaires de M. Mac-Cullogh, et soumettre son système à une terrible épreuve.

La crise financière qui bouleversa l’Europe et sévit particulièrement sur l’Angleterre au printemps de 1866 fit sentir ses effets en Amérique. Dans l’espace de trois mois, l’exportation des métaux précieux y avait atteint le chiffre de 210 millions de francs. L’agio sur l’or s’était relevé, et était à 35 pour 100 ; il sauta brusquement à 65 pour 100 à l’arrivée du steamer qui apportait la nouvelle de la rupture des conférences et de l’imminence d’un conflit armé entre la Prusse et l’Autriche. S’il ne se maintint pas fort longtemps à ce taux de panique, il ne redescendit pas non plus au point où il était avant cette alerte, oscilla durant plusieurs mois entre 50 et 55 pour 100, et ne reprit que lentement une marche décroissante. Cette rareté du numéraire et le malaise qui ne pouvait manquer d’en être la suite pour l’industrie américaine fournissaient aux adversaires du rachat du papier-monnaie le thème de violentes attaques contre les plans financiers du gouvernement. Ce dont le pays souffre, disaient-ils, c’est de la disette d’instrumens d’échange. Si on n’avait pas retiré de la circulation autant de greenbacks, le pays se serait trouvé mieux en mesure de résister à la saignée.de métaux précieux qu’il a subie. Il vaut mieux avoir un marché largement approvisionné, à défaut d’or, de valeurs même dépréciées, que de se condamner, faute d’agens de circulation, à une stagnation soudaine des affaires. D’après eux, il fallait au moins se hâter d’émettre une somme de billets égale à la valeur des récentes exportations de monnaie métallique. C’est un singulier raisonnement, il faut en convenir, que celui qui fait entrer dans l’actif d’un pays le papier-monnaie dont ce pays ne possède pas l’équivalent en or. La valeur du papier-monnaie a justement pour base le rapport qui existe entre la circulation fiduciaire et la circulation métallique. Celle-ci ayant diminué, c’était une raison, non d’étendre, mais au contraire de resserrer dans la même proportion la circulation fiduciaire, si l’on ne voulait pas rendre la valeur du papier tout à fait chimérique. C’est sur ce principe d’une évidence incontestable que reposait tout le plan de M. Mac-Cullogh. Les circonstances imprévues qui empêchèrent ce plan de réaliser tout le bien qu’on en attendait ne devaient pas en faire méconnaître la sagesse, et elles ne le firent pas abandonner. L’exécution ferme et persévérante de ce programme fera remonter infailliblement la valeur des billets du trésor, et, si le gouvernement parvenait à joindre la reprise des paiemens en espèces à la réduction graduelle du papier-monnaie, ces billets ne tarderaient point à revenir au pair, comme ils y étaient avant la guerre civile. Il y a quelque temps, le congrès a semblé pencher vers les adversaires du ministre des finances. Il a retiré à ce dernier la faculté de réduire le papier-monnaie en circulation ; mais il ne faut pas attribuer une portée exagérée à une mesure toute temporaire. Le congrès n’a pas entendu condamner le système, il a voulu parer par cet expédient à une insuffisance éventuelle des rentrées budgétaires.

Cette question de la circulation fiduciaire, que l’on a pu considérer jusqu’ici comme reléguée au second plan, tend à prendre une importance capitale. Le temps n’est pas éloigné où les billets remboursables en papier-monnaie, c’est-à-dire les seven-thirties (7-30 et 7-3-10) seront entièrement retirés de la circulation, et où l’on n’aura plus à amortir que les 5-20 et les 10-40, remboursables en or. Il devient essentiel, afin de diminuer les charges du trésor, que la prime sur l’or diminue, et que par conséquent la valeur du papier-monnaie s’élève. La seconde question, non moins grave, qui se pose devant les États-Unis, c’est celle des tarifs de douane. Les pays manufacturiers du nord ont profité pour les établir du moment où ils disposaient presque seuls de la puissance législative. Aujourd’hui ils ne sauraient, sans oppression et sans imprudence, rester inébranlables dans un système de prohibitions dont souffrent les états du sud et de l’ouest. C’est le. seul point où il semble qu’il y ait lieu de modifier la marche adoptée pour combler rapidement le déficit créé par la guerre. Sur tout le reste, on ne peut que souhaiter à la grande république américaine de continuer par les mêmes moyens l’œuvre si énergiquement commencée depuis trois ans.


GEORGE ODILON-BARROT