Le Budget et la situation financière

Le Budget et la situation financière
Revue des Deux Mondes, période initialetome 20 (p. 287-303).

LE BUDGET


ET


LA SITUATION FINANCIERE.




Deux circonstances rendent très difficile le maniement des finances d’un grand état : l’abondance et la pénurie. L’une, de sa nature passagère, trompe les esprits médiocres et désarme devant des exigences qui pèsent sur l’avenir. L’autre, qu’elle soit absolue ou relative, qu’elle provienne d’événemens inévitables ou de la faute des gouvernails, exige toujours des efforts pénibles, auxquels préparent mal les habitudes politiques et administratives des époques de calme et de nonchalance. La première de ces épreuves, nous venons de la subir sans avoir à nous glorifier des résultats de notre conduite. La seconde nous menace. Serons-nous à l’avenir plus habiles ou mieux inspirés ? Jusqu’à présent, rien encore n’a été fait ou tenté. L’accroissement des bons du trésor, la négociation d’un emprunt, sont des expédiens incapables de remédier au mal permanent ou d’écarter les périls futurs. Il semble que, frappés du coup qui les avait atteints au milieu de leur quiétude, le gouvernement et les chambres aient voulu se reconnaître avant d’agir. Toutes les questions décisives ont été ajournées, et c’est à la prochaine session qu’est imposé le fardeau de rétablir un équilibre détruit, de relever le crédit, de remanier les impôts, enfin de replacer les finances de la France dans un état normal. La tâche reste entière.

Malgré 237 millions d’accroissement naturel des revenus depuis 1840, les déficits des budgets ordinaires, à dater de la même époque, monteront, à la fin de 1848, à 518 millions, et auront absorbé, à peu de chose près, toutes les réserves de l’amortissement disponibles depuis 1842. L’emprunt de 450 millions, négocié en 1841 et en 1844, sera presque totalement épuisé à la même époque sans que les travaux auxquels il devait subvenir soient complètement achevés. Tous les autres travaux du budget extraordinaire, travaux civils, militaires ou maritimes, sont donc tombés à la charge de la dette flottante, c’est-à-dire ont été votés, entrepris, et doivent être payés sans qu’aucune ressource leur ait été préalablement affectée. La dette flottante, qui supportait déjà le poids de 256 millions des déficit antérieurs à 1840, était, au 1er janvier 1847, de 452 millions ; elle atteindrait à la fin de 1848 le chiffre de plus de 800 millions, si le nouvel emprunt ne venait pas la dégager ; sans l’écoulement d’une partie de cette dette dans la dette fondée, elle aurait presque doublé en deux ans. L’émission des bons du trésor, qui montait à 55 millions au 1er janvier de cette année, s’est élevée à près de 200 millions en quatre mois. Avant la fin de la session, il a fallu demander l’autorisation de la porter à 275 millions. L’intérêt de ces mêmes bons s’est accru en six mois de 2 à 2 et demi, 3, 3 et demi, 4, 4 et demi, et 5 p. 100. On a diminué la valeur des coupures, rapproché la date des échéances, pour attirer tous les capitaux, les plus petits comme les plus timides. Enfin, bien que M. Lacave-Laplagne eût déclaré en mars dernier qu’un emprunt serait inutile avant nombre d’années, pressé par une nécessité impérieuse, M. Dumon, trois mois après, a demandé l’autorisation de contracter un emprunt de 350 millions, et il annonce l’adjudication de la portion la plus considérable au moment où l’argent est le plus cher pour le gouvernement et pour les particuliers, lorsque les communes et les départemens viennent d’être autorisés à faire eux-mêmes des emprunts, quand les compagnies de chemins de fer obtiennent à si grand’peine des versemens nouveaux de leurs actionnaires, et pendant que la situation financière d’un pays voisin déprime toutes les valeurs. Le déficit s’est précipité sur nous comme une avalanche, grossissant à chaque pas, renversant tous les paradoxes financiers, et s’accroissant tous les mois de 10 à 15 millions. Ce mystère peut s’expliquer en deux mots. Les travaux publics devaient s’effectuer au moyen des réserves de l’amortissement ; ces réserves ont toutes été employées à couvrir les déficits du budget ordinaire, et, le budget extraordinaire étant dépourvu de ressources, on a doublé la dépense.

Quand les affaires vont mal, chacun cherche à dégager sa responsabilité. On accuse toutes choses et tout le monde. Il semble que personne n’ait agi, n’ait gouverné, et que le hasard conduise de droit les sociétés humaines. L’argument de l’impuissance est peu rassurant pour l’avenir, et quelle est donc la valeur de ces deux justifications si souvent présentées aux chambres sous des formes différentes pendant la dernière session ? Le budget de 1845 était en équilibre, la mauvaise récolte est de 1846 : c’est donc à elle qu’on doit attribuer les découverts, du budget ordinaire. Les électeurs exigeaient que leurs représentans obtinssent des chemins de fer ; les députés les demandaient aux ministres, ceux-ci les accordaient. Tout le monde est coupable, et personne ne saurait être responsable du développement des dépenses du budget extraordinaire.

Il est vrai, l’exercice 1845 a été définitivement réglé en équilibre, et les découverts des budgets suivans sont les conséquences des inondations et de la mauvaise récolte, à une condition toutefois : si le chiffre des budgets présentés depuis 1845 est semblable à celui de cet exercice, la mauvaise récolte a causé le déficit ; dans le cas contraire, si les dépenses ordinaires et prévues ont subi un notable accroissement, on doit surtout accuser l’imprévoyance des pouvoirs publics. Le projet de budget pour 1848, budget ordinaire, qui ne comprend ni les crédits supplémentaires et extraordinaires, ni les travaux publics, était de 92 millions supérieur au budget de 1845. Ce rapprochement à lui seul décide la question. L’accroissement du budget ordinaire a dépassé la valeur des dépenses causées par l’intempérie des saisons. Que durant trois ans seulement le chiffre du budget de 1845 eût été maintenu, l’état général de nos finances ne se serait pas ressenti du fléau des inondations et de la mauvaise récolte.

A partir de 1840, aucun budget ne fut présenté ou réalisé avec un véritable équilibre ; seulement, grace à l’accroissement inespéré des recettes, des produits plus abondans vinrent réparer une partie de nos fautes à mesure que nous les commettions, et dissimulèrent nos premières imprudences. Il s’ensuivit une sorte d’obscurité dans les conditions de l’équilibre de nos budgets. Déroutés dans toutes leurs prévisions par la progression inouie des recettes, les économes de profession eux-mêmes ont déserté la cause de l’équilibre ou modéré leurs efforts. Pour me servir des expressions de M. Lacave-Laplagne, on pensait que de l’argent il y en avait tant, qu’on ne saurait qu’en faire. Le gouvernement finit par croire qu’à la faveur de son système politique, on pouvait augmenter impunément les dépenses. Aujourd’hui le voile est déchiré ; un temps d’arrêt de deux ans dans l’accroissement des recettes, dans le développement des caisses d’épargne, ramène forcément au sentiment de la vérité financière : il faut payer un arriéré considérable, et, pour s’être trop long-temps bercé d’illusions, on a perdu le moment opportun de négocier un emprunt.

C’est chose commode d’attribuer le déficit à la mauvaise récolte, au hasard, à la fortune ; il y a ensuite une habileté non moins grande à accuser les chambres, le corps électoral et tout le monde. Certes, la responsabilité politique et morale du gouvernement ne serait pas affaiblie parce que les dépenses auraient été sanctionnées par les chambres ou sollicitées par elles. Lui-même ne les a-t-il pas toutes proposées ou acceptées ? Mais admettons cet argument, si peu constitutionnel qu’il puisse être. Pour apprécier la part réelle de chacun des pouvoirs publics dans l’excitation à la prodigalité, il est nécessaire d’établir une distinction essentielle entre les deux budgets ordinaire et extraordinaire. Sous le rapport du déficit actuel et du manque d’équilibre futur, ces deux budgets réagissent l’un sur l’autre ; si les réserves de l’amortissement sont employées à éteindre les découverts du budget ordinaire, elles ne peuvent servir de ressource au budget extraordinaire. Quand les travaux publics sont soldés au moyen d’un emprunt, en dette fondée ou en dette flottante, le budget ordinaire paie les intérêts, et, les travaux achevés, l’entretien tombe à sa charge. Financièrement, il n’existe qu’un budget, comme il n’y a qu’un trésor et qu’un déficit ; mais les deux budgets diffèrent à l’égard de la nature des dépenses auxquelles les allocations de leurs divers chapitres doivent subvenir.

Je ne crois pas que, depuis 1840, l’initiative des chambres ou des commissions ait accru le budget ordinaire de 25 millions, et la somme des réductions opérées dans l’enceinte législative pendant la même période monte à un chiffre triple ou quadruple de celui-là. Sans doute les commissions de finance auraient pu aller plus loin qu’elles ne l’ont fait ; je ne prétends pas les justifier, bien que la tâche d’opérer des retranchemens sur le budget soit ardue et n’ait rien de commun avec une opération de chiffres. Sur quoi faire porter les réductions, si ce n’est sur les grands services publics ? Comment ces réductions sont-elles possibles, utiles, sinon en vertu de changemens d’organisation ? Réduire d’une manière importante le chiffre du budget de l’état, c’est modifier dans plusieurs parties l’organisation des services publics. En l’absence d’enquêtes parlementaires, aucune grande économie ne saurait être réalisée sans le concours actif et volontaire du gouvernement. Quand les commissions se hasardent à donner des conseils d’exécution, elles ont bientôt lieu de s’en repentir. La réorganisation des administrations centrales, demandée dans une intention d’économie à la chambre des députés, a tiercé la dépense. Les essais de réforme dans l’administration de la marine, exigés par les commissions financières, aboutissent, jusqu’à présent, à une énorme augmentation du personnel bureaucratique. Une commission du budget peut-elle réduire l’effectif normal de l’armée, cet effectif est toujours dépassé par des crédits supplémentaires votés l’année précédente à la faveur de quelques circonstances passagères. Peut-elle modérer celui de l’Algérie, l’expédition de la Kabylie, entreprise malgré le vœu évident des chambres, nécessite pour l’avenir un accroissement de forces. Est-il facile de retrancher sur les frais du matériel de la marine, quand les comptes de 1846 nous apprennent que, tout l’argent dépensé, la moitié des constructions promises n’a pas été réalisée, et lorsque, malgré l’augmentation annuelle des allocations, notre matériel naval continue à subir une décroissance progressive ?

On le voit, il faudrait, pour arriver à des économies sur ces objets, les seuls où l’on pût en opérer de considérables, que les moyens de réduction n’eussent pas été, pour ainsi dire, paralysés à l’avance. Il faudrait que, loin de défendre pied à pied contre les chambres toutes les augmentations de crédits, comme si chambres et gouvernement avaient des intérêts contraires, le pouvoir fût le premier à opérer de larges réductions par la suppression des abus et des vices d’organisation. Telle n’est pas sa pente naturelle. Les conseils sont insuffisans, les votes seuls auraient de l’efficacité ; mais des votes financiers importans deviennent des votes politiques, et ici des considérations d’un autre ordre font taire, chez la majorité, la raison financière. Les commissions de budget, composées d’hommes sincèrement économes et politiquement timides, se réduisent de leur plein gré à la tâche ingrate d’une vérification de chiffres, à l’occupation mesquine d’arrêter çà et là quelques mentes accroissemens de dépenses. Elles perdent tout crédit devant les chambres par la médiocrité des résultats qu’elles apportent, et le plus souvent leurs faibles économies n’obtiennent pas le suffrage de l’assemblée. Le travail de la commission des crédits supplémentaires et extraordinaires est encore plus stérile : il consiste à régulariser des dépenses effectuées et à sanctionner des dépenses en faveur desquelles on a soin de faire valoir toujours les plus grands intérêts publics. Lors du vote de ces crédits, presque aucune réduction ne peut être proposée sans entraîner un blâme direct de la conduite des ministres ou une question de cabinet. Cette année, M. Guizot demandait un crédit de 850,000 fr. dépensés à l’avance, l’année dernière, sur un chapitre doté seulement de 150,000 francs, et, pendant que l’escadre qui devait porter des renforts à Taïti doublait le cap Horn, les chambres avaient à discuter si un accroissement de 2 millions était bien nécessaire au moment même de la pacification de nos établissemens océaniens.

A l’égard des lois spéciales, les chambres pourraient se montrer sévères sans craindre de troubler l’harmonie politique ; le seul inconvénient serait de déplaire : c’est déjà beaucoup dans le temps où nous vivons. Aussi les députés, bien que cela paraisse peu au milieu des séances publiques, sont pleins de complaisance et de courtoisie les uns envers les autres. Les intéressés ont toute chance d’être nommés dans les commissions. S’agit-il de travaux militaires, on choisit des militaires ; de travaux civils, les représentans des départemens où ils doivent s’effectuer. Si la situation des finances trouble quelques membres à l’humeur chagrine, le ministre des finances se rend dans le sein de la commission, et, par des calculs généraux qu’une commission spéciale n’est pas en mesure d’apprécier, calme les appréhensions. Parmi les nombreuses imperfections du règlement de la chambre des députés, la plus grande me paraît être, l’éparpillement des lois de finances entre plusieurs commissions. Les dépenses sont toujours plus ou moins utiles, seulement elles peuvent n’être pas nécessaires. Comme elles flattent un goût, une passion ou une faiblesse dominante, l’appréciation des lois qui les proposent, séparée de celle des ressources, doit nécessairement pousser à la prodigalité ; l’équilibre devient une simple théorie, et le déficit, qu’aucune autorité ne constate, semble être un argument d’opposition. Mieux en état d’apprécier l’ensemble, la commission du budget elle-même sait qu’elle n’agit que sur des apparences, et que tous ses calculs seront illusoires. L’année suivante, des crédits supplémentaires et extraordinaires, des lois spéciales, viendront renverser l’échafaudage de ses chiffres et de ses raisonnemens. Le travail d’une commission financière unique aurait une tout autre efficacité. Sur elle pèserait une responsabilité entière ; elle réglerait en même temps les ressources et toutes les dépenses. Ses réductions porteraient sur des objets plus importans ; elles seraient plus considérables et d’avance sanctionnées.

Si le gouvernement est moralement responsable de presque toutes les augmentations du budget ordinaire, subies plutôt que consenties par les chambres, personne ne peut contester la part qu’ont prise au développement des travaux publics extraordinaires la chambre entière et les députés individuellement : doit-on leur en faire un reproche d’une manière générale et absolue ? Je ne le pense pas, sans accepter néanmoins ce qu’a dit M. le ministre des finances dans la séance de la chambre des pairs du 7 août dernier ; il a appelé le vote de la loi de 1842 une « résolution magnanime. » Cette expression peut paraître étrange dans la bouche d’un ministre des finances à l’égard d’une loi qui, pour une dépense de 600 millions, n’établissait aucune ressource préalable. C’était, en vérité, se montrer magnanime à bon marché pour soi-même et fort chèrement pour ses successeurs. Un ou deux autres actes héroïques de ce genre, et les finances sont à jamais perdues. De nombreuses critiques pourraient sans doute être élevées sur le mode d’exécution et les conditions de tracés des chemins de fer, sur les variations de systèmes et sur ces intermittences de panique et d’engouement dont la chambre nous a donné si souvent le spectacle depuis quelques années. Est-il moins vrai que, si les députés ont assailli les portes du ministère des travaux publics, c’est parce que, primitivement, le système des tronçons simultanés a été présenté, et celui des lignes successives écarté par le gouvernement ? Le principe de la justice distributive, c’est-à-dire celui d’un traitement égal dans des conditions différentes, remplaça le principe de l’intérêt public. Toutes les demandes des localités furent excitées et ainsi justifiées. L’administration des travaux publics, en faisant jalonner toutes les vallées et toutes les plaines, échauffa les imaginations ; elle eut encore le soin de présenter ses projets de lois à la fin des sessions, quand le zèle s’affaiblit périodiquement, et les groupa de façon à susciter dans le sein de l’assemblée des coalitions d’intérêts. Soit : la chambre des députés a poussé exagérément aux travaux publics. La chambre des pairs manifestait des dispositions contraires, et, au nom de l’intérêt politique, elle a été entraînée par le gouvernement. Je n’hésite néanmoins pas à le dire : les dépenses qu’on doit le plus regretter ne sont pas les dépenses productives, et, malgré toutes les fautes d’exécution, si la loi de 1842 avait, ainsi que l’a fait la loi de 1841, préparé des moyens financiers réels et sans danger, au lieu de ses deux ressources, dont l’une était illusoire et devait être employée ailleurs, — les réserves de l’amortissement, — dont l’autre était aussi précaire qu’illimitée, — la dette flottante, — les reproches seraient mal venus. D’ailleurs une seule chose pouvait arrêter l’impulsion des chambres, la connaissance exacte de l’état du trésor. Contre les demandes de travaux utiles, il n’existe qu’un frein, la nécessité financière. Lisez les discours de M. Lacave-Laplagne, ses exposés de motifs du budget, des crédits supplémentaires et des comptes : vous verrez que la chambre des députés, bien qu’elle ait eu des torts, n’est pas aussi coupable qu’on essaie de le lui persuader et qu’elle veut bien se le persuader elle-même. Pourquoi l’ancien ministre des finances n’a-t-il pas défendu l’argent du trésor avec la dixième partie de l’opiniâtreté qu’il a mise à maintenir ses chiffres erronés ? Pourquoi a-t-il craint d’exposer la vérité tout entière ? Serait-ce encore ici l’intérêt politique qui a dominé l’intérêt financier et nous a placés sous le coup de graves embarras pour le présent et pour l’avenir ?

Aucun état, pas même la France, ne peut supporter, sans s’exposer à perdre sa liberté d’action, une dette flottante disproportionnée et une émission de bons royaux inconsidérée. Une masse énorme de bons royaux exigibles en capital à courtes échéances placerait chaque jour le trésor à la merci des prêteurs et pourrait créer dans l’avenir de fâcheuses complications. En bonne finance, la dette flottante devrait se composer presque uniquement de ces fonds publics et privés dont l’état est le banquier nécessaire, qui s’alimentent d’eux-mêmes et se renouvellent naturellement. Les bons royaux sont un moyen de service, une avance prise sur le crédit, en un mot le papier de ce grand banquier qui s’appelle le trésor, et l’émission de ces bons ne saurait sans inconvéniens être étendue au-delà des limites des nécessités courantes ou imprévues ; la prodiguer, dans les temps de sécurité et de calme, de manière à rencontrer devant soi, aux jours de crise et d’embarras, des créanciers au lieu de prêteurs, est une imprudence encore aggravée par les conséquences de notre législation sur les réserves de l’amortissement de la rente 5 pour 100, sans parler de celle des caisses d’épargne. Aujourd’hui les réserves de l’amortissement sont employées à couvrir des dépenses habituelles, et elles suffisent à peine à éteindre les découverts du budget ordinaire. Que le 5 pour 100 tombe au-dessous du pair, il faudra ramener ces réserves à leur destination légale. Cette ressource nous manquerait au moment où les dépenses augmenteraient, où les revenus subiraient une diminution. Comment parer à ce danger, si la dette flottante est déjà surchargée et si le simple renouvellement des bons royaux est à lui seul une difficulté ? On le sait, la dette fondée, celle dont les intérêts seuls sont exigibles, une fois assise et classée, a pour unique inconvénient de grever plus ou moins les générations futures. La dette flottante, celle exigible en capital, si commode à contracter, si facile à dissimuler, qui se prête si bien à toutes les prodigalités, quand elle dépasse les limites raisonnables, est une entrave pour le gouvernement, une cause de perturbation toujours imminente dans les conditions générales du crédit. Qu’importe ? dit-on. Nous ne sommes pas bien exposés : si nous avons les bons du trésor, nous avons aussi le 3 pour 100 ; avec ces deux expédiens, l’état des finances ne doit inquiéter aucun ami du repos. La dette flottante trop chargée, on la fait dégorger dans le 3 pour 100 par le moyen d’un petit emprunt ; puis, lorsque la dette flottante sera de nouveau grossie, on fera un nouvel emprunt, et toujours ainsi. Cette théorie, on la pratique. Voyez où elle conduit.

Le déficit n’est pas fixe ; il progresse mois par mois, jour par jour. La dette flottante en aurait supporté tout le poids et atteindrait les proportions ci-dessus indiquées, si, dans la crainte de contracter l’emprunt à un taux trop bas, le ministre des finances en avait retardé la négociation. Dans cette situation à laquelle on veut aujourd’hui échapper, et qui nous menace toujours pour l’avenir, les affaires d’un pays sont nécessairement exposées à des éventualités contraires à sa grandeur et à sa sûreté.

La stagnation prolongée du crédit n’est pas le seul danger à craindre. Que le ministre soit un jour contraint d’élever à plus de 5 pour 100 l’intérêt des bons royaux, c’est un nouveau renchérissement de l’argent, une violente perturbation pour le commerce et l’industrie. Ce serait malheureusement une grande erreur de penser que l’adjudication de l’emprunt dissipe tous nos embarras. Deux hypothèses sont à prévoir, Si l’adjudication a lieu fort au-dessous du cours actuel des rentes, il n’y aurait pas seulement pour l’état une perte de plusieurs millions : toutes les valeurs, rentes anciennes, actions de chemins de fer et autres, éprouveraient une dépréciation notable. L’agiotage s’emparerait du fonds nouveau, en retarderait le classement, et la possibilité d’émettre un nouvel emprunt serait pour long-temps reculée.

Je veux admettre l’hypothèse la plus favorable. L’emprunt est négocié à un bon prix, et cette heureuse opération rétablit la sécurité, favorise les transactions. 350 millions étaient le montant du déficit probable des deux années 1847 et 1848. Malgré l’emprunt de 250 millions, s’il était réalisé à cette époque, nous nous trouverions au 1er janvier 1849 avec une dette flottante chargée de 100 millions de plus qu’au 1er janvier 1847. Mais l’emprunt ne pourra être réalisé qu’en novembre 1849, et le fardeau à supporter par la dette flottante ne sera pas moindre pendant toute la durée des versemens à effectuer que celui qui, au milieu de cette année même, paraissait si exorbitant. Une fois le dernier versement échu, le classement de l’emprunt n’aura pas encore eu lieu ; il sera impossible ou difficile d’emprunter immédiatement, et comme le déficit continuera sa marche ascensionnelle, la dette flottante nous débordera de nouveau. La mesure annoncée dans le Moniteur du 9 de ce mois, qui consisterait à retirer de la dette flottante 100 millions des caisses d’épargne, est parfaitement illusoire. Dans quelque catégorie d’emprunts qu’on les range, ces 100 millions ne seront pas moins dus et exigibles en capital. Le chiffre nominal de l’ensemble de la dette flottante n’a aucune importance ; tout le danger consiste dans une trop grande émission de bons royaux, dans la nécessité de les accroître et de les renouveler à tout prix, et dans les circonstances impossibles à prévoir. Aussi rien ne me paraît plus grave que le déficit annuel, permanent de nos budgets, le déficit passé à l’état normal, accepté comme un fait et presque considéré comme une théorie.

L’habitude de dépenser chaque année au-delà des ressources ne mérite pas de s’appeler une politique, un système ; c’est tout simplement une pratique vicieuse, un entraînement de la faiblesse, le fait d’un temps où les intérêts particuliers étouffent l’intérêt général. Sans doute on peut marcher quelque temps sans apercevoir les cruelles conséquences du manque d’équilibre budgétaire. De brillans résultats viennent même au commencement dissimuler les fautes et engagent à les renouveler. Rien cependant de plus corrupteur en soi, de plus mauvais pour un gouvernement comme pour les simples particuliers que le dédain constant de la règle, le mépris des axiomes du bon sens, la complaisance pour tous les désirs et toutes les fantaisies. Cette inconduite, si je puis m’exprimer ainsi, atteint et énerve tous les élémens sociaux, la moralité publique, l’honnêteté privée, l’administration, autant que les finances. Le plus fâcheux, c’est que les caractères s’abaissent à ce jeu commode et dangereux ; difficile et impossible deviennent deux mots synonymes ; tout obstacle paraît insurmontable quand arrive le moment d’agir.

De 1840 à 1848, les découverts des budgets ordinaires auront dévoré, outre les accroissemens de recettes, 518 millions, prélevés sur les réserves de l’amortissement, et, en admettant les circonstances les plus favorables, porter, abstraction faite des excédans de recettes, le déficit annuel du budget ordinaire à 40 millions est une évaluation modérée. L’emprunt de 450 millions va être complètement absorbé par les dépenses des travaux auxquels il était affecté, l’emprunt de 350 millions que le ministre des finances a été autorisé à contracter couvrira seulement le déficit des deux années 1847 et 1848, et nous avons dépensé ou nous dépenserons, pour travaux extraordinaires, dans chacune des années 1846, 1847 et 1848, plus de 160 millions. Voilà donc, à moins que la conduite ne change ou que les travaux déjà votés et entrepris ne soient extrêmement ralentis, d’un côté 40 millions, de l’autre 160 millions, en tout 200 millions de dépenses dépassant le produit de l’impôt. Cette situation s’atténue par 17 ou 18 millions que doivent verser, pendant un certain nombre d’années, diverses compagnies de chemins de fer, et par 83 millions, montant des réserves de l’amortissement en 1848. Restent 100 millions de déficit probable pour chaque année à venir. Il serait déraisonnable de calculer, comme on se le permet dans tous les rapports de finances et exposés de motifs, les accroissemens légaux des réserves de l’amortissement, et de les considérer comme un développement de ressources futures. Depuis que ces réserves sont dépensées en travaux publics ou en paiemens de découverts, nécessairement elles ne rachètent plus de rentes ; l’accroissement supposé de ces réserves ne donne lieu qu’à une opération fictive et aboutit à charger chaque année davantage le budget ordinaire au profit du budget extraordinaire ; ce qui devient une ressource pour celui-ci est une charge équivalente pour celui-là. Maintenant le gouvernement évalue à 40 millions la perte qu’entraînerait pour le trésor la réduction de l’impôt du sel et de la taxe des lettres, qu’il s’est engagé à opérer dans la prochaine session. Si le ministère maintient ses promesses, et si ses évaluations ne sont pas exagérées, le déficit qui nous menace monterait à 140 millions. Comment le compenser ou comment y résister ? Une pareille question est la plus difficile qu’aient à résoudre un ministère et des chambres. Il ne s’agit pas de parfiler des argumens, de flatter les intérêts ou les opinions d’une majorité, ni même de prononcer des discours éloquens. Le déficit est là ; il faut trouver le moyen de rétablir l’équilibre ou se reconnaître impuissant.

J’ai entendu dire à beaucoup de personnes : Ne prenons aucune grande mesure, ne précipitons rien ; soyons modérés, même dans le bien. L’équilibre du budget ordinaire se rétablira de lui-même, grace à l’accroissement des recettes. On ramènera les dépenses des travaux publics au montant de la valeur des réserves de l’amortissement, et, quant à la réduction des impôts, le gouvernement manquera à ses engagemens, ou il présentera un plan de finances, établira des impôts somptuaires, restaurera les anciens droits sur les boissons. Quelques-uns vont même jusqu’à parler d’income-tax. Ce système est tout simplement impossible à exécuter, impossible financièrement, moralement et politiquement. Peut-on déclarer que, pendant nombre d’années, la France demeurera stationnaire, sans amélioration matérielle ou morale ? Veut-on vivre uniquement sur l’enthousiasme inspiré par la création de nouveaux impôts ?

L’accroissement naturel des recettes, fût-il de 40 millions par an, ne saurait arrêter le déficit. D’abord, il entraîne nécessairement une augmentation proportionnée dans les frais de perception ; puis, chaque jour des besoins nouveaux ne se font-ils pas sentir ? En supposant que l’effectif de l’armée d’Afrique ne sera pas dépassé, le budget de cette possession se développe avec la colonisation civile, qui est encore dans l’enfance, et en même temps que les institutions qu’elle réclame. Renoncerez-vous au système pénitentiaire, au projet de loi sur l’instruction primaire, aux correspondances transatlantiques, à l’abolition de l’esclavage, à tous les progrès que le parti conservateur affirme désirer autant que l’opposition ? Il est dérisoire de prétendre rétablir l’équilibre par l’augmentation des recettes et la suspension de toutes nouvelles dépenses.

Rien de plus aisé encore que d’énoncer cette opinion : les travaux publics extraordinaires ne doivent pas dépasser le montant des réserves de l’amortissement ; aucun ouvrage nouveau ne sera entrepris avant la fin de 1854. Mais diminuer de moitié les travaux publics est un expédient difficile à pratiquer, de plus détestable, et n’entreprendre aucun travail nouveau est chose tout-à-fait impossible. Laisserez-vous sur tous les points du territoire des chemins de fer inachevés ? Après l’expérience douloureuse de l’année que nous venons de traverser, le chemin de Marseille à Lyon se terminera-t-il à Avignon ? Les chemins de Strasbourg et de l’ouest, dont l’importance politique différente a été signalée avec tant de raison, devront-ils attendre, pour être achevés, que l’accroissement des recettes ait rétabli l’équilibre du budget ordinaire et rendu disponibles les réserves de l’amortissement ? Oubliez-vous l’état de nos côtes, celui des ports de l’Algérie ? Le port de Cherbourg à lui seul exigera une augmentation de dépense de 30 ou 40 millions au-delà des prévisions.

Quant à un plan de finance efficace, sommes-nous bien fondés à l’attendre quand on a montré jusqu’à ce jour tant de répugnance à réduire les dépenses improductives, quand la présentation du projet de loi sur l’emprunt a été tenue secrète pendant toute la discussion du budget, afin qu’un désir d’économie trop ardent ne s’emparât pas de la chambre des députés ? Le souvenir de la tentative d’union douanière avec la Belgique, arrêtée à la première menace de M. Fulchiron, ne permet pas d’attacher une bien grande importance à toutes les promesses de refonte générale des impôts. Peut-être apportera-t-on quelques impôts somptuaires peu productifs, et l’annulation des 13 millions de rentes rachetées 3 pour 100 sera sans doute proposée. Ce procédé n’aurait rien de contraire aux habitudes administratives actuelles, et ne démentirait pas le passé. La destruction d’une ressource future sera présentée comme une économie. Jugez de l’efficacité de la mesure : les intérêts des emprunts contractés dans ces deux années en absorberont à eux seuls le bénéfice. Selon toutes les probabilités, le déficit continuera sa marche ascensionnelle ; quelle sera donc notre situation financière au commencement de 1849 ? Je l’ai déjà dit, beaucoup plus grave qu’en 1847 : la dette flottante sera plus chargée, et nous ne pourrons pas emprunter. La responsabilité du ministère sera bien grande, s’il manque aux engagemens formels contractés par lui dans la dernière session ; il a promis la réduction de l’impôt du sel et de la taxe des lettres, et fait espérer le rétablissement de l’équilibre dans des termes précis. Voici les expressions mêmes de l’exposé des motifs du projet de loi sur l’emprunt de 350 millions : « Nous aurons l’honneur de vous apporter dans votre prochaine session des propositions qui, en réalisant les vœux des chambres, assurent entre les recettes et les dépenses de notre budget l’équilibre si nécessaire et si désiré. » Il ne convient pas de juger à l’avance un plan de finance hypothétique. Le difficile en pareille matière n’est pas de promettre, c’est de tenir sa promesse. Quoi qu’il en soit, l’engagement de M. Dumon constate la nécessité d’un changement de conduite. A quelles conditions peut-il être réalisé ?

Malgré tout ce que ce mot a de dur, d’exagéré dans un certain sens, qu’il me soit permis de m’en servir : le bilan de l’état doit être, dans la prochaine session, déposé devant les chambres et le public. Pour faire voter des économies pénibles, qui blesseront des intérêts ; pour obtenir des réductions auxquelles s’opposent les sentimens politiques de telle ou telle partie de la chambre ; pour avoir le droit de retarder d’un jour l’accomplissement de votes unanimes ou d’accroître les charges, il faut dire la vérité tout entière, exposer sans ménagement nos fautes et nos embarras. Ce serait une chose bien coupable de compromettre l’avenir pour sauver la réputation du passé. Si tous les gens de bien, à quelque opinion politique qu’ils appartiennent, ne sont pas alarmés, ne sentent pas que le premier des intérêts publics est aujourd’hui le rétablissement des finances, ne rencontrent pas cette opinion universellement répandue autour d’eux, avec quelle force luttera-t-on contre la coalition inévitable des intérêts privés, contre l’indifférence de l’égoïsme et l’engourdissement de l’ignorance ? D’autres conditions doivent encore être remplies pour que la grande œuvre du rétablissement de nos finances soit menée à bonne fin. Comment voulez-vous qu’un député vote pour la diminution d’une dépense à laquelle lui ou ses commettans attachent un grand prix, consente à ne pas affaiblir certains impôts, participe à la création de nouvelles charges, si des réductions considérables ne sont pas en même temps proposées sur des objets que ne protègent pas à un égal degré l’intérêt public et le vœu national, si les abus et les dilapidations ne sont pas poursuivis avec la dernière rigueur, si l’inertie administrative continue d’accroître inutilement des dépenses qui doivent avant tout être ramenées à une juste et honorable mesure ? Qu’on ne pense pas non plus trouver plus de facilités dans l’emploi de demi-moyens et par la proposition de mesures incomplètes. L’équilibre apparent ne tentera personne, ne stimulera aucune conscience, et il est plus facile d’obtenir de grands sacrifices pour un but élevé, d’une nécessité incontestable, dominant toutes les autres considérations, que des sacrifices moindres pour un but médiocre.

Une question se présente naturellement à l’esprit. Sur quelle partie du budget doivent peser les réductions ? Laissons de côté pour un instant les difficultés ; la réponse ne saurait être douteuse, sur les dépenses improductives, sur le budget ordinaire. Sans doute les travaux du budget extraordinaire peuvent être modérés dans quelques-unes de leurs parties, ils doivent être distingués et classés ; mais la politique qui les écarterait ou les réduirait en bloc, la fureur de l’équilibre qui viendrait aveuglément arrêter les espérances de l’avenir, mériteraient à un autre titre autant de reproches que le gaspillage. Les intérêts économiques du pays combattent ici ses intérêts financiers. C’est, du reste, un lieu commun, faux dans son exagération, de dire que la gêne actuelle provient uniquement des travaux publics. Dans le discours à la chambre des pairs précédemment cité, M. Dumon rappelait avec raison qu’en 1842, lors de la discussion de la loi des chemins de fer, on comptait subvenir aux dépenses des travaux publics extraordinaires, non-seulement au moyen des réserves de l’amortissement, mais aussi à l’aide de l’accroissement progressif des recettes. Le budget ordinaire a dévoré les accroissemens de recettes, en même temps que les réserves de l’amortissement. Voilà la cause principale, première, du déficit actuel et du déficit permanent, de cette maladie vive et chronique qui altère nos finances. La conduite la plus raisonnable, enseignée par les faits, commandée par les intérêts économiques du pays, serait de se placer par un effort énergique dans les conditions prévues lors du vote de la loi de 1842, et de faire porter les plus fortes réductions sur le budget ordinaire. On dit que cela n’est pas possible ; l’a-t-on essayé ? l’a-t-on voulu ? Nullement. On n’a donc pas le droit d’arguer de cette prétendue impossibilité.

Personne ne soutiendra de bonne foi que, depuis neuf ans, les dépenses du budget ordinaire aient dû inévitablement s’élever de plus de 237 millions par an. La France n’est pas tellement changée depuis quelques années, que l’administration, suffisant à tous les besoins avant 1840, exige en 1848 un accroissement d’un sixième. Dans cette Revue même[1], M. Michel Chevalier faisait récemment ce curieux rapprochement. L’armée coûte annuellement aujourd’hui 100 millions au-delà de ce qu’elle a consommé pendant chacune des trois années qui se sont écoulées entre la paix d’Amiens et la bataille d’Austerlitz, et j’ai eu l’honneur de rappeler à la tribune que, dans certaines années, notre matériel naval en décroissance avait dévoré une somme égale à celle qui avait suffi pour entretenir la nombreuse et brillante marine britannique. On pourrait multiplier les comparaisons de ce genre ; dès qu’on se reporte à quelques années en arrière, on a peine à comprendre comment toutes ces augmentations insensibles de dépenses votées une à une, pour ainsi dire, goutte à goutte, sont enfin parvenues à créer la surcharge actuelle.

Je n’entrerai dans aucun détail ; je me garderai bien de céder aux exigences de ceux qui, tout en s’inquiétant fort peu de rétablir l’ordre dans les finances, veulent ne rien entreprendre, si toutes les réductions possibles ne sont pas précisées à l’avance. Ils savent très bien qu’au-delà de 25 ou 30 millions, aucune réduction ne peut être faite sur les chiffres du budget ordinaire, tels qu’on nous les présente ; les dépenses sont les conséquences de la conduite ; de même que les fautes administratives se résument en définitive dans le déficit financier, de même on ne peut combler ce déficit que par clés réformes administratives.

Je prends deux exemples : l’Algérie et la marine. Dans les dépenses civiles de l’Algérie, est-ce par la réduction des allocations, qui, une fois le système admis, restreindrait le développement de la colonisation, que l’on peut opérer des économies, ou bien par le perfectionnement d’une organisation dont les rouages multipliés arrêtent l’activité et le mouvement sans offrir des garanties suffisantes ? La question de l’effectif à conserver en Afrique est-elle dans le chiffre du budget ou dans les expéditions, qui, comme celle de la Kabylie et celles poussées trop avant vers le sud, nous affaiblissent en augmentant les dépenses ? La prétendue réforme du département de la marine a respecté la plus grande partie des abus et toutes les superfluités de cette administration on s’est contenté d’ajouter des rouages nouveaux et onéreux à une vieille machine déjà surchargée, tandis que, par la simplification, on aurait évidemment atteint un but meilleur, opéré des économies produit davantage.

Pour la marine seulement, un ministre habile et possédant cette qualité si rare, la volonté, obtiendrait une atténuation de 15 à 20 millions, sans que la force essentielle de notre établissement naval fût atteinte. Également, la dépense totale des colonies a doublé depuis quinze ans ; osez dire qu’il n’y a pas moyen de diminuer les dépenses. Taïti nous a déjà coûté, directement ou indirectement, 27 millions, le quadruple des dépenses occasionnées à l’Angleterre par la possession de la Nouvelle-Zélande ; 3,700,000 francs ont été votés pour l’instruction des esclaves, et les comptes-rendus officiels prouvent que douze enfans seulement ont été menés aux écoles gratuites. Une meilleure direction imprimée aux agens, une seule dépêche, aurait infiniment mieux servi l’humanité que cette dépense de 3,700,000 francs.

En examinant un à un le budget de chaque département ministériel, on trouverait des faits analogues. Ceux-là suffisent pour démontrer ces deux vérités, à savoir que des économies sont possibles sur le budget ordinaire, et qu’exiger pour les réaliser que l’on produise le tableau des retranchemens à effectuer au budget, c’est tout simplement montrer qu’on ne veut pas améliorer la situation ; d’ailleurs, il n’est pas de plans de réductions sur le chiffre du budget qui puissent être séduisans en eux-mêmes ; ces plans exigeront toujours des sacrifices pénibles, heurteront des sentimens ou des intérêts, et produire inconsidérément ses idées personnelles serait grossir le nombre des adversaires de la bonne conduite et aller contre son but. Le vrai et le seul moyen de défendre la cause de l’équilibre, c’est de constater le déficit et d’en montrer les dangers. Il est certes temps encore de les conjurer ; nos embarras proviennent, non de l’appauvrissement des recettes, mais de dépenses exagérées, non de ces événemens que ne saurait diriger la prudence humaine, mais de fautes administratives. On doit craindre surtout pour l’avenir l’effet des mêmes causes qui ont agi dans le passé. Le péril est bien plus dans l’état des esprits que dans l’état des finances. Je me rassure toutefois en pensant que bientôt le danger deviendra évident à tous les yeux, et qu’alors on consentira à adopter des mesures efficaces. Dans une lettre écrite au général Lafayette par le général Washington, au moment où chacun des états américains paraissait prêt à rompre le lien fédéral et où l’individualisme s’emparait de tous les esprits, le fondateur militaire et, politique de la liberté américaine disait avec confiance : « Les peuples libres ne savent pas prévoir le danger, mais, une fois qu’il est arrivé, ils ont plus de ressources et de volonté que les autres pour le surmonter. »

En toute circonstance aujourd’hui, on s’efforce de cacher les fautes de la conduite sous quelque idée générale, brillante ou spécieuse. Le déficit, lui aussi, a l’honneur de posséder une théorie, et l’on oppose la théorie du crédit au vieux principe de l’équilibre budgétaire. Voici comment cette nouveauté se défend et prétend se justifier. Depuis 1815, le produit des contributions a toujours été croissant, progressivement croissant ; l’augmentation des dépenses ordinaires n’empire donc pas la situation financière, si toutefois l’accroissement des dépenses se règle sur celui des recettes, et les travaux publics étant de leur nature productifs, concourant puissamment au développement du revenu, il n’y a aucune imprudence à subvenir aux dépenses qu’ils entraînent par le moyen d’emprunts. Avec cette théorie, la situation des budgets devient d’une médiocre importance ; l’état du crédit, le plus ou moins de facilité pour emprunter, sont les seuls points à considérer. Les déficits s’appellent des découverts, les emprunts périodiques sont une chose naturelle, raisonnable et prévue, et, dans les idées d’équilibre entre les recettes et les dépenses, on ne voit que des opinions surannées, mesquines, ridiculement timides. Chose étrange, ce système financier à toute vapeur est celui des plus prudens en politique et des apôtres de l’intérêt matériel. Il est permis de croire que des raisons de parti ne sont pas plus étrangères à l’invention de la théorie qu’elles ne l’ont été aux faits qu’elle doit servir à justifier. Cette question rappelle à certains égards la vieille controverse financière entre la constitution de la banque de France et l’ancienne constitution de la banque d’Angleterre, avec cette circonstance aggravante que l’intérêt politique n’agit pas sur le gouvernement des banques, et qu’ici il vient renverser toutes les combinaisons, toutes les prévisions d’un optimisme systématique.

La théorie qui veut qu’on subvienne aux dépenses de l’état, dans les temps calmes et ordinaires, par le moyen du crédit, est fausse en elle-même, parce qu’elle n’admet que les chances favorables et rejette toutes les éventualités fâcheuses ; en escomptant l’accroissement futur des revenus, elle entre un peu dans cette voie qui, à l’assemblée des notables de 1787, s’appelait la voie déplorable des anticipations. Un inconvénient plus grand encore, c’est qu’elle est destinée à être perpétuellement faussée dans l’application, et cela par les raisons mêmes qui l’ont fait inventer. L’intérêt politique a deux exigences contradictoires ; il veut à la fois qu’on dépense beaucoup et qu’on emprunte le plus rarement possible ; on craint d’alarmer l’opinion, de troubler la Bourse par des appels trop fréquens au crédit. Inévitablement, on est toujours devancé par les événemens, comme nous le sommes aujourd’hui, et, une fois cette situation faite, le système devient inadmissible et d’une exécution périlleuse ; ainsi l’emprunt que M. Dumon a été autorisé à contracter comblera uniquement le déficit de l’année actuelle et de l’année prochaine ; il ne sera pas classé avant la fin de 1850. Il faudrait cependant, dans l’application raisonnable de la théorie des emprunts, emprunter de nouveau au commencement de 1849. Ce n’est pas tout : une partie des chemins de fer est livrée aux compagnies ; elles aussi doivent emprunter : viendrez-vous leur faire concurrence, les placer dans des conditions de crédit détestables ou impossibles ? Ce ne serait pas l’acte d’un gouvernement d’adjuger d’une main à des compagnies de grandes entreprises, et de leur enlever de l’autre le moyen de les effectuer. Les faits actuels, il faut que tout le monde le reconnaisse, donnent complète raison aux défenseurs de l’équilibre rigoureux entre les recettes et les dépenses, et nous sommes pour l’avenir condamnés à bien faire.


JULES DE LASTEYRIE.

  1. Voyez la livraison du 1er juin 1847.