Le Budget de 1907 - Trente ans de finances françaises

Le Budget de 1907 - Trente ans de finances françaises
Revue des Deux Mondes5e période, tome 34 (p. 759-797).
LE BUDGET DE 1907

TRENTE ANS DE FINANCES FRANÇAISES


Dans les premiers jours du mois d’avril dernier, trois semaines environ avant les élections, le Sénat vota l’affichage, dans toutes les communes de France, d’un important discours de M. Poincaré, ministre des Finances. Tout en y reconnaissant que le budget de 1906 n’était équilibré qu’au moyen d’expédiens, c’est-à-dire de ressources exceptionnelles et d’emprunts, tout en y déclarant que l’établissement du budget de 1907 offrirait des difficultés, M. Poincaré glissait rapidement sur ces constatations fâcheuses ; il se livrait, au contraire, avec complaisance, à une ample apologie de la gestion de nos finances, si ce n’est depuis trente ans, du moins depuis une dizaine d’années. C’est ce caractère d’apologie qui, en pleine période électorale, fit voter l’affichage de ce discours ministériel. L’orateur pouvait dire qu’il n’avait pas caché la vérité ; et, en effet, pour les quelques rares personnes expérimentées et compétentes, les faiblesses de notre situation financière, si elles n’étaient pas mises en pleine lumière dans cette harangue, n’y étaient pas, cependant, complètement voilées. Il n’en était pas de même pour le grand public, superficiel et peu au courant des choses de finances. L’art du ministre avait été, sans nier les difficultés réelles, de les mentionner si fugitivement et de les noyer dans de si abondans développemens formant une sorte de panégyrique, que le lecteur peu familier avec la matière en retirait une impression rassurante. Pour compenser ce langage, optimiste tout au moins dans la forme et dans l’ensemble, il eût fallu joindre, dans cet affichage communal, au discours du ministre des Finances les discours, empreints d’un juste esprit critique, de plusieurs députés ou sénateurs notables, M. Jules Roche, M. Prévet, M. Boudenoot et quelques autres, ou plutôt, il serait beaucoup plus simple de renoncer à ce procédé assez enfantin de l’affichage qui ne soumet au public qu’une thèse, parfois une thèse tout à fait momentanée, et que peu de temps après l’auteur même doit abandonner. C’est ce qui est arrivé dans le cas qui nous occupe. Le budget de 1907, que M. Poincaré a déposé devant la Chambre nouvelle à la fin du mois de juin dernier, et le très ample exposé des motifs qui le précède constituent bien, quoi qu’on dise, une sorte d’antithèse au discours affiché deux mois auparavant. Il laisse une impression aussi préoccupante que le premier en produisait une rassurante, tellement « la manière » est pour beaucoup dans la présentation des choses et dans l’effet qu’elles font sur les esprits.


I

Le budget de 1907, proposé par M. Poincaré, a fait une sensation profonde. Les cercles parlementaires et le public s’en sont immédiatement émus. Chacun savait que le grossissement continu de nos dépenses devait nous mener rapidement à une accumulation effrayante de charges ; nous-même, l’hiver dernier, nous avions donné ce titre à un article sur le budget de 1906 ; « La course au quatrième milliard. » Nous en étions encore séparés par près de 300 millions. Or, M. Poincaré nous place, pour l’année 1907 même, en face d’un budget qui dépasse quatre milliards, exactement 4 010 922 535 francs. Quand on croyait avoir encore trois ou quatre étapes à franchir avant d’arriver à ce sommet vertigineux, M. Poincaré nous montre que nous y sommes parvenus inconsciemment en une seule étape : et, cependant, les principales grosses dépenses projetées, celle notamment des retraites ouvrières, n’ont aucune place dans ce budget.

On comprend que cette révélation ait provoqué d’abord de la stupeur, puis chez quelques-uns de l’opposition, sinon de l’indignation.

Pour bien comprendre ce qu’a de saisissant et d’effrayant ce budget de plus de 4 milliards de francs, il faut se rappeler qu’il se produit après que, en 1900, l’on a détaché du budget de la France les dépenses de l’Algérie, après également la conversion de la dette publique effectuée en 1902, après aussi un essor des recettes des chemins de fer qui a presque éliminé pour le Trésor la charge des garanties d’intérêt envers les grandes compagnies et qui même a ouvert pour lui la période rémunératrice des remboursemens de la part de ces sociétés Voilà bien des circonstances favorables qui eussent dû compenser le développement des services publics, et cependant le budget excède les quatre milliards.

On va s’efforcer, et il sera facile d’y parvenir, de le réduire officiellement, sans rien changer d’ailleurs au fond de la situation financière, au-dessous de ce terrible chiffre.

On sait que, au printemps de l’année 1905, l’optimisme gouvernemental, qui reposait sur ce principe que l’ère des grandes guerres était à jamais close dans l’Europe occidentale, reçut un soudain et violent démenti par l’attitude menaçante que prit à notre égard l’Allemagne, par les sommations impérieuses et inattendues qu’elle nous fit au sujet de l’affaire marocaine. Les ministres de la Guerre et de la Marine avaient laissé tomber au-dessous des quantités normales tous nos approvisionnemens militaires. Il fallut faire en toute hâte et continûment, pour réparer cette impardonnable négligence, des dépenses extraordinaires. Pour ne pas éveiller l’attention de l’Allemagne et éviter de lui fournir des prétextes d’agression, on ne soumit aux Chambres aucune demande de crédits nouveaux ; le gouvernement se pourvut seulement de l’autorisation secrète de la Commission du budget de la Chambre et de la Commission des finances du Sénat pour engager 193 240 200 francs de dépenses extrabudgétaires de guerre et de marine : tel est le chiffre fourni par les documens ministériels. Ces dépenses ont été faites en 1905 et 1906, ou elles continuent de se faire sans qu’aucun crédit régulier les ait encore sanctionnées. M. Poincaré a rattaché ces 193 millions de francs au budget de 1907, et il avait d’excellentes raisons de le faire.

Quoi qu’il en soit, le chiffre de quatre milliards du budget de 1907, tel que l’a déposé M. Poincaré, est trop importun et trop impressionnant pour que le Parlement le laisse subsister. Or va donc sans doute retrancher du budget du prochain exercice les 193 millions en question et en faire l’objet de crédits supplémentaires à l’exercice 1906 : du chef de cette déduction, le budget de 1907 restera en deçà de la borne effrayante de 4 milliards et ne s’élèvera plus qu’à 3 milliards 816 millions en chiffres ronds. Il est possible que l’on veuille encore lui faire subir une autre déduction : M. Poincaré, en effet, outre les 193 millions ci-dessus, a fait une catégorie spéciale de 50 millions et demi de dépenses, celles-ci incombant incontestablement à l’exercice 1907, mais qu’il déclare « correspondre à des circonstances passagères, et ne paraissant pas devoir se renouveler sur les exercices prochains ; » ces dépenses, le ministre des Finances propose d’y pourvoir, comme pour les 193 millions, au moyen d’emprunts à court terme, ce qui porterait à 244 millions en chiffres ronds la somme à emprunter. On peut se demander si ces 50 millions et demi ont vraiment un caractère extraordinaire, et s’ils constituent des dépenses non renouvelables. Si l’on fait sortir encore du budget de 1907 ces 50 millions et demi, avec les 193 millions précédens, le chiffre du budget de 1907 s’abaissera de 4 milliards 10 millions à 3 765 millions. On aura ainsi écarté le spectre des 4 milliards ; mais, au fond, rien ne sera changé ; il faudra toujours payer d’une manière ou d’une autre ces dépenses soit déjà effectuées, soit en cours de l’être, soit regardées comme nécessaires. On aura calmé momentanément les appréhensions du pays, qui aurait beaucoup plus besoin d’être secoué par la révélation nette de la réalité que d’être assoupi par des ménagemens habiles.

Dût-on le réduire en apparence par ces artifices à 3 765 millions, au lieu des 4 010 du projet de loi déposé, le budget de 1907 dépasserait encore de 56 raillions le budget voté de 1906 ; la course, dont nous avons parlé, au quatrième milliard continue, et ce chiffre fatidique sera atteint, sans qu’il soit possible de le dissimuler par aucun expédient, au cours de la législature présente. Nos budgets prochains ne verront guère de dépenses disparaître (les conversions de dettes publiques notamment ne pourront plus légalement se produire avant l’année 1911) ; ils verront, au contraire, grossir une foule de germes de dépenses que les législatures passées ont déposés imprudemment, parfois inconsciemment, dans les finances publiques. Comme le dit M. Poincaré (page 43 de l’Exposé des motifs) : « Les lois votées dans cette période (1904, 1905, 1906) n’ont pas toutes reçu une exécution immédiate : quelques-unes, comme la loi militaire ou la loi d’assistance aux vieillards infirmes et incurables, ne doivent commencer à entrer en application qu’en 1907 ; d’autres ont été échelonnées sur plusieurs exercices et ne battront leur plein que plus tard. Les augmentations réelles et définitives sont donc très supérieures aux augmentations apparentes. » Et plus loin (page 104 de l’Exposé des motifs), le ministre des Finances déclare que « dès l’année prochaine (1908) de nouvelles dépenses surgiront ; » et il en énumère quelques-unes : l’amortissement de deux séries de la rente 3 pour 100 amortissable exigera un surcroît de 24 millions d’annuité ; « la loi de deux ans de service militaire imposera un dernier relèvement de crédit arbitré à 13 millions ; les constructions navales, l’Instruction publique, les postes, les pensions auront besoin de ressources plus étendues. » On peut en tirer la conclusion que, quoi que l’on fasse, le budget de 1908 se rapprochera de 3 900 millions, et les budgets suivans croîtront comme leurs prédécesseurs.

Ainsi, l’on aura un peu écarté le spectre des 4 milliards ; mais il se représentera, prendra chair et s’imposera comme une réalité à bref délai, et cela sans même faire intervenir la loi des retraites ouvrières.

Dira-t-on que le gouvernement et le Parlement vont s’ingénier, par un méritoire et suprême effort, à réformer les services publics, à refondre l’organisation administrative de la France, de façon à procurer des économies considérables. Il y aurait sans doute, de ce côté, une œuvre sérieuse à entreprendre. M. Poincaré l’a suggérée dans le discours affiché avant les élections ; il y fait à peine allusion dans l’Exposé des motifs de 1907, et sa foi en cette régénération administrative, source à la fois d’économies pour le budget et de rajeunissement pour le pays, paraît assez atténuée. Les difficultés de cette entreprise apparaissent énormes, en effet, et demanderaient, de la part des Chambres et du personnel politicien, un désintéressement, une abnégation même, un esprit de méthode, auxquels ils ne nous ont aucunement habitués.

Le président de la Commission des finances du Sénat, le vétéran, le doyen même du parti, M. Magnin, réélu pour la huitième fois président de cette Commission, a énergiquement signalé, à l’ouverture de ses travaux la gravité de la situation : « Je n’ai jamais vu, a-t-il dit, depuis quarante-trois ans que je participe aux travaux parlementaires, un budget plus difficile à établir que celui de 1907[1]. » Comment, depuis quarante-trois ans ? Pas même les budgets qui ont immédiatement suivi la guerre de 1870-71 ! D’où vient que l’on soit acculé à ces difficultés, et que le pays n’en ait pas été solennellement averti ? Comment se fait-il surtout que, à la veille d’une situation si difficile, et alors qu’on devait la connaître, le Sénat ait voté, au commencement d’avril 1906, en période électorale, l’affichage d’un discours ministériel rassurant, presque optimiste, sur l’état de nos finances ? Par quels entraînemens, quelles négligences ou quelle aberration est-on arrivé à cette situation ? C’est ce que nous allons examiner, en prenant toujours pour base de renseignemens l’Exposé des motifs de M. Poincaré. Nous étudierons ensuite les moyens qu’il propose pour pourvoir aux besoins présens, sinon aux besoins prochains.


II

C’est une sorte de rapide revue de la gestion de nos finances depuis 1871 que fait, avec une grande abondance de chiffres et de tableaux, l’Exposé des motifs du budget de 1907. M. Poincaré, négligeant les cadres budgétaires officiels, la plupart du temps inexacts et décevans, groupe pour chaque année écoulée, dans cette période plus que trentenaire, toutes les recettes normales d’une part et, de l’autre, toutes les dépenses. Les recettes normales se sont considérablement accrues : de 1 689 millions en 1870, elles se sont élevées par un bond énorme, par suite des impôts nouveaux qu’établit l’Assemblée nationale, à 2 777 millions en 1875, soit près de 1 100 millions d’augmentation en cinq années ; elles continuèrent de se développer, mais plus lentement : elles atteignaient 3 024 millions en 1885, s’étant ainsi en quinze années accrues de 1 335 millions, ce qui représente sur le point de départ une augmentation d’environ 80 pour 100. Depuis lors, leur allure se calma, certains dégrèvemens d’ailleurs bien tardifs et, dans l’ensemble, insuffisans, étant venus réduire un peu la formidable taxation que nos catastrophes nationales avaient fait établir. En 1904, nos recettes normales atteignaient le point culminant qu’elles aient jusqu’ici touché, à savoir 3 679 millions de francs.

Si colossale qu’ait été l’augmentation des recettes, elle n’a pu égaler celle des dépenses. M. Poincaré a joint à son Exposé un curieux tableau graphique, qui rend saisissable à l’œil les entraînemens et l’imprévoyance dont nos finances ont souffert durant cette période trentenaire : « Malgré cette progression pour ainsi dire constante, écrit-il, les recettes normales sont, sauf de rares exceptions, restées continuellement au-dessous des dépenses. » Sur le graphique, la ligne des dépenses se tient presque constamment au-dessus de la ligne des recettes : la « ligne unique des dépenses groupées, dit M. Poincaré (page 11 de l’Exposé des motifs), est heureusement, mais exceptionnellement, dépassée par celle des recettes, en 1898, en 1903 et en 1904. Ce que nous savons du règlement de l’exercice 1905 nous laisse espérer qu’elle le sera aussi en 1905 et qu’il y aura lieu de rectifier sur ce point les indications du graphique. Mais à part ces quatre exercices, le déficit a été permanent comme il l’avait été, sauf des exceptions plus rares encore, sous tous les régimes précédens. »

Laissons de côté « les régimes précédens, » que M. Poincaré invoque comme circonstances atténuantes : on pourrait faire observer que la France étant beaucoup moins imposée et que, le développement de la richesse étant beaucoup plus accentué, la population s’accroissant aussi sous ces régimes, quelque imprévoyance ou quelques entraînemens de leur part étaient beaucoup moins coupables et moins funestes alors qu’ils ne le sont aujourd’hui. Puis, d’une façon plus générale, on pourrait objecter le refrain judicieux de l’opérette : « C’était pas la peine assurément, etc. »

Ainsi, d’après le ministre des Finances, sur les 36 budgets depuis 1871, il n’y en aurait que quatre, un sur neuf, qui se seraient soldés en équilibre réel ; encore doit-on dire qu’un examen plus attentif démontre, d’une manière irréfragable, que, pour deux de ces budgets tout au moins, ceux de 1904 et 1905, l’équilibre est fictif. On a vu, en effet, que, au printemps de 1905, lorsque éclata l’incident marocain, le gouvernement s’aperçut soudain qu’on avait négligé de maintenir aux quantités normales et nécessaires les approvisionnemens de la guerre et de la marine : vêtemens, chaussures, munitions, vivres : il fallut à la hâte obtenir, en dehors du Parlement, le vote clandestin par la Commission du. budget de la Chambre et la Commission des finances du Sénat des crédits supplémentaires de 193 millions, pour reconstituer les approvisionnemens militaires : on a donc le droit de dire que les budgets de 1903, 1904 et 1905 ne comprenaient pas toutes les dépenses nécessaires : en imputant à ces trois budgets ces 193 millions de crédits supplémentaires tardifs et occultes, soit 64 millions un tiers pour chacun d’eux, on fait une correction indispensable. Alors les budgets de 1903 et 1903 cessent d’être en équilibre ; celui de 1904 offre encore un excédent d’environ 18 millions.

Tels sont les résultats de la gestion financière de la France pendant cette longue époque de paix 1871-1906 : sur 36 budgets, 34 sont en déficit, 2 seulement se trouvent en léger excédent : l’un, celui de 1898, de 28 millions ; l’autre, celui de 1904, de 18 millions.

Cette époque plus que trentenaire, M. Poincaré, dans sa revue rétrospective, la divisée en cinq périodes : la première, celle de 1871-1878, que nous appellerons la période de reconstitution ; la seconde, celle de 1879 à 1890, qui fut essentiellement une période d’entraînemens ; la troisième, de 1891 à 1898, qui fut un peu une période de recueillement, et enfin la quatrième, celle de 1899 à l’heure présente, où, après avoir bénéficié momentanément du résultat des efforts de la précédente, on retombe dans les imprudences, disons plutôt dans les folies.

La première période, celle de 1871-1878, témoigne favorablement et tourne à l’honneur des pouvoirs publics. A vrai dire, on a eu tort d’y comprendre l’année 1878, qui inaugure l’ère des grosses imprudences et appartient plutôt à la période suivante. Politiquement et économiquement, il fallait l’arrêter à l’année 1877 incluse. A partir de 1878, c’est un autre personnel gouvernemental qui entre en scène, un autre esprit, une autre conception ; la prudence, la circonspection, la prévoyance s’atténuent ou même disparaissent.

De 1871 à 1877 inclus on sent, chez les pouvoirs publics, le souci continu d’enrayer le développement des dépenses : l’année 1877 porte à 2 991 millions les dépenses de toute nature contre 2 734 millions en 1872 ; c’est bien un accroissement de 257 millions ; mais il concerne presque uniquement les dépenses nécessaires ou d’un manifeste intérêt national : la charge de la dette consolidée ou remboursable est portée de 1 029 millions à 1 070 ; les crédits du ministère de la Guerre, ordinaires et extraordinaires, de 501 millions à 766 ; ceux de la Marine, de 144 millions à 190 ; l’augmentation de ces trois chapitres, laquelle atteint 352 millions, dépasse sensiblement l’accroissement total des dépenses budgétaires ou extra-budgétaires qui est seulement de 257 millions. On doit rendre hommage aux pouvoirs publics de cette période 1871-1877 : ils se sont appliqués avec un soin vigilant et incessant à contenir toutes les dépenses parasites, et à tout subordonner au relèvement des forces de la nation.

Il en est tout autrement pour la période suivante qui, nous le répétons, car ce point a historiquement et psychologiquement une grande importance, s’ouvre avec l’année 1878 et non pas, comme le dit le document que nous analysons, en 1879. Dans cette seconde période, l’imprévoyance règne en maîtresse : soudain, de 2 991 millions en 1877, les dépenses publiques s’élèvent à 3 334 millions en 1878, soit 343 millions d’accroissement en une seule année, puis, par une suite de bonds, elles atteignent 3 744 millions en 1882 et 3 779 millions en 1883, le point culminant jusqu’à ce jour. L’insuffisance annuelle des recettes normales pour couvrir ces dépenses oscille, dans ces années 1878 à 1883, entre 491 et 763 millions par an (491 millions minimum en 1878 et 763 millions maximum en 1883). On s’abandonne alors à tous les entraînemens ; l’Etat rachète inutilement des lignes ferrées et en assume l’exploitation ; il fait à la fois, sans études sérieuses, les travaux publics les plus divers, souvent destinés à une complète improductivité, sinon même à l’abandon ; il assume la construction directe de nouvelles lignes ferrées, il pousse les localités, par des subventions exagérées et irréfléchies, dans la même voie ruineuse ; il fait pour l’Instruction publique des sacrifices dont le principe est louable, mais dont l’application est en partie désordonnée et inefficace ; il enfle le personnel de toutes les administrations ; en même temps il étend, disperse et conduit sans méthode les entreprises coloniales. Bref, il semble que les pouvoirs publics alors jugent du mérite et de l’efficacité de leur tâche d’après la rapidité du taux de l’accroissement des dépenses de l’Etat et des localités. On allait ainsi à l’épuisement et aux embarras financiers les plus graves : des insuffisances de recettes de 500 à 760 millions pai année relativement à l’ensemble des dépenses budgétaires et extra-budgétaires n’eussent pu continuer indéfiniment : elles se prolongèrent pendant six ans. A partir de 1883, ce vent de folie s’atténua : on revint à un peu de réflexion, sinon encore à la sagesse ; la signature des conventions de 1883 avec les grandes compagnies de chemins de fer marque le retour à la prudence : on sait qu’il est de mode, dans les groupes radicaux, d’appeler « conventions scélérates » ces contrats salutaires qui prévinrent la ruine de nos finances ; dès le lendemain de ces actes, la situation s’améliore : l’insuffisance des recettes normales par rapport aux dépenses de toute nature qui était de 763 millions en 1883, s’abaisse à 453 millions en 1884, puis à 420 en 1885 ; elle reste, toutefois, aux environs de 350 à 400 millions pendant les années suivantes. Graduellement, grâce aux efforts notamment de M. Rouvier, qui fit à cette époque preuve d’énergie, ces insuffisances se réduisirent et, en 1890, l’excédent des dépenses sur les recettes normales n’était plus que de 177 millions.

En 1891 s’ouvre, d’après M. Poincaré, la troisième période, qui se signale par le retour à l’unité budgétaire, par la réintégration dans le budget de la plupart des dépenses qui formaient antérieurement des comptes à part ; l’écart entre l’ensemble des dépenses et les recettes normales se restreint : jusqu’à 1896 inclus, il oscille entre 50 et 100 millions annuellement. En 1897, l’excédent des dépenses se réduit à 7 millions et, enfin, en 1898, pour la première fois depuis 1870, on obtient un excédent des recettes sur les dépenses, bien léger il est vrai, à savoir 28 millions. Cet excédent des recettes constitue un phénomène isolé ; en 1899, on réalise à peu près l’équilibre ; mais en 1900, 1901 et 1902, on voit se reproduire des insuffisances considérables, qui, atteignent 209 millions, en 1901, et 179 millions, en 1902. M. Poincaré a fait une période à part des années 1899 à 1906 ; elles seraient caractérisées par une relative correction budgétaire, en ce sens que les dépenses hors budget auraient disparu ; il les signale, en outre, on l’a vu, comme ayant donné en 1903, en 1904 et en 1905 de légers excédons des recettes normales sur l’ensemble des dépenses ; mais, comme nous l’avons fait remarquer plus haut, on ne peut admettre un excédent réel des recettes que pour l’année 1904, puisque le gouvernement a été obligé, en 1905, d’ouvrir 193 millions de crédits extraordinaires au département de la Guerre, par suite de la réduction abusive des crédits d’entretien des approvisionnemens en 1903, 1904 et 1905. Si l’on répartit ces 193 millions de crédits extraordinaires sur ces trois exercices, à raison de 64 millions un tiers pour chacun d’eux, l’excédent apparent des exercices 1903 et 1905 est absolument absorbé, et l’exercice 1904 reste seul eu excédent réel, de 18 millions environ.

Telle a été la marche de nos finances depuis 1871 : deux exercices seulement, ceux de 1898 et de 1904, offrent un excédent des recettes normales sur l’ensemble des dépenses, excédent bien maigre, d’ailleurs : 28 millions en 1898 et 18 millions en 1904. Néanmoins, on ne peut contester qu’il n’y ait eu dans la gestion une amélioration assez sensible depuis 1885, et surtout depuis 1891. Cette amélioration, si insuffisante qu’elle soit, ne tient pas principalement à plus de prudence et de fermeté dans l’engagement des dépenses : elle a deux autres causes : d’une part, les conversions de dettes publiques, qui ont procuré au Trésor des économies considérables, d’autre part le relèvement des recettes nettes des grandes Compagnies de chemins de fer, qui a singulièrement réduit le fardeau des garanties d’intérêts et qui même a ouvert pour le Trésor la période des remboursemens à lui faits par les Compagnies. Voilà les deux aubaines qui ont sauvé nos finances publiques d’embarras inextricables.

En 1883, en 1894, en 1302, la dette de près de 6 milliards contractée au taux d’intérêt de 5 pour 100 après la guerre de 1870-71 a été réduite en 4 et demi d’abord, puis en 3 et demi, puis en 3 pour 100 ; il en est résulté un allégement total de 136 millions de francs en chiffres ronds. Nous laissons de côté quelques autres conversions moins importantes qui ont aussi procuré au Trésor, soit sous la forme d’apport de capital, soit sous celle de réduction d’intérêts, quelques ressources, comme la conversion de l’emprunt Morgan et celle des anciennes rentes 4 et demi et 4 pour 100. Le bénéfice des conversions s’est surtout fait sentir dans la période de 1894 à 1903.

Au cours de la même période, le gouvernement ayant adopté dans ses rapports avec les grandes Compagnies de chemins de fer un modus vivendi équitable, la charge des garanties d’intérêts, qui un moment/avait été écrasante pour nos budgets, s’atténua considérablement, puis fit place à des rentrées notables : en l’année 1895, d’après les tableaux de M. Poincaré, la charge de ces garanties d’intérêts atteignait 99 millions ; elles ne figurent plus au budget de 1907 que pour 15 millions ; mais, d’autre part, on trouve en recette au même budget 13 millions de reversemens à faire par certaines Compagnies sur les garanties d’intérêts antérieurement payées et, en outre, 4 millions et demi de partage des bénéfices avec la Compagnie de Lyon : ainsi l’Etat, en 1907, versera 15 millions aux Compagnies, mais en recevra 17 millions et demi, de sorte qu’il aura un boni de 2 millions et demi ; en 1895, au contraire, il devait leur verser, sans aucune contre-partie correspondante, 99 millions ; c’est donc, du chef des progrès de l’exploitation des chemins de fer, une économie pour le Trésor de 101 millions en 1907 relativement à 1895.

Les 136 millions d’économies des conversions, les 101 millions de disponibilités annuelles résultant des réductions de compte de la garantie d’intérêts ou de la participation dans les bénéfices des voies ferrées, c’est là une double aubaine d’ensemble 237 millions qui eût dû mettre à l’aise nos budgets. Et cependant, ils sont retombés dans la gêne la plus préoccupante, dans le déficit le plus manifeste en 1906 et en 1907 : M. Poincaré le proclame avec netteté, sinon même avec rudesse, ce qui, de sa part, est méritoire ; le doyen du Parlement et du parti, M. Magnin, homme de grande expérience, le reconnaît avec mélancolie. Le présent est dur pour le contribuable, et l’avenir s’annonce pour lui comme encore plus sombre. Comment, en trente-six ans de paix, malgré le bénéfice énorme des conversions et les revenus, au lieu des charges, que l’Etat commence à retirer des voies ferrées, en est-on arrivé à cette sorte de détresse ? Nous n’y voyons, quant à nous, qu’une cause, une seule, et c’est M. Poincaré lui-même qui l’indique (page 35 de l’Exposé des motifs) : « La fièvre de dépenses un moment conjurée a bientôt des retours offensifs. » On est retombé dans une nouvelle ère de folies et, si l’on n’y met un terme, le budget va être de nouveau submergé et offrir des insuffisances de 3 ou 400 millions, sinon davantage, comme dans la période de 1878 à 1887.


III

On cherche, cependant, d’autres causes à la gêne actuelle du Trésor : ce ne serait pas seulement l’entraînement des dépenses qui l’aurait conduit à ces insuffisances de ressources, c’est, dit-on, des dégrèvemens inopportuns ou excessifs. Que certains abandons d’impôts aient été malencontreux, on n’en peut douter. Mais il est impossible de soutenir que, dans les trente-six années de paix ininterrompue qui viennent de s’écouler, le Trésor français se soit montré trop libéral envers le contribuable et lui ait fait des remises d’impôts injustifiées. Tout au contraire, il n’eût été que juste qu’au bout de cette longue période, représentant presque la vie active d’une génération, on eût aboli complètement les taxes mises sur le pays après la guerre de 1870-71. Cela eût été d’autant plus équitable que le Trésor, comme on l’a vu, a bénéficié d’une énorme aubaine par les conversions de la dette publique.

Le ministre des Finances, dans l’Exposé des motifs du budget de 1907, fait grand état des dégrèvemens consentis au cours de cette période trentenaire ; ses observations à ce sujet méritent d’être examinées et commentées. Les impôts nouveaux et les surtaxes établis depuis le 1er janvier 1870 se seraient élevés à 1 215 millions de francs et les dégrèvemens réalisés depuis le 1er janvier 1870 jusqu’au 1er juin 1906 atteindraient 840 millions en chiffres ronds : les impôts nouveaux durant cette longue période dépasseraient ainsi les dégrèvemens de 375 millions (page 68 de l’Exposé des motifs).

Nous verrons qu’il y a des rectifications importantes à faire à ces calculs ou, du moins, à l’interprétation de ces calculs. Prenons-les, toutefois, provisoirement tels qu’on nous les présente ; mais faisons-y cette addition nécessaire : M. Poincaré propose pour 1907 une somme de 153 millions d’impôts nouveaux, à savoir 124 millions d’impôts divers et 29 millions du décime des successions (pages 103 à 105 de l’Exposé des motifs). Si l’on joint ces 153 millions aux 375 précédens, on voit que les impôts établis ou à établir depuis la guerre et qui survivent, dépassent de 528 millions de francs les dégrèvemens effectués, et cela sans préjudice des observations que nous présenterons tout à l’heure et qui tendent à grossir considérablement ce chiffre.

Qu’après trente-cinq ans de paix, et après le bénéfice de la réduction du taux de 5 pour 100 au taux de 3 pour 100 des intérêts d’une grosse partie de la dette publique, la France soit dans la nécessité de maintenir 528 millions de taxes diverses en plus de celles qu’elle supportait avant 1870, nous ne pouvons, quant à nous, trouver qu’il y ait là matière à congratulation ; c’est, au contraire, la condamnation la plus décisive de la conduite des finances françaises pendant cette longue période qu’aucune calamité publique n’est venue frapper.

Cette condamnation par les faits eux-mêmes de la gestion financière du pays s’aggrave encore quand on étudie d’un peu près le mouvement des impôts nouveaux et des dégrèvemens. Il ne faudrait pas croire, en effet, que les 1 213 millions d’impôts ou de surtaxes qui ont vu le jour depuis 1870 aient été tous établis dans les années qui ont immédiatement suivi la guerre franco-allemande. Sur les 1 215 millions ci-dessus, 485 millions en chiffres ronds datent des années 1880 ou postérieures. Le chiffre des impôts ou surtaxes qui remontent aux années 1876 1879, et qui peuvent par conséquent être considérés comme ayant eu la guerre de 1870-71 pour cause directe, atteint 730 millions environ. Si, de ce chiffre de 730 millions d’impôts dus à la guerre, on rapproche celui de 528 millions d’excédens des impôts établis sur les dégrèvemens effectués dans la période 1870-1907, en supposant votées les surtaxes proposées par M. Poincaré dans le projet de budget de cette dernière année, on voit que la France supportera encore en 1907 sensiblement plus des deux tiers des impôts que la guerre de 1870-71 a rendus nécessaires. En trente-six années de paix, l’on n’est pas arrivé à réduire d’un tiers le montant effroyable des taxes que des calamités nationales sans précédens avaient forcé d’imposer au pays. Jamais, croyons-nous, une grande nation, en pareille circonstance, n’a fait preuve d’une semblable imprévoyance et d’une aussi condamnable légèreté.

Il est clair que, dans cette voie, l’on marche à l’écrasement complet du contribuable. Dans les périodes de paix les plus prolongées, on maintient les deux tiers des impôts établis dans les périodes de calamité ; comme la nature des choses fait réapparaître à des intervalles plus ou moins distans les jours d’épreuves, le poids des taxes, ne s’allégeant presque pas dans les périodes prospères et s’aggravant considérablement dans les temps de crise, le fardeau doit à la longue en devenir intolérable.

Nous nous en sommes tenu jusqu’ici aux chiffres mêmes de l’Exposé des motifs pour apprécier la somme des impositions nouvelles et celle des dégrèvemens dans cette période de trente-sept ans, le budget de 1907 y inclus. Mais il faut y faire quelques corrections qui se traduisent en aggravations. Quelle est la base des calculs de l’Exposé des motifs pour ces impositions et ces dégrèvemens ? On le dit à la page 71 : « Les chiffres sont pris, bien entendu, au moment de la création des impôts ou du vote des dégrèvemens. » Soit, c’est une méthode très simple ; mais elle conduit à des résultats qui, si on ne les interprète judicieusement, induisent en erreur. Prenons deux exemples caractéristiques : voici l’impôt sur le papier ; il est établi par des lois de 1871 et de 1873 et figure dans la colonne des impositions nouvelles pour 12 177 000 francs ; d’un autre côté, il est supprimé par une loi de 1885 et figure dans la colonne des dégrèvemens pour son produit d’alors, soit pour 14 400 000 francs ; c’est-à-dire que de ce chef on fait ressortir pour le même impôt 2 223 000 francs de plus à la suppression qu’à l’établissement ; ces 2 223 000 francs viennent fausser la comparaison globale des impositions nouvelles et des dégrèvemens : on paraît, de ce chef, avoir supprimé une somme d’impôt plus forte que celle qu’on a établie, alors qu’il n’en est rien. Voici un autre exemple qui est encore plus frappant : à la page 76 de l’Exposé, l’impôt sur le revenu des valeurs mobilières (car il existe bien, cet impôt sur le revenu) avec différens droits accessoires figure, dans le tableau des impositions nouvelles, pour 34 297 000 francs seulement, parce que c’était le chiffre qu’on en attendait quand on l’établit. Or, dans l’année 1905, cet impôt a produit 85 839 000 francs, soit 51 millions de francs de plus que cette évaluation ; c’est à ce dernier chiffre, et non pas à celui de l’évaluation lors de sa création, qu’il faut estimer le poids de l’impôt. On pourrait multiplier ces exemples. La conséquence est considérable : ce n’est pas à 528 millions de francs (y compris les propositions de M. Poincaré pour 1907) que l’on doit estimer le surcroît d’impôts que supporte actuellement le peuple français par comparaison avec les années antérieures à 1870, c’est à 700 millions tout au moins. Il y faudrait joindre les considérables surtaxes locales. Peut-on dire qu’une gestion qui maintient après trente-six années de paix une surcharge aussi énorme, établie dans les jours des plus cruelles épreuves, ne soit pas une gestion calamiteuse et y a-t-il une apologie possible devant des faits regrettables aussi certains ?

Jetons maintenant un rapide coup d’œil sur les impositions nouvelles et les dégrèvemens effectués, particulièrement depuis 1880 et plus encore depuis 1890 ; nous verrons que ce double mouvement a eu pour but et pour effet de déplacer la base de la taxation, en la renfermant dans un cercle de plus en plus étroit, en y comprenant un nombre de contribuables de plus en plus restreint.

Si l’on considère les impôts directs proprement dits, les « quatre vieilles, » comme on les appelle, on voit que, depuis 1870, elles ont, pour le compte de l’État, subi peu de modifications, le total des impositions nouvelles y atteignant 83 millions et demi et le total des dégrèvemens 96 millions ; il ne faudrait pas croire, toutefois, qu’on y ait plus dégrevé qu’imposé. L’écart Aient, en grande partie, de ce que les dégrèvemens étant plus récens que les impositions, la matière imposable s’était développée dans l’intervalle ; on en a un exemple des plus frappans dans la taxe sur les vélocipèdes, qui figure pour 1 350 000 francs dans le tableau des impositions lors de sa création et qui est inscrite pour 5 150 000 francs dans le tableau des dégrèvemens ; de même pour la taxe militaire, qui est portée dans le premier tableau pour 720 000 francs lors de sa création en 1891 et se trouve inscrite pour 2 911 000 francs dans le tableau des dégrèvemens : on a l’air ainsi de dégrever deux, trois et jusqu’à quatre fois plus (pour les vélocipèdes) que l’on n’a imposé, tandis qu’il s’agit au fond d’une même taxe d’abord établie, puis supprimée ou atténuée. Un gros article que l’on trouve dans le tableau des dégrèvemens des impôts directs, c’est celui de la détaxe des petites cotes foncières pour 16 606 000 francs ; or, c’est bien là un exemple de cette tendance que nous signalons à réduire de plus en plus la base d’imposition en exemptant un grand nombre de contribuables et en concentrant le poids des taxes sur le restant. Si l’on tient compte des observations qui précèdent, on voit que, contrairement à l’apparence, les contributions directes, sauf pour certaines catégories favorisées de contribuables, n’ont pas été allégées depuis 1870 en ce qui concerne la part de l’Etat ; elles ont été, d’autre part, singulièrement accrues du chef des localités et notamment, dans les villes, à la suite du dégrèvement des octrois.

La catégorie des droits d’enregistrement et de timbre offre beaucoup plus de modifications : les impositions nouvelles depuis 1870 y montent à 248 millions et les dégrèvemens à moins de 63 millions, laissant subsister une aggravation de 185 millions. En réalité, celle-ci est beaucoup plus forte, parce qu’il faut tenir compte, comme nous l’avons fait observer, que les impositions nouvelles et les dégrèvemens n’ont pas été en général simultanés et que la matière imposable s’était développée entre la date des impositions et la date plus tardive des dégrèvemens. Il importe d’examiner un peu les unes et les autres. La plupart des taxes nouvelles et des surtaxes portent sur cette fameuse « richesse acquise, » qui évidemment doit contribuer, mais ne peut, formant la minorité des revenus, supporter, sans en être écrasée, le poids principal de la contribution : deuxième décime et demi-décime sur les droits d’enregistrement, élévation des droits de transmission sur les valeurs mobilières, élévation des droits de timbre sur les fonds publics étrangers et les valeurs étrangères, etc., modification du taux de capitalisation du revenu des immeubles pour la perception des droits de succession ; hausse de ces derniers droits et introduction d’un tarif progressif ; voilà les principales surtaxes et aucune d’elles n’est l’objet d’un dégrèvement ultérieur. En revanche, les 63 millions de dégrèvemens à l’enregistrement et au timbre profitent à peu près uniquement à la masse du public : 10 106 000 francs de suppression du droit de timbre sur les journaux, 3 168 000 sur les permis de chasse, 2 3500 000 sur les effets de commerce, 8 100 000 sur les colis postaux en diverses fois, 5 200 000 sur les frais de justice pour les petits litiges, 5 millions également sur certains droits d’enregistrement pour alléger la charge des petits actes, etc. Il ne suffit donc pas de dire que, depuis 1871, l’on a augmenté les droits d’enregistrement de 248 millions et qu’on les a réduits de près de 63 millions, ce qui ne laisserait subsister qu’une surcharge de 185 millions ; il faut, par l’examen du détail, se rendre compte des catégories de contribuables qui ont été surchargées et de celles qui ont été dégrevées ; on voit alors qu’aucune des taxes établies depuis la guerre et frappant la « richesse acquise » n’a été réduite, que celles qui grevaient la massé du public ont été soit notablement diminuées, soit même supprimées.

C’est toujours la même tendance que l’on constate dans toutes les branches des impositions ; et si l’on peut dire que, dans une certaine mesure, elle est légitime et conforme à l’esprit du temps, il n’en est pas moins vrai que, poussée à outrance, comme c’est le cas, elle aboutit à déplacer complètement le poids de la taxation et à en réduire singulièrement la base.

Vient ensuite, dans la série des tableaux de M. Poincaré, une branche de recettes qui a surgi depuis la guerre de 1870-71 et s’est notablement épanouie, à savoir l’impôt sur le revenu des valeurs mobilières établi en 1872 surélevé en 18110, et dont l’administration n’a cessé de poursuivre l’extension dans la pratique par des interprétations subtiles ; c’est là, certes, un impôt sur la « richesse acquise ; » M. Poincaré ne l’inscrit que pour la somme modique de 34 297 000 francs dans le tableau des impôts créés après la guerre ; mais nous répétons qu’il a fourni près de 86 millions en 1905. Il n’a été l’objet que d’un dégrèvement, d’ailleurs minuscule, évalué à 20 000 francs en faveur des associations coopératives.

L’une des branches de recettes qui ont été l’objet du plus de remaniemens après la guerre, c’est celle des douanes : l’esprit protectionniste y a eu plus de part, toutefois, que l’esprit fiscal. Les impôts nouveaux créés ou les surtaxes établies, dans cette administration, depuis 1870, s’élèvent à 283 800 000 francs ; par contre, les dégrèvemens ont atteint 185 millions et demi, de sorte qu’il ne resterait en vigueur, à l’heure présente, sur les impôts de cette nature créés ou relevés depuis la guerre, qu’une somme correspondant à 98 millions. La plus grande partie des 185 millions de dégrèvemens effectués dans cette période concernent des consommations populaires, notamment 109 millions sur les sucres, 7 millions sur les sels, 44 millions sur les pétroles, qui n’avaient été préalablement, depuis 1870, surtaxés que de 18 millions ; enfin les droits de douane sur les vins eux-mêmes ont été réduits de 19 millions par rapport aux surtaxes antérieurement établies. Ce chapitre des droits de douane appelle cette observation que plusieurs des articles principaux qui y figurent ne produisent plus que petitement et exceptionnellement : tel est le cas des droits sur le vin, dont l’excès de la production intérieure rend les importations de plus en plus faibles ; tel est et surtout tel sera, dans un avenir très prochain, le cas pour les droits sur les céréales, dont la France, avec sa population stationnaire et le progrès de son agriculture, importe et importera de moins en moins. Les droits de douane sur les céréales portés pour 65 millions dans le tableau des impôts nouveaux et des surtaxes postérieures à 1870 ne produisent, dans les années récentes, que 12 à 15 millions de francs (13 591 000 francs en 1904) ; cette observation est utile pour juger le poids de notre système fiscal sur les diverses couches de la population.

Les contributions indirectes intérieures, monopoles d’État compris, sont la branche de recettes qui a été la plus remaniée dans les trente-six années que nous considérons. L’Exposé des motifs du budget de 1905 porte à 543 millions et demi le total des impôts nouveaux ou des surtaxes établies depuis 1870 dans ce vaste groupe d’impositions ; d’autre part, les dégrèvemens, durant la même période, y figurent pour 396 millions et demi ; l’accroissement, c’est-à-dire l’excédent des impôts nouveaux ou surtaxes relativement aux dégrèvemens, serait donc de 47 millions seulement. En réalité, il doit être le double, sinon le triple, par la raison précédemment donnée que les impôts nouveaux sont comptés pour leur produit au moment de leur création et les dégrèvemens pour leur produit dans l’année la plus récente ; or, le plus souvent, il y avait eu dans l’intervalle entre ces deux momens un développement du produit.

Quoiqu’il en soit, l’ensemble des modifications aux contributions indirectes témoigne toujours de la même tendance, dont l’inspiration, certes, peut être louable, mais dont l’application est excessive, dangereuse et, en définitive, inique, à savoir des immunités de plus en plus étendues accordées à la masse du public et un rétrécissement de plus en plus accentué de la base de la taxation. Tous les objets de consommation populaire, ceux du moins que l’hygiène déclare inoffensifs, ont été considérablement réduits : les sucres, le vin, la bière, le sel ; il en a été de même pour les transports en chemins de fer, détaxes accompagnées de faveurs particulières pour la troisième classe : si l’on y joignait les dégrèvemens considérables alloués aux boissons dites hygiéniques dans la réforme des octrois au cours des années 1897-1900, on arriverait à un allégement de plusieurs centaines de millions de francs des droits grevant les consommations populaires, par rapport non seulement aux années 1871-1880, mais même aux années qui ont précédé la guerre de 1870. Deux taxes seulement ont été relevées, dans des proportions considérables, il est vrai : la première frappe un produit manifestement nuisible, l’alcool ; l’autre un produit, dont l’excès, sinon l’usage, prête à la critique : le tabac. Ce sont là, avec l’impôt plus tracassier que lourd sur les allumettes, et quelques taxes somptuaires sur les cartes à jouer, les matières d’or et d’argent, la poudre de chasse, les seules branches de contributions indirectes qui soient, à l’heure présente, sensiblement plus élevées que dans la période finale du second Empire ; toutes les autres taxes indirectes sont à des taux plus bas. Il en résulte que celui qui ne boit pas d’alcool et qui ne fume pas ou qui fume peu paie très peu d’impôts indirects en France : dans les campagnes, il arrive même que la plupart de ceux qui boivent de l’alcool ne paient aucun impôt, grâce au privilège des bouilleurs de cru. D’une façon générale, d’ailleurs, nos droits sur l’alcool, même en y ajoutant les surtaxes locales, et nos droits sur le tabac ne sont pas plus élevés que dans divers autres pays où l’ensemble des impôts est beaucoup plus faible que chez nous : en Angleterre, l’impôt sur le tabac a produit absolument net en 1904-1905 une somme de 332 millions de francs : en France, nous arrivons pour le produit net à 340 ou 350 millions ; la différence est donc faible. Quant aux droits sur les spiritueux, ils rapportent à l’Angleterre 530 millions de francs, soit une centaine de millions de plus que chez nous, en réunissant les droits intérieurs, les droits de douane et les droits locaux. On ne peut donc dire que les deux seuls gros impôts indirects qui subsistent en France, ceux sur l’alcool et sur le tabac, chargent le consommateur français d’une façon écrasante, puisque l’on trouve ces mêmes taxes aussi élevées, sinon davantage, dans des pays auxquels leur situation florissante permet de n’avoir qu’un ensemble d’impôts modérés.

Pour terminer cet examen, un peu fastidieux, peut-être, mais nécessaire, nous arrivons à la dernière grande branche, non pas d’impôts, mais de recettes, car, quoi qu’on en dise, si l’on étudie les choses minutieusement, l’Etat n’en tire qu’une recette nette assez modique, à savoir les produits des postes et des télégraphes. Ici, les détaxes dépassent, depuis trente-six ans, dans des proportions énormes, les surtaxes. On a porté, dans les tableaux du document officiel que nous considérons, pour 21 millions et demi les surtaxes établies aux tarifs télégraphiques et postaux depuis 1871, et à 99 600 000 francs les détaxes ; nous admettons, pour les raisons déjà données, que l’écart entre les unes et les autres doit être moins considérable ; mais, alors même que l’on évaluerait à 50 millions seulement, au lieu de 78, le bénéfice net des réductions, l’avantage serait notable et il profiterait à tous.

En somme les 316 millions prévus de recettes brutes postales, télégraphiques et téléphoniques, si l’on en retranche, comme on devrait le faire, non seulement les frais courans (297 millions et demi au budget de 1907), mais l’intérêt et l’amortissement des installations, les pensions des agens, ne fournissent au Trésor aucun produit net appréciable : on dira peut-être qu’il faudrait déduire des frais environ 27 millions de subventions à des compagnies postales de navigation et à des câbles télégraphiques sous-marins ; mais, tout au moins pour une partie, ce sont bien là des frais d’exploitation, dont on ne saurait se passer. On ajoutera que l’État a, comme bénéfice net, la franchise de ses télégrammes et de ses propres correspondances, et cela est exact ; mais, d’autre part, il ne paie directement aucune redevance aux Compagnies de chemins de fer pour les transports postaux, et il subit indirectement les frais de cette gratuité apparente, soit par le grossissement des garanties d’intérêts à sa charge, soit par le retard ou l’amoindrissement de sa participation aux bénéfices des Compagnies. Tout considéré, contrairement à l’opinion publique, en tenant compte de tous les élémens, le service des postes et des télégraphes se fait en France presque au prix coûtant ; ce service public, avec les tarifs actuels, ne rapporte rien ou quasi rien à l’Etat ; il serait important que l’on se rendît compte de cette vérité ; cela couperait court à beaucoup d’entraînemens ; elle ressortirait encore avec plus d’éclat si l’on défalquait de cette administration complexe la branche des téléphones qui, elle, paraît être en bénéfice net d’une douzaine de millions

On trouvera peut-être que nous nous sommes étendu avec trop de complaisance sur les impositions nouvelles et les dégrévemens effectués depuis trente-six ans dans les diverses branches des administrations fiscales. Il était indispensable de le faire pour montrer ce travail persistant de rétrécissement graduel de la base des impôts, d’immunités de plus en plus larges allouées à la masse, et de concentration du poids des taxes sur un nombre de plus en plus restreint de contribuables.

Avec la disparition ou l’atténuation des principaux impôts indirects, auxquels on substitue de plus en plus des taxes portant principalement sur « la richesse acquise, » les finances françaises ont perdu à la fois en solidité et en élasticité. Cet amoindrissement de l’élasticité devient chaque jour plus visible, aussi bien pour les finances locales que pour les finances nationales. Cela n’empêche pas que nombre de politiciens, attardés ou étourdis, non seulement veulent continuer ce mouvement de déplacement du poids des taxes, mais prétendent même l’accélérer, au risque de rendre quasi paralytiques les finances françaises, au point que, complètement anémiées et sans ressort, elles ne pourraient plus soutenir nos écrasans budgets.


IV

Il est singulièrement regrettable que les propositions de M. Poincaré, pour l’équilibre du budget de 1907, donnent dans ce travers. Nous les rappelons : le ministre propose d’emprunter 244 millions pour faire face à des dépenses considérées comme extraordinaires et de nature à ne pas se renouveler ; puis, il demande l’établissement, non pas seulement de 123 853 000 francs d’impôts, ainsi que pourrait le croire le lecteur superficiel, mais de 153 millions ; car il y faut comprendre le décime demandé sur les droits de succession et de donation préalablement relevés de 30 pour 100. Voici ces 153 millions d’impôts proposés :

¬¬¬

Évaluation du produit.

Francs

Augmentation de 30 p. 100 des droits de succession et de donation ; notons en passant que M. Poincaré donne à ces surtaxes pures et simples ce libellé inattendu et injustifié : « Réforme des successions et des donations. » 67 627 000
Décime sur les droits de succession et de donation après la majoration précédente effectuée 2 905 000
Relèvement à 0 fr. 25 p. 100 du droit de transmission sur les valeurs mobilières 11 922 000
Relèvement à 0 fr. 10 p. 100 du droit de timbre sur les effets de commerce 17 304 000
Droit à l’importation sur les collections 1 500 000
Modification du régime des vermouts et absinthes ; taxe sur les eaux minérales 17 500 000
Répression de la fraude en matière d’alcool et d’allumettes 6 000 000
Relèvement du tarif des imprimés sous bande (transport postal) 2 000 000
Total 153 158 000

La simple inspection de ce tableau indique immédiatement l’inégalité de la répartition : les trois premières taxes portent incontestablement sur la fameuse « richesse acquise, » et elles s’élèvent à 108 854 000 francs ; les cinq autres mesures seulement portent sur l’ensemble de la population et elles n’atteignent que 44 304 000 francs. Ainsi, sensiblement plus des deux tiers des impôts projetés sont rejetés sur le capital et notablement moins du tiers sur l’ensemble de la population. Bien plus, ce n’est pas sur le total de la « richesse acquise » que les 108 854 000 francs de taxes nouvelles vont être établis, mais sur une fraction seulement, la plus considérable, il est vrai, de cette richesse. Les 30 pour 100 de première aggravation des droits de succession, en effet, ne grèveront que les parts héréditaires supérieures à 10 000 francs, celles ne dépassant pas ce dernier chiffre en restant indemnes. Or, d’après les calculs de l’Exposé des motifs, les parts ne dépassant pas 10 000 francs représentent, comme valeur, environ le cinquième de l’ensemble des successions.

On évalue en général à un chiffre variant entre 27 et 30 milliards le revenu des Français : prenons 28 milliards qui paraîtrait plutôt un chiffre un peu inférieur à la réalité : d’autre part, la richesse privée des Français, en dehors des biens appartenant à la nation et aux communes, est estimée par les statisticiens judicieux à 220 ou 225 milliards de francs, sur lesquels 20 à 25 milliards représentent des mobiliers, des bijoux, des collections et autres objets d’usage ou de luxe, mais improductifs. Il reste ainsi 200 milliards en chiffres ronds qui sont productifs de revenu : à 3 un quart pour 100 net en moyenne, cela représenterait un revenu de 6 milliards et demi ; veut-on s’arrêter à un revenu moyen net de 3 et demi pour 100, ce qui est certainement un grand maximum, on aurait, pour l’ensemble de la « richesse acquise » en France, c’est-à-dire pour les capitaux de toute nature, meubles et immeubles, un revenu de 7 milliards de francs, chiffre sans doute exagéré ; en face de cette somme, il faudrait placer les revenus ne provenant pas de capitaux, à savoir les émolumens divers, les traitemens et les salaires. Voici donc, autant qu’on peut s’en rendre compte, la distribution des revenus en France : 6 et demi à 7 milliards pour les revenus de capitaux, 21 à 21 et demi milliards d’autres revenus de toutes sortes, dont les deux tiers environ de salaires.

Or, les 153 millions d’impôts nouveaux pour le budget de 1907, M. Poincaré les demande à concurrence de 108 millions et demi de francs, c’est-à-dire de plus des deux tiers, aux 6 et demi ou 7 milliards de revenus de capitaux et à concurrence de 44 millions de francs, non pas seulement aux 21 ou 21 milliards et demi de revenus divers, mais aux 28 milliards du total des revenus des Français, y compris les revenus de capitaux qui doivent aussi contribuer à ces derniers 44 millions. Bien plus encore, ce ne sont pas intégralement les 6 et demi ou 7 milliards de revenus de capitaux qui doivent supporter la nouvelle charge de 108 millions, mais seulement les cinq sixièmes environ de ces 6 milliards et demi ou 7 milliards, puisqu’on a vu que le projet exempte de la surcharge les successions ne dépassant pas 10 000 francs, lesquelles constituent en valeur près du cinquième de l’ensemble des successions. Il faut donc considérer seulement, comme subissant toute cette charge nouvelle, les quatre cinquièmes de la fortune acquise et non pas la totalité. Ainsi, étant donné que les revenus des Français montent à 28 milliards environ, M. Poincaré, ayant besoin de 153 mil lions d’impôts nouveaux, en fait peser 108 et demi exclusivement sur moins de 6 milliards de francs et n’en rejette que 44 sur les 28 milliards de francs qui forment l’ensemble des revenus. Ne saisit-on pas toute l’inégalité et l’injustice de cette distribution ? la masse est quasi indemne et une minorité, une très faible minorité, va supporter tout le poids des taxes nouvelles.

M. Poincaré va nous dire lui-même, et avec la plus complète précision, combien est petite la minorité sur laquelle il fait peser la plus grande partie des taxes nouvelles. Il y a, pages 92 et 93 de l’Exposé des motifs du budget de 1907, un passage qui mérite d’être intégralement reproduit, tellement il exprime avec exactitude, on pourrait presque dire avec ingénuité, la nouvelle théorie fiscale, qui consiste à faire presque tout payer au tout petit nombre et à immuniser presque complètement le très grand nombre.

Voici ce passage très démonstratif : « Parmi les circonstances qui manifestent l’existence de cette fortune (la fortune acquise), l’ouverture des successions est celle qui échappe le plus difficilement aux recherches du Trésor, et il nous a paru possible d’accroître tout d’abord les tarifs édictés par les lois du 25 février 1901 et du 30 mars 1902. C’est bien la richesse formée qui sera atteinte puisque le principe de la déduction des dettes, introduit par la première de ces lois, assure la répartition équitable de l’impôt d’après l’importance réelle des parts. Nous vous proposons, du reste, de limiter aux parts supérieures à 10 000 francs la majoration des droits et de ménager ainsi la plus grande partie des héritiers ou des légataires. Il ne sera pas inutile, en effet, de faire remarquer que le nombre des parts inférieures à 10 000 francs représente une fraction très élevée du nombre total des parts : en 1902, sur 991 239 parts, 937 488 figurent dans cette catégorie, de sorte que la majoration n’eût porté que sur 53 751 parts ; en 1903, sur 1 011 305 parts, 946 152 eussent été exemptées : 6 pour 100 seulement des héritiers seront ainsi touchés par l’augmentation de 30 pour 1 00 que nous vous proposons. Nous ajouterons que la progressivité des droits sera maintenue à partir de 10 000 francs puisque tous les tarifs seront proportionnellement relevés. » Voilà qui est décisif ; 6 pour 100 seulement des contribuables seront atteints, l’aggravation d’impôts ne portera donc que sur une très petite minorité ; elle n’a par conséquent aucun inconvénient, politique s’entend. Telle est la théorie en cours

Encore M. Poincaré s’excuse-t-il d’avoir retenu une soixantaine de mille contribuables sur un million ; il aurait voulu mieux faire et n’en prendre qu’un plus petit nombre. Ecoutons-le encore (page 93 de l’Exposé des motifs), car tout cet exposé est vraiment précieux : « L’importance même de cette somme qui nous était indispensable pour l’équilibre du budget et le petit nombre relatif de parts successorales appelées à la fournir expliquent pour quels motifs nous avons dû surtaxer toutes les parts supérieures à 10 000 francs. Si l’on se réfère aux résultats de 1904, à défaut de renseignemens suffisans pour 1905, on constate que, si l’on surtaxait seulement les parts supérieures à 50 000 francs, le produit de l’impôt fléchirait de plus de 15 millions et demi ; en ne taxant que les parts supérieurs à 100 000 francs, la diminution serait de 22 millions et demi et, déjà dans ce dernier cas, la majoration devrait être portée à près de 50 pour 100, au lieu de 30, si l’on voulait obtenir une ressource de 60 millions. »

La tendance de la nouvelle fiscalité est ici très nettement accusée ; il s’agit de concentrer l’impôt, en en exemptant le plus grand nombre, sur des têtes choisies. M. Poincaré croit agir avec beaucoup de modération en retenant 6 pour 100 des contribuables, tandis qu’il eût pu n’en retenir que 2 pour 100 ou 1 pour 100 ; mais alors la base de taxation eût été tellement étroite et le poids si écrasant que le ministre a reculé, laissant à un de ses successeurs le soin d’être plus audacieux, plus téméraire plutôt, et plus logique.

Dans cette voie, on glisse rapidement à la confiscation et, quoi que pense M. Poincaré, il y est déjà arrivé. On est déjà bien loin, à l’heure présente, de la vicesima hæreditatum, le vingtième des héritages, taxe établie par Auguste, laquelle, dans l’état de choses le plus fréquent au cours de la civilisation, jusque vers le dernier quartier du XIXe siècle, représentait environ une année de revenu[2]. Les lois du 25 février 1901, votées sur l’initiative de M. Poincaré, et du 30 mars 1902, ont déjà édicté un tarif de droits successoraux que l’on peut appeler féroce : les droits, en effet, y peuvent atteindre le taux de 14 pour 100 entre frères et sœurs, de 15,50 entre oncles ou tantes et neveux et nièces, de 17,50 entre grands-oncles ou grand’tantes et petits-neveux ou petites-nièces, c’est-à-dire entre collatéraux proches, de 20,50 enfin entre parens au delà du sixième degré et entre personnes non parentes. Pour l’édification du lecteur, nous reproduisons ici le tableau de ces droits :


{{c|TAUX APPLICABLE A LA FRACTION DE LA PART NETTE COMPRISE ENTRE :

¬¬¬

INDICATION des degrés DE PARENTÉ. De 1 franc à 2 000 De 2 001 à 10 000 francs De 10 001 à 50 000 francs De 50 001 à 100 000 francs De 100 001 à 250 000 francs De 250 001 à 500 000 francs De 500 001 à 1 million De 1 000 001 à 2 millions De 2 000 001 à 5 millions De 5 000 001 à 10 millions De 10 000 001 à 50 millions Au-delà de 50 millions
p. 100 p. 100 p. 100 p. 100 p. 100 p. 100 p. 100 p. 100 p. 100 p. 100 p. 100 p. 100
1° Ligne directe. 1,00 1,25 1,50 1,75 2,00 2,50 2,50 3,00 3,50 4,00 4,50 5,00
2° Entre époux. 3,75 4,00 4,50 5,00 5,50 6,00 6,50 7,00 7,50 8,00 8,50 9,00
3° Entre frères et sœurs 8,50 9,00 9,50 10,00 10,50 11,00 11,50 12,00 12,50 13,00 13,50 14,00
4° Entre oncles ou tantes et neveux ou nièces 10,00 10,50 11,00 11,50 12,00 12,50 13,00 13,50 14,00 14,50 15,00 15,50
5° Entre grands-oncles et grand’tantes et petits-neveux ou petites-nièces et entre cousins germains... 12,00 12,50 13,00 13,50 14,00 14,50 15,00 15,50 16,00 16,50 17,00 17,50
6° Entre parens aux 5e ou au 6e degré 14,00 14,50 15,00 15,50 16,00 16,50 17,00 17,50 18,00 18,50 19,00 19,50
7° Entre parens au delà du 6e degré et entre personnes non parentes. 15,00 15,50 16,00 16,50 17,00 17,50 18,00 18,50 19,00 19,50 20,00 20,50

Des perceptions de 13 à 20,50 pour 100, correspondant à quatre ou sept années de revenu, nous n’hésitons pas à dire que ce ne sont pas des impôts, ce sont des confiscations. Ce sont ces taxes déjà formidables que M. Poincaré va énormément accroître, par deux majorations successives : la première, de 30 pour 100 pour toutes les parts supérieures à 10 000 francs, la seconde de 10 pour 100 pour ces mêmes parts et s’ajoutant à la majoration précédente et portant, pour celles-ci, le total de la majoration à 43 pour 100 ; M. Poincaré revient encore ici sur l’immunité accordée au plus grand nombre et à la concentration de la taxe sur un très petit nombre : « Vous remarquerez, dit-il (page 105),


TAXE APPLICABLE, D’APRÈS LE PROJET GOUVERNEMENTAL, A LA FRACTION DE PART NETTE

¬¬¬

INDICATION des degrés DE PARENTÉ. De 1 franc à 2 000 De 2 001 à 10 000 francs De 10 001 à 50 000 francs De 50 001 à 100 000 francs De 100 001 à 250 000 francs De 250 001 à 500 000 francs De 500 001 à 1 million De 1 000 001 à 2 millions De 2 000 001 à 5 millions De 5 000 001 à 10 millions De 10 000 001 à 50 millions Au-delà de 50 millions
p. 100 p. 100 p. 100 p. 100 p. 100 p. 100 p. 100 p. 100 p. 100 p. 100 p. 100 p. 100
1° Ligne directe. 1,00 1,25 2,14 2,50 2,86 3,57 3,57 4,29 5,00 5,72 6,43 7,15
2° Entre époux. 3,75 4,00 6,43 7,15 7,86 8,58 9,29 10,01 10,72 11,44 12,15 12,87
3° Entre frères et sœurs 8,50 9,00 13,58 14,43 15,01 15,73 16,44 17,16 17,87 18,59 19,30 20,02
4° Entre oncles ou tantes et neveux ou nièces 10,00 10,50 15,73 16,44 17,01 17,89 18,59 19,36 20,02 20,73 21,45 22,16
5° Entre grands-oncles et grand’tantes et petits-neveux ou petites-nièces et entre cousins germains... 12,00 12,50 18,59 19,30 20,02 20,73 21,45 22,16 22,88 23,59 24,31 25,02
6° Entre parens aux 5e ou au 6e degré 14,00 14,50 21,45 22,16 22,88 23,59 24,31 25,02 25,74 26,45 27,17 27,85
7° Entre parens au delà du 6e degré et entre personnes non parentes. 15,00 15,50 22,88 23,59 24,31 25,02 25,74 26,45 27,17 27,88 28,60 28,80
que ce décime porte sur les mêmes parts nettes que la surtaxe

de 30 pour 100 ; la très grande majorité des héritiers ou légataires n’y sera donc point soumise. » Il résulte de ces majorations cumulées le tableau précédent qui est trop intéressant pour qu’on ne le soumette pas au lecteur.

Il suffit de jeter les yeux sur ce tableau pour voir que le mot de confiscation n’est pas exagéré en présence d’une taxation aussi formidable. C’est à croire que M. Poincaré aura négligé de se faire présenter ces calculs : en tout cas, l’Exposé des motifs et les Documens annexes ne les contiennent pas ; ils nous eussent épargné la peine fastidieuse de les faire. On y voit que sur 84 taux de taxation, qui s’appliquent aux taxes successorales, le taux de 10 pour 100 est atteint ou dépassé dans 63 cas ; le taux de 15 pour 100 lest dans 50 cas ; le taux de 20 pour 100 l’est dans 32 cas ; celui de 25 pour 100 est atteint ou dépassé dans 13 cas ; celui de 27 pour 100 l’est dans 6 cas, enfin, celui de 28 pour 100 l’est dans 2 cas.

Ce qui donne encore un caractère plus épouvantable à ces appropriations indues du fisc, véritables vols auxquels on prétend donner une sanction légale, c’est que, quand il s’agit de propriétés immobilières, bâties ou non bâties, la base d’évaluation qui sert à l’établissement de l’assiette des droits est fort exagérée : on multiplie, en effet, le revenu, sans aucune déduction des charges ou impôts, par vingt pour la propriété bâtie et par vingt-cinq pour la propriété non bâtie, ce qui fait ressortir en général la valeur fiscale à un cinquième ou un quart, parfois à un tiers ou moitié, au-dessus de la valeur vénale ou réelle. Tous les taux ci-dessus doivent donc être, dans la pratique, relevés d’un cinquième ou d’un quart au moins quand il s’agit d’immeubles.

Tenons-nous-en, toutefois, aux taux officiels, on voit que l’on arrive au taux de 10 pour 100 entre époux dès que la part héréditaire dépasse 1 million ; on franchit 15 pour 100 entre frères et sœurs dès que la part héréditaire excède 100 000 francs et on dépasse 17 pour 100, au même degré de parenté, dès qu’elle excède 1 million. On franchit le taux de 15 pour 100 entre oncle et neveu, dès que la part excède 10 000 francs, et l’on franchit le taux de 18 pour 100 dès qu’elle dépasse 500 000 francs, et enfin on franchit le taux de 20 pour 100 dès qu’elle excède 2 millions : entre grand-oncle ou grand’tante et petit-neveu ou petite-nièce, le taux de 20 pour 100 est dépassé dès que la part héréditaire est au-dessus de 100 000 francs et le taux de 22 pour 100 est franchi dès qu’elle arrive à 1 million ; enfin entre parens au delà du sixième degré et entre étrangers, le taux est de près de 23 pour 100 pour une part de plus de 10 000 francs, il excède 25 pour 100 pour une part dépassant 250 000 francs et aboutit, en fin de compte, au taux maximum de 28,81 pour 100.

Il n’est aucune législation à notre connaissance, chez aucun grand peuple et dans aucun temps, qui contienne de pareilles monstruosités. En Angleterre, un chancelier de l’Echiquier radical, sir William Harcourt, fit voter, par le Parlement britannique, en 1894, sur les successions, un système de taxes hautement progressif, mais qui s’arrêtait au maximum de 18 pour 100, au lieu du taux de 28,8 pour 100 proposé aujourd’hui en France : le taux britannique entre frères et sœurs et descendans d’eux ne dépasse pas 7 et demi pour 100 jusqu’à 1 250 000 francs et n’atteint 10 pour 100 qu’au delà de 6 millions un quart ; le taux maximum, même pour les successions de plus de 25 millions, n’est entre frères et sœurs et leurs descendans que de 11 pour 100, soit inférieur de moitié au maximum proposé en France en pareil cas ; entre descendans de frères et sœurs du grand-père et de la grand’mère du défunt, le taux reste encore, en Angleterre, de 11 pour 100 jusqu’à 1 875 000 francs et ne dépasse 12 pour 100 qu’au delà de 3 750 000 francs : en France, le droit nouveau proposé est environ le double. Il n’y a donc aucune comparaison à établir entre le tarif britannique, considéré, cependant, comme draconien, et le tarif français proposé qui est vraiment révolutionnaire.

Néanmoins, quand sir William Harcourt fit voter ce tarif de 1894, le chef de l’opposition d’alors, M. Balfour, devenu plus tard premier ministre, lui fit cette observation judicieuse : « Il n’est pourtant pas possible que le gouvernement ne laisse aux héritiers que la part d’actif qu’il ne lui convient pas de retenir. » C’est avec grand sens aussi que M. Stourm, à propos de ces taxations exagérées et arbitraires, donne à l’un des chapitres de son ouvrage sur les impôts ce titre caractéristique : « A qui appartiennent les successions ? » La législation française projetée, retournant au droit féodal ou se conformant au droit musulman, part manifestement de ce principe que les successions appartiennent à l’État qui, par grâce, daigne laisser aux héritiers ce qu’il juge convenable ou ce que ceux-ci lui arracheraient par ruse, s’il prétendait à lui seul tout ou presque tout prendre.

Nous mettons au défi que l’on trouve une législation moderne, chez un grand peuple civilisé quelconque, qui applique des droits successoraux approchant, même de fort loin, de ceux que propose M. Poincaré avec une stupéfiante sérénité. Voici l’Italie, par exemple, pays qui a d’énormes charges et a dû faire preuve de grands efforts pour relever sa situation financière ébranlée ; elle a appliqué dernièrement aux successions un tarif progressif très accentué : elle porte le taux jusqu’à 22 p. 100, manifestement extravagant, pour les transmissions entre parens éloignés ou non-parens ; mais cette limite maxima, si excessive qu’elle soit, est encore bien en deçà de celle de près de 29 p. 100 qui ressort des droits nouveaux proposés par notre ministre des Finances. Le tarif italien, sauf cette exception, est en général beaucoup moindre que le tarif français actuel, notamment en ligne directe et pour les collatéraux rapprochés : la taxe maxima italienne est de 3,60 en ligne directe, contre 5 p. 100 actuellement chez nous et 7,15 p. 100, taux proposé dans notre nouveau tarif ; de même, entre époux, le taux italien maximum est de 6,60 contre 9 actuellement chez nous et 12,87, taux aujourd’hui projeté ; il en est de même pour la généralité des taxes sur les héritages collatéraux[3].

Il est difficile de comprendre, quand on soumet ainsi à un Parlement des mesures de confiscation, dont aucun peuple n’a eu l’idée, qu’on s’adresse, d’un ton avenant, aux victimes, en leur disant qu’elles doivent « tenir certainement à honneur de tendre spontanément une main fraternelle au peuple qui s’élève, »et que leurs « intérêts légitimes n’auront jamais à souffrir des légers, bien légers sacrifices qu’elles pourront faire à la paix publique et à l’esprit de solidarité. » Telle était la brillante péroraison de M. Poincaré à son discours du 11 juillet dernier. Il est vrai qu’il parlait alors, non de son projet sur les successions, mais de son projet d’impôt sur le revenu dont nous entretiendrons dans un instant le lecteur. Il y aurait là, néanmoins, une sorte de phénomène d’amnésie, car la fiscalité d’un peuple forme un ensemble et l’on ne peut on détacher une pièce isolée : de « légers, bien légers sacrifices, » des taxations de 10 à 12 1/2 p. 100 entre époux, de 15 à 20 p. 100 entre frères et sœurs, de 17 à 22 p. 100 entré oncles et neveux et le reste à l’avenant.

Les démocraties modernes se mettent ainsi à reproduire tous les vices, notamment l’envie et la voracité populaire, des démocraties de l’antiquité, au risque d’avoir le même sort. Nous avons recueilli un jour en parcourant, par délassement, les observations de Xénophon sur Socrate, ce mot caractéristique, échappé à la sagesse antique : « Et si la multitude dans les États démocratiques prend, vis-à-vis des riches, des mesures oppressives, dira-t-on que c’est là une loi<ref> Œuvres complètes de Xénophon, traduction de Talbot, t. Ier, p. 12. < :ref> ? » Ce qui signifie : dira-t-on que ce soit là une de ces mesures qui aient le caractère équitable et pondéré qu’une loi doit avoir pour obliger la conscience ? Eh non ! ce ne sont pas là des lois ; ce sont des brigandages collectifs, entourés hypocritement des formes légales, et l’on a autant le droit de se défendre à l’encontre de ces actes criminels qu’à rencontre des brigandages particuliers. On aurait mauvaise grâce à le contester ; car dans son grand et retentissant discours du 11 juillet, M Poincaré a cité le mot de Stuart Mill sur la progression indéfinie qu’il appelait une « . volerie graduée<ref> Journal Officiel du 13 juillet 1906, p. 2 319. < :ref>. » Ce mot de « volerie graduée » s’applique à merveille à ces taxes successorales de 15 à 29 p. 100, en attendant mieux.

La surtaxe que M. le ministre des Finances prétend établir sur les Amateurs mobilières au porteur mérite également de vives critiques. Il s’agit de porter de 0,20 à 0,25 p. 100 le taux du droit de transmission perçu par abonnement. A l’heure actuelle, les valeurs mobilières au porteur supportent d’abord l’impôt de 4 p. 100 sur le revenu, ensuite cette taxe de transmission de 0,20 p. 100 d’après le cours moyen coté dans l’année ; cela représente, sur le coupon, une taxation de 10 p. 100, de sorte qu’une obligation de chemin de fer rapportant nominalement 15 francs ne produit net que 13 fr. 50 au porteur ; en élevant de 0,20 à 0,25 par 100 francs de capital la taxe de transmission, perçue par abonnement, la retenue pour le fisc sera grossie de fr. 225 par obligation de 500 francs 3 p. 100, ce qui en portera le total à 1 fr. 725, soit 11,60 p. 100, ce qui est excessif : le porteur de litre ne toucherait plus que 13 fr. 275 au lieu des 45 francs de revenu nominal, et encore il devrait subir ultérieurement, par surcroît, l’impôt général sur le revenu qu’il est question d’établir. Au lieu de cette surtaxe nouvelle sur les valeurs mobilières, déjà lourdement grevées, il vaudrait beaucoup mieux augmenter de 150 p. 100, ce qui donnerait le même produit, ou tout au moins de 100 p. 100, ce qui assurerait encore une rentrée de 7 millions, l’impôt aujourd’hui très bénin sur les opérations de Bourse, lequel n’est que de 5 centimes par 1 000 francs, soit de 5 francs par 100 000 francs, avec réduction de moitié pour les reports. Aucun intérêt ne serait sérieusement lésé par une forte augmentation de cette taxe bénigne.

Si l’on a absolument besoin d’impôts nouveaux, il n’y a pas de très graves objections à faire au relèvement de 0 fr. 05 à 0 fr. 10 de la taxe sur les effets de commerce, laquelle, étant générale, se répandrait sur toutes les transactions en raison de leur importance et produirait 17 millions et demi ; il y en a peu aux droits d’importation sur les objets de collection, destinés à rapporter 1 500 000 francs ; on devrait, non seulement se consoler, mais s’applaudir de l’élévation des droits sur l’absinthe qui pourrait être beaucoup plus forte que ne le propose M. Poincaré et rapporterait aisément, non pas seulement les 16 millions qu’il en attend, mais 20 à 25 millions, sinon davantage. De même, les mesures de répression de la fraude en matière d’alcool et d’allumettes doivent avoir l’universelle approbation ; si ces mesures étaient sérieusement appliquées en ce qui touche l’alcool, ce n’est pas 6 millions qu’on en pourrait obtenir, mais un chiffre quintuple, sinon décuple. Le relèvement de 1 centime à 2 centimes du tarif postal des imprimés, lequel ne couvre pas ses frais, et dont on attend 2 millions, doit également être approuvé.

Ayant été dans l’obligation de combattre les principales propositions de M. Poincaré, parce qu’elles tournent à la confiscation, nous sommes heureux de noter certaines observations justes de son Exposé des motifs, par lesquelles il écarte des propositions d’origine parlementaire tout à fait enfantines. L’une concerne l’abolition de certaines catégories de successions ab intestat, notamment de celles au delà du sixième degré, c’est-à-dire entre cousins issus de germains, ce qui, en définitive, constitue une parenté assez proche. M. Poincaré démontre que, en 1904, les successions de cette nature, ont monté à une valeur nette de 11 827 433 francs, sur lesquels les successions testamentaires représentent 8 279 270 francs, de sorte que, si l’on supprimait toute cette catégorie d’héritages ab intestat, l’Etat recueillerait tout au plus 3 o48 1S7 francs ; mais, dit avec raison M. Poincaré, il faudrait tenir compte du nombre croissant des testamens et également des droits du conjoint survivant qui, en l’absence de parens successibles, jouit d’une priorité sur l’Etat, de sorte que « le bénéfice à attendre de la suppression des six derniers degrés de parenté n’atteindrait pas 2 millions (page 95 de l’Exposé des motifs du budget de 1907). »

De même, le ministre des Finances écarte cette autre idée puérile qu’il suffit d’attribuer à l’état de nouveaux monopoles, celui, par exemple, des raffineries de sucre ou de pétrole, de la rectification de l’alcool et des assurances, pour lui procurer des ressources nouvelles. Il faut tenir compte d’abord des indemnités à payer qui seraient énormes ; puis l’État exploitera-t-il mieux que les particuliers, là est la grande question. Nous ne pouvons, quant à nous, d’après tous les précédens et toutes les analogies, la trancher que par la négative. On aurait singulièrement compliqué la tâche de l’Etat et réduit le champ fécond de l’initiative individuelle, pour aboutir, suivant toutes les probabilités, à des résultats financièrement décevans.


V

Nous ne pouvons terminer cette revue de la gestion financière des trente dernières années et des propositions faites pour en faciliter la liquidation, sans jeter un coup d’œil très rapide sur l’esquisse, d’ailleurs assez vague, que M. Poincaré vient de tracer de son projet d’impôt général sur le revenu. L’on sait que, depuis un quart de siècle, et surtout depuis une douzaine d’années, l’impôt général sur le revenu apparaît comme la grande pensée du règne ; il semble que la République ne sera complète que quand l’impôt général sur le revenu fonctionnera en France.

Nous croyons, quant à nous, que cet impôt ne peut, au contraire, donner en France de bons résultats. Tout répugne chez nous à ce système : et nos mœurs, nos traditions, qui redoutent les investigations dans la vie privée, et notre régime politique, qui nous voue aux passions et aux haines locales, et la répartition de la richesse qui, étant infiniment morcelée, exigera, comme on le verra, pour une taxation de cette nature, un appareil beaucoup plus vaste qu’en Angleterre ou en Prusse. Nous sommes convaincu qu’en substituant à nos impôts réels, qui atteignent largement toutes les branches de revenu, à bien peu d’exceptions près, et qui rentrent régulièrement, un impôt plus ou moins personnel, reposant sur des bases conjecturales, on court une énorme et ruineuse aventure. Examinons, néanmoins, le plan de M. Poincaré, très rapidement et succinctement, car, pour l’étudier en détail, il faudrait un article spécial.

L’on sait qu’il y a deux principaux systèmes ou types d’impôt général sur le revenu : le système anglais, dit cédulaire, qui, sauf le cas particulier d’immunité ou de remises pour les petits contribuables, néglige le revenu global des imposés et prend et taxe chaque nature de revenu à sa source ; en second lieu, le système allemand ou prussien qui s’attaque nettement au revenu global, taxé sur la base de la déclaration du contribuable, contrôlée par le fisc. Le premier système s’éloigne moins de l’impôt réel ; le second système constitue essentiellement un impôt personnel. M. Poincaré fait choix du premier, le système anglais, comme étant moins contraire à nos mœurs, et en cela il a raison ; mais il va s’exposer à des difficultés pratiques que l’on peut considérer comme inextricables.

Il distinguera, dit-il, les revenus du capital, les revenus du travail et les revenus mixtes provenant de l’un et de l’autre, et il leur appliquera des taux différens, par exemple 3 pour 100 pour les premiers, 1,50 pour 100 pour les seconds et 2,25 pour les troisièmes ; ce n’est pas là une invention, car voilà plus d’un quart de siècle que nous avons signalé et recommandé, en pareil cas, cette « discrimination » dans notre Traité de la Science des Finances ; elle est essentiellement équitable. D’après le plan ministériel, on constituera cinq cédules pour l’assiette et la perception de l’impôt : la cédule A concernant les revenus des propriétés bâties ; la cédule B, ceux des propriétés non bâties ; la cédule C les revenus des capitaux mobiliers ; la cédule D les revenus provenant de la collaboration du capital et du travail bénéfices des professions actuellement assujetties à la contribution des patentes) ; la cédule E, les bénéfices des professions qui ne M mt pas assujetties à la patente (pensions, traitemens, salaires).

Toute cette contexture est à peu près copiée textuellement sur L’Income-tax ou impôt général britannique sur le revenu et ne prête à aucune objection de principe. Où M. Poincaré s’écarte de l’Income-tax, c’est quand il affirme que la déclaration ne sera jamais exigée du contribuable et qu’elle n’interviendra jamais ; que facultativement de la part de celui-ci et dans son intérêt propre. En Angleterre, il n’y a aucune déclaration du revenu global, sauf de la part de ceux qui soutiennent qu’ils n’ont qu’un revenu inférieur au minimum imposable ou bien que leur revenu, tout en dépassant le minimum imposable, rentre dans la catégorie des revenus modiques auxquels on accorde certaines réductions. Mais en Angleterre la déclaration est obligatoire pour les revenus de la cédule D, à savoir les revenus des industriels, des commerçans, des professionnels, avocats, médecins, architectes, hommes de lettres, artistes, etc., tous ceux qui ont des émolumens, des honoraires et non des traitemens fixes. M. Poincaré prétend qu’il n’exigera pas de déclaration de ces catégories de personnes ; alors, il les imposera d’après l’importance de leur logement, et l’on ne voit pas, dans ce cas, pourquoi il substituerait cet impôt à notre contribution mobilière : ou bien il les taxera d’après la commune renommée, ce qui est le comble de l’arbitraire. En fait, il est certain que l’on aboutira pour les revenus professionnels consistant en bénéfices variables à la déclaration obligatoire, car il ne peut y avoir aucune autre base sérieuse d’imposition, puisque, en rejetant la contribution mobilière, on supprime l’indice du loyer d’habitation.

M. Poincaré affirme que son impôt ne sera que modérément progressif ou plutôt dégressif : comme la généralité de ceux qui emploient ces expressions, il croit qu’elles sont synonymes et que la seconde n’est qu’une formule adoucie de la première. Il y a, au contraire, comme nous l’avons démontré ailleurs, une différence essentielle, capitale, entre l’impôt progressif et l’impôt dégressif : l’impôt est dégressif quand le taux maximum de l’impôt s’applique à la majorité de la matière imposable et que des réductions du taux de l’impôt ne sont accordées qu’à la minorité de la matière imposable. L’impôt est, au contraire, progressif quand le taux maximum ne porte que sur la minorité de la matière imposable. Les droits successoraux sont progressifs ; notre contribution mobilière, anciennement du moins, était dégressive. Cette définition, qui répond à la nature des choses, est de la plus haute importance, à la fois théorique et pratique[4].

L’exposé qu’a fait de son système M. Poincaré dans la séance du 12 juillet dernier lui a valu les applaudissemens presque unanimes de la Chambre et lui a même procuré une sorte de triomphe oratoire. D’une part, le. grand talent de parole du ministre, d’autre part la manifeste ignorance de la Chambre en ces matières et, on peut le dire, sa naïveté sont les causes de cet accueil. Quand il va falloir préciser et surtout appliquer ce plan séducteur, on s’apercevra bientôt que les difficultés sont inextricables. Elles tiennent aux antécédens de notre pays, aux impôts déjà existans et que l’on veut maintenir, aux habitudes, aux préventions, à la violence des partis politiques et des divisions locales, enfin et surtout à la distribution et à la dissémination de la richesse dans toutes les couches de la nation, ce qui distingue profondément la France de l’Angleterre et même de l’Allemagne,

Ne nous arrêtons qu’à deux des principales difficultés : la première est la question de la taxation de la rente française ; nous ne sommes pas de ceux qu’effraie l’imposition de la rente française ; nous nous sommes souvent élevé contre l’immunité dont elle jouit ; mais il y a une sorte de préjugé général, qui s’appuie d’ailleurs sur quelques textes et sur nombre de déclarations officielles en faveur du maintien de cette immunité ; or, quel que soit le système d’impôt général sur le revenu que l’on adopte, cédulaire ou global, il est impossible de n’y pas assujettir la rente française. En premier lieu, si on la maintenait indemne, on commettrait une manifeste iniquité ; en effet, l’impôt sur le revenu est destiné, au moins on le proclame, à remplacer deux contributions que l’on prétend supprimer pour le compte de l’État : la contribution personnelle et mobilière et celle des portes et fenêtres ; si l’on faisait cette suppression en exemptant de l’impôt nouveau les propriétaires de rentes françaises, on déchargerait ceux-ci d’impôts qu’ils paient actuellement sans rien leur demander comme compensation ; ce serait une révoltante injustice. En second lieu, l’imposition de la rente française est absolument nécessaire pour assurer le recouvrement de l’impôt sur les autres valeurs ; autrement, une personne vivant très largement pourrait toujours se soustraire à l’impôt en prétendant qu’elle a toute sa fortune en rentes françaises et rien ne lui serait plus facile, aux époques de la mise en assiette de l’impôt, que de mettre ses autres valeurs en report en bourse et de prendre elle-même en report des rentes françaises. L’imposition de la rente française est donc la condition sine qua non de tout impôt général sur le revenu, soit global, soit même cédulaire ; il faut s’y résigner.

Un autre obstacle qui, lui, est quasi insurmontable, c’est la répartition de la richesse en France ; notre pays, sous ce rapport, forme un complet contraste avec l’Angleterre. M. Jules Roche, au courage et au talent duquel nous sommes heureux de rendre hommage, l’a parfaitement démontré en ce qui concerne la richesse foncière, terres et maisons. Disons en passant que le très méritoire courage civique dont fait preuve M. Jules Roche en combattant le mirage de ces lois fascinatrices, l’impôt sur le revenu, les retraites obligatoires, ne lui a aucunement nui auprès du corps électoral, ce qui devrait induire beaucoup de ses collègues à suivre son exemple. M. Jules Roche a rappelé qu’il y a 1 150 000 propriétaires dans le Royaume-Uni, dont 850 000 ne sont que des propriétaires parcellaires, tandis que, en France, il y de 6 à 7 millions de propriétaires : cela crée une différence énorme pour la facilité de l’assiette et du recouvrement de l’impôt. En voici une autre, plus grave encore, et nous ne sachions pas qu’on l’eût jusqu’ici signalée. En Angleterre, toute la terre est affermée ; le revenu des terres est donc très aisé à connaître. En France, le fermage est l’exception ; d’après la plus récente enquête agricole, celle de 1892, sur 34 720 200 hectares cultivés, indépendamment des bois, routes, chemins, etc., le fer- mage n’occupe que 12 628 800 hectares ; le métayage en occupe 3 767 000 et enfin le faire valoir direct 18 324 000[5]. Cette répartition de la richesse et surtout ces modes de tenure de près des deux tiers du territoire décuplent les difficultés de l’assiette, en France, d’un impôt général sur le revenu.

Les difficultés vont être encore bien plus grandes pour les valeurs mobilières. En Angleterre, c’est une très petite minorité des habitans qui possède de ces valeurs ; on compte qu’il n’y a pas plus de 200 000 propriétaires de consolidés Britanniques ; en France, le nombre des inscriptions de rentes perpétuelles, en 1903, était de 4 502 188 ; sans doute, il y a des doubles et triples emplois ; mais il est certain que le nombre des Français qui possèdent des fonds nationaux est dix ou quinze fois plus considérable que celui des Anglais qui détiennent des fonds publics britanniques, et la même différence existe entre les propriétaires de valeurs mobilières quelconques de ce côté-ci et de l’autre côté de la Manche. Il y a certainement bien près d’une demi-douzaine de millions de personnes en France qui possèdent des valeurs mobilières. Quand celles-ci vont être assujetties, en plus des impôts actuels, à l’impôt général sur le revenu, on commencera par retenir le montant de cet impôt, quitte à le restituer ensuite aux personnes qui feront la preuve qu’elles n’ont pas un revenu suffisant. Voilà donc 5 à 6 millions de personnes auxquelles on va retenir une fraction du revenu de leurs titres, en leur demandant, pour la leur rendre, des justifications diverses. Conçoit-on quels tracas pour ce grand nombre de porteurs, quelle paperasserie, quelle augmentation du chiffre d’employés ?

Les titres au porteur supportent déjà deux impôts : l’impôt actuel de 4 pour 100 sur le revenu et l’impôt de transmission perçu par abonnement, qui va actuellement à 6 pour 100 environ, et que l’on propose de porter à 7 et demi. On y joindra un troisième impôt de 3 pour 100, semble-t-il, dit impôt général sur le revenu, ce sera en tout 14 et demi pour 100. Aucun autre impôt direct ne sera, d’ailleurs, complètement supprimé, car on maintiendra, pour l’assiette des taxes locales, la contribution mobilière et la contribution des portes et fenêtres.

Quand l’impôt général sur le revenu sera appliqué, ce sera une déception profonde chez ses partisans aujourd’hui aveugles et une irritation universelle chez les millions d’assujettis, dont les uns seront des assujettis permanens et les autres des assujettis provisoires, puisqu’on commencera par leur faire une retenue, quitte à la leur restituer plus tard après des démarches et des justifications. Ceux qui auront la responsabilité de cet impôt, sauf quelques fanatiques, regretteront et rougiront d’avoir voté une taxe à la fois antipathique à notre tempérament national et en opposition avec la distribution, le morcellement, l’émiettement de la richesse en France


VI

Nous avons résumé, d’après les documens officiels récens, l’histoire de trente ans de finances publiques, dans notre pays Elle est très peu édifiante : un gaspillage constant, changeant seulement de forme et d’objet ; deux budgets seulement en équilibre ou en minuscule excédent sur plus de 30 budgets ; la proposition de taxes nettement révolutionnaires, comme celles qui prendraient de 20 à 30 pour 100 de nombreuses catégories d’héritages ; des budgets présens qui, au témoignage de M. Magnin, président de la Commission du Sénat, offrent, pour les mettre en équilibre, des difficultés que l’on n’avait pas rencontrées depuis plus de quarante ans ; la perspective, d’après le précédent rapporteur de la Commission du Sénat, M. Antonin Dubost, qui est aujourd’hui le. président même du Sénat, de 370 millions de dépenses nouvelles « qui sont destinées à se produire pour ainsi dire automatiquement par une conséquence fatale de l’existence de certains services » et de 180 autres millions qui proviendraient « non pas de l’extension automatique et en quelque sorte forcée, mais du développement voulu et intentionnel de certains services ; » en tout 550 millions d’accroissement de dépenses en vue[6], auxquels il faudra joindre, si l’on ne coupe court à cette folie, 200 millions, sinon plus, de contribution de l’État aux retraites ouvrières projetées ; en face de tout ce supplément éventuel de charges, une population stationnaire, une richesse dont l’accroissement se ralentit et qui, d’ailleurs, commence très légitimement à prendre peur et à se chercher des gîtes au delà de la frontière ; tels sont les facteurs de nos finances futures. C’est dire qu’un changement absolu de conduite s’impose à la France : il faut, en ce qui concerne les finances publiques, une politique de retranchement ; en ce qui concerne les finances privées, une politique de ménagement. Nos Chambres frivoles et passionnées le comprendront-elles ? Un exemple utile nous a été donné pas un pays voisin, l’Italie, qui, par dix années d’application et de sagesse, a relevé des finances naguère compromises. Saurons-nous faire un examen de conscience aussi sincère et des efforts aussi vigoureux et aussi soutenus ?


PAUL LEROY-BEAULIEU.

  1. Voyez Le Temps du 9 juillet 1906, p. 2.
  2. Il est Intéressant de se reporter au commentaire de Pline sur cet impôt ; nous l’avons reproduit dans notre Traité de la Science des Finances, 7e édition t. Ier. p. 617.
  3. On peut se reporter sur tous ces points à notre Traité de la Science des Finances, 7e édition, t. II, p. 614 à 636, également p. 172 à 251.
  4. Voyez notre Traité de la Science des Finances, 7e édition, t. I, p. 203 et 204 ; on y trouve des exemples à l’appui.
  5. Statistique agricole de la France. Résultats généraux de l’enquête décennale de 1892. Imprimerie Nationale, 1897, 2e partie, p. 236 et 237.
  6. Rapport de M. Antonin Dubost, au nom de la Commission des Finances, sur le budget de 1905.