Le Budget de 1884 et la Situation financière de la France

Le Budget de 1884 et la Situation financière de la France
Revue des Deux Mondes3e période, tome 57 (p. 352-384).
LE
BUDGET DE 1884
ET LA
SITUATION FINANCIERE DE LA FRANCE

Il y a juste un an, nous examinions ici la situation des finances françaises[1]. Nous le faisions avec la sincérité qui, malgré l’opinion de quelques étourdis, est un devoir patriotique en pareil cas. Rien n’est plus puéril et plus superflu que de chercher à dissimuler des périls qu’on ne peut surmonter qu’à force de franchise et de résolution. Rien de plus injurieux non plus pour une grande nation démocratique que de la traiter en petite-maîtresse qui a ses nerfs, ses susceptibilités, qui redoute toute révélation désagréable et qui ne veut jamais avouer qu’elle ait commis des fautes, ni reconnaître qu’elle doive s’efforcer de les réparer. Dans les questions de finances surtout, il faut parler net, sans ambages et sans hésitation. C’est ce devoir que nous avons rempli l’an dernier et dont nous allons nous acquitter aujourd’hui de nouveau. Il y a un an, la situation commençait à être compromise ; cette année, elle est plus mauvaise ; dans deux ou trois ans, si l’on n’y prenait garde, elle serait tout à fait grave. Ces mots peuvent paraître empreints d’une certaine brutalité ; ils n’ont cependant rien d’excessif. Un simple, coup d’œil jeté sur les élémens principaux de nos finances les justifie. Depuis la guerre, on le sait, la France a traversé deux périodes très différentes ; l’une qui, de 1871, s’étend jusqu’à 1875, période Laborieuse, pleine de difficultés et d’efforts, où le gouvernement est aux mains d’hommes prudens, circonspects, qui mettent leur honneur à établir courageusement des impôts productifs et à restreindre l’accroissement des dépenses. Ce sont ces hommes qui ont restauré le crédit de la France et qui, malgré le poids terrible de la dette nouvelle constituée par la guerre, nous ont rendu et laissé des finances excellentes. La seconde période part de 1876 ou 1877, pour expirer en 1881 ; ce qui la caractérise, c’est qu’elle recueille les fruits des sacrifices de la précédente ; à la gêne succède alors une large aisance, qui bientôt se transforme en une prospérité que l’imagination grandit, et dont toutes les têtes finissent par être éblouies et grisées. Quels que soient alors les ministres qui se succèdent trop rapidement au pouvoir, l’influence réelle, l’engagement et le vote des dépenses, la disposition de l’impôt sont aux mains de la majorité ardente et inexpérimentée du parlement. Celle-ci n’a ni règle, ni mesure, ni connaissance des choses, ni conception des vrais besoins et des devoirs stricts de l’état. Elle a rêvé je ne sais quelle politique d’ostentation qui doit répandre sur le pays des bienfaits de toute sorte ; elle est d’une générosité naïve, d’une prodigalité systématique ; elle a toutes les ambitions et tous les caprices : il lui faut une armée et des forteresses supérieures à celles de l’Allemagne, une marine et des colonies égales à celles de l’Angleterre, des écoles plus belles que celles de la Suisse, des constructions gigantesques de chemins de fer comme aux États-Unis ; il lui faut encore ce que ne connaissent pas ces pays, la satisfaction des appétits d’une clientèle électorale nombreuse, affamée et insatiable, et, pour y arriver, la mise à la retraite de tous les anciens fonctionnaires de l’état, ce. qui désorganise les services et accroît sans cesse le poids des pensions civiles, la création de places nouvelles, l’augmentation de tous les petits et moyens traitemens. En face de toutes ces causes de dépenses, qui ne se sont jamais rencontrées toutes à la fois chez aucun peuple, la majorité ignorante et insouciante de nos parlemens ne veut placer aucune augmentation de recettes : l’Angleterre, les États-Unis, la Belgique, la Suisse, tous les pays enfin, quand leur crédit public s’est relevé après une crise, en profitent pour convertir sans délai leurs anciennes dettes ; en France, on attend six ou sept ans pour s’occuper d’une conversion que les circonstances ont longtemps rendue facile, et quand enfin on s’y résout, c’est sous la pression irrésistible du déficit ; Dans tous les pays que nous venons de nommer, si l’état s’occupe des caisses d’épargne ou d’institutions philanthropiques, comme les caisses de retraite, c’est en accordant seulement à ces établissemens sa garantie et en ne leur servant qu’un intérêt strictement égal à l’intérêt qu’il serait obligé de payer lui-même s’il empruntait au grand jour ; en France, on s’obstine, depuis dix ans, sous prétexte de philanthropie, à allouer aux déposans un intérêt qui est d’un cinquième et parfois d’un tiers plus élevé que celui des emprunts nouveaux contractés par l’état. Dans les pays où l’on fait beaucoup de chemins de fer, comme aux États-Unis, le gouvernement se garde bien de les construire ou de les exploiter ; l’Angleterre, pour ses travaux de ports et de docks, s’en remet à des sociétés privées ou à des corporations locales, qui perçoivent des droits au moyen desquels elles se rémunèrent de leurs dépenses ; en France, depuis 1875, l’état, bien loin de les solliciter, a repoussé dédaigneusement tous les concours qu’il eût dû rechercher. En même temps, l’on dégrève ; on se vante d’avoir diminué de 300 millions de francs les impôts, et l’on ne réfléchit pas que ces dégrèvemens ont été si malencontreusement combinés que la plupart n’ont profité en rien à la production nationale, que l’un des plus considérables, par exemple, celui sur les vins, a fait perdre au trésor 70 millions de francs sans qu’il soit possible de dire que personne, pas même les consommateurs, ait bénéficié de cette décharge. Le vieux mot « d’état Providence » est sans doute bien usé ; nos députés, qui ne croient plus à la Providence, semblent n’avoir pas perdu toute foi au surnaturel, tellement ils violent avec acharnement les règles de la nature des choses. La conduite des finances de la France, depuis six ans, ressemble à une féerie où des milliards inépuisables seraient à la disposition des caprices infinis d’un homme longtemps pauvre et soudainement enrichi. C’est, en effet, une politique d’apparat et de décor que l’on applique avec persévérance. Les mêmes entraînemens, les mêmes illusions, les mêmes rêves que l’on trouve dans le gouvernement central, on les rencontre dans les trois quarts des communes et les trois quarts des départemens de France. C’est un personnel inexpérimenté et naïvement prodigue qui a pris possession de la plupart des assemblées locales, et il exagère, lui aussi, les dépenses utiles, multiplie les superflues, développe les extraordinaires, et se lance à corps perdu. dans les emprunts et les déficits,


I

En nous bornant aux finances nationales, il est aisé de montrer que ce jugement n’est pas trop sévère. La situation des derniers exercices budgétaires en fait foi. Le dernier budget du second empire, régime que l’on ne peut taxer à coup sûr d’excessive parcimonie, s’élevait en dépenses à 1 milliard 621 millions ; il s’agit ici du seul budget ordinaire de l’état, qui laisse en dehors le budget, dit sur ressources spéciales, lequel comprend une partie des recettes et des dépenses locales, En 1876, année où l’on peut considérer que l’on avait compris dans le budget toutes les dépenses essentielles, soit militaires, soit civiles, et l’intérêt intégral des emprunts de guerre, on arrive au chiffre de 2 milliards 626 millions. C’est 1 milliard 5 millions de plus qu’en 1869 ; or, comme les charges de la guerre se sont élevées à 9 milliards 1/2 ou 10 milliards approximativement, la dotation des services ministériels avait pu être accrue de 4 à 500 millions de francs dans cet intervalle de six années. On avait lieu de penser que le budget de 1875 ainsi établi était suffisamment doté ; il contenait tout le nécessaire et tout l’utile ; il est même vraisemblable qu’il s’y rencontrait du superflu. Prétendre que ce budget de 1875 ne dût jamais être dépassé, c’eût été sans doute une rigueur trop stoïque ; mais on pouvait espérer et vouloir que ces accroissemens de dépenses, qui s’imposent aux peuples riches de même qu’aux particuliers, fussent modérés et lents. Comme dans tout budget bien ordonné il y a une partie qui reste à peu près fixe : la dette, et que celle-ci, dans le budget français, exigeait, en 1876, une dotation de plus de 1 milliard, la partie du budget d’alors qui était susceptible de s’accroître dans les années suivantes, ne représentait que 1 milliard 600 millions de francs en chiffres ronds. En admettant que cette partie du budget, réservée à ce que l’on appelle les services ministériels, fût raisonnablement augmentée de 2 pour 100 par année, on aurait eu un accroissement annuel des dépenses de 32 millions de francs environ. Le budget de 1884 pourrait, dans cette hypothèse, être supérieur de 288 millions environ au budget de 1875, ce qui eût porté ce budget de 1884 au chiffre de 2 milliards 914 millions. Encore doit-on dire que la possibilité de convertir la dette publique constituée en 5 pour 100 eût pu et dû faire profiter le trésor d’une économie de 60 à 70 millions de francs environ, de sorte que, en définitive, si nos finances avaient été conduites depuis 1875 avec une prudence moyenne, conformément aux principes de M. Thiers, nous nous trouverions pour l’année 1884 en face d’un budget ordinaire de 2 milliards 850 millions au maximum. Or le budget que nous propose M. Tirard, budget incomplet, qui sera certainement dépassé dans une large mesure, atteint la somme de 3 milliards 103 millions ; ce sont des chiffres de prévision, antérieurs de six mois à l’ouverture de l’exercice ; les crédits supplémentaires feront leur œuvre, comme toujours, et il n’y a aucune invraisemblance à présumer que le budget réel ordinaire de 1884 s’élèvera à 3 milliards 200 millions au moins ; dans les années précédentes, en effet, les crédits supplémentaires ont rarement été au-dessous de 200 millions de francs et ont souvent dépassé ce chiffre. En ne les portant que pour 100 millions, nous comptons sur un retour de nos législateurs à la sagesse. Présenté avec un chiffre officiel de dépenses de 3 milliards 103 millions, évaluation qui, sans aucun doute, se transformera en une réalité de 3 milliards 200 millions, le budget de 1884 dépassera de 1 milliard 580 millions celui de 1869 et de près de 600 millions celui de 1875. En disant qu’il eût pu et dû être moindre de 250 à 300 millions, nous faisons, en vérité, preuve de peu d’exigence.

Par quelles étapes est-on arrivé du chiffre très suffisant de 2 milliards 626 millions de dépenses, en 1875, au chiffre vraiment extravagant de 3 milliards 103 millions et plus probablement de 3 milliards 200 millions pour 1884 ? Jusqu’en 1880 inclusivement, la progression n’est pas excessive : les dépenses de cet exercice, en effet, s’élèvent à 2 milliards 826 millions de francs, ce qui n’excède que de 200 millions celles de l’exercice 1875 ; ainsi, en ces cinq années, l’augmentation des dépenses a été de 40 millions en moyenne par an ; c’est une proportion qui ne dépasse pas de beaucoup celle que, par un esprit peut-être exagéré de concession, nous admettions comme raisonnable et permise. De 1875 à 1880, en effet, le gouvernement a encore été dans des mains ayant quelque expérience, quelque souci des traditions, quelque clairvoyance ; la chambre ne se sentait pas aussi complètement maîtresse, elle, était moins impérieuse, moins enivrée ; elle se laissait moins entraîner par le hasard et le caprice. A partir de 1881, la règle et la mesure disparaissent ; le budget de 1884, tel qu’on nous le présente, offre un accroissement de 277 millions relativement au budget de 1880, et si l’on tient compte de ce que le budget de 1884 est un budget de prévision et qu’on y ajoute la proportion moyenne des crédits supplémentaires des dernières années, on voit que les dépenses de l’an prochain dépasseront de 400 millions, environ celles de 1880. De 1880 à 1884, l’accroissement annuel des dépenses aura été deux fois et demie plus considérable que pendant la période de 1875 à 1880.

On pourrait se consoler de cette prodigalité en se disant que, si énormes qu’elles soient, si inouïes chez tous les peuples et dans tous les temps, nos dépenses budgétaires ne dépassent pas les forces contributives du pays, que le bien-être des Français n’en est que médiocrement réduit, que la production nationale n’en éprouve aucun détriment notable et que notre vitalité ne s’en trouve pas atteinte. Il n’en est malheureusement pas ainsi. Les symptômes les plus significatifs et les plus graves témoignent que nos finances sont en souffrance, que l’industrie, le commerce et l’agriculture languissent et que le poids des impôts se fait lourdement sentir. Il y eut une courte période d’années où la France jouit des avantages et de la gloire d’avoir des budgets en excédent réel des recettes sur les dépenses ; c’est la période de 1875 à 1880 inclusivement. Pendant une année de transition, en 1881, on put croire que l’on avait encore un excédent, mais il n’était qu’apparent ; il tenait à deux circonstances anormales ; on avait transporté au budget extraordinaire une somme notable de crédits qui étaient affectés à des dépenses permanentes et qui régulièrement eussent dû figurer au budget ordinaire ; et, en outre, on avait porté en recettes au budget ordinaire 80 millions de francs qui n’étaient pas une ressource propre à l’exercice en cours et qui provenaient des reliquats d’exercices antérieurs. Sans ces deux procédés, que tous les financiers rigoureux considéreront comme irréguliers, le budget de 1881, au lieu d’un excédent apparent et officiel de 111 millions de francs, serait en déficit réel d’une cinquantaine de millions. A partir de 1882, le déficit ne peut plus être nié, il est impossible de le maintenir à l’état latent. Quoiqu’on ait porté au budget ordinaire de cet exercice un ensemble de ressources montant à 145 millions provenant d’exercices antérieurs (page 70 de l’exposé des motifs de 1884), quoique le budget extraordinaire comprît encore pour 70 millions environ de dépenses ordinaires, M. le ministre des finances avoue que l’excédent provisoire des dépenses du budget de 1882 est de 47 millions de francs. Encore ajoute-t-il qu’il réduit le déficit à ce chiffre en retranchant 60 millions d’annulations probables de crédits en fin d’exercice ; or rien ne prouve que les annulations atteignent cette somme.

Arrêtons-nous un instant à ce budget de 1882, le dernier écoulé ; il vaut vraiment la peine qu’on l’examine, car il montre mieux que tout autre en quelle situation nouvelle sont les finances, hier encore si magnifiques, de la France. Cet exercice 1882 est, non pas le premier qui soit en déficit réel, car celui de 1881 était aussi dans ce cas, mais le premier qui soit en déficit officiel. On nous dit que ce déficit ne dépassera vraisemblablement pas 47 millions ; c’est déjà une grosse somme, mais combien elle s’accroît quand on examine les choses de près ! M. Léon Say, dans l’élaboration du budget de l’exercice courant, M. Allain-Targé lui-même, et en définitive la chambre, ont reconnu que, jusqu’à la fin de l’année 1882 inclusivement, on avait porté indûment au budget sur ressources extraordinaires tout un ensemble de dépenses montant à 70 ou 80 millions de francs qui auraient dû, d’après les règles d’une bonne comptabilité, figurer au budget ordinaire. Le budget ordinaire de 1882, qu’on nous dit se solder par un déficit de 47 millions de francs, ne contenait donc pas toutes les dépenses qu’il eut dû contenir. Pour avoir ce total de dépenses, il faut commencer par ajouter 70 millions au moins, alors le déficit de 1882 passe de 47 millions, chiffre officiel, à 117 initiions. Ce n’est pas tout : si le budget ordinaire de 1882 est incomplet en dépenses, d’autre part, — ce qui, au lieu d’être une compensation ; est une aggravation, — on l’a fait profiter de recettes qui n’appartiennent pas à l’exercice et qui, par conséquent, sont des recettes extraordinaires. Ces ressources étrangères attribuées au budget de 18812 s’élèvent, d’après M. Tirard, à 145 millions 1/2 ; mais comme dans cette somme, 95 millions en chiffres ronds avaient une affectation spéciale et se sont trouvés consacrés à des dépenses qui ne se représenteront pas chaque année, nous ne devons tenir compte que de 50 millions empruntés à des reliquats d’exercices antérieurs et versés à tort dans la masse commune des ressources ordinaires de l’exercice 1882. Si l’on défalque, comme on doit le faire, cet apport irrégulier de 50 millions, le déficit réel de l’exercice 1882 se trouve porté à 167 millions en chiffres ronds. Voilà la vérité : le dernier exercice connu, si l’on compare l’ensemble des dépenses vraiment ordinaires à l’ensemble des recettes vraiment ordinaires, se trouve affligé d’un déficit de 167 millions de francs. Que doit-on attendre du budget de 1884, qui s’offre au parlement avec un chiffre de dépenses supérieur de près de 200 millions de francs au chiffre des ressources ordinaires de 1882 ? Si le déficit réel de ce dernier exercice est de 167 millions, que ne peut-on pas appréhender pour l’exercice prochain ?

Il ne nous échappe pas que, par certains argumens spécieux, on essaie d’atténuer l’importance vraiment inquiétante, même effrayante, de ces déficits. On dit que nos budgets ordinaires contiennent une dotation pour l’amortissement et qu’il n’est que trop justes si nous voulons avoir la situation réelle, de distraire des dépenses du budget les sommes consacrées à amortir notre dette. L’amortissement ! peut-on prononcer ce mot sans un cuisant remords ou une blessante ironie ? Oui, il y a des nations qui amortissent ; et quand on a, comme la France, une dette de 28 milliards, ce serait un devoir de prévoyance, ce serait non-seulement une obligation morale vis-à-vis les générations à venir, mais un acte de prudence politique pour nous-mêmes, que de songer à amortir une fraction de ces 28 milliards. C’est encore là un des points faibles de nos finances ; nous n’amortissons pas ; ce que nous décorons du nom d’amortissement est une dérision. Douze ans après la paix, quand aucun orage n’est venu troubler notre sécurité nationale, nous n’avons pour ainsi dire rien amorti. On nous présente, sans doute, des tableaux officiels où l’on allègue que l’amortissement depuis la guerre a porté sur environ 2 milliards ; mais l’on néglige de dire que, en même temps que nous remboursions de faibles fractions de nos anciennes dettes, nous avions soin de pourvoir à une partie de nos dépenses ordinaires par des emprunts nouveaux au moyen d’un compte de liquidation indéfiniment prolongé et de l’imputation au budget extraordinaire de dépenses vraiment ordinaires. Les Américains, qui comprennent aussi bien que nous les vrais intérêts de la démocratie, nous avaient donné un excellent et double exemple que nous n’avons pas voulu suivre : convertir sans relâche les anciennes dettes, dès que le taux de l’intérêt changeait et amortir sans se lasser. Un de nos distingués confrères, M. Victor Bonnet, a, dans une précédente étude, montré combien l’amortissement est chez nous injustement négligé[2]. M. Thiers, avec son prévoyant bon sens, s’était efforcé de le constituer en stipulant qu’on rembourserait chaque année, sur les fonds du budget ordinaire, c’est-à-dire sur le produit des impôts, 200 millions de francs à la Banque de France, et que, après l’extinction de la créance de cet établissement, on rembourserait également sur les fonds du budget ordinaire les obligations à court terme créées pour le second compte de liquidation. On eût dû ainsi rembourser 170 millions de francs sur les ressources ordinaires de 1882 ; mais on s’est singulièrement éloigné des préceptes rigides de M. Thiers, et l’on n’a pourvu qu’au remboursement de 103 millions de francs sur les fonds mêmes du budget ordinaire. Après cette dérogation dangereuse, quand l’amortissement est ainsi à la portion congrue, peut-on le faire sonner si haut ? A-t-on le droit de le déduire du déficit de 167 millions, qui est le dernier mot du budget de 1882 ? Même si l’on veut faire cette déduction, ce qui serait à coup sûr une grande faiblesse et une grande imprudence, le déficit reste encore de 64 millions au moins.

L’exercice de 1883 se présente-t-il dans des conditions meilleures ? Il faudrait un singulier parti-pris d’optimisme pour le soutenir. Il fut voté par les chambres avec une évaluation de dépenses de 3 milliards 44 millions de francs. Comme toujours, les crédits supplémentaires étaient aux aguets, n’attendant que le vote du budget primitif pour faire irruption et détruire le fragile équilibre sur lequel on comptait. Dès le mois de mars, c’est-à-dire quand l’exercice n’était pas encore au quart de son cours, ils dépassaient 43 millions et portaient à la somme de 3 milliards 87 millions en chiffres ronds l’ensemble des dépenses proposées. Bien loin de marcher d’un pas égal dans le même sens, les recettes faisaient un mouvement dans le sens opposé. On les a évaluées à 3 milliards 44 millions de fr., mais voici que les trois premiers mois donnent 5 millions de moins-values. Dira-t-on que ce mécompte est exceptionnel, dû à des circonstances passagères, que la fin de l’exercice compensera la faiblesse du début ? Rien n’autorise à l’admettre. Les faits qui ont causé ces moins-values sont trop connus pour qu’on puisse espérer un changement prochain. La vraisemblance est donc que les trois derniers trimestres ne seront pas plus favorisés que le premier, et que la moins-value des impôts, qui fut de 5 millions pour celui-ci, atteindra 20 millions au moins pour l’ensemble. Le chiffre des recettes de l’exercice s’affaissera ainsi, suivant toutes les probabilités, à 3 milliards 24 millions. Le chiffre des crédits est dès maintenant de 3 milliards 87 millions ; l’écart, c’est-à-dire le déficit provisoire au moment où nous écrivons, atteint la somme déjà notable de 63 millions. En réalité, le déficit est supérieur : on a porté, en effets au budget ordinaire des recettes de l’exercice 1883 une ressource importante, — 32 millions, — empruntée aux reliquats des exercices précédens, c’est-à-dire en définitive à la dette flottante : cette ressource ne peut pas être considérée comme normale et ne devrait pas trouver de place dans un budget ordinaire ; voilà donc le déficit réel, l’insuffisance des recettes ordinaires et propres à l’exercice pour couvrir les dépenses ordinaires et propres à l’exercice, qui s’élève de 63 millions à 95. Mais ce dernier chiffre même, suivant toutes les probabilités, sera notablement dépassé. Nous n’avons tenu compte dans les calculs qui précèdent que des crédits supplémentaires déjà votés ou soumis aux chambres, soit de 43 millions. Dans toutes les années précédentes, ces crédits tardifs ont singulièrement dépassé cette somme : en 1882, ils ont atteint 220 millions et 181 en 1881. Nous espérons que la chambre se montrera plus prudente que dans les récentes années ; nous avons quelque droit de faire fond sur la fermeté de M. Tirard, qui depuis quelques mois fait montre de résolution ; néanmoins ce n’est pas soudainement qu’un prodigue devient économe, et il est peu vraisemblable que les crédits supplémentaires ou extraordinaires de 1883 restent fort au-dessous de 130 ou 140 millions. Admettons que les annulations de crédits en fin d’exercice réduisent ce chiffre de 50 millions, il restera encore une cinquantaine de millions à ajouter aux dépenses déjà votées et soumises aux chambres ; le déficit de 1883, que nous voyions tout à l’heure monter à 95 millions, atteindra par conséquent 145.

Les perspectives de 1884 ne sont pas beaucoup plus réjouissantes, Le budget se présente avec un ensemble de crédits de 3 milliards 103 millions, chiffre qui est absolument inconnu dans l’histoire des budgets de toutes les nations civilisées. Or, les ressources ordinaires de l’année 1882, le dernier exercice connu, ne se sont élevées qu’à 2 milliards 904 millions de francs ? Si l’on s’en tenait à ce terme de comparaison, le budget de 1884 serait avant sa naissance, en déficit de 199 millions, on peut dire en chiffres ronds 200 millions. Nous accordons que la situation pourra être moins mauvaise. Il est vraisemblable que les impôts en 1884 donneront une certaine plus-value relativement à 1882 ; mais peut-on espérer que ces plus-values soient fortes ? D’après une statistique dressée par le ministère des finances et insérée dans le rapport de M. Ribot sur le budget de 1883, la progression des impôts indirects de 1872 à 1881 est de 3. 05 pour 100 par année. Mais il s’en faut que cette progression soit continue et uniforme ; elle procède par saccades ; or, comme elle a été singulièrement accentuée dans la période de 1875 à 1881 inclusivement, et notamment dans cette dernière année, il est vraisemblable qu’elle sera beaucoup plus lente de 1882 à 1884 ou 1885 inclusivement. C’est ce qui se manifeste dès maintenant. L’année 1882 n’a donné que 1 million de francs de plus que l’année 1881, et les trois premiers mois de 1883, qui fournissent une moins-value relativement aux évaluations budgétaires, ne donnent que 8 millions de plus que les mêmes mois de 1882. En estimant à une quarantaine de millions la plus-value que l’on peut raisonnablement espérer d’une année à l’autre, on trouve que les recettes ordinaires de 1884 pourront dépasser de 80 millions environ celles de 1882 ; c’est-à-dire que les recettes du prochain exercice s’élèveraient à 2 milliards 984 millions en chiffres ronds ; les prévisions de dépenses étant dès à présent de 3 milliards 103 millions, le déficit monterait à 118 ou 120 millions. Il faut y joindre les crédits supplémentaires, qui dans une certaine mesure sont inévitables ; l’on arrive alors à un déficit probable de 150 millions. Il est vrai que, pour atténuer ce déficit, on compte ou l’on comptait sur différentes ressources ayant un caractère extraordinaire et que l’on glissa habilement dans le budget ordinaire. L’une de ces ressources, est une somme de 17 millions de francs empruntée aux reliquats des exercices antérieurs, c’est-à-dire en réalité à la dette flottante ; une autre ressource qui n’est pas normale et à laquelle il va peut-être falloir renoncer, c’est un remboursement de 35 millions à attendre des compagnies de chemins de fer sur les avances que l’état leur a faites à titre de garanties d’intérêt. Que les compagnies de chemins de fer soient en situation de rembourser au trésor 35 millions en 1884, rien ne le fait supposer. En 1881, les compagnies ont remboursé 18 à 19 millions, à savoir : l’Orléans 10 millions, le Midi un peu plus de 6 et l’Est quelques centaines de mille francs. Les recettes nettes des compagnies ont été moindres en 1882 qu’en 1881 ; certaines réduisent leurs dividendes ; et presque toutes, même celles qui ont des excédens de recettes brutes, diminuent leurs remboursemens au trésor, parce qu’à un léger accroissement des recettes brutes correspond souvent une légère diminution des recettes nettes. L’année 1883 s’annonce mal pour les compagnies. Presque toutes ont des moins-values, même sur le trafic brut. Il y avait donc peu d’espérance que ces sociétés pussent rembourser en 1884 les 35 millions qu’on a inscrits au budget de cette année ; ces remboursemens, d’ailleurs, étant une ressource exceptionnelle, eussent dû appartenir au budget extraordinaire. En tout cas, les conventions à intervenir entre les compagnies et l’état peuvent non-seulement diminuer cette somme, mais l’absorber en entier. De tout ce qui précède il résulte que le budget de 1884 s’offre dès à présent aux chambres avec un déficit probable de 150 millions ; c’est aussi à 150 millions environ que se fixe le déficit réel presque certain de l’exercice 1883, et c’est à 150 ou 160 millions également que l’on peut évaluer le déficit du dernier exercice écoulé, 1882. Ainsi 450 millions de déficit du budget ordinaire en trois ans, voilà le nouvel état de nos finances, succédant à la période si étincelante de prospérité de 1875 à 1880.

Ici intervient une opération, diversement jugée, qui modifie dans une certaine mesure les chiffres que nous venons d’écrire : c’est la conversion du 5 pour 100 en 4 1/2. Cette opération, qui s’accomplit au moment même où nous écrivons, était-elle opportune ? s’est-elle faite suivant le procédé le meilleur ? Ce sont là aujourd’hui des questions oiseuses. L’événement est accompli. A notre sens, la conversion du 5 pour 100 est une opération, non-seulement légitime, mais nécessaire. Elle n’est pas seulement du droit de l’état, elle entre dans la catégorie de ses devoirs. L’état n’a charge, en effet, que de la généralité des citoyens ; et la généralité des citoyens, ce sont les contribuables ; L’an dernier, à pareille époque, dans un article paru ici même, nous écrivions ces mots : « La conversion sera bientôt nécessaire, il faudra l’exécuter au plus tard dès le commencement de l’année prochaine[3]. » Nous ajoutions, il est vrai, ces mots : « pour accorder au pays quelques dégrèvemens. » Hélas ! c’était un vœu plutôt qu’une espérance. Nous voulions penser, cependant, que la chambre, avertie par tant de voix, notamment à diverses reprises par M. Léon Say, voudrait se réformer sans retard et rompre avec toutes ses mauvaises habitudes. Il n’en a pas été ainsi : les crédits supplémentaires en 1882 ont été plus considérables que jamais, puisqu’ils ont atteint le chiffre colossal de 220 millions de francs. L’état de nos finances s’est notablement aggravé, et aujourd’hui ce n’est qu’avec une mélancolie résignée : que l’on peut prononcer le mot de dégrèvemens. Pendant sept années, de 1876 à 1883, nous n’avons cessé, quant à nous, de prêcher la conversion ; nous demandions l’accomplissement de cette grande mesure dans un temps où la prospérité du pays était éblouissante. Pas un budget ne fut présenté dans tout cet intervalle sans que nous ayons pris soin de rappeler aux parlemens qu’il avait le moyen de diminuer de 50 ou 60 millions le chiffre des impôts sans rien enlever aux services publics. Accomplie alors, la conversion eût été accueillie avec faveur par l’ensemble du pays et sans trop de regrets par les rentiers. L’agriculture eût pu largement en profiter, et le crédit y eût trouvé une nouvelle cause d’essor. Des considérations politiques se sont opposées, paraît-il, à ce qu’on fît la conversion quand elle était si aisée et si naturelle. On connaît la malheureuse phrase du discours de Romans qui a rendu impossible ce grand acte au moment où il était le plus opportun et le plus simple. Ç’a été l’une des grandes fautes de M. Gambetta, l’une de celles qui montrent combien il avait peu la connaissance des affaires et l’intuition de l’avenir. Faite au moment où le 5 pour 100 venait de dépasser le pair, où personne n’avait pu acheter de cette rente dans les cours élevés, alors que toutes les circonstances étaient riantes, la conversion eût été, même au point de vue politique et pour le prestige du régime nouveau, une mesure excellente. Il était réservé à M. Gambetta de ne pas comprendre une vérité si claire, de ne pas voir qu’en retardant la conversion, il en augmentait les difficultés, qu’en laissant vivre le fonds 5 pour 100 au-delà de sa vie naturelle, il entretenait chez les rentiers des illusions qui plus tard se changeraient en mécomptes, qu’en laissant imprudemment le 5 pour 100 s’élever considérablement au-dessus du pair, il créait des couches nouvelles d’acheteurs auxquels la conversion serait plus dure et plus amère qu’aux anciennes ; qu’en un mot la conversion, qui était alors une œuvre de liberté et de choix, pourrait devenir un jour une œuvre de nécessité. Il était, cependant, d’autant plus facile de la prévoir que M. Gambetta et la chambre engageaient de plus en plus le pays dans la voie des dépenses folles qui devaient rendre la conversion indispensable. En regrettant que cette grande opération ne se soit pas effectuée beaucoup plus tôt et dans des circonstances plus favorables, il nous est impossible, quant à nous, qui l’avons toujours demandée, de ne pas l’approuver. Quand un état se trouve trois années de suite en face de déficits s’élevant chacun à 150 millions environ, il ne lui est pas permis de continuer à payer à ses créanciers, même nationaux, un intérêt supérieur à l’intérêt normal. La conversion vient donc trop tard, mais selon nous elle ne vient pas trop tôt. Sans doute elle ne comblera pas le déficit du budget : elle réduira seulement à 140 millions au lieu de 150 le déficit de l’exercice 1883 et à 110 ou 115, au lieu de 145 ou 150, le déficit de 1884, elle aidera en outre, si l’on y joint d’autres moyens qui demandent plus de persévérance et de résolution, au rétablissement graduel de nos finances.


II

Il faudra, en effet, une forte dose de résolution et de persévérance pour restaurer nos finances aujourd’hui si ébranlées et si enchevêtrées. Ce n’est pas quelques points de détail qu’il faut modifier, c’est tout le système. On doit revenir à la pratique prudente de 1872 à 1877. Toute l’administration s’est depuis lors relâchée. La prodigalité des chambres et l’affaiblissement de la prospérité publique ont été de pair. Les preuves de cette vérité abondent. Voyez ce qu’étaient de 1874 à 1877 les crédits supplémentaires. La fermeté des ministres et la tempérance du parlement les maintenaient dans des limites raisonnables. Le budget définitif des dépenses de 1874 ne dépasse que de 37 millions 1/2 le budget primitif ; l’écart entre les deux budgets est de 82 millions 1/2 en 1875, il s’élève par exception à près de 144 millions en 1876 et il revient à 51 millions en 1877. Dans ces quatre années, les dépenses réelles n’excèdent que de 315 millions les dépenses prévues, soit une moyenne de 78 millions 1/2 par exercice ; c’était, eu égard à la faiblesse humaine, une proportion raisonnable. Combien elle est dépassée depuis lors ! En 1878, l’écart entre le budget définitif des dépenses et le budget d’évaluation atteint le chiure colossal de 327 millions 1/2 de francs ; en 1879, il est encore de 240 millions ; en 1880, il s’abaisse passagèrement à 124, il remonte à 182 millions en 1881, et, en 1882, le dernier exercice écoulé, mais non encore complètement clos, les dépenses réelles, d’après les déclarations récentes de M. Tirard, auront dépassé de 243 millions au moins les dépenses prévues dans le budget. Les cinq années de la période 1878 à 1882 auront offert au monde ce spectacle inouï qu’en pleine paix les budgets définitifs auront excédé de 1 milliard 116 millions en chiffres ronds les budgets de prévision, ce qui représente un écart moyen de 223 millions entre le budget définitif et le budget primitif. Cet écart est deux fois et demie plus grand que celui que l’on constatait dans la période, cependant beaucoup plus laborieuse et plus critique, de 1874 à 1877.

En même temps que la moyenne des crédits supplémentaires ou extraordinaires triplait, les plus-values, atteignant d’abord des chiffres merveilleux, finissaient par s’éteindre presque complètement, si bien qu’elles devenaient insuffisantes pour parer aux crédits tardifs. Par rapport aux résultats de l’exercice immédiatement antérieur, les impôts indirects avaient donné, en 1875, une plus-value de 158 millions 1/2, une de 56 1/2 en 1876 et une moins-value de 13 millions en 1877. Les plus-values reprirent énergiquement depuis lors : 89 millions en 1878, 57 millions 1/2 en 1879, 70 millions en 1880 et 117 millions en 1881. Cette année clôt la période des vaches grasses : l’année 1882 ne donne plus qu’un excédent de 1 million du produit des impôts relativement à 1881, et l’année 1883 s’annonce comme devant rendre 30 à 35 millions de plus seulement que l’année 1882.

Doit-on penser que la suppression ou le ralentissement de ces plus-values soit temporaire, et doit-on faire fond sur une recrudescence prochaine des augmentations du rendement des impôts ? Certes, ce serait méconnaître absolument les ressources de la France, la puissance de son épargne, les qualités laborieuses de sa population, que de croire que désormais le produit des taxes va rester stationnaire. Mais, d’autre part, bien des indices semblent annoncer d’une manière presque certaine que, dans les deux ou trois prochaines années, les plus-values des impôts n’atteindront pas les proportions énormes qu’on leur a connues de 1878 à 1881. Les causes des plus-values d’impôts peuvent se ramener à trois chefs principaux : d’un côté, l’accroissement de la population, qui multiplie le nombre des consommateurs ; d’un autre côté, l’activité industrielle et commerciale et plus particulièrement l’élan des industries urbaines et notamment de l’industrie du bâtiment ; enfin, l’augmentation de la fortune publique et surtout du taux d’évaluation de cette fortune. Quelques mots sur ces trois points expliqueront qu’on ne puisse compter pour les prochaines années sur des plus-values considérables du produit des taxes. La population de la France est presque stationnaire ; elle s’accroît de 90,000 à 100,000 âmes par an, ce qui n’ajoute que 1/4 pour 100 au nombre des consommateurs des articles taxés ; c’est là, même au simple point de vue fiscal, une grande infériorité par rapport à plusieurs de nos voisins, l’Angleterre, l’Allemagne, le Belgique et même l’Italie. Aussi, dans le premier trimestre de 1883, la plus-value des impôts indirects, par rapport au produit du trimestre correspondant de l’année antérieure, est-elle plus forte en Italie qu’en France. Quant à la seconde cause des plus-values, l’activité commerciale, industrielle et agricole, on ne saurait trop y compter pour les prochaines années. C’est un lieu-commun que l’agriculture souffre ; dans le Midi, elle est encore sous l’influence des ravages du phylloxéra ; dans le Nord, le Centre et l’Ouest, elle a pâti d’une série de mauvaises récoltes, de la difficulté de trouver des ouvriers, et elle a dû subir, en outre, par suite de la concurrence étrangère, des prix de vente moins favorables. Cette situation laisse une trace dans les recettes du trésor. Les contributions directes rentrent plus difficilement qu’autrefois, Il suffit pour s’en rendre compte, de comparer le tableau du recouvrement des impôts pendant le premier trimestre de l’année courante et des quatre années précédentes. Au 31 mars 1879, il était dû par les contribuables au trésor sur les douzièmes échus 10,152,000 francs ; au 31 mars 1880, 10,713,000 ; au 31 mars 1881, l’arriéré avait fléchi, il n’était plus que de 9,080,000 ; mais, depuis lors, il se relève considérablement : il est de 12,318,000 francs au 1er mars 1882 et monte à 15,133,000 francs au 1er mars 1883. Le retard dans le paiement des contributions directes est moitié plus considérable en 1883 qu’en 1879. Si, au lieu des sommes, on recherche les proportions, on arrive aux résultats suivans, qui ne sont pas moins démonstratifs. Au 31 mars 1879, les contribuables étaient en retard, sur les douzièmes échus, de 18 centièmes de douzièmes ; au 31 mars 1882, le retard portait sur 21 centièmes de douzièmes ; il atteint 25 centièmes de douzièmes en 1883. Les frais de poursuite se sont aussi accrus : de 1 fr. 06 par 1,000 francs de recouvremens dans le premier trimestre de 1882, ils ont monté à 1 fr. 24 dans le trimestre correspondant de 1883. Il ne faut sans doute pas exagérer l’importance de ces faits regrettables : en définitive, les contribuables français s’acquittent encore très ponctuellement de leur dette envers l’état et l’on aurait peine à trouver dans le reste du monde des débiteurs aussi, exacts. Néanmoins, l’augmentation de l’arriéré et des frais de poursuite prouvent qu’un grand nombre des imposés sont à bout de forces. Et comment ne le seraient-ils pas quand aux fléaux naturels dont ils subissent les coups vient se joindre depuis quelques années un accroissement presque constant des charges fiscales ? Les contributions ordinaires et extraordinaires locales s’accumulent, pour les luxueuses constructions d’écoles notamment, qui sont l’une des plus grandes folies de ce temps. L’état a beau dire qu’il n’a pas accru l’impôt foncier depuis le commencement du siècle, qu’il l’a même diminué jusqu’en 1852, il s’arrange, avec ses débauches de constructions, de manière que le nombre des centimes additionnels monte chaque année ; et le personnel nouveau, improvisé, qui a envahi presque partout les conseils municipaux et les conseils-généraux, subissant docilement les incitations du gouvernement, développe les budgets locaux à l’instar du budget de l’état. La France est pleine d’un bout à l’autre de grenouilles qui s’enflent pour jouer de l’importance et faire les personnages.

Ce n’est pas toutefois la langueur de l’agriculture qui peut influer le plus sur le produit des impôts ; elle peut avoir quelque effet sur la facilité du recouvrement des taxes directes, mais elle n’exerce qu’une faible action sur les contributions indirectes proprement dites. Les cultivateurs consomment médiocrement des denrées imposées ; ils ont la franchise pour le vin ou le cidre de leur cru, qu’ils boivent et qu’ils font boire à leurs gens ; ils ne font que peu usage de café, de sucre et de tabac. Ce sont les ouvriers de l’industrie, ceux des grandes villes surtout et tous les nomades, qui alimentent particulièrement le trésor ; voilà la légion innombrable des fumeurs, des buveurs de vin et d’alcool. Les travaux énormes de construction entrepris à Paris, dans la plupart des grandes villes, sur tout le littoral de la Manche et de l’Océan, et dans toutes les stations hivernales de la Méditerranée, les grands chantiers ouverts par l’état sur toute l’étendue du territoire où l’on entreprend à la fois soixante ou quatre-vingts tronçons de lignes ferrées, sans compter les canaux, les chemins vicinaux et les ports, les folies des particuliers et des sociétés anonymes avant le krach de la bourse, le plan Freycinet, dont la conception et le vote appartiennent à la même période d’entraînement et d’illusion : voilà en partie les facteurs des énormes plus-values d’impôts de ces dernières années. La hausse des salaires y a aidé. Payé 7, 8, 9, 10 francs par jour, l’ouvrier a singulièrement accru ses consommations et de vin, et de bière, et de café, et de sucre, et d’alcool, et de tabac. Ces heureux temps ne sont-ils pas passés, et le retour prochain n’en est-il pas improbable ? Quelque combinaison que l’on prenne, il faudra bien ralentir les travaux publics ; quant au dévergondage d’entreprises des particuliers et des sociétés anonymes, il s’arrêtera de lui-même. Il n’est que trop clair pour un homme perspicace que ce temps de liquidation qui commence à peine devra durer quelques années et qu’il aura sur le rendement des impôts indirects une influence déprimante ; non pas que le produit de ceux-ci doive nécessairement fléchir, mais on ne saurait espérer que, au moins pendant les prochaines années, il s’accroisse rapidement et avec continuité.

La troisième cause des plus-values d’impôts, c’est l’accroissement de la richesse publique et plus particulièrement l’élévation du taux d’évaluation de cette richesse, Nous ajoutons ce dernier membre de phrase, il est très important. La richesse publique va toujours en augmentant dans un vieux pays civilisé qui jouit de la paix : c’est le cas particulièrement en France, où l’épargne est énorme. Celle-ci se borne-t-elle à 1,500 millions ? monte-t-elle à 2 milliards ou même à 3 ? Le chiffre intermédiaire nous paraît le plus vraisemblable. Mais cette épargne peut être en partie gaspillée ; ç’a été le cas pour les dernières années. Une foule d’entreprises fantastiques ont vu le jour qui ont ruiné la généralité des participans sans enrichir toujours les fondateurs, aventuriers, grands amateurs de luxe et de vie large. Quant à l’emploi de cette épargne, il reste encore assez abondant : l’état prend 6 ou 700 millions pour ses travaux extraordinaires et ses subventions de toute nature ; les départemens ou les villes, 2 ou 300 millions pour le même objet ; les compagnies de chemins de fer autant pour les nouvelles voies, agrandissement de gares et achat de matériel ; le Crédit foncier, 5 à 600 millions pour des prêts hypothécaires ou communaux ; voilà déjà plus de 1 milliard 1/2 ; les entreprises industrielles diverses, aussi bien les saines que les pourries, les placemens à l’étranger et les emplois personnels prennent facilement le reste. Quoique la richesse publique augmente ainsi continuellement par cette épargne, il est peu vraisemblable qu’il y ait là une source notable de plus-value d’impôts pendant les prochaines années. Ce qui agit principalement sur l’impôt, c’est moins, en effet, la richesse générale elle-même que le taux d’évaluation de cette richesse. La plupart des capitaux sont engagés et disparaissent dans les choses qu’ils ont créées ; ils n’ont plus une valeur fixe en numéraire, ils n’ont qu’une valeur variable qui change à chaque instant, dans des proportions considérables, suivant certaines circonstances extérieures et multiples. L’imagination même joue un rôle important dans la fixation de ce taux d’évaluation des divers élémens de la richesse publique. Nous venons de sortir d’une de ces périodes ardentes, pleines d’enthousiasme, auxquelles on peut donner le nom, dérobé aux Anglais ou aux Américains, de « période d’inflation. » Pendant trois ou quatre ans, tous les capitaux incorporés dans des choses matérielles et immatérielles avaient pris une valeur énorme, qui avait pour principale cause l’imagination surexcitée des capitalistes. Les maisons, les terrains, les actions de chemins de fer, de sociétés industrielles, de banques, les promesses les plus fragiles des entreprises naissantes se payaient à des cours que nos pères eussent trouvés insensés et que, revenus à plus de sobriété de jugement, nous avouons nous-mêmes déraisonnables. Le fisc, qui, sous la forme des droits d’enregistrement et de timbre, est toujours aux aguets et qui tient en quelque sorte son escopette braquée sur tout capital qui passe ou se remue, forçant celui-ci, comme rançon, à une contribution proportionnelle de 1 pour 100, de 5 pour 100, de 10 pour 100 suivant les cas, encaissait des sommes d’autant plus fortes que tous les capitaux étaient surévalués par la fantaisie publique. A la période d’inflation succède une période de dépression : terres, maisons, terrains, actions et obligations de toute sorte fléchissent, la dîme que lève le fisc sur toutes ces valeurs ne peut que fléchir avec elles. Aussi les droits d’enregistrement et de timbre faiblissent. En 1882, l’enregistrement a donné 15 millions de moins qu’en 1881 et le timbre n’a fourni que 265,000 francs de plus. Pendant le premier trimestre de 1883, l’enregistrement a produit 7 millions 1/2 de moins que dans le trimestre correspondant de l’année précédente, et cette fois, le timbre aussi s’est trouvé en diminution de 216,000 francs. Rien, selon nous, ne permet d’espérer une reprise dans un avenir prochain. Il n’est pas certain que le marché des valeurs immobilières ait touché la limite inférieure de la baisse ; c’est même peu probable. Quant à la bourse, à proprement parler, il y aurait quelque témérité, dans les circonstances présentes, à en attendre une hausse marquée ; peut-être même y aurait-il de l’imprudence à la lui souhaiter. Le mouvement de dépression des fonds publics a été continu depuis quatre ans, et il est dû à des causes trop aisément explicables. En nous reportant à une époque où les bruits de conversion n’avaient pas encore ému et troublé les rentiers et les spéculateurs, au 4 mars dernier, on voit qu’à cette date tous nos fonds étaient notablement plus bas qu’à la même date de chacune des trois années précédentes : le 3 pour 100 cotait, en effet, 81 fr. 35 au 4 mars dernier contre 83 fr. 40 le même jour de 1882, 83 fr. 40 également en 1881 et 82 fr. 55 en 1880. Si le gouvernement sait nous rendre de bonnes finances et une bonne politique, il n’y a pas de doute qu’avec le temps, dans trois ou quatre ans, le marché des valeurs mobilières et des valeurs immobilières aura recouvré de l’animation et de hauts cours ; mais, dans l’intervalle, surtout avec une politique un peu agitée et une sagesse médiocre, le taux d’évaluation des capitaux ne pourra beaucoup s’élever, et, par conséquent, les plus-values de l’enregistrement et du timbre ne sauraient être considérables.

Si nos finances, déjà compromises, sont menacées par les crédits supplémentaires et l’atténuation ou la disparition des plus-values, il y a un vice plus grand, qui a été l’auteur principal des embarras où nous nous trouvons, c’est l’obscurité nouvelle, la confusion presque inextricable des finances publiques, des budgets et des comptes. Depuis 1815, la législation financière s’était proposé d’arriver à toute la clarté possible en définissant avec précision ce que l’on appelle l’exercice budgétaire, en le contenant dans des limites fixes, et en empêchant les exercices successifs d’empiéter les uns sur les autres et d’entrer les uns dans les autres. Tel avait été l’objet des travaux persévérans des admirables ministres des finances de la restauration. Aujourd’hui, il semble que l’on veuille détruire leur œuvre : l’exercice financier n’a plus de bornes ; il se confond avec les précédera et avec les suivans ; il profite de ressources qui ne lui appartiennent pas en propre et il en lègue lui-même aux exercices postérieurs. Cette funeste habitude jette la plus profonde obscurité sur les finances publiques. Elles deviennent aussi compliquées et aussi enchevêtrées qu’elles étaient simples autrefois. En veut-on des exemples frappans ? Qu’on jette les yeux sur le tableau inséré aux pages 70 et 71 de l’exposé des motifs du budget de 1884, on y terra que nos budgets sont pleins de reports : le budget ordinaire ne mérite plus son nom. Considérons le budget ordinaire de l’exercice 1879 : il profite de diverses ressources montant à 119 millions de francs qui sont empruntés aux exercices 1875, 1876 et 1877 ; ce même budget ordinaire de 1879, après avoir été emprunteur, devient prêteur et lègue 96,207,000 francs aux budgets ordinaires de 1881 et de 1882. Le budget dit ordinaire de l’exercice 1880 reçoit, à son tour, 66 millions de recettes appartenant en propre aux exercices 1876, 1877 et 1878, puis il transmet 130 millions aux exercices 1882 et 1883. L’exercice 1881 est dans les mêmes conditions ; on le dote au budget ordinaire d’un ensemble de ressources montant à 80 millions 1/2 empruntées aux reliquats des exercices 1877, 1878 et 1879, et, en mourant, il fait héritiers les exercices 1883, 1884 et les suivans d’une somme de 111 millions. Le budget ordinaire de 1882 est aussi donataire des précédens, mais il ne pourra rien donner aux budgets postérieurs. Il en est de même des exercices 1883 et 1884. L’exercice financier, suivant la méthode nouvelle, n’a donc en quelque sorte ni commencement ni fin ; ce n’est plus un tout qui se suffise à lui-même, un être qui naisse à un moment déterminé et qui meure tout entier à un moment précis. L’exercice n’est plus qu’un mythe ou un vocable. Aussi est-il impossible, au milieu de tous ces reports, de dire, sans un minutieux examen et une grande expérience, si un exercice financier est en déficit ou en excédent et quel est le montant de cet excédent ou de ce déficit. Une même somme est successivement inscrite au budget ordinaire de trois ou quatre exercices différens. Ainsi l’exercice 1876 ayant fourni des ressources à l’exercice 1879, lequel lui-même en a fourni à l’exercice 1881, qui, à son tour, a fait des dons aux exercices 1883 et 1884, on est en droit de dire que c’est la même ressource qui a figuré quatre fois comme recette dans quatre budgets divers. Quand donc on vient nous parler d’équilibre budgétaire ou d’excédens, il y a toute vraisemblance qu’on s’abuse. Pour que l’équilibre budgétaire existât, il faudrait qu’un exercice n’eût absolument reçu aucune ressource en dehors de celles qui lui sont propres, c’est-à-dire en dehors des revenus publics qui se sont produits pendant les mois constituant l’exercice. Aucun de nos derniers exercices n’est dans ce cas, ni celui de 1881, ni celui de 1882, ni celui de 1883 ; l’exercice 1884 n’y sera pas non plus. Dans les profondes ténèbres qui résultent de tous ces reports, les ministres pas plus que les chambres et le public ne réussissent à se rendre compte de la situation réelle des finances. Il faut reprendre l’ancienne méthode, qui est la bonne : le budget ordinaire ne doit profiter d’aucune ressource qui ne soit pas propre à l’exercice auquel il s’applique, et, quand un exercice financier laisse un excédent, cet excédent a un emploi tout indiqué, à savoir la diminution de la dette flottante ; comme c’est cette dette qui s’accroît de tous les déficits, il est juste qu’elle profite, pour s’alléger, de tous les excédens. La méthode suivie depuis quelques années a un autre défaut que celui de l’obscurité : elle pousse à des emprunts incessans et occultes. Quand on vient annoncer à nos députés que tel exercice (par exemple celui de 1881) se solde par un excédent de recettes d’une centaine de millions de francs et que cette somme est à leur disposition, ils ne se rendent aucun compte de ce qu’ils font en en disposant, ils s’imaginent naïvement qu’il se rencontre quelque part, dans quelque caisse, une somme nette et liquide d’une centaine de millions en or ou en billets de banque, et que, en affectant cette somme à des dépenses diverses, ils ne modifient en rien la situation du Trésor ; c’est une grande erreur. Cet excédent, qui d’ailleurs la plupart du temps est fictif, n’existe pas sous une forme matérielle et tangible ; quand on l’affecte à des dépenses quelconques, c’est exactement comme si l’on décidait que la dette flottante, au moment où l’on émet ce vote, sera accrue d’âme centaine de millions de francs. Ainsi, quand on dit qu’un budget dont l’équilibre est difficile recevra 50, 60 ou 80 millions des reliquats des exercices antérieurs, cette façon de parler signifie, en réalité, que ce budget empruntera à la dette flottante 50, 60 ou 80 millions et la grossira d’autant.

Il n’est pas de pire condition pour se conduire que d’être aveugle, et il n’est pas de plus sûr moyen de devenir aveugle que de vivre dans les ténèbres. Les ténèbres financières sont encore grossies par la lenteur du règlement des budgets. Les anciennes règles qui il est vrai, n’ont jamais été strictement suivies, le sont de moins en moins. Notre législation budgétaire, œuvre principalement de la restauration, s’est montrée singulièrement prévoyante. C’était une sérieuse mesure de contrôle que l’on voulait prendre, quand par la loi du 15 mai 1818, on ordonnait que le règlement définitif des budgets serait, à l’avenir, l’objet d’une loi particulière qui devrait être proposée aux chambres, avant la présentation de la loi annuelle du budget. Le projet de loi de règlement ou loi des comptes doit régulièrement être présenté par le gouvernement aux chambres dans les deux premiers mois de l’année qui suit la clôture de l’exercice, soit avant le 1er mars 1883 pour le budget de 1881, lequel est clos au 31 août 1882. Jamais ces délais ne sont observés ; la loi des comptes ne paraît plus qu’une formalité sans importance ; nos chambres, satisfaites d’avoir voté des budgets tels qu’aucun peuple civilisé n’en a connu, s’endorment ensuite et n’y songent plus ; c’est le moindre de leurs soucis que de voter les lois de règlement. Nous sommes au mois de mai 1883, le projet de règlement du budget de 1882 ne peut pas être encore soumis au parlement ; les résultats que l’on entrevoit de cet exercice sont, d’après les termes mêmes du ministre, « essentiellement provisoires ; » il en est de même de l’exercice 1881 ; le projet de règlement de celui-ci devrait être prêt ; il ne l’est pas, et M. le ministre a bien soin de faire connaître que les résultats en sont aussi « essentiellement provisoires, les travaux d’apurement nécessitant un délai assez étendu. » On est un peu plus avancé pour l’exercice 1880 ; néanmoins, le projet de règlement n’est pas encore achevé : on annonce seulement qu’il « va être incessamment déposé. » Pour l’exercice 1879, le projet de règlement en a été présenté au parlement dans le courant du mois de juin 1882, c’est-à-dire avec un retard de seize mois relativement aux prescriptions législatives, et la chambre ne s’est pas encore souciée de l’examiner. Avec une singulière négligence, les chambres n’ont pas encore voté les projets de loi de règlemens des exercices 1878, 1877, 1876 et 1875. Aucun de ces budgets n’est encore réglé. Au moment où nous écrivons, les chambres ont devant elles dix budgets à la fois, les budgets de 1875 à 1879 inclusivement, dont le projet de règlement leur est soumis, les budgets de 1880 et 1881, qui sont clos et dont le projet de règlement devrait être prêt, le budget de 1882, qui n’est pas encore clos, le budget de 1883, qui est en cours, et le budget de 1884, dont le projet de prévision vient de leur être présenté. Avoir sur les bras dix budgets à la fois, c’est vraiment trop. On détruit peu à peu à la dérobée toute notre législation budgétaire si laborieusement édifiée, et on reprend une à une toutes les fâcheuses pratiques de l’ancien régime. Les finances de l’ancienne monarchie ont péri par l’obscurité et la complication : ce sont les mêmes procédés qui les ont détruites qu’on applique aujourd’hui. Un contrôleur-général du milieu du XVIIIe siècle, Silhouette, dans un rapport au roi, en date de 1759, constatait que l’enchevêtrement des années, leur confusion entre elles, le retard du règlement des comptes, étaient les principaux vices des budgets du temps : « On ne peut pas encore, disait-il, déterminer exactement ce qui est dû des années précédentes sur les diverses parties des dépenses… L’enjambement des parties les unes sur les autres et la confusion qui en résulte n’ont pas permis d’en désigner le montant avec précision. » Les règlemens de compte se faisaient attendre dix, douze, quinze ans. C’est en 1771 que sont réglées d’une manière définitive les dépenses ordonnancées en 1758 ; celles de 1761 ne le sont qu’en 1776[4]. Avons-nous le droit d’être bien sévères pour nos devanciers quand, au mois de mai 1883, nous n’avons pas encore réglé le budget de 1875 ? Avons-nous le droit de faire des reproches à leur légèreté ou de prendre en pitié leur ignorance quand nous appliquons comme eux la méthode de l’enjambement indéfini des années les unes sur les autres, et quand, dans le budget de 1884 par exemple, nous trouvons classées comme ordinaires des ressources qui ont été prises à des reliquats de l’exercice 1881, lequel lui-même les avait reçues de l’exercice 1879, qui les tenait de l’exercice 1876 ? Quelles que soient les richesses de la France nouvelle, prenons-y garde, elles ne résisteraient pas aux procédés financiers que l’on a ressusciteé de l’ancien régime.

C’est aussi une pratique et des plus condamnables de l’ancien régime que nous suivons en matière d’emprunts. Il est une méthode simple, claire, qui est celle de tous les particuliers intelligens, de tous les gouvernemens éclairés et soucieux de l’avenir. Quand ils ont besoin de ressources extraordinaires, ils empruntent au grand jour, par un contrat précis, définitif, qui fait connaître au juste la somme empruntée. C’était ainsi que l’on faisait en France autrefois. En cas de besoin, on commençait par un emprunt et l’on ne dépensait qu’après la réalisation de l’emprunt les fonds qu’il avait procurés. Nos nouveaux financiers ont changé tout cela. Quand ils veulent faire des dépenses extraordinaires, — et c’est une envie devenue chez eux une passion qui ne les lâche plus, — ils ne commencent pas par faire un grand emprunt ostensible dans des conditions nettes et connues. Ils se mettent d’abord à dépenser les sommes ; ils prennent à droite, à gauche, de tous côtés, dix millions ici, vingt millions là, autant ailleurs, à la caisse des dépôts et consignations, aux caisses d’épargne, aux trésoriers-généraux, à la Banque, ils ralentissent leurs paiemens pour se procurer les sommes disponibles et consomment ainsi les fonds de l’emprunt avant d’émettre l’emprunt. Où une pareille pratique conduit un particulier, chacun le sait ; l’emprunt public a, du moins, le mérite d’ouvrir les yeux et de faire connaître la réalité de la situation ; les petits expédiens variés auxquels on recourt pour reculer un emprunt qu’on sait nécessaire troublent la vue et entretiennent la disposition à la prodigalité. À ce jeu, l’homme le plus riche se ruine sans s’en apercevoir. C’est cependant cette tactique que suit depuis quelques années le gouvernement français. Il a été émis un emprunt de un milliard par un décret en date du 7 mars 1881. Les versemens de cet emprunt devaient se faire en cinq termes égaux, du 17 mars 1881 au 16 janvier 1882. Le public avait le droit de croire que les sommes que l’état devait recevoir concernaient des besoins propres aux exercices 1881 et 1882, des travaux à exécuter pendant ces années. Il n’en était rien. Les fonds de l’emprunt de 1881 étaient dévorés avant que le public eût souscrit ; ils étaient affectés aux dépenses des budgets extraordinaires des exercices 1879 et 1880. On avait commencé par dépenser, puis on avait emprunté ; si bien que, plusieurs mois avant le versement des derniers tenues de l’emprunt, le trésor n’était déjà plus maître des sommes qu’ils devaient lui fournir.

Depuis quatre ans, c’est par les mêmes procédés qu’on fait face aux budgets extraordinaires. C’est ce qui fit jeter, l’an dernier, un cri d’alarme à M. Léon Say en présence d’une dette flottante qui allait monter à trois milliards. C’est la même méthode cependant que l’on continue. Le ministre des finances se défend de toute pensée d’emprunt avant 1884, et cependant il est incontestable que l’on fait de grandes dépenses extraordinaires : on se procurera les ressources après ; on commence à prendre de tous côtés, comme à la petite semaine, des fonds que le public est toujours libre de retirer ; on les consolidera plus tard. On a même fait de ces expédiens une théorie : « La dette flottante n’a pas en principe, dit M. Tirard dans l’exposé des motifs de 1884, pour but d’avancer les fonds destinés à être consolidés sous forme de dette perpétuelle. Si les charges du budget extraordinaire l’exigent, elle peut et doit fournir les moyens de trésorerie nécessaires pour permettre au gouvernement de choisir, avec une complète liberté d’action, les circonstances et les moyens les plus favorables pour la réalisation définitive des capitaux affectés à ce budget. » Nous ne craignons pas de dire que peu de doctrines sont aussi dangereuses. La dette flottante fournit des moyens de trésorerie afin de laisser au ministre le choix de l’heure de l’emprunt public ; ce n’est là ni un procédé correct ni un procédé prudent. Qu’arriverait-il si l’horizon venait tout à coup à se troubler et, si les dépenses engagées et terminées, on se trouvait dans la nécessité et à la fois dans l’impossibilité d’emprunter ? C’est cette prétendue liberté d’action, ce choix de l’heure la plus favorable, qui nous a amenés, après des retards indéfinis, à faire la conversion dans les circonstances les moins propices ; cette même liberté et ce même choix pourraient nous contraindre à des emprunts publics au moment où ils seraient le plus onéreux. Ce qui fait la ruine, ce n’est pas l’emprunt, c’est la nécessité où l’on se met d’emprunter.

Dans le système nouveau, on ne sait jamais ce qu’est la dette flottante. Il y a d’ailleurs deux dettes flottantes, la dette flottante officielle, qui est assez restreinte, la dette flottante occulte, qui est énorme. On éprouve une certaine difficulté à se procurer d’une manière périodique le tableau des engagemens du trésor ; la commission du budget elle-même a de la peine à obtenir ces renseignemens précieux et indispensables. Il serait bon que, chaque mois, l’administration publiât des informations précises à cet égard. L’exposé des motifs du budget de 1884 contient, parmi ses annexes, le tableau de la dette flottante au 1er janvier 1883. C’est une date déjà bien loin de nous, et depuis lors la situation du trésor a dû incontestablement se modifier. Quoi qu’il en soit, au 1er janvier dernier, la dette flottante officielle montait, d’après ce document, à 1 milliard 676 millions de francs. C’est là un bien gros chiffre, qui se composait presque uniquement d’engagemens à vue. En effet, sur cette somme, le compte courant des caisses d’épargne montait à 878 millions, celui de la caisse des dépôts et consignations à 312 millions 1/2. Toutes ces sommes sont exigibles à chaque instant ou à peu près, malgré la clause dite de sauvegarde qui permet au trésor d’échelonner dans une certaine mesure les remboursemens aux déposans des caisses d’épargne. À ce milliard 676 millions de dette flottante officielle il convient de joindre les obligations à court terme émises pour le compte de liquidation qui doivent échoir dans l’année, à savoir 170 millions. Il est évident, en effet, que ces sommes remboursables à court délai ont presque le même degré d’exigibilité que la plupart des engagemens de la dette flottante proprement dite. Avec cette addition, la dette flottante s’élevait à 1 milliard 846 millions au 1er janvier 1883. Depuis lors, elle a dû notablement s’accroître. C’est la dette flottante en effet qui doit pourvoir au budget extraordinaire de 1883 ; c’est cette même dette qui doit supporter les 47 millions de déficit officiel de l’exercice 1882 ; c’est elle encore qui aura à faire face au déficit certain de l’exercice 1883 ; c’est elle enfin qui, sous le prétexte d’excédens des exercices écoulés, fait de véritables prêts aux budgets ordinaires des exercices en cours. Sans avoir, par le vice des renseignemens financiers, des chiffres précis sur l’état actuel de la dette flottante du trésor, il n’y a aucune témérité à penser qu’elle approchera de 3 milliards à la fin de l’année courante. C’était le chiffre d’ailleurs prévu par M. Léon Say dans l’exposé des motifs du budget de 1883, alors qu’on ignorait encore que l’exercice 1882 et l’exercice 1883 se solderaient en déficit, et que l’on n’avait pas imputé sur la dette flottante diverses dépenses ou subventions extraordinaires votées dans ces derniers mois. Ce chiffre de 3 milliards n’est certainement pas celui de la dette flottante officielle ; je ne serais pas étonné que ce dernier ne montât pas, à l’heure actuelle, à plus de 1,500 millions ; mais, pour avoir le compte des sommes que le trésor peut être, à bref délai, mis à même de rembourser, il faut y joindre les 170 millions d’obligations à court terme expirant dans l’année, et il faut y ajouter aussi les 1,200 millions de la consolidation récente des capitaux de la dette flottante. On sait en effet que, il y a quelques semaines, le Journal officiel fit connaître l’inscription au grand livre de la dette publique d’une somme de rentes amortissables destinées à produire un capital effectif de 1,200 millions de francs, lesquels étaient censés consolider une partie de la dette flottante devenue exubérante. Il ne faut pas toutefois que cette consolidation officielle rassure et soit prise au sens littéral du mot. Les 1,200 millions de rentes ainsi créés ont été remises à la caisse des dépôts et consignations pour dégager d’autant le compte courant exubérant, extravagant, que les caisses d’épargne avaient au trésor. Or, après comme avant cette consolidation, les déposans aux caisses d’épargne pourront, s’ils le jugent convenable, demander le remboursement de leurs dépôts, et le trésor se trouvera sous le même coup de l’exigibilité de cette nature de dettes. Les rentes remises à la caisse des dépôts et consignations ne dégagent ni celle-ci ni le trésor de leurs obligations envers les déposans. Elles permettront, dit-on, le cas échéant, de mettre ces titres en gage et d’obtenir des avances de la part d’établissemens de crédit et de banquiers pour rembourser les déposans s’ils se présentaient en trop grand nombre. Ce raisonnement serait juste en temps de paix et de prospérité, mais il perdrait presque toute sa portée en temps de crise nationale intérieure ou extérieure ; alors, en effet, les établissemens de crédit et les banquiers n’ont guère ni la volonté ni les moyens de faire des prêts gagés sur des titres. Au point de vue de l’exigibilité réelle des engagemens, on peut donc considérer que, malgré la consolidation récente d’une partie des capitaux de la dette flottante, le trésor se trouve toujours en face d’une somme de près de 3 milliards qu’on peut lui réclamer à chaque instant.

Une autre ressource restait au trésor, qui a été employée dans ces derniers temps, c’est le prêt de 80 millions que lui a fait la Banque de France en vertu d’une loi du 13 juin 1878. Emprunter à la Banque, en pleine paix, pour construire des hôtels de poste ou pour agrandir des ministères, c’est certes un singulier procédé. La Banque devrait rester la ressource extrême réservée aux cas de nécessité majeure où le crédit public est suspendu et où les capitaux se dissimulent. Aujourd’hui, la Banque, avec la circulation de 2 milliards 850 millions, aurait moins de liberté pour venir puissamment au secours de l’état si quelque grande crise sévissait de nouveau sur le pays. Le compte créditeur de l’état à la Banque s’est d’ailleurs considérablement réduit. Il y a deux ans, à pareille époque, le 28 avril 1881, le compte créditeur du trésor montait à 450 millions ; le 27 avril 1882, il était presque au même chiffre, 448 millions ; le 26 avril 1883, il était tombé à 142 millions ; encore avait-il fléchi davantage huit jours auparavant, descendant à 119 millions le 17 avril dernier. Ce n’est guère que le double de la somme que certains grands établissemens de crédit parisiens ont toujours en compte courant à la Banque. Le trésor a ainsi dévoré peu à peu la plus grande partie de ses réserves. La dette flottante s’est enflée à un chiffre sans précédent chez aucun peuple civilisé. Comme l’a fort bien dit M. Bocher dans une récente discussion du sénat, le gouvernement a absorbé et les 600 millions fournis par les excédons, ou les prétendus excédens des exercices de 1875 à 1882, et l’avance de la Banque de France, et les sommes que lui a procurées la réduction de son compte créditeur à la Banque. Il a emprunté en pleine paix, en grande partie pour des travaux de bâtisse, 80 millions à la Banque de France ; il a réduit des trois quarts son compte courant créditeur dans cet établissement. Cependant les déficits et les dépenses extraordinaires rendent nécessaires des ressources de plus en plus fortes : ces ressources, assure-t-on, ne manquent pas. Le gouvernement est autorisé à émettre pour 400 millions de bons du trésor, et il n’a guère profité jusqu’ici de cette faculté que pour la moitié de cette somme. Les caisses d’épargne, avec leurs dépôts toujours grossissans, lui font en compte courant des versemens de plus en plus considérables. Cela est vrai, mais ces engagemens flottans seraient singulièrement dangereux si une crise survenait. C’est l’abondance même de ces ressources faciles et précaires qui a entretenu la prodigalité de l’état. La dette flottante doit être ramenée à des chiffres plus raisonnables, et le ministre des finances, s’il a quelque souci de l’avenir, quel que soit le règlement adopté pour le prochain budget extraordinaire, ne saurait laisser s’écouler une année sans émettre un emprunt d’au moins un milliard pour dégager une situation beaucoup trop embarrassée.


III

On s’est plu jusqu’ici à considérer le budget extraordinaire, et particulièrement les dépenses pour, la construction de chemins de fer, comme la cause de tous nos maux. On a tiré de cette idée la conclusion qu’une fois un accord intervenu entre les compagnies et l’état, toutes les difficultés financières seraient aplanies, que l’ordre, les plus-values, les excédens budgétaires renaîtraient aussitôt. Dans cette conception se rencontre à côté de la vérité l’erreur. Certes l’exagération et la mauvaise direction des travaux de chemins de fer sont une des principales causes des embarras où nous sommes tombés. Il y a cependant d’autres causes aussi actives. Si l’on ne supprimait que les premières, le déficit subsisterait, quoique moindre. Le mal n’est pas localisé ; il est général. Les travaux publics mal conçus sont une de nos plaies, non la seule. Il importe de le dire, car le public, après la signature des conventions en projet, retomberait dans ses illusions, et nos finances, auxquelles on n’aurait appliqué qu’un remède partiel, continueraient à être fort malades. C’est l’esprit général de prodigalité et d’aventure qu’il faut expulser ; ce sont les propositions désordonnées dues à l’initiative parlementaire qu’il faut proscrire ; c’est la manie de créer des places, d’augmenter les traitemens qu’il faut réprimer ; c’est le goût d’une économie sévère qu’il faut mettre en honneur. On pourrait presque dire qu’il faut que députés, ministres, conseillers-généraux ou municipaux, agens des comités électoraux, toute la nation enfin, abandonnent la conception qu’ils se sont faite du rôle de l’état et des corps administratifs. C’est cette conception même qui est la cause efficace des dépenses désordonnées, des calculs inconsidérés, des déficits continus et des emprunts sans fin. Quel que soit le sort des budgets extraordinaires de l’avenir, on n’évitera pas, comme on l’a vu plus haut, un grand emprunt prochain. Si la réforme, d’autre part, ne porte que sur les budgets extraordinaires et laisse subsister tous les abus de nos récens budgets ordinaires, on sera loin d’avoir restauré nos finances.

Étudions cependant ces budgets extraordinaires qui, pour n’être pas la seule cause de nos maux, en sont une des plus puissantes. On a beaucoup reproché à l’empire les budgets de ce genre, et les mêmes hommes qui critiquaient avec tant de vivacité chez lui cet expédient l’ont repris pour leur propre compte et démesurément agrandi. On comprenait que, dans les cinq ou six années qui ont suivi la guerre, l’insuffisance de nos ressources et la nécessité de réparer les ruines qui jonchaient notre sol, de reconstituer notre armement, de refaire nos forteresses, justifiât la création à côté du budget d’un compte extraordinaire. On l’institua sous le nom de compte de liquidation ; au lieu d’un qui paraissait suffisant, on en eut deux successifs : le premier, qui s’éleva à 898 millions 1/2, et le second, qui atteint ! milliard 104 millions ; c’étaient 2 milliards, somme respectable qui eût dû, avec l’énorme dotation du budget ordinaire, suffire pour remettre sur un bon pied notre année et notre marine. Après 1878 ou 1879, on pouvait rentrer dans les bonnes habitudes budgétaires : n’avoir plus qu’un budget, le budget ordinaire, pourvoir aux travaux de chemins de fer au moyen du système de la garantie d’intérêts qui, sans grands accroissemens de charges, a si merveilleusement suffi à la création des 13,000 ou 14,000 kilomètres médiocrement productifs du nouveau réseau des grandes compagnies, renoncer à la plupart des travaux de canaux, qui sont un leurre et un gaspillage, concentrer les travaux de ports dans les quatre ou cinq grandes places maritimes de France et recourir, pour les doter, au système anglais de droits de port et de quai : voilà ce que l’on eût pu faire avec un peu d’économie et de méthode ; le budget ordinaire, bien dirigé, y eût suffi et nous aurions une dette moindre de 8 milliards.

On a préféré revenir à l’expédient corrupteur dès budgets extraordinaires ; on a porté à ce compte spécial toutes les dépenses qui gênaient pour l’équilibre du budget ; on y a mis les traitemens des fonctionnaires faisant partie des corps administratifs permanens ; on y a inscrit des rectifications de routes, des reconstructions de navires de guerre ; bref, on a reconnu le caractère extraordinaire à une foule de dépenses qui jusque-là figuraient tranquillement dans le rang des dépenses normales annuelles. On a eu cette hallucination, cette féerie, qui s’appelle le projet Freycinet et qui s’est bientôt doublée du projet Ferry pour la construction des maisons d’école. Bref, à peine introduits de nouveau dans nos finances, les budgets extraordinaires y ont pris des proportions incommensurables. L’histoire est trop connue des 8, 10 ou 12 milliards du plan Freycinet ; nous n’y reviendrons pas. Nous nous bornerons à analyser rapidement les derniers budgets extraordinaires pour montrer que les conventions projetées avec les compagnies de chemins de fer, quelques bons effets qu’elles aient, ne remédieront qu’à moitié au mal et que la réforme doit être beaucoup plus complète. L’exposé des motifs de M. Tirard, et particulièrement les tableaux insérés aux pages 36 et 37, 50 et 51, 64 et 65, sont absolument démonstratifs sur ce point.

Avant de donner quelques explications sur la répartition même des crédits portés aux budgets extraordinaires des trois derniers exercices, jetons un rapide coup d’œil sur les variations considérables des chiffres globaux de ces budgets. Les transformations qu’ils subissent sont énormes ; les écarts entre les prévisions et les réalités se chiffrent par centaines de millions, de sorte que les esprits même les plus familiers aux affaires ont de la peine à fixer dans leur mémoire l’importance de chacun de ces comptes colossaux. Voici le budget extraordinaire des dépenses de l’exercice 1880. Il est fixé par le vote du budget primitif au chiffre fort respectable de 615 millions de francs ; diverses lois postérieures viennent l’accroître et le portent à 822 millions. D’autres lois interviennent qui le réduisent en fin de compte, autant qu’on en peut juger, à 479 millions. Le budget extraordinaire de 1881 n’offre pas de moindres vicissitudes. L’évaluation première est 644 millions 1/2 ; des lois rendues au cours de l’exercice réduisent cette somme à 481 millions 1/2 ; d’autres lois, également tardives, agissant en sens contraire, portent ce budget extraordinaire à 707 millions 1/2, ce qui est le chiffre actuel. La même destinée mobile et changeante était réservée au budget extraordinaire de 1882 : les crédits alloués par le budget primitif sont de 559 millions ; mais, par des métamorphoses successives, ils s’élèvent à 783 millions pour retomber ensuite à 765. Il est impossible de suivre ces budgets extraordinaires dans leurs variations rapides : ce sont des protées. On a chargé l’état de tant de soins que les sommes mises à sa disposition ne suffisent pas pour y pourvoir, et, d’autre part, l’ensemble des crédits mis chaque année à la disposition des administrations est tellement énorme que, quelle que soit la gloutonnerie de chacune d’elles, elles ne peuvent les dépenser totalement : les annulations de crédits et les reports sur les budgets extraordinaires montent à des centaines de millions chaque année. Aussi députés, sénateurs, ministres, comptables, ordonnateurs, personne ne se rend compte, à quelques dizaines de millions près, de ce que l’état dépense chaque année.

C’est que c’est un ménage effroyablement vaste et compliqué que celui des budgets extraordinaires de l’état. Ceux qui croient que les chemins de fer seuls y figurent se trompent singulièrement. Le budget extraordinaire de 1880, qui s’élève, on l’a vu, au chiffre de 479 millions 1/2, se décompose comme il suit : 1,500,000 francs pour le ministère des finances, près de 3 millions pour celui de l’intérieur, 1,100,000 francs pour celui des postes, un ministère nouveau qui a l’appétit dévorant de la jeunesse, 108 millions pour le ministère de la guerre, 19 pour celui de la marine, 346 millions 1/2 pour celui des travaux publics ; un tiers environ de cette dernière somme est prise pour les travaux de routes, de ports, de canaux, d’amélioration des rivières, de sorte que la moitié seulement du budget extraordinaire de 1880 est consacrée aux entreprises de chemins de fer. Il en est à peu près de même pour 1881. Sur les 707 millions auxquels est provisoirement fixé le budget extraordinaire de cet exercice, 11 millions sont pris par le ministère des postes, 135 1/2 par celui de la guerre, 24 par celui de la marine ; le ministère des arts, cet enfant si rapidement enlevé à la vie, comme Gargantua naissant a exigé sa pâture et a trouvé le moyen de se faire inscrire pour 9 millions au budget extraordinaire de 1881 ; le ministère, fort jeune aussi, mais plus résistant, de l’agriculture, a obtenu 5 millions ; enfin 521 millions, soit un peu plus des 4 septièmes de l’ensemble de ce budget extraordinaire, sont alloués au ministère des travaux publics ; mais si l’on déduit les travaux de routes, de rivières, de ports, de canaux, la part des chemins de fer ne reste plus fixée à peu près qu’à la moitié du total des crédits extraordinaires de cet exercice. Les crédits pour 1882 se distribuent à peu près dans les mêmes proportions : sur les 765 millions qui forment provisoirement la dotation du budget extraordinaire de cet exercice, 169 vont au ministère de la guerre, 311/2 à celui de la marine, 11 aux postes et télégraphes, 10 aux beaux-arts, 6 millions 1/2 à l’agriculture, quelques centaines de mille francs à l’intérieur, 536 millions 1/2, soit moins des 5 septièmes du tout, aux travaux publics ; mais les ports, l’amélioration des rivières, les canaux entrent pour leur bonne part dans ce chiffre, de sorte, que pour le budget extraordinaire de 1882, comme pour les précéderas, c’est la moitié seulement des crédits qui concernent les chemins de fer : Voilà un point qui est bien constaté et qu’il ne faut pas perdre de vue. Il détruit l’illusion si générale que des conventions nouvelles avec les compagnies de chemins de fer suffiraient à restaurer nos finances. Ce serait un acheminement vers cette restauration, mais la moitié du chemin resterait encore à faire.

Ces conventions sont le prélude nécessaire du rétablissement du bon ordre financier ; toutefois, il ne faudrait pas s’arrêter après le prélude. Il est naturel que l’on étende encore le réseau des voies ferrées de la France ; mais il ne faut pas s’imaginer que, parce que nous aurons créé 10,000 ou 15,000 kilomètres de voies ferrées de plus, nous accroîtrons notablement la richesse du pays. Nous possédons à l’heure actuelle près de 30,000 kilomètres en exploitation (exactement 28,802 au 18 mars dernier). Chaque nouveau kilomètre que nous construirons n’aura pas la dixième partie de l’effet utile de chacun des kilomètres aujourd’hui exploités. L’Angleterre, pour une population presque égale à la nôtre (35,279,000 habitans contre 37,672,000) ne possède qu’un réseau équivalent au réseau français (18,180 milles, soit 29,379 kilomètres en 1881). Elle se contente de ce réseau ; elle ne construit pour ainsi dire plus de chemins de fer, considérant aujourd’hui cette dépense comme presque stérile. En 1880, l’on n’y a ouvert à la circulation que 247 milles nouveaux, soit 399 kilomètres. Dans les onze dernières années, les constructions de voies ferrées n’ont atteint dans les trois parties du Royaume-Uni que 2,643 milles, ou 4,276 kilomètres, moins de 400 kilomètres en moyenne par année. Nous devrions nous contenter de ce chiffre ; si l’on veut aller jusqu’à l’ouverture de 500 ou 600 kilomètres par an, c’est le maximum. La construction d’une étendue pareille représente une dépense de 150 millions de francs environ ; c’est tout ce dont les grandes compagnies peuvent se charger, sans grever énormément l’état du fait de la garantie d’intérêts. Il ne faut pas oublier que les compagnies ont, en dehors des lignes nouvelles, des dépenses considérables de premier établissement à effectuer chaque année, des doubles voies à créer, des gares à agrandir, du matériel à augmenter ou à améliorer, et que ces besoins représentent une somme d’au moins 150 à 200 millions annuellement. Il faut noter enfin que la proportion des frais d’exploitation des compagnies va toujours en croissant, ce qui est naturel, par l’augmentation du nombre des trains, l’accroissement de la vitesse, la hausse des salaires. La situation économique du pays ne comporte pas, d’ailleurs, des travaux publics entrepris sur l’échelle gigantesque où on les a conçus. L’agriculture manque de bras ; les chantiers gouvernementaux ou communaux en attirent un trop grand nombre. Le cadeau le plus utile à faire à l’agriculture, c’est moins encore de la dégrever que de ne pas lui arrachée les ouvriers qui lui sont nécessaires. On affirme que les négociations entre l’état et les compagnies, sont sur le point d’aboutir ; nous le souhaitons. Le gouvernement aurait renoncé à quelques-unes de ses exigences les plus déraisonnables ; il ne demanderait plus une baisse considérable des tarifs, La discussion porterait sur un point tout à fait nouveau ; les ministres, s’inspirant d’idées protectionnistes, voudraient faire des tarifs des chemins de fer une sorte de complément, d’auxiliaire ou de correctif des tarifs des douanes, relever les tarifs d’importation ou de transit, diminuer ceux d’exportation, Faire intervenir la politique protectionniste dans la fixation des tarifs de transports, ce serait une imprudence et une faute dont la France ne tarderait pas à être la victime, au grand profit d’Anvers, du Saint-Gothard et de Gênes. Nous aimons à croire que le gouvernement renoncera encore à cette prétention. Alors, si l’on se contente de faire 500 ou 600 kilomètres de chemins de fer nouveaux par année, si l’on consacre ainsi un quart de siècle à l’exécution du plan Freycinet, si même pour ralentir un peu moins l’exécution de ce fameux programme, on se décide à soumettre au régime de la voie étroite une partie des voies ferrées projetées, on aura réglé, au grand avantage du budget, la question à la fois si simple et si intentionnellement compliquée du régime des voies ferrées.

Néanmoins le budget extraordinaire persisterait avec des chiffres de 3 ou 400 millions par année. La guerre, la marine, les postes, les rivières, les canaux, les ports, les chemins vicinaux, les écoles, se partageraient encore avidement ces 3 ou 400 millions. Ce serait un abus qui maintiendrait l’enchevêtrement et les embarras de nos finances. Le budget extraordinaire doit complètement disparaître. Rien ne le justifie plus. Comprend-on, par exemple, le budget extraordinaire du ministère de la guerre treize ans après la paix, car nous parlons ici du budget de 1884 et des suivans ? Est-ce que les 2 milliards des deux comptes de liquidation et le demi-milliard prélevé sur les budgets extraordinaires de 1880, 1881, 1882 et 1885 n’auront pas abondamment fourni les ressources nécessaires pour notre armement, la reconstitution de notre matériel et l’achèvement de nos places fortes ? Le maintien d’un budget extraordinaire de la guerre, qui se joint aux 605 millions que le budget ordinaire alloue généreusement à cette administration, est un encouragement au gaspillage : c’est plutôt une cause de désorganisation ; les ministres et leurs subordonnés sont poussés par cette surabondance de ressources à toutes sortes d’essais mal étudiés, à des dépenses mal combinées ; ils sont en quelque sorte dispensés d’avoir un plan, un programme, de l’esprit de suite et de l’ordre. Le budget extraordinaire de la marine doit disparaître comme celui de la guerre ; peut-être sera-t-il nécessaire pour ce département d’élever de quelques millions les crédits du budget ordinaire. Un budget extraordinaire des beaux-arts ne se conçoit pas. Pour les postes et les télégraphes, l’honorable M. Cochery a fait preuve d’un zèle très louable, mais qui a coûté très cher et qui maintenant peut se calmer.

Nous ne connaissons pas de dépenses plus mal conçues et plus complètement stériles que celles que l’on consacre aux canaux et à toutes les petites criques ou tous les petits ports qui sont éparpillés sur nos côtes, de Saint-Jean de Luz à Dunkerque et de Port-Bou à Villefranche. Des canaux partout, des ports partout, des canaux qui ne transporteront rien pour la plupart, que les chemins de fer, par des abaissement de tarifs, maintiendront vides le lendemain du jour où ils seront terminés ; des ports en quantité, plusieurs centaines, où tous les mois peut-être entrera quelque goélette ou quelque brick, restes d’une marine d’autrefois, qui sont destinés à disparaître avant dix ans. Il semble que ceux qui ont fait les plans des projets de canaux et de ports se soient inspirés de l’idée d’un des personnages comiques de Molière, Dans l’acte III des Fâcheux, Ormin poursuit Éraste afin qu’il appuie auprès du roi un projet magnifique :


Cet avis dont encor nul ne s’est avisé
Est qu’il faut de la France, et c’est un coup aisé,
En fameux ports de mer mettre toutes les côtes.


Ce conseil burlesque, on prétend aujourd’hui le suivre. On veut mettre les côtes de France tout entières en ports. Il y en aura cent ou deux cents, peut-être plus. Chaque mauvaise crique obtient de l’état quelques millions ; le tout monte à 500 millions, si ce n’est plus. Qu’on renonce à cette dispersion des crédits. Avec les changemens opérés dans la navigation, il suffit à un pays comme la France de deux grands et bons ports sur chaque mer : Bordeaux et Nantes, le Havre et Dunkerque, Cette et Marseille. Si, dans les intervalles, cinq à six ports de second ordre méritent encore quelque intérêt, c’est le maximum. Ces places maritimes, en petit nombre, doivent être fortement outillées : on peut y arriver sans sacrifices budgétaires en empruntant la méthode anglaise. Comment les Anglais font-ils des ports, et ils ont les plus beaux du monde ? En accordant aux municipalités, aux chambres de commerce, aux corporations le droit de percevoir sur les navires des droits de quai, d’entrée ou de stationnement, dont le total sert à payer l’intérêt et l’amortissement des travaux entrepris. Prenons cette méthode, c’est la bonne. En France, nous sommes malheureusement poursuivis d’une double manie : celle de la gratuité et celle de l’égalité. Tout doit être gratuit ou presque gratuit, les ports, les écoles, les transports, bientôt le logement, le vêtement, etc. Quant à l’égalité, il faut qu’elle existe en tout, pour les choses comme pour les hommes ; la montagne aride et isolée doit avoir son chemin de fer à large voie tout comme la vallée, la plus riche et la mieux située ; toute mauvaise crique a le droit de se plaindre si on ne la traite pas comme Le Havre ou Marseille.

Pour restaurer nos finances, il faut deux mesures capitales : l’une est de supprimer complètement le budget extraordinaire, l’autre est de mettre un terme aux abusives influences parlementaires et électorales qui, en quatre années, ont accru de 400 millions environ les crédits ordinaires des administrations publiques. C’est ainsi que l’on a substitué des déficits de 150 à 200 millions aux excédens de 100 ou 120 millions de francs dont nous jouissions jusqu’à 1880 ; c’est ainsi qu’on a presque supprimé tout amortissement. Aujourd’hui les remèdes partiels et anodins sont insuffisans ; la conversion, qui a privé les rentiers de 34 millions, ne prêtera à nos budgets qu’un secours dérisoire si l’on ne recourt pas à beaucoup d’autres moyens qui demandent autant de résolution et plus de persévérance. La signature même des conventions avec les grandes compagnies de chemins de fer n’apportera qu’un allégement momentané et trompeur si l’on se borne là. Ce sont toutes nos idées administratives, toute notre conception générale du rôle de l’état et des communes, tous les procédés financiers suivis depuis cinq ans, qu’il faut définitivement abandonner. Il ne s’agit plus aujourd’hui de savoir quels dégrèvemens l’on fera ; nous sommes presque amenés à la question inverse : Quels impôts nouveaux établira-t-on ? Il est encore temps d’échapper à cette fâcheuse nécessité ; la France a des ressources qu’elle retrouvera grandissantes le jour où l’on aura renoncé au budget extraordinaire, à l’accroissement incessant des dépenses des administrations et au socialisme d’état. Le danger est dans les hésitations et les atermoiemens. C’est un régime sévère, une abstinence sérieuse qui peuvent seuls rétablir l’équilibre de nos budgets et éloigner d’un pays déjà écrasé d’impôts le fléau de taxes nouvelles.


PAUL LEROY-BEAULIEU.

  1. Voyez la Revue du 1er avril 1882.
  2. Voyez la Revue du 1er novembre 1882.
  3. Voyez la Revue du 1er avril 1882.
  4. Voir notre Traité de la science des finances, tome II, Généralités sur le budget.