Revue des Deux Mondes2e période, tome 39 (p. 194-219).
LE
BUDGET DE 1863

Le corps législatif examine et va discuter le budget de 1863 dans des circonstances qui appellent sur ses travaux et sur ses votes l’attention particulière du pays. Au point de vue financier, de grands changemens se sont accomplis dans l’ordre moral et dans l’ordre matériel, dans la législation et dans les faits, depuis la dernière session. Un document remarquable a vivement éclairé la situation financière du pays en signalant à tous, au corps législatif en particulier, les périls qui résultent d’un contrôle insuffisant et de l’entraînement des dépenses utiles. Un sénatus consulte du 31 décembre 1861 a supprimé les crédits extraordinaires et supplémentaires, remplacés par des viremens, et établi le vote par sections du budget de chaque ministère. Il sera désormais pourvu aux dépenses extraordinaires — pour lesquelles les viremens n’offriraient pas de ressources suffisantes — au moyen de budgets rectificatifs et supplémentaires. Le projet de loi portant fixation du budget de 1863 a partagé ce budget en budget ordinaire et en budget extraordinaire, une conversion partielle de la rente 4 1/2 pour 100 a donné l’espoir d’une diminution de la dette flottante; mais le chiffre élevé des dépenses déjà faites et la résolution qui paraît avoir été prise de n’opérer aucune réduction importante dans les dépenses futures ont rendu nécessaire la proposition de nouvelles taxes s’élevant ensemble à 108 millions environ. En demandant ce sacrifice au présent, en faisant peser sur l’avenir le fardeau d’une conversion onéreuse, on a, par une résolution qui ne saurait être trop approuvée, pris l’engagement de ne pas recourir à l’emprunt pour l’alignement des budgets et de réserver scrupuleusement cette ressource pour les circonstances extraordinaires. D’ailleurs les plans de réforme économique intérieure ont été ajournés, et les charges nouvelles qui remplacent la réforme doivent, toutes compensations faites, excéder de 80 millions environ celles que la France supportait avant la conclusion du traité avec l’Angleterre[1]. Enfin d’un concours de causes diverses est née une crise industrielle et commerciale que les plus rassurés s’estimeraient heureux de ne voir ni s’aggraver ni s’étendre. C’est dans de telles circonstances que va s’ouvrir la discussion du budget. Que ces circonstances soient graves et que cette gravité soit comprise, c’est ce dont ne peut douter quiconque a suivi les dernières discussions de l’adresse. De grands devoirs sont donc imposés à tous : au gouvernement, qui se déclare prêt désormais à montrer plus de circonspection dans ses entreprises, moins de précipitation dans l’accomplissement de ses désirs, quelque utiles qu’il les juge; au corps législatif, qui doit se placer par son indépendance et sa fermeté à la hauteur de ce que le gouvernement lui demande et de ce que le pays espère; à tous ceux enfin qui, en quelque lieu et sous quelque forme que ce soit, discutent de si grands intérêts.


I.

M. Magne disait au corps législatif dans la séance du 18 mars 1861 : « Les finances de l’état ne peuvent être appréciées qu’à un point de vue comparatif, il n’y a rien d’absolu dans la situation financière d’un pays; on ne peut savoir si elle est bonne ou mauvaise qu’en la comparant soit à une autre époque dans le même pays, soit avec d’autres pays. » Ces comparaisons ont été de tout temps nécessaires; elles le sont plus que jamais aujourd’hui, car la nouvelle division du budget, la classification séparée des dépenses sur ressources spéciales (qu’on a fort improprement appelée un budget d’ordre)[2] pourraient accréditer de singulières erreurs dans ce public nombreux qui saisit quelques chiffres au passage, les grave dans sa mémoire et cherche rarement à se rendre un compte exact de la signification réelle de ces chiffres. Ainsi le budget ordinaire de 1863 offre, en prévisions de dépenses, un total de 1,729,897,877 fr., et ceux qui se rappellent que les derniers budgets de la monarchie constitutionnelle ont été présentés entre 1 milliard 300 millions et 1 milliard 400 millions de francs, réglés entre 1 milliard 500 millions et 1 milliard 600 millions de francs, que le budget de 1862 s’élevait à 1 milliard 969 millions de francs, ont à procéder à une double opération avant de posséder le véritable chiffre correspondant de l’exercice 1863.


Aux dépenses du budget ordinaire de 1863, qui s’élèvent à 1,729,897, 877 fr.
il faut ajouter : 1° les dépenses sur ressources spéciales 223,037,785
2° les dépenses du budget extraordinaire 138,870,000
ce qui donne un budget total de 2,091,805,662 fr.

Ce total dépasse de 122 millions le budget voté de 1862[3], — de 525 millions le budget réglé de 1846, — de 462 millions le budget réglé de 1847. Une comparaison si générale ne suffit pas; elle ne permet ni d’apprécier avec équité les dépenses, ni d’indiquer avec discernement les économies réalisables : quelques tableaux seront donc destinés à rapprocher les principaux élémens du budget de 1847 de ceux du budget de 1863. Le budget de 1847 a été choisi à dessein, c’est le dernier et le plus élevé des budgets de la monarchie parlementaire, il n’a été réglé définitivement qu’après la révolution de février, et ce règlement, qui servira de base aux calculs, a présenté un découvert considérable. C’est à ce budget réglé que sera comparé le budget présenté pour 1863.

Les lois de finances du 3 juillet 1846 avaient établi le budget de 1847 sur les bases suivantes :

¬¬¬

Dépenses ordinaires et extraordinaires 1,458,000,000 fr.
Recettes ordinaires et extraordinaires 1,357,000,000
Excédant présumé des dépenses 98,000,000 fr.

Diverses lois votées dans la même session changèrent ainsi ces chiffres : ¬¬¬

Dispenses ordinaires et extraordinaires 1,532,000,000 fr.
Recettes ordinaires et extraordinaires 1,359,000,000
ce qui fixait l’excédant présumé des dépenses à 173,000,000 fr.
Enfin le règlement définitif a porté les dépenses à 1,629,000,000
les recettes à 1,372,000,000
laissant un découvert total de[4] 257,000,000 fr.

et présentant un excédant de 97 millions de dépenses sur les prévisions et les votes législatifs.


Chacun sait que l’année 1847 a été une année exceptionnelle pai- une triple crise alimentaire, financière et industrielle. Cependant 177 millions ont été consacrés aux travaux extraordinaires. Quant à l’amortissement, sur les 113 millions que le trésor devait verser à la caisse pendant l’exercice, 3â millions ont été employés en rachats directs de rentes, et 79 millions ont été consolidés.

Pour bien faire comprendre à quel point un des budgets actuels peut varier dans les diverses phases qu’il doit traverser, il suffit de rappeler que le budget de 1860, voté à 1 milliard 825 millions, est réglé par le compte provisoire à 2 milliards 167 millions, avec une différence entre les prévisions et la réalité de 342 millions ; en 1859, la différence a été de 432 millions. On voit donc quelle distance sépare souvent un budget présenté d’un budget réglé. Il faut entrer maintenant dans quelques détails sur les recettes et les dépenses des deux époques. ¬¬¬

BUDGET DES RECETTES. 1863. 1847
CONTRIBUTIONS DIRECTES RECETTES EN PRÉVISION. RECETTES REALISEES.
Fonds généraux 304,847,500 f 202,091,711 f
Fonds spéciaux des départemens et des communes, et produits éventuels 223,037,735 131,343,849
Enregistrement, timbre et domaines 410,475,016 271,496,058
Produits des forêts et de la pêche 44,433,500 29,434,929
Douanes, sels, sucres indigènes, coloniaux et étrangers. Budget ordinaire 211,355,000
« Budget extraordinaire 68,370,000 279,725,000 238,155,104
Contributions indirectes[5] 476,791,000 267,857,674
Postes 66,452,000 53,287,106
Produits divers 80,243,816 53,142,833
Ressources extraordinaires[6] 70,500,000 29,578,096
Réserves de l’amortissement 150,858,901 «
Total des recettes[7] 2,107,414,518 f l,372,387,450 f
Différence en plus pour 1863 735,027,058
Mais, le règlement définitif du budget de 1847 ayant présenté un découvert de 257,290,630
il en résulte que si le budget de 1863 (ce qui n’est guère probable) se règle sans dépenses autres que celles qui ont été prévues et sans affectation de nouvelles ressources, ce budget excédera encore celui de 1847 de 477,736,429

Voici maintenant les dépenses; mais avant tout je veux donner un renseignement à l’adresse de ceux qui se plaignaient autrefois de ne pas avoir un gouvernement à bon marché. Ils verront que ce n’est pas toujours sous ce rapport qu’un pays gagne aux révolutions. ¬¬¬

1863 1847
Liste civile[8] 25,000,000 f 12,000,000 f
Princes et princesses 1,500,000 1,300,000
Dépenses des deux chambres 9,419,000 1,530,000
Conseil d’état 2.277,700 813,800
Cour des comptes 1,515,100 1,262,895
Ministres et administration centrale des ministères. 18,204,356 14,622,911
Conseil privé 300,000 »
Ministres sans portefeuille 316,000 »
58,532,156 f 31,529,606 f
Différence en plus 27,003,550 f

Les pouvoirs de l’état, le gouvernement proprement dit, l’administration centrale, coûtent à la France à peu près le double de ce qu’étaient, il y a quatorze ans, les dépenses correspondantes.

¬¬¬

RÉCAPITULATION DU BUDGET DES DÉPENSES. 1863. (Prévisions.) 1847. (Budget réglé)
Dette publique et dotations 666,809,709 f 399,421,628 f
Services des ministères[9] 808,014,839 814,915,117
Frais de régie et de perception 224,667,829 154,306,363
Remboursemens, non-valeurs, primes, etc. 30,405,500 83,583,556
Total du budget ordinaire de 1863 1,729,807,871 f
Budget des départemens et des communes 223,037,785
Budget et travaux extraordinaires 138,870,000
Travaux extraordinaires » 177,451,425
Total des dépenses ordinaires et extraordinaires 2,091,805,660 f 1,629,678,089 f
Différence en plus pour 1863 462,127,571 f

Il faut encore une fois remarquer que la somme de 1 milliard 629 millions forme pour 1847 le total d’un budget réglé ; les 2 milliards 91 millions de 1863 sont une prévision. Or les budgets de 1860 et de 1861, qui ne sont pas encore réglés, paraissent devoir présenter, entre le chiffre primitif des dépenses votées et celui des dépenses définitives, une différence, pour les deux exercices, de plus de 600 millions. Le budget de 1860, fixé par la loi de finances du 11 juin 1859 à 1 milliard 825 millions, figure au compte provisoire de l’administration des finances pour 2 milliards 167 millions, d’où résulte une différence de 342 millions entre les dépenses faites et les prévisions. Quoique les ressources réalisées pour faire face à cet excédant de dépenses aient dépassé de 200 millions les prévisions du budget, le découvert serait encore de 142 millions, si des annulations de crédit ne semblaient devoir réduire ce découvert à 104 millions.

Le budget de 1861, sur lequel ne sont encore publiés aucuns renseignemens officiels, présentera, sur les premières prévisions, un excédant de dépenses à peu près égal. Dans son mémoire à l’empereur, M. Fould annonçait des crédits extraordinaires pour plus de 200 millions. Malgré un excédant de 79 millions sur les prévisions de recettes, le rapport à l’empereur qui précède le budget de 1863 prévoit pour 1861 un découvert probable de 181 millions, sauf réductions pouvant résulter des annulations de crédits. Il est malheureusement trop probable que ce découvert sera dépassé, et que l’excédant des dépenses sur les prévisions ne se bornera pas aux 200 millions dont parlait M. Fould.

De 1852 à 1861, sans une seule exception, le règlement des budgets a fait ressortir un excédant de dépenses considérable sur les prévisions. En faisant le calcul pour les dix années, on arrive à 3 milliards; abstraction faite des années de la guerre de Crimée et de la guerre d’Italie, la moyenne annuelle reste au-delà de 200 millions. Le règlement définitif du budget de 1863 dépassera donc de beaucoup, il n’est pas permis d’en douter, les 2 milliards 91 millions qu’on demande au corps législatif de voter. La suppression des crédits extraordinaires et supplémentaires et le remplacement de ces crédits par les viremens ne peuvent, je crois l’avoir prouvé[10], supprimer les causes qui forçaient de recourir à ces crédits, et, tant que ces causes subsisteront, il faut s’attendre à en avoir les résultats, sous quelque forme et sous quelque nom que ce soit. Ce sera certainement une amélioration que l’obligation de présenter des budgets rectificatifs supplémentaires, mais est-ce là un frein suffisant? Que pourra faire le corps législatif lorsque, l’exercice du droit de virement ayant épuisé les ressources du budget voté, on viendra lui présenter des lois spéciales pour faire face à des dépenses comme celles de la guerre du Mexique, de l’expédition de Cochinchine, ou d’autres entreprises commencées? Il ne pourra faire autrement que de voter les fonds.

Croire que l’élévation des budgets présentés, quelle qu’elle soit, suffira pour prévenir le recours à des lois spéciales destinées à pourvoir à des besoins imprévus, ce serait se faire une illusion volontaire. Si le corps législatif n’y met obstacle, n’est-il pas possible que l’entraînement des dépenses utiles ne dispose trop à recourir à la présentation de ces lois, comme on s’était habitué aux crédits extraordinaires, malgré beaucoup de promesses d’une part, malgré beaucoup de protestations de l’autre, malgré les observations de la cour des comptes elle-même sur l’irrégularité de certains crédits et de certains viremens?

Ceux qui se récrient devant les 2 milliards 91 millions du budget de 1863 semblent oublier que le règlement des budgets de 1860 et de 1861 approchera, pour l’un, de 2 milliards 200 millions, et pour l’autre dépassera peut-être cette somme. Quelle raison y a-t-il de penser qu’il n’en sera pas de même lors du règlement de celui de 1863? Pourquoi ne ferait-on pas une part aussi large aux circonstances extraordinaires? Il y a les promesses faites et des intentions excellentes, personne n’en doute, mais ce n’est pas assez.

Lorsqu’on compare les budgets de 1847 et de 1863, les enseignemens arrivent en foule. Donnons quelques exemples. Les dépenses départementales, couvertes par des contributions spéciales, par des centimes additionnels, se sont accrues de 35 millions :


¬¬¬

BUDGET SUR RESSOURCES SPECIALES. 1863 1847
Dépenses des départemens imputables sur le produit des centimes additionnels et du fonds commun et sur les produits éventuels 36,686,250 f 32,613,498 f
Dépenses imputables sur le produit des centimes facultatifs. 18,602,360 12,548,724
Dépenses sur le produit des centimes additionnels extraordinaires imposés en vertu de lois spéciales 30,786,000 19,192,900
Dépenses des chemins vicinaux sur centimes spéciaux et ressources éventuelles 26,182,610 21,783,900
121,182,010 f 86,192,022
Différence en plus 35,013,588 f

Ce sont là, en grande partie, je ne le conteste nullement, des dépenses nécessaires, sur lesquelles d’ailleurs l’état n’exerce pas un contrôle direct. Il ne résulte pas moins d’une augmentation de ces dépenses un accroissement de charges pour les contribuables.

L’armée, la flotte et l’Algérie figurent, en prévisions, au budget ordinaire et au budget extraordinaire de 1863, pour 565 millions; les mêmes services ont coûté 482 millions en 1847. La différence est de 83 millions; mais, sur les 482 millions de 1847, 43 millions ont été consacrés à des travaux extraordinaires, tandis que, même en supposant que les sommes portées au budget extraordinaire de 1863 aient et gardent le même caractère, ces sommes ne s’élèvent qu’à 30 millions. En résumé, les dépenses ordinaires de l’armée, de la flotte et de l’Algérie ont été réglées pour 1847 à 439 millions[11], et sont prévues pour 1863 à 535 millions, ce qui laisse pour différence un total de 96 millions. Qui pourrait prédire, après avoir jeté un coup d’œil sur les crédits extraordinaires des dernières années, ce que deviendra en 1865 le règlement définitif de ce budget?

Les travaux publics de 1847 ont employé 177 millions sur un budget de 1 milliard 629 millions, soit 10,8 pour 100; le budget extraordinaire tout entier de 1863 est de 138 millions sur 2 milliards 92 millions, soit 6 pour 100, Enfin en 1847 34 millions ont été consacrés par l’amortissement au rachat direct de rentes, 79 millions ont été consolidés; en 1863, les 150 millions de l’amortissement sont portés en recette.

Le chapitre de la dette publique exige quelques développemens.

¬¬¬

1863. 1847.
Dette consolidée et amortissement 466,342,212 f 288,325,617 f
Intérêts des emprunts spéciaux pour canaux, chemins de fer et travaux divers, y compris l’intérêt et l’amortissement des obligations trentenaires 27,943,627 9,957,796
Intérêts de capitaux remboursables à divers titres, intérêts de la dette flottante, des cautionnemens, etc 53,300,832 25,000,000
Dette viagère, pensions civiles et militaires, secours, etc. 74,696,267 55,890,003
Supplément à la dotation de la Légion d’honneur 8,517, 771 »
Total[12] 630,890,709 f 379,172,816 f
Différence en plus pour 1863 251,717,893 f

¬¬¬

La somme inscrite pour le service de la dette consolidée au budget de 1863 s’élève à 466,343,212 fr.
Pour avoir le chiffre de la dette active, il faut : 1° Retrancher la dotation de l’amortissement 99,210,286 fr.
— les rentes rachetées appartenant à la caisse d’amortissement.... 51,648,615
Ensemble 150,858,901 fr. 150,858,901 fr.
315,483,311 fr.
2° Ajouter pour la consolidation des obligations trentenaires 12,000,000
Total des rentes actives 327,483,311 fr.
En 1847, la dette consolidée figurait au budget pour 288,325,017 fr.
En déduisant la dotation de l’amortissement 48,886,565 fr.
— les rentes de l’amortissement 64,390,115 413,276,680
Il restait pour les rentes actives 175,048,337 fr.
Elles s’élèvent aujourd’hui à environ 327,483,311
Elles se sont donc accrues depuis lors de 152,431,974 fr.

Ces comparaisons, que je ne pousserai pas plus loin, seront utilement complétées par un aperçu des résultats généraux des budgets de 1830 à 1848, rapprochés de ceux de 1852 à 1861. On y verra d’un seul coup d’œil quelle a été, dans chaque période, la différence entre les prévisions et les dépenses effectuées, ou, ce qui revient au même, quelle a été la somme totale des crédits extra-budgétaires :


Dépenses prévues et votées Dépenses définitives Excédant des dépenses sur les prévisions.
Période de 1831 à 1848.
Total des dix-sept années 20,596,000,000 fr. 21,884,000,000 fr. 1,249.000,000 fr.
Moyenne annuelle 1,212,000,000 1287,000,000 73,660,000
Période de 1852 à 1861.
Total des neuf années 14,828,000,000 17,767,000,000 2,939,000,000
Moyenne annuelle 1,047,000,000 1,973,000,000 326,000,000

Après s’être élevées de 1 milliard 219 millions (en 1831) à 1 milliard 629 (en 1847) dans l’espace de dix-sept ans, les dépenses ont monté, dans les neuf dernières années, de 1 milliard 513 millions (en 1852) à 2 milliards 167 millions (en 1863). La différence entre la première et la dernière année de la première période est de 410 millions; elle est de 654 millions entre la première et la dernière année de la seconde période. Il est naturel que les dépenses d’un grand pays s’accroissent en même temps que ses ressources se développent[13]. Tout homme de bonne foi reconnaîtra l’existence de cette loi générale, se bornant à trouver que la marche ascendante a été trop rapide. D’ailleurs deux conditions manquent absolument pour que cette loi de progression normale puisse être invoquée comme justification suffisante. Ce n’est pas au moyen des ressources ordinaires du pays qu’il a été pourvu aux excédans de dépenses des dix dernières années; c’est au moyen des emprunts, c’est au moyen des 3 milliards ajoutés à la dette publique. En outre l’amortissement a cessé de fonctionner, et les impôts ont été augmentés, non pas seulement dans le produit, ce qui pourrait n’être qu’un signe d’accroissement de la richesse publique, mais dans la quotité et dans l’assiette. Sous ce rapport, nous ne sommes pas au bout, et s’il n’avait pas été fait de si fréquens et si énormes appels au crédit, le recours à l’impôt aurait dû depuis longtemps déjà être plus considérable qu’il ne l’a été. On a cherché à reculer cette nécessité, et afin de rendre le présent moins lourd, on a rejeté sur l’avenir la presque totalité de charges dont il n’est pas certain que l’avenir recueille, pour la grandeur et la prospérité de la France, tous les avantages qu’on fait briller à nos yeux. Quoi qu’il en soit, la dette publique a pris des proportions si élevées, que le gouvernement, reculant avec raison devant de nouveaux emprunts, sa trouve placé entre l’économie et les impôts, et jusqu’à ce moment c’est pour les impôts seuls qu’il se prononce. S’il persévère dans cette voie, le tableau qui précède peut servir à montrer où nous marcherons. La troisième colonne indique l’excédant des dépenses faites sur les prévisions des budgets, et par conséquent sur les ressources normales de l’état, soit, en d’autres termes, les erreurs ou les mécomptes dans les appréciations. Ces erreurs, ces mécomptes, se résument en allocations supplémentaires et extraordinaires, soit que le gouvernement obtienne ces allocations par des décrets tardivement soumis à la sanction du corps législatif, soit qu’il les demande à des lois spéciales, ainsi que le prescrit le sénatus-consulte du 31 décembre 1861. On comprend donc aisément que la charge pèse lourdement sur des années même dont les budgets sont considérés comme s’étant soldés en excédant, c’est-à-dire sur des années où les recettes opérées, à quelque titre que ce soit, ont fini, malgré l’imprévu, malgré les mécomptes éprouvés dans les prévisions, par faire plus que balancer les dépenses. Ce résultat final prouve simplement que des ressources imprévues ou créées extraordinairement, après avoir comblé le déficit, ont laissé un certain boni définitif. Quand les excédans sont la conséquence d’augmentations du revenu public par la plus-value du produit des impôts existans, le mal n’est pas grand; mais quand des excédans sont dus à des reliquats d’emprunts ou à d’autres ressources extraordinaires, loin d’être rassurans, ils sont un vrai péril, car ils disposent à dépenser au-delà du revenu normal. Il ne faut donc pas trouver dans l’équilibre seul des budgets la preuve d’une bonne administration financière. L’équilibre peut s’acheter par des impôts ou par des emprunts; il n’a de signification réelle que quand il est obtenu par l’économie et par le discret emploi des ressources normales. C’est pour ce motif que les chiffres portés à la troisième colonne du tableau des dépenses comparées des deux périodes (1831-48 et 1852-61), très différens des soldés en excédant (sur la nature et sur la cause desquels on peut discuter), ont un caractère de certitude absolue. Ces chiffres montrent que si d’une part, dans les dix-sept dernières années du régime parlementaire, aujourd’hui tant décrié, le résultat financier d’une administration contrôlée et d’une politique contenue par les chambres a été de faire dépenser à la France 1 milliard 249 millions (en moyenne annuelle, 73 millions) de plus que les prévisions des budgets, d’autre part, dans les neuf premières années du régime nouveau, les sommes dont le corps législatif n’a eu qu’à homologuer l’emploi, au lieu de le prévoir et de le régler, se sont élevées à 2 milliards 939 millions (en moyenne annuelle 325 millions).

On a déjà répondu : « Ces neuf années ont vu la guerre de Crimée et la guerre d’Italie. » Cela est vrai; mais M. le ministre des finances, dans l’exposé de motifs du budget extraordinaire de 1863, constate que ces deux guerres n’ont absorbé que 1 milliard 800 millions sur les 2 milliards 590 millions empruntés. En déduisant des 1 milliards 039 millions de dépenses supplémentaires et extraordinaires ce qui s’applique aux trois années de guerre, il resterait encore plus de 1 milliard pour les six autres années, et en moyenne plus de 160 millions par an. Si, par une opération du même genre, on fait, pour la période comprise entre 1830 et 1848, abstraction des arméniens extraordinaires qui pesèrent sur les années 1840 et 1841, on abaisse la moyenne annuelle de cette période à 55 millions.

Pour justifier l’augmentation des dépenses, ce n’est pas assez que d’invoquer notre gloire militaire. Oui, la France, outre les guerres de Crimée et d’Italie, a fait celles de Chine et de Cochinchine, elle est allée en Syrie, elle occupe Rome, elle commence en ce moment au Mexique une expédition nouvelle; l’Algérie est pacifiée, et une brillante campagne nous a soumis la Kabylie. Personne n’a perdu ces souvenirs, personne n’y est indifférent, même parmi ceux qui réservent leur jugement sur l’à-propos et l’utilité de certaines entreprises; mais notre mémoire peut sans efforts remonter plus loin. La France de l’empire n’a pas seule payé sa dette à nos annales. L’expédition de Belgique, la prise d’Anvers, les expéditions du Tage, d’Ancône, de Saint-Jean d’Ulloa, de Mogador, ne peuvent être oubliées. Alger avait été glorieusement légué par la restauration; mais c’est sur l’époque dont je compare le bilan à celui de l’époque actuelle que pèsent les sommes immenses consacrées à la conquête de l’Algérie. Notre marine s’était transformée dans les dernières années de la monarchie, et malgré les révolutions l’opinion s’est montrée juste pour la jeune et généreuse initiative qui avait donné à la France la flotte la plus puissante qu’elle eût possédée jusque-là. Depuis l’avènement de l’empire, les travaux publics n’ont été dotés en moyenne annuelle que de 70 millions; les neuf dernières années du régime précédent offrent une moyenne de 120 millions.

Enfin (ce qu’il est indispensable de ne jamais perdre de vue, lorsqu’on compare les anciens budgets aux budgets actuels), de 1816 à 1848, l’amortissement n’a pas cessé un seul jour de fonctionner. La loi du 10 juin 1833 ayant statué que les rachats ne s’opér63raient que sur les fonds au-dessous du pair, des lois spéciales ont réglé l’affectation des sommes restées sans emploi, et voici ce qui en est résulté de 1833 à 1848 :


1° Il a été affecté aux dépenses générales des budgets 286,086,409 fr.
2° Il a été employé à des travaux extraordinaires, en exécution de la loi du 17 mai 1827 182,429,501
3° Il a été appliqué à l’extinction des découverts. 442,247,114
910,763,024 fr,

Depuis 1848, une marche bien différente a été suivie. Les rachats ont été complètement suspendus, sauf en 1859 et dans les six premiers mois de 1860, quoique ce ne fut certes pas le cours trop élevé des rentes qui s’opposât à ces rachats. Toutes les ressources de l’amortissement, rentes et dotations, ont été portées en recette aux budgets et affectées aux dépenses : 1 milliard 273 millions ont été ainsi absorbés de 1848 à 1861. Chacun des budgets de l’époque où l’amortissement fonctionnait se trouve donc fictivement grevé, comme dépense, de la totalité des sommes qui ont été consacrées à la diminution de la dette publique. Lorsque, portant ses regards en arrière, on se rend compte de l’énorme puissance de l’amortissement, on ne peut se défendre de tristes réflexions et du profond regret que les charges du présent privent l’avenir d’un si grand bienfait.


Au 1er avril 1814, le montant des rentes inscrites s’élevait à 63,307,637 fr.
Depuis cette époque jusqu’au 1er janvier 1861, les rentes créées pour les besoins du service se sont élevées à 498,303,035
Total des rentes créées 561,610,672 fr.
Les rentes annulées comme ayant fait retour à l’état, par suite d’échanges, de remboursemens et de réductions à divers titres, montent à 71,175,182
Ce qui ramène les rentes créées à 490,435,490 fr.
Les rentes rachetées par la caisse d’amortissement ou provenant de la consolidation des réserves de l’amortissement et successivement annulées s’élevaient au 1er janvier 1861 à 140,175,919
Le total des rentes inscrites se trouvait donc réduit par l’amortissement à 350,259,571 fr.

L’amortissement, jusqu’au jour où l’on crut devoir le suspendre, a diminué nos charges annuelles de 140 millions[14]. Les emprunts contractés depuis qu’il est suspendu les ont augmentées de 150 millions. Il aurait fallu compliquer de trop de détails les comparaisons auxquelles j’ai procédé pour faire la part exacte de chaque exercice; mais lorsqu’on rapproche les budgets de la période pendant laquelle opérait l’amortissement des budgets de la période où il ne fonctionne plus, il est cependant nécessaire et surtout il est juste de tenir compte d’une semblable différence.

Jusqu’ici je n’ai cherché de leçons que dans notre propre histoire. Pour ne rien négliger du conseil si sagement donné par M. Magne au corps législatif, demandons maintenant des enseigne- mens à l’histoire de l’Angleterre. Ce seront en effet des enseignemens plutôt que des comparaisons, car il est difficile de comparer exactement des pays, des sociétés, des gouvernemens qui offrent de si profonds contrastes. C’est ce qu’objectent d’ordinaire aux rapprochemens avec l’Angleterre ceux à qui ces rapprochemens déplaisent. Pourquoi faut-il qu’à leur tour, au lieu de s’inspirer avec discernement des bons exemples donnés chez nos voisins, ils aillent si souvent y chercher soit dans un passé mal connu et superficiellement jugé des précédens politiques sans application possible, soit dans un présent incompris des enseignemens économiques près d’un peuple qui, en pareille matière, fait si bon marché des doctrines et a la sagesse de n’agir que selon ses intérêts particuliers? J’espère éviter ces écueils, et d’un rapide aperçu des budgets de l’Angleterre je veux uniquement faire ressortir un exemple de bonne direction générale imprimée à la fortune publique, et la démonstration des avantages d’une intervention incessante et efficace de la nation dans le règlement de ses intérêts. Que cette intervention, que ce contrôle soient parfois gênans pour le pouvoir, c’est ce que personne ne nie; mais c’est aussi ce que tout le monde accepte en Angleterre, ses hommes d’état tout les premiers, comme le faisaient autrefois les nôtres. Nulle part on ne semble avoir mieux médité sur des paroles dont la France, où elles ont été écrites, n’a pas assez profité : « Les besoins imaginaires sont ce que demandent les passions et les faiblesses de ceux qui gouvernent, le charme d’un projet extraordinaire, l’envie malade d’une vaine gloire et une certaine impuissance d’esprit contre les fantaisies. Souvent ceux qui, avec un esprit inquiet, étaient sous le prince à la tête des affaires ont pensé que les besoins de l’état étaient les besoins de leurs petites âmes[15]. » Heureux les pays où les mœurs, les traditions, les lois, mettent à la tête des affaires publiques des hommes qui cherchent dans le pouvoir autre chose que de vaines apparences, des satisfactions d’amour-propre et des avantages personnels, des hommes qui, ne se croyant pas infaillibles, trouvent dans leur responsabilité une sauvegarde contre les entraînemens ! Heureux les souverains que les mœurs, les traditions, les lois, protègent contre eux-mêmes et contre les révolutions!

De 1830 à 1848, le total des budgets de l’état[16] s’est élevé en Angleterre à 21 milliards 680 millions, soit, en moyenne annuelle, 1 milliard 200 millions; on a vu plus haut que la même période donne à peu près la même moyenne (1 milliard 287 millions) pour les budgets français. De 1848 à 1861, les budgets anglais offrent un total de 20 milliards 268 millions, d’où ressort pour les treize années une moyenne de 1 milliard 580 millions; la moyenne de ces treize années est pour la France de 1 milliard 880 millions, c’est-à-dire de 320 millions plus forte que la moyenne anglaise. La progression croissante des budgets a donc été bien plus rapide chez nous que chez nos voisins : la moyenne de ces treize années comparée à la moyenne des dix-huit années antérieures constitue dans les deux pays un surcroît total de charges qui, pour la France, est de 7 milliards 700 millions, et pour l’Angleterre de 4 milliards 680 millions[17]. Mais ce n’est pas tout ce que ces rapprochemens nous apprennent. Si l’Angleterre paraît avoir renoncé à l’amortissement tel que nous le comprenons, tel qu’elle l’a pratiqué longtemps elle-même, elle procède à la réduction de sa dette au moyen de l’affectation d’excédans de recettes[18]. Au point de vue de la diminution de la dette, ce procédé est également efficace sous une administration financière économe et prévoyante; il présente même l’avantage de ne pas peser également sur les situations bonnes ou mauvaises, sur les années de déficit et sur les années d’excédant, ainsi que le ferait notre système d’amortissement rigoureusement observé. L’amortissement a toutefois un double but : contenir la dette publique, la réduire même, si faire se peut; soutenir le crédit par le rachat incessant des titres de rentes lorsque les cours tendent à se déprécier. Les partisans du système anglais allèguent que ce système fonctionne mieux dans l’intérêt des contribuables; les défenseurs du système français le trouvent plus conforme aux engagemens pris par les lois qui ont constitué chez nous l’amortissement et plus favorable aux créanciers de l’état dans un pays où les fluctuations de la Bourse sont plus fréquentes et plus marquées. « Ce qui importe aux rentiers, disent-ils, c’est bien moins la sécurité qui peut résulter pour eux de la diminution de la dette de l’état que la valeur négociable de leur créance. Les détenteurs de rentes françaises ne craignent pas la banqueroute, mais il ne leur est pas indifférent de pouvoir à toute heure réaliser leur titre avec bénéfice ou du moins sans perte. » Avec le développement du crédit public, qui suffit à assurer la facile négociation des titres, le système anglais offre assez d’avantages pour n’être pas légèrement condamné; mais un pareil sujet ne peut être traité incidemment. La comparaison des deux dettes ne peut non plus se faire en quelques mots; il suffit en ce moment de donner le résultat.

La dette anglaise, d’origine bien plus ancienne que la nôtre, ne doit cependant son développement excessif qu’aux guerres de la révolution française et de l’empire. Cette dette, vers 1790, ne montait guère qu’à 240 millions de rentes. Les efforts gigantesques faits par l’Angleterre pour conserver la suprématie des mers, les subsides qu’elle prodigua à ses alliés élevèrent en vingt ans la dette publique à la somme colossale de plus de 21 milliards en capital, de plus de 800 millions en intérêts. A la même époque, c’est-à-dire à la chute de l’empire, la France, qui avait largement fait payer aux vaincus le prix de ses victoires, ne voyait figurer au grand-livre que 63 millions de rentes. Il est impossible de mettre au compte de la monarchie les emprunts qu’il fallut contracter pour payer la rançon de la France envahie. Cent millions des rentes de la dette publique n’ont pas d’autre origine. Si donc au 31 juillet 1830 le total des rentes s’élevait à 202 millions (dont 37 millions appartenaient à la caisse d’amortissement, la dette active[19] ne dépassant pas 165 millions), on peut dire que la restauration ne laissait de ce chef aucune charge qui lui fut propre, les réductions opérées au moyen de l’amortissement et des conversions ayant suffi pour compenser les créations de rentes nouvelles et pour maintenir la dette dans les proportions que lui avait données la liquidation du passé. Au 1er mars 1848, le total des rentes inscrites était de 2M millions; mais celui des rentes actives n’était que de 176 millions, soit de 12 millions seulement plus élevé qu’en 1830. Pendant ces trente années, la dette anglaise avait diminué. Des réductions par conversions, par remboursemens d’annuités, par application d’excédans des budgets à la libération du trésor public, avaient fait descendre le capital au-dessous de 19 milliards, et les rentes annuelles à environ 700 millions[20].

De 1848 à 1862, l’Angleterre, qui a fait l’expédition de Crimée, deux campagnes en Chine et la guerre de l’Inde, n’a emprunté sous diverses formes qu’un peu plus de 1 milliard, et a opéré des réductions successives de sa dette pour plus de 600 millions. Dans ces mêmes treize années, la dette française consolidée s’est élevée de 244 millions à 380 millions, et le chiffre des rentes actives est de près de 330 millions, au lieu de 176. De ce chef seulement, plus de 150 millions de rentes annuelles se sont donc ajoutées aux charges publiques : c’est plus que tout le budget extraordinaire de 1863; c’est cinq fois l’impôt proposé sur le sel.

Dix-sept des trente et une années sur lesquelles porte cet examen des budgets anglais ont présenté des excédans, quatorze des déficit. Les déficit s’élèvent à 1 milliard 200 millions environ, les excédans à 1 milliard; mais les trois années de la guerre de Crimée prennent part aux déficit pour 800 millions, et, si on retranche ces trois années, les vingt-huit autres, dans l’ensemble, laissent des excédans pour 600 millions environ. Ces chiffres, qu’on ne contestera pas, qu’on ne peut contester, sont plus éloquens que tous les commentaires. Je n’y saurais rien ajouter qui n’affaiblît cet éclatant témoignage en faveur de l’administration financière des gouvernemens libres.


II.

Quiconque veut chercher les moyens d’améliorer une situation difficile doit commencer par étudier la sphère dans laquelle il se meut, ainsi que les conditions diverses qui peuvent soit aider, soit entraver la liberté d’action individuelle ou collective. Rarement pareil retour de chacun sur soi-même a été plus nécessaire. Nous vivons au milieu des apparences de choses qui ont conservé leurs noms en perdant toute ressemblance avec ce qu’elles étaient naguère. Nous sommes, à ce qu’on nous assure, placés sous l’égide des principes de 1789, et à chaque pas nous nous heurtons à des déviations et à des exceptions, exceptions légales et régulières, nous dit-on, dans leur irrégularité même. Soit ; mais ces exceptions ne deviennent que plus graves en se généralisant. La presse périodique est placée sous un régime qu’une des plus hautes autorités de l’état a qualifié de discrétionnaire et d’arbitraire ; la liberté individuelle est soumise aux restrictions et aux aggravations pénales de la loi dite de sûreté générale ; la responsabilité politique ne repose qu’en un lieu où elle ne peut être atteinte ; les députés de la nation n’ont pas l’entière liberté du vote de l’impôt, puisqu’ils n’ont sur les dépenses qu’une action restreinte et soumise au contrôle d’une délégation du pouvoir exécutif. Ce serait donc se faire illusion, parce que nous avons des chambres et des journaux, que de croire à l’existence d’un gouvernement représentatif ressemblant ; celui que la France a possédé pendant trente ans. La constitution de 1852 a eu précisément pour but d’établir toutes choses sur des bases différentes, et l’erreur ne vient que de ceux qui, acteurs ou spectateurs, par habitude ou par manque de réflexion, se laissent aller à penser et à tenter d’agir dans le présent comme ils auraient agi et pensé dans le passé. Ils s’exposent ainsi à se consumer en regrets stériles, en efforts impuissans et en reproches injustes, car il ne faut demander aux institutions que ce qu’elles veulent donner, et à ceux qui sont chargés de les appliquer que ce qu’ils peuvent en tirer. Il est à désirer que le corps législatif se pénètre de plus en plus de ces vérités, et qu’elles éclairent de plus en plus le public, où elles commencent à être comprises. Le corps législatif, se rendant un compte exact des limites que lui tracent ses droits et de l’étendue de ses devoirs, n’entreprendra que ce qu’il peut accomplir, mais il doit l’entreprendre avec résolution. Surpris peut-être de voir combien une ferme indépendance lui donnerait encore de pouvoir, alors, mais alors seulement, après avoir fait tout ce qui dépendra de lui, il pourra ne se considérer comme solidaire que de ce qu’il n’aura pu empêcher. Tout le monde gagnera à ce que les choses restent dans leur vérité.

Un mot célèbre d’un des meilleurs ministres des finances que la France ait eus, mot devenu banal à force d’évidence, attribue justement à la politique une influence décisive sur la fortune publique. Or aujourd’hui la politique appartient-elle à l’action parlementaire ? Discuter cette question au point de vue de la direction imprimée à la politique intérieure ou extérieure conduirait sur un terrain qu’il est inutile d’aborder ici. On nous dit que c’est un progrès ; mais, en ce qui concerne les finances, la négation du progrès peut être absolue, car les preuves sont faites. S’il est évident que le pouvoir exécutif tient en ses mains les plus puissans ressorts de la gestion financière, qu’il peut ménager ces ressorts, les tendre ou les briser, le corps législatif est-il en droit de décliner la solidarité de la situation actuelle des finances et de l’obligation de recourir aux impôts pour faire face aux besoins accumulés et croissans? C’est là une question que chacun de ses membres peut seul résoudre dans sa conscience. Il est certainement beaucoup de choses que le corps législatif n’aurait pu empêcher. Quelques députés ont donné d’excellens conseils, d’autres ont fait entendre des plaintes, parfois de vives et éloquentes protestations; mais si le gouvernement a eu, dans de rares occasions, la prudente sagesse de retirer des projets de loi auxquels la majorité se montrait peu sympathique, je ne crois pas me tromper en disant que, depuis 1852, pas un vote négatif n’a écarté une mesure défendue avec insistance par les organes du gouvernement. L’adhésion a donc été constante, inébranlable et presque unanime, si ce n’est dans quelques circonstances rares et solennelles où les consciences se trouvaient engagées. En faudrait-il conclure que le corps législatif a tout approuvé ? Ce serait probablement aller trop loin, car on ne doit pas oublier que l’exercice de ses droits était fort entravé, et qu’il ne pouvait guère les affirmer que par une de ces résolutions extrêmes telles que le rejet d’un budget ou d’une loi tout entière, résolutions devant lesquelles ont reculé parfois en d’autres temps des majorités même décidées à ne plus continuer leur concours au ministère.

Lorsque le décret du 24 novembre 1860 fut rendu, à côté des espérances qu’il fit naître se manifestèrent les craintes qu’il inspirait. Les uns pensèrent que ce n’était pas assez, les autres que c’était trop[21]. Toutefois la position du corps législatif s’est trouvée assez modifiée pour qu’on puisse douter qu’il en ait tiré tout le parti nécessaire et possible. La prérogative qui lui a été restituée a permis au pays d’entendre quelques bons discours; mais l’effet même qu’ils produisaient au dehors n’a pu qu’accroître la surprise causée par l’inefficacité de ces discours dans l’enceinte législative. Le plus respectueux avertissement n’a pas réussi à se glisser dans une adresse, et on s’est demandé si le corps législatif répondait bien à l’invitation qui lui a été faite, s’il ne s’exposait pas à recevoir un jour les mêmes reproches que le Moniteur du 11 janvier 1856 faisait parvenir au sénat. Malgré d’honorables, mais trop rares efforts, la session dernière s’est écoulée sans aucune tentative sérieuse, je ne dirai pas de la majorité, mais d’une minorité un peu nombreuse, pour élever la moindre barrière contre l’exagération des dépenses. Bien plus, lorsque M. Magne vint opposer un tranquille optimisme à des craintes qui allaient si prochainement recevoir la plus haute et la plus éclatante confirmation, son discours, souvent interrompu par les applaudissemens, fut (c’est le Moniteur qui nous l’apprend) suivi de témoignages nombreux de vive approbation.

Le corps législatif ne pourrait désormais se soustraire longtemps vis-à-vis des électeurs, vis-à-vis du pays tout entier, à la responsabilité d’une gestion financière qu’il ne ferait rien pour contenir, s’il ne lui est pas donné de la diriger. Le plus sûr, le seul moyen pour lui d’échapper à la solidarité morale du passé, c’est de décliner celle de l’avenir. Par le sénatus-consulte du 21 décembre 1861, le corps législatif est un peu mieux armé, quoique incomplètement encore, pour faire valoir des droits qu’une conduite prudente et ferme tout à la fois peut lui restituer un jour dans leur intégralité. Tel député qui aurait hésité naguère à rejeter un budget tout entier n’éprouvera pas le même scrupule à renvoyer une section à l’examen du conseil d’état, lorsqu’il saura que par ce moyen il peut amener le gouvernement à accepter quelques-unes des réductions dont l’initiative appartenait à tant de titres au pouvoir exécutif. En effet, après avoir proclamé si haut la nécessité d’un changement de politique financière, le gouvernement semblait s’être imposé le devoir d’introduire dans le budget de sérieuses économies. Il ne l’a pas fait, et tout au contraire ce sont des accroissemens de charges qu’il propose. Quelle que soit la cause qui ait amené un résultat pareil, ce résultat est profondément regrettable; mais, ces réserves faites, personne ne niera que M. le ministre des finances n’ait pris le meilleur des partis entre lesquels il lui restait à choisir. Emprunter eût été une folie; augmenter à petit bruit la dette flottante, pour gagner du temps et pour forcer plus tard une consolidation par l’énormité des découverts, eût été se donner le plus triste des démentis. Il a préféré braver l’impopularité de nouvelles taxes, et c’est un acte de courage.

J’entends des gens prétendre que quelques membres du corps législatif, de ceux même qui ont toujours voté selon les vœux du pouvoir, plus influencés cette fois par le soin de leur popularité que par toute autre considération, désireux, à l’approche d’élections générales, de se concilier les suffrages, essaieraient d’échapper à leur embarras en repoussant d’une main tout ou partie des nouveaux impôts, en votant de l’autre le budget des dépenses tel qu’il est présenté. Je ne puis admettre un semblable calcul. Le suffrage universel a mis, cela est vrai, la nomination des députés entre les mains d’électeurs dont le plus grand nombre ignore complètement ce que c’est qu’un budget. Cependant il se trouve parmi eux des gens capables de comprendre et d’expliquer aux autres que des dépenses faites doivent être payées, et que diminuer les ressources au lieu de supprimer les dépenses, ce n’est pas faire autre chose qu’ajourner les difficultés en reculant l’heure inévitable de la liquidation. Parmi les taxes proposées, plusieurs, (j’ai déjà dit mon avis à ce sujet)[22] soulèvent de sérieuses objections, quelques-unes ne sont ni plus ni moins mauvaises que beaucoup d’autres; quelques-unes enfin n’ont, comme les meilleurs impôts, d’autre inconvénient que d’être des impôts, avec cette circonstance aggravante pourtant, qu’elles viennent s’ajouter d’une manière fâcheuse à un fardeau déjà pesant et remplacer par de nouvelles charges des dégrèvemens récemment et solennellement promis.

Resterait à examiner sur quelles parties du budget doivent porter les réductions dont la nécessité ne peut longtemps être évitée. Le budget de 1863 présente sur celui de 1862 des augmentations dont plusieurs paraîtront mal justifiées. La commission ne trouvera pas que le moment ait été bien choisi pour proposer des additions à de gros traitemens lorsque de petits employés vivent dans une gêne voisine de la misère. Beaucoup d’autres dépenses anciennes ou nouvelles donneront justement prise aux critiques. Je ne veux pas me laisser entraîner à un examen de détails; je ne me sens ni en goût, m en position d’y procéder. Cela serait d’ailleurs difficile à la place où j’écris, il faudrait toucher à des points délicats, à des questions personnelles devant lesquelles le député a pour devoir de ne pas s’arrêter, mais que d’autres ne peuvent aborder avec les mêmes droits et la même convenance.

Sir Robert Peel traitait avec une dédaigneuse ironie les financiers amateurs qui avaient toujours un budget dans leur poche, une dépense à réduire, une taxe à supprimer. Je ne me donnerai pas, dans mon cabinet, sans examen contradictoire avec qui que ce soit, sans autres renseignemens que ceux que contient le budget, le ridicule d’une entreprise qui, grâce aux entraves apportées à la prérogative parlementaire, se peut à peine tenter dans l’enceinte législative. Cependant, comme il ne me plaira jamais de paraître reculer devant une difficulté, je dirai ma pensée sur un point important La réduction de l’armée est un des buts que semblent poursuivre quelques personnes. Or un effectif de 400,000 hommes, comprenant ce qui est employé hors du territoire, n’a rien d’exagéré, et il serait difficile de descendre au-dessous. Cet effectif était de 340,000 hommes en 1847, avec la Savoie de moins et sans expéditions lointaines en cours. Il est vrai que la dépense proportionnelle était sensiblement moins forte qu’aujourd’hui, ce qui tient à des causes sur lesquelles nous pouvons fonder l’espoir d’économies sans courir le risque de désorganiser ou d’affaiblir l’armée. C’est sur les corps privilégiés, c’est sur des changemens coûteux, sur des transformations souvent peu motivées, que ces économies peuvent porter. Le ministère de la guerre, sous son chef actuel, présente toutes les garanties d’une bonne administration. L’armée, en temps de paix, coûterait beaucoup moins cher qu’elle ne coûte, si des réformes qui n’ont rien de dangereux ni de chimérique étaient opérées, si des limites étaient fixées, si la marche à suivre était invariablement arrêtée[23].

Afin d’expliquer, dans l’ensemble du budget de 1863, les larges prévisions de quelques services et pour s’opposer à la réduction de quelques autres, on allègue, non sans fondement, que la suppression des crédits supplémentaires exige qu’une certaine latitude soit laissée à l’exercice du droit de virement. Il faut, dit-on, que l’excédant de certains chapitres permette de faire face aux besoins imprévus qui se produiront ailleurs. C’est à 71 millions que l’Exposé des motifs estime l’augmentation du budget ordinaire de 1863 sur le budget de 1862[24], en le répartissant ainsi :


1° Dette publique et dotations 28,838,607 fr.
2° Frais de régie et de perception 13,295,556
3° Services généraux des ministères 29,638,942

Le premier article n’est susceptible d’aucune modification importante, si ce n’est en ce qui concerne la portion afférente aux intérêts de la dette flottante, qui y figurent pour 13 millions. On peut en dire à peu près autant du second article, qui comprend d’ailleurs 4,, 500, 000 fr. pour achat et fabrication des tabacs, 4,600,000 fr. pour subvention aux paquebots transatlantiques. Le troisième article, attribuant 21 millions aux services militaires (environ 18 millions pour la marine et 3 millions pour le ministère de la guerre et pour l’Algérie), ne laisse que 8 millions aux services civils. Certes, en jetant un regard en arrière, en nous rappelant combien ont été dépassées les prévisions des budgets précédens, nous devrions nous estimer heureux que les dépenses imprévues se renfermassent dans les crédits ajoutés au budget de 1863. Comme il n’en sera certainement pas ainsi (ce n’est pas trop s’avancer que de l’affirmer), il y a toute raison de réaliser sur chaque chapitre du budget toutes les économies possibles.

L’honorable M. Devinck disait, dans la dernière discussion de l’adresse, qu’il appartenait au corps législatif de prendre l’initiative des économies. En lui répondant, on lui reprocha de n’avoir pas spécifié les points sur lesquels il entendait faire porter les réductions. Si M. Devinck a seulement voulu dire, comme je le crois, que, l’initiative n’étant pas prise par le gouvernement, c’était le devoir du corps législatif de l’amener à cette détermination, il a eu parfaitement raison ; mais, s’il avait annoncé l’intention de procéder à une révision détaillée du budget, je ne doute pas que son contradicteur n’eût entrepris de lui contester le droit et de lui démontrer l’impossibilité de procéder ainsi. Il est en effet très vrai qu’un budget ne peut être ni bien fait, ni bien refait par une assemblée, pas même par une commission. Lorsqu’entre les ministres et les chambres existent des rapports qui permettent une action réciproque des uns sur les autres, qui établissent la solidarité et obligent les représentans du pouvoir exécutif non pas à être dépendans du pouvoir législatif, mais à conserver sa confiance et son concours, des tempéramens deviennent nécessaires et des concessions sont faites de part et d’autre. Aucun n’obtient tout ce qu’il désire, mais aucun ne se voit enlever tout ce qu’il souhaite conserver. Un gouvernement est parfois gêné dans ses projets, entravé, je l’accorde, dans le bien qu’il pourrait faire; mais, par une juste compensation, il est protégé contre plus d’une erreur, contre plus d’un entraînement, et, ce qui est plus précieux encore, s’il garde la responsabilité de ses actes, il partage avec les représentans de la nation la responsabilité de la direction générale imprimée aux affaires. Quoique ces rapports entre les pouvoirs soient très changés par la constitution, cependant le corps législatif peut encore peser dans la balance. Il ne le peut plus chaque jour, à toute heure; il ne le peut plus par cette intervention habituelle qui avertit et contient, mais il le peut par un de ces refus qui, à un jour donné, arrêtent tout court la marche qu’on est impuissant à diriger.

Ce droit, le seul droit absolu que possède le corps législatif, est d’un emploi difficile, et doit rester d’un usage d’autant plus rare qu’il est plus étendu. Toutefois, après le langage qui a été tenu à la France, lorsque c’est le gouvernement lui-même qui a fait entendre un cri d’alarme, si rien n’est changé aux anciens erremens, si rien n’est fait pour réparer le mal passé, rien pour prévenir le mal futur, il est impossible que le corps législatif demeure impassible, complice averti et désormais volontaire des fautes signalées à sa vigilance.

M. Devinck a indiqué quelle sera la ressource suprême du corps législatif, si la commission du budget ne veut ou ne peut rien obtenir. Cette ressource sera le rejet de sections du budget, de celles de ces sections, quelque nombreuses qu’elles soient, sur lesquelles la majorité jugerait consciencieusement que peuvent se réaliser les économies. Nul doute que de grands efforts ne soient faits pour détourner le corps législatif de résolutions qu’on ne manquera pas d’appeler une extrémité funeste; mais à qui serait la faute? N’a-t-on pas mis le soin le plus jaloux à lui refuser le vote par chapitre spécial, afin d’empêcher l’envahissement de l’administration par les assemblées[25]? C’est la doctrine que développait le rapport de M. Troplong sur le sénatus-consulte du 25 décembre 1852. « Il résulte de là, disait ce rapport, que si le pouvoir législatif a le droit de voter l’impôt et de fixer les limites des grandes divisions du service public, le gouvernement, tout en se renfermant strictement dans ces bornes infranchissables, doit seul assigner aux parties si nombreuses des services confiés à ses soins les dépenses nécessaires à leur action. C’est par là seulement qu’il peut mettre en jeu les ressorts de l’administration, les coordonner à ses pensées, les faire concourir à son but final. Sans cela, la prérogative de la couronne est amoindrie, le pouvoir descend de sa haute sphère, il est réduit au rôle d’un simple commis à gages. » Neuf années se sont écoulées depuis lors, et M. Fould ne pense pas autrement que pensait alors M. le président du sénat; il l’a déclaré formellement en ces termes : « Le retour pur et simple à la spécialité par chapitre déplacerait seulement la responsabilité en faisant intervenir le pouvoir législatif dans l’administration, mais il ne rétablirait pas l’équilibre dans nos finances. Cependant, puisque votre majesté a promis la division par grands chapitres, je ne vois pas de grands inconvéniens à cette modification, pourvu que les chapitres ne renferment que de grandes divisions[26]. » Les grands chapitres dont parlait M. Fould sont devenus les sections du sénatus-consulte du 31 décembre 1861. Le rapport de M. Troplong sur les dernières modifications apportées à la constitution a fortement insisté pour faire comprendre que le système fondamental de la constitution de 1852 ne recevait à cet égard aucune atteinte. On peut même dire que M. Troplong, déclarant très catégoriquement, dans un pareil document, qu’à ses yeux le budget n’est qu’un abonnement, a resserré les limites antérieures par l’interprétation qu’il a donnée d’un acte destiné à les étendre[27]. Ces dispositions successives, qui se confirment même en se modifiant, ce langage toujours conséquent, ne permettent aucun doute, aucune hésitation. C’est bien un véritable abonnement que le gouvernement demande au vote des recettes, car, d’après les commentaires officiels, le vote des dépenses n’est qu’une évaluation approximative destinée à fixer le chiffre de la somme totale mise à sa disposition. Le résultat n’a pas été heureux. Le gouvernement a obtenu toute la liberté qu’il souhaitait, et dont il a largement usé; le pays n’a pas conservé toutes les garanties qui auraient très probablement subi pour prévenir les entraînemens dont M. Fould a fait l’objet principal des réflexions contenues dans son mémoire à l’empereur.

Je n’ai donc à tirer des réflexions que m’a inspirées le budget de 1863 d’autres conclusions que celles de précédentes études sur nos finances : pour la fortune publique, pour les intérêts privés, il n’y a de garanties que dans la liberté; pour les gouvernemens, il n’y a de sauvegarde que dans la discussion et le contrôle. A l’extérieur, l’influence d’un pays se fonde moins sur la multiplicité que sur la justice et l’utilité des entreprises. La bonne politique ne consiste pas à être partout, à vouloir peser sur tout, mais à agir avec suite, en ne consultant, dans l’ordre moral et dans l’ordre matériel, que les besoins réels et que les intérêts durables. A l’intérieur, rien n’est plus funeste que l’incertitude et l’instabilité. Après avoir beaucoup innové, beaucoup renversé, beaucoup essayé, on peut s’apercevoir un jour qu’on a reculé au lieu d’avancer, car l’agitation n’est pas le mouvement. Nous ne sommes plus, comme richesse, comme travail, comme confiance, au point où nous étions après la guerre de Crimée. Il serait injuste peut-être de trop restreindre, plus injuste encore de trop étendre la responsabilité d’un tel changement. Chacun de nous a le droit de n’accepter sa part de cette responsabilité qu’autant qu’il a contribué à faire, ou qu’il lui aurait été possible d’empêcher. Ce qui s’est passé hier appartient déjà à l’histoire; elle rendra ses arrêts là où nous n’avons plus qu’à chercher des enseignemens. Portons donc nos regards en avant et occupons-nous d’aujourd’hui et de demain. La France, avertie et mise en demeure, serait désormais sans excuse si elle ne rendait pas à la conduite de ses affaires l’attention qu’elle en a trop distraite, si elle ne se servait pas, pour exercer un peu d’influence sur ses destinées, des droits que la constitution lui donne.


CASIMIR PERIER.

  1. Charges nouvelles 168,000,000 fr.
    Surtaxes des tabacs et alcools en 1860 50,000,000
    158,600,000 fr.
    A déduire : diminution des droits de douane par suite du traité avec l’Angleterre, ci 63,000,000 fr.
    — Dégrèvement de 1860 sur les sucres. 27,000,0000
    90,000,000
    Réduction sur les primes payées à l’exportation. 14,000,000 76,000,000
    76,000,000 fr. 82,000,000 fr.
  2. Exposé des motifs du budget de 1863, page 22. Les dépenses départementales et autres qui se trouvent classées dans cette nomenclature font peser sur les contribuables des charges tout aussi réelles que les dépenses qui passent par les mains de l’administration centrale.
  3. L’Exposé des motifs (page 22) ne porte cette différence qu’à 71 millions 401,105 fr., parce qu’on n’y compare que les dépenses ordinaires des deux exercices.
  4. ¬¬¬
    Je ne veux pas discuter ici ces découverts; il me suffira de faire quelques réserves. Les comptes des gouvernemens tombés ne sont jamais réglés par leurs successeurs avec une parfaite équité. Ceux qui voudraient plus de renseignemens feront bien de consulter l’excellent écrit de M. Dumon sur l’équilibre des budgets de la monarchie, publié dans la Revue du 15 décembre 1849. Je donnerai, en passant, une seule information. M. Fould a évalué le total des découverts actuels à 963,000,000 fr.
    Si, acceptant ce chiffre, on déduit les découverts antérieurs à 1830, soit 230,000,000
    il reste pour les exercices postérieurs à 1830 733,000,000 fr.

    Voici quelle est la part de chaque période :

    ¬¬¬

    1° De 1830 à 1848 (déduction faite des extinctions opérées de 1840 à 1848 au moyen des fonds disponibles des réserves de l’amortissement). 62,000,000 fr.
    2° De 1848 à 1852 359,000,000
    3° De 1852 à 1861 312,000,000
    Total 733,000,000 fr.
  5. ¬¬¬
    Déduction faite du sucre indigène, qui figure à l’article précédent pour 31,717,000 f.,
    et du sel dont le droit est perçu hors du rayon des douanes, qui y figure également pour 11,184,000
    Ensemble 42,901,000 fr.
  6. ¬¬¬
    Le total des ressources du budget extraordinaire est de 138,870,000 fr.
    Solde des obligations trentenaires et versemens des compagnies de chemin de fer. 57,500,000 fr.
    3e annuité de l’indemnité chinoise 10,000,000
    Surtaxe des sucres et du sel 68,370,000
    Ventes de terrains domaniaux 3,000,000
    Ensemble 138,870,000 fr.

    Mais 68,370,000 fr. figurent ici à l’article douanes, sels, sucres, etc.

  7. Dans le budget tel qu’il est présenté, ce chiffre se décompose ainsi : ¬¬¬
    Recettes ordinaires y compris les ressources de l’amortissement. 1,745,566,733 fr.
    Ressources du budget spécial des départemens et des communes. 223,037,785
    Ressources du budget extraordinaire 138,870,000
    Total des recettes 2,107,414,518
    Les dépenses de toute nature sont évaluées à 2,091,805,662
    Il y a donc une prévision d’excédant de 15,608,856 fr.
  8. Indépendamment du revenu des domaines de la dotation de la couronne.
  9. Le véritable chiffre de comparaison est pour 1863 de 1,031,052,624 fr., car il faut y comprendre les 223,037,785 fr. du budget des départemens et des communes, qui en 1847 se fondait tout entier dans les budgets des divers ministères.
  10. La Réforme financière, — Revue du 15 février 1862.
  11. Les dépenses de solde et d’entretien des troupe, portées au budget primitif de 1847 pour 302 millions, se sont réglées à 325 millions, et cette augmentation a eu pour cause à pou près unique la cherté exceptionnelle des vivres.
  12. Au budget de 1863, le total de la 1re section et de 606,809,709 fr., parce qu’on a retranché ici 35,919,000 fr. de la liste civile et des dotations, qui en 1847 figurent pour 14,830,000 à la 2e section.
  13. La France vient de s’adjoindre la Savoie, dont les produits comme les charges entrent dans les derniers budgets. Cette acquisition utile, qui nous donne les Alpes pour frontière, coûtera d’abord peut-être plus qu’elle ne rapportera. Je ne pense pas cependant qu’il faille chercher là une cause d’augmentation bien sensible dans les dépenses ; celles du gouvernement central ne peuvent en être affectées : tout se réduit à l’administration locale et aux services militaires.
  14. Sur cette somme, il est juste de faire observer que les rachats opérés depuis 1848 (en 1859 et 1860) s’élèvent environ à 2 millions ½.
  15. Esprit des Lois, livre XIII, chapitre 1er.
  16. On sait qu’il y a en Angleterre un certain nombre de taxes locales qui ne sont pas comprises dans les budgets et dont le chiffre réuni monte assez haut. Il y aurait lieu de tenir compte de ces taxes, s’il s’agissait de comparer les charges supportées par les contribuables dans chacun des deux pays; mais les rapprochemens faits ici ont pour but unique de montrer quelle influence salutaire le contrôle efficace des représentans du pays exerce sur la progression des dépenses publiques.
  17. En France. En Angleterre.
    La moyenne de 1848 à 1861 est de 1,880,000,000 1,560,000,000
    Celle des années 1830 à 1848 est de 1,287, 000,000 1, 200,000,000
    Différence en plus de la moyenne annuelle de la période actuelle 593,000,000 360,000,000
    Soit pour treize ans 7,709,000,000 4,680,000,000
  18. Une partie de la dette anglaise consiste en annuités, dont l’amortissement s’opère de lui-même par les remboursemens successifs.
  19. Les rentes actives, c’est-à-dire dus à des tiers, constituent seules la véritable dette. Les rentes appartenant à la caisse d’amortissement ne sont ou ne devraient être qu’un instrument de libération.
  20. Y compris les annuités, les rentes viagères et la dette irlandaise.
  21. Ce que j’écrivais alors me semble trop confirmé par l’événement, trop d’accord avec ce que je pense aujourd’hui, pour qu’il ne me soit pas permis de le rappeler :
    « Après tant de reproches (dont quelques-uns n’étaient pas sans fondement) adressés aux luttes oratoires, il aurait pu sembler plus naturel de rétablir les assemblées délibérantes dans leurs droits sur le règlement des intérêts que de leur restituer la faculté de faire des discours sur des questions générales dans des occasions solennelles. L’émancipation, commencée par le côté le moins brillant, mais le plus utile, aurait été mieux comprise et plus généralement approuvée. Relever la tribune sans rendre de droits réels à ceux qu’on appelle à l’occuper, c’est trop ou trop peu. Laisser les représentans du pays en face d’avocats-généraux d’une politique dont la responsabilité repose trop haut pour être mise en cause, ne serait-ce pas les convier à ces joutes stériles dont l’inutilité et les dangers ont été précisément invoqués comme justification de la condition réduite des assemblées délibérantes? Ce n’est pas à dire qu’il faille désespérer de voir des progrès intéressans et peut-être imprévus sortir de la prochaine session. Beaucoup de fermeté d’un côté, beaucoup de modération de l’autre pourront amener d’utiles résultats, et si la politique, la politique extérieure surtout, reste soustraite à l’influence salutaire des représentans du pays, ils pourront cependant rendre à la société, à la fortune de l’état des services dont l’occasion leur a manqué jusqu’à ce jour. » (Les Finances de l’Empire, — Revue du 1er février 1861.)
  22. Dans la Revue du 15 février 1862.
  23. La réduction de 32,000 hommes et de 2,500 chevaux annoncée au commencement d’avril est un acte louable, mais ce n’est que l’exécution d’engagemens pris et non tenus encore. Le budget de 1862 a été voté en prévision d’un effectif de 400,000 hommes et de 85,000 chevaux, qui doit être aussi celui de 1863. Au 1er janvier 1862, ’est l’Exposé des motifs du Budget de 1863 qui nous l’apprend, cet effectif était encore de 446,000 hommes et de 87,500 chevaux. Pour maintenir l’armée sur ce pied, il a donc fallu recourir aux crédits extraordinaires; il en aurait fallu de nouveaux pour prolonger cette situation irrégulière, La mesure ainsi envisagée reste ce qu’elle est réellement, la réparation d’un tort, l’accomplissement d’une promesse différée; elle n’exercera aucune influence sur le budget de 1863.
  24. On a vu plus haut que l’augmentation totale pour 1863, comparée à 1862, est de 122 millions. En tenant pour exacte l’application faite par l’exposé de motifs, ces 122 millions se répartiraient ainsi :
    Budget ordinaire 7 1,000,000
    Budget extraordinaire 38,000,000
    Budget départemental 13,000,000
    122,000,000
  25. Exposé des motifs du sénatus-consulte du 25 décembre 1862, portant modification et interprétation de la constitution.
  26. Mémoire à l’empereur.
  27. « Un orateur célèbre, M. Royer-Collard, a appelé l’abonnement un système étroit, grossier, impuissant, d’un autre âge et d’un autre gouvernement; mais ces paroles ne sauraient s’adresser qu’à l’insouciance qui se livre à forfait sans avoir fait ses comptes : elles n’ont rien d’effrayant pour l’abonnement stipulé après de sérieux calculs, après une évaluation raisonnée de la recette et de la dépense. Or c’est ainsi que procède le corps législatif, qui ne vote les fonds qu’en grande connaissance de cause. Pourtant il ne lui est pas défendu de mêler une confiance réfléchie à l’exercice de cette prérogative inaliénable d’un de ses droits les plus essentiels parmi ceux qui furent revendiqués en 1789. Il interroge les besoins, pèse les ressources, alloue les subsides pour que le gouvernement en use en sa qualité d’administrateur souverain, sauf à en rendre compte. Il y a plus, et quand le gouvernement vient demander aux députés le grand et annuel subside national, ceux-ci excéderaient toutes les limites d’un contrôle sensé, s’ils voulaient à tout prix substituer leurs vues personnelles aux lumières qu’il puise dans le maniement des affaires intérieures et extérieures, dans la connaissance précise des besoins et des faits, dans le sentiment de son devoir et de sa responsabilité. » (Rapport au sénat sur le projet de sénatus-consulte du 31 décembre 1861.)