Le Brésil et la Société brésilienne/02

Le Brésil et la Société brésilienne
Revue des Deux Mondes2e période, tome 45 (p. 753-787).
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LE BRESIL
ET LA SOCIETE BRESILIENNE
MOEURS ET PAYSAGES

II.
LA FAZENDA.

Passer du rancho à la fazenda, c’est entrer en pleine vie créole après avoir traversé les misères de la vie sauvage. Que le voyageur qui veut connaître à fond les mœurs brésiliennes ne redoute donc pas quelques fatigues ; qu’il renonce à observer à Bahia ou à Rio-Janeiro une civilisation peu différente de celle de Lisbonne. S’il veut se sentir vraiment au Brésil, qu’il enfourche bravement une mule, affronte les picadas (sentiers) des forêts vierges, et cherche les créoles là où se sont conservées intactes les vieilles coutumes, dans une fazenda.


I

Qu’est-ce que la fazenda ? C’est une vaste étendue de terrains plantés de cannes à sucre ou de cafiers, et dont le centre est occupé par un grand rectangle de bâtisses blanches. Le côté réservé au maître, au senhor, s’annonce par une architecture régulière et un perron. Les poutres qui soutiennent la toiture, s’avançant de quelques pieds au-delà du mur extérieur, forment du côté du nord une varanda qui permet au fazendeiro de voir, à l’abri du soleil et de la pluie, tout ce qui se passe dans la vaste enceinte. C’est là qu’on vient respirer les fraîches senteurs matinales ou les tièdes brises du soir. Deux ou trois négrillons jouant avec un macaco apprivoisé et quelques perruches bavardes aux pennes bleues égaient ce péristyle de leurs cabrioles et de leurs cris. En face s’étend une suite de grandes salles destinées à emmagasiner la récolte. À l’un des angles se trouvent les cylindres qui broient la canne ou les pilons qui écossent les grains. Toutes ces machines sont mues par une grande roue de bois que fait tourner une chute d’eau. Les deux autres côtés du quadrilatère, bâtis en terre glaise, contiennent les cases des nègres et des feitors. L’immense cour qui occupe le centre sert de séchoir pour le café, le mil, le coton, etc. On y entre par deux portes de bois qui séparent l’habitation du maître de celle des esclaves. Les magasins et le pavillon du senhor possèdent seuls un plancher, qu’on élève de quelques pieds au-dessus du sol, en prévision des inondations du solstice. Tous ces bâtimens n’ont qu’un rez-de-chaussée : la chaude température propre au pays explique facilement l’aversion des créoles pour les étages supérieurs.

Derrière la fazenda et à quelque distance, on rencontre, suivant la disposition des lieux, le rancho, le jardin, l’infirmerie, et les divers parcs affectés aux bœufs, aux brebis et aux cochons. À chacune de ces sections est attaché un homme de couleur ou un nègre de confiance ; puis çà et là, au milieu des taillis, des pastos (pacages) ou au bord des chemins, on voit, adossées à un arbre, les huttes des agregados[1].

Autour de la fazenda s’étendent, sur un espace de plusieurs lieues carrées, les plants de cafiers, les pacages, les champs de cannes ou de cotonniers, et enfin, à la périphérie, de larges zones non encore exploitées de forêts vierges. Tout cela est traversé de picadas qui le plus souvent, surtout dans la saison des orages, ne présentent qu’un pêle-mêle sans nom d’ornières profondes, de ruisseaux fangeux, de troncs déracinés et d’épaisse poussière ; mais quelle splendeur dans le paysage ! Que d’harmonie dans le ciel ! Tantôt ce sont des troupeaux de mules ou de bœufs à demi sauvages que vous rencontrez dans les plantations abandonnées et transformées en pastos (pacages), tantôt des oasis de verdure dont les arbres, faisant voûte, arrêtent les rayons du soleil et vous pénètrent des plus suaves senteurs. Au-dessus de vos têtes, de petits ouistitis, suspendus aux lianes, cabriolent avec de charmantes grimaces, tandis que, sous le vert sombre des feuilles, des milliers d’oiseaux au plumage éclatant chantent leurs joies, leur butin ou leurs amours. Par intervalles, un araponga, perché sur un vieux tronc dénudé par les siècles ou par la foudre, domine tout ce caquetage de ses notes sonores. Cette vierge et sauvage nature, qu’on pouvait contempler encore, il y a quelques années, aux portes de Bahia et de Rio-Janeiro, s’éloigne de jour en jour ; le café épuise le sol, et, comme l’Indien et le jaguar, la forêt recule devant le colon et la civilisation.

Le mode de préparation des terres est le même pour toute sorte de culture. On met le feu au bois ou au taillis qui recouvre le champ qu’on veut ensemencer. Si l’on s’attaque à une forêt vierge, l’opération, dure quelquefois des semaines entières. Souvent survient un orage qui arrête tout. On recommence alors le lendemain et les jours suivans, jusqu’à ce que les arbres soient tombés, et que la plupart aient été réduits en cendres. Lorsqu’on opère sur un terrain en pente, on réserve de distance en distance des troncs qu’on place en travers pour empêcher les pluies de raviner le sol. Cette méthode de défrichement, qui s’éloigne si fort de nos habitudes, et que les Européens ont tant blâmée, est la seule praticable au Brésil. La hache n’a aucune prise sur cette vigoureuse végétation. Le bois, d’une dureté excessive par suite de l’énorme quantité de ligneux que dans ce climat la sève condense sans cesse dans les cellules de la plante, résiste aux outils les mieux trempés, et épuiserait inutilement les forces du nègre. D’un autre côté, point de routes, point de débouchés à un utile emploi de ces richesses. Le feu est donc le seul agent qui puisse en débarrasser le sol. Ajoutons que les cendres ainsi obtenues forment le plus énergique engrais qu’on puisse imaginer. C’est pour ainsi dire la quintessence du terrain préparée par la lente élaboration des siècles et rendue au réservoir commun. Cette coutume entraîne néanmoins quelques inconvéniens. Maintefois, surtout quand le vent s’élève, le feu gagne la plantation voisine. Le moyen usité en pareil cas pour arrêter l’incendie mérite d’être noté. Une escouade de nègres va déposer des fagots secs à quelques mètres du brasier sur une ligne parallèle aux champs qu’on veut préserver, et y promène la torche. L’air placé entre les deux foyers de combustion, s’échauffant rapidement, devient plus léger, s’élève et forme un vide qui, attirant aussitôt la flamme, l’empêche de se porter du côté opposé et de gagner plus loin.

Des effets d’un autre ordre atteignent l’homme lui-même, et le voisinage des forêts incendiées n’est pas sans exercer une action fâcheuse sur les constitutions délicates. Les torrens de gaz que le feu dégage pendant des semaines entières sur une immense étendue de terrains, finissent par oppresser gravement la poitrine et embarrasser les poumons. La première fois que je chevauchai dans la serra (chaîne de montagnes) qui entoure Rio-Janeiro, l’air, vers le milieu de la journée, me sembla plus lourd que sur le bord de la baie, bien que le contraire dût arriver, puisque je me trouvais déjà au milieu des montagnes. En même temps le ciel me paraissait moins limpide, et des horizons fauves avaient remplacé les teintes d’azur. J’attribuai d’abord cet effet à la fatigue de mes organes. Cependant une certaine oppression qui rendait la respiration laborieuse m’annonçait qu’il se passait dans l’atmosphère quelque chose d’anormal. Enfin, à un coude de la route, me trouvant en face du soleil, je le regardai fixement ; ce n’était plus l’astre éblouissant des tropiques nageant dans des vapeurs de pourpre et d’or, mais un disque d’un rouge sombre perdu dans un brouillard d’hiver. Mon étonnement redoubla. Profitant d’une halte que le guide faisait pour équilibrer les bagages, je lui indiquai du doigt l’objet de mes préoccupations. — He queimada (c’est un incendie), me répondit-il aussitôt avec ce laconisme qui caractérise la race portugaise. Je ne m’expliquais pas trop comment un incendie que je ne voyais pas pouvait à ce point obscurcir le soleil et rendre l’air irrespirable. Quelques instans après, comme nous atteignions le sommet d’une colline dont les plantations encore peu élevées permettaient à la vue de s’étendre au loin, j’eus le mot de l’énigme. Ce n’était pas un incendie, mais bien des centaines d’incendies qui s’élevaient de tous les points de l’horizon. Nous touchions alors au printemps austral, et les fazendeiros se hâtaient de brûler les forêts et les champs en friche qui devaient servir aux semailles. La plus petite ondée suffit pour dissoudre ou entraîner les gaz que la combustion a répandus dans les airs ; mais j’ai vu quelquefois s’écouler des semaines entières sans pluie au plus fort des queimadas, et bien que la chaleur ne fût pas encore excessive, je dois avouer que c’est dans ces momens que j’ai le plus souffert au Brésil. Ces incendies durent ordinairement six semaines ou deux mois. Commencés en juillet ou en août suivant la latitude, ils doivent être terminés dans le courant de septembre ou d’octobre, afin qu’on ait le temps de planter et d’ensemencer avant la saison des pluies.

Avant d’arriver à une fazenda, le voyageur, en observant les terres cultivées qu’il traverse, peut déjà se rendre compte des diverses formes que revêt l’exploitation du sol au Brésil. Les cafiers, les cannes à sucre, les cotonniers appellent successivement son attention.

La culture la plus importante du Brésil est sans contredit celle du cafier. Cet arbre ne s’élève pas très haut. Les feuilles rappellent assez celle du laurier, tout en étant plus petites et plus écartées. Les plants sont rangés en ligne le long des mornes, comme les vignes des coteaux bordelais, seulement plus espacés. Le cafier ne commence guère à entrer en rapport qu’au bout de quatre ou cinq ans. Après une vingtaine d’années, la sève s’épuise ; mais si l’on coupe les branches, opération qui donne une nouvelle énergie au tronc, on obtient encore dix années de récolte. Les fleurs du cafier sont blanches, à cinq pétales, et disposées en grappes ; le fruit, quand il commence à mûrir, ressemble à une petite cerise rouge. Le goût de l’enveloppe n’est pas désagréable ; dès qu’elle noircit, les graines sont mûres, et l’on fait la récolte. À mesure qu’ils sont détachés de l’arbre, les fruits sont portés sur une aire placée d’ordinaire devant l’habitation ; là le soleil sèche les graines et achève de noircir l’enveloppe. Après quelques jours d’exposition en plein air, on les porte sous des pilons de bois mus par une roue hydraulique. Chaque fruit contient deux graines juxtaposées par leurs surfaces planes et retenues par l’enveloppe. Le mouvement de va-et-vient des pilons sépare facilement la graine du péricarpe. Il ne reste plus qu’à passer au crible. Les grains les plus gros et les plus mûrs sont rais de côté et réservés pour l’usage du fazendeiro. Trois ou quatre années d’emmagasinage leur donnent une force et un arôme dont les Européens n’ont aucune idée. La grande occupation des nègres entre l’époque des semailles et celle de la récolte est le sarclage des plantations. Il faut avoir vécu sous les tropiques pour se rendre compte de la rapidité et de la puissance qu’acquiert la végétation dans la saison des orages, lorsque l’eau, le soleil et l’électricité ruissellent de toutes parts. Sucre, café, coton, seraient rapidement étouffés par le capim (mauvaises herbes), si on ne se hâtait de l’arracher.

Le café épuise le sol. Un terrain qui a alimenté une plantation de cafiers pendant vingt ou trente ans est une terre complètement perdue pour l’agriculture. Il faut attendre qu’une autre forêt vierge tire des entrailles du sol les élémens d’une végétation nouvelle. J’ai vu d’anciennes plantations de café abandonnées, au dire des gens du pays, depuis bien des années. L’œil n’apercevait que des mornes dénudés à leur sommet, et presque sans trace de végétation, chose étrange dans une terre où la sève semble même jaillir de la pierre. Les pluies, n’étant arrêtées par aucun obstacle, avaient emporté le sol arable, et laissaient la roche à découvert. La vallée, il est vrai, profitait de ces détritus. Là, les plantes, trouvant un point d’appui pour retenir l’humidité, s’élèvent en toute hâte, gagnent peu à peu le pied de la colline, et indiquent qu’elles la reconquerront un jour. C’est ainsi que, dans une longue succession de siècles, se sont formées et se forment journellement les forêts qui recouvrent les montagnes de granit.

Les plantations de cannes à sucre sont plus aisément reconnaissables que celles de cafiers ; elles ressemblent, à s’y méprendre, à des champs de roseaux. La grosseur des cannes varie suivant l’altitude ou plutôt suivant la quantité d’eau et de soleil qu’elles reçoivent. J’ai vu plusieurs fois sur les plateaux de l’intérieur la canne indigène, que les noirs appellent canne de macaco (canne de singe) ; elle m’a généralement paru de la grosseur d’un roseau ordinaire, tandis que certaines espèces atteignent, dans les régions basses et humides, des proportions gigantesques. Le mode de culture varie aussi suivant la localité. En certains endroits, on pratique des coupes annuelles dans la même plantation pendant plusieurs années de suite, tandis que dans d’autres on se contente d’une ou de deux.

La fabrication du sucre est trop connue pour que j’entre, dans de longs détails à ce sujet. La tige coupée est immédiatement portée sous un cylindre qui la broie. Le jus, de couleur verdâtre, est conduit par une rigole dans une série de chaudières qui le concentrent graduellement. Les gens du pays attribuent à cette liqueur une foule de propriétés curatives, et ne manquent pas de s’en régaler. Les noirs surtout en font grand usage, mais ils trouvent plus commode de mordre à pleines dents dans la canne. La liqueur ainsi obtenue a une saveur fraîche et sucrée, tandis que le jus venu des cylindres, contenant tous les sucs qui se trouvent dans la tige, laisse à la bouche un arrière-goût d’herbage. Quelques pintes de lessive tirée des cendres de certaines plantes riches en potasse entraînent la plus grande partie de ces matières ; le reste est éliminé plus tard par la clarification.

Quand l’action du feu commence à se faire sentir, un esclave posté devant la dernière chaudière observe attentivement la coloration de la liqueur et les divers degrés de consistance : une longue habitude lui tient lieu d’aréomètre. Dès que le jus tourne au sirop, il le retire et le verse dans des baquets, où il refroidit. Le sucre est fait : il se présente d’abord sous la forme de petits grains roussâtres. Il ne reste plus qu’à clarifier et à sécher. Le résidu de la liqueur, appelé mélasse, donne par la distillation la cachaça, ce nectar du nègre, de l’Indien et de beaucoup de blancs. Cette cachaça, après un séjour de quelques mois dans des tonneaux fabriqués avec de certaines espèces d’arbres, perd son goût sauvage, et devient une eau-de-vie que les connaisseurs mettent au rang du fameux rhum de la Jamaïque.

La culture du sucre exige plus de bras et plus de fatigues que celle du café, mais elle est plus productive, surtout depuis que les eaux-de-vie ont atteint un prix si élevé. Elle a cependant aussi ses inconvéniens. Quand l’année est trop pluvieuse, la sève, étant surchargée d’eau, ne se concentre pas facilement, et exige une cuisson très prolongée. Dans les années de sécheresse, la canne rend peu ; elle donne néanmoins toujours un produit, même dans les années les plus calamiteuses, tandis que le café peut manquer complètement. Malgré cette chance redoutable, c’est le café que les petits propriétaires cultivent de préférence. La récolte n’offre aucune difficulté. S’ils n’ont pas de machine pour la décortication du grain, ils vont chez le voisin. La construction et l’entretien d’une sucrerie exigent au contraire des avances considérables que peuvent faire seuls les riches planteurs.

La culture du coton ne date pas de loin au Brésil, et, sauf quelques localités, on peut dire qu’elle n’y est encore qu’exceptionnellement répandue. Peut-être la guerre civile qui désole les États-Unis lui donnera-t-elle une impulsion décisive. Cette culture, aussi simple que celle du café, exige encore moins de soins. Rien de plus pittoresque qu’un champ de cotonniers en fleur. L’arbre n’est pas d’ordinaire très haut, certaines espèces même ne sont que des arbustes traînant jusqu’à terre leurs nombreux rameaux ; mais, dès que le bouton s’ouvre aux chaudes haleines du printemps, on voit la campagne parsemée de grands pétales jaunes qui semblent autant de papillons butinant dans la rosée du calice. Au bout de quelques semaines, ces fleurs se referment, pendant que d’autres éclosent. Le fruit mûrit aux rayons du soleil, le précieux duvet se forme. Bientôt le calice s’ouvre une seconde fois, étalant ces houppes soyeuses qui font l’admiration des étrangers et la joie de la plantation. Le soir, quand, après une journée brûlante, la coque, largement ouverte, laisse tomber ses touffes blanches en longues grappes et que la brise de l’océan vient agiter le feuillage des arbres, le spectacle devient indescriptible. À voir ces grappes folâtres frissonnant au moindre souffle, tantôt se dérobant à demi, tantôt étalant avec orgueil leur incomparable blancheur, on dirait un immense bouquet agité par des mains invisibles.

C’est à ces trois termes, — sucre, café, coton, — que se réduit l’agriculture brésilienne. Le blé ne paraît sous forme de pain que sur la table des riches et des Européens ; la classe pauvre et les habitans de l’intérieur ne le connaissent que de nom. On y supplée par le manioc, le riz, le maïs et le feijão (haricots). Quant aux autres denrées des tropiques, vanille, cannelle, cacao, caoutchouc, salsepareille, etc., ce sont les Indiens qui cueillent ces produits dans les forêts où le hasard les a jetés, et qui, à des époques fixes, viennent les troquer contre des vêtemens, des armes ou de la cachaça dans les comptoirs portugais.

Les ressources agricoles dû Brésil nous étant ainsi connues, pénétrons dans la fazenda, et d’abord observons la vie du planteur. Cette vie est assez active pour le propriétaire sérieusement décidé à s’occuper de ses affaires. Dès la pointe du jour, il se lève, monte à cheval, et, accompagné d’un écuyer, profite de la fraîcheur du matin pour inspecter le travail des nègres et visiter ses domaines : parfois il a à réparer un pont emporté par un orage, à percer un nouveau chemin au milieu d’une forêt, à changer un pasto ou à faire monter une machine. De retour vers neuf heures, il fait rapidement sa toilette, et, traversant la varanda en allant déjeuner, emmène avec lui tous les convives que les hasards des chemins ont réunis dans la matinée : chasseurs, mascates (colporteurs), muletiers, etc. Les voyageurs qui arrivent de la cidade apportent les nouvelles du jour, et chasse, ministère, constitution, mules, nègres, tout est objet de discussion. Le repas achevé, chacun prend un palhito (cure-dent de bois), et revient sous la varanda, où les noirs apportent le café. Peu à peu le silence se fait dans l’habitation ; les étrangers ont repris leurs mules et continuent leur chemin. Le fazendeiro profite alors de ce répit pour continuer son inspection, si quelque affaire urgente l’appelle au dehors. Dans le cas contraire, il rentre dans son appartement, fait sa sieste, lit les journaux, écoute les rapports des feitors, et met en ordre sa correspondance.

À trois heures, on se remet à table. Le personnel des convives a subi quelques changemens. Au lieu d’un mascate, on voit figurer quelque gentleman de la cidade qui, par ordre des médecins, vient attendre à la campagne que les fortes chaleurs soient passées. Une famille d’émigrans est venue demander l’hospitalité de la posada pour la nuit. Avec des hôtes d’origine si diverse, la conversation ne saurait languir. On atteint ainsi le moment où les feux du soleil commencent à diminuer. Vers quatre ou cinq heures, chacun va respirer la brise du soir ; la journée est finie, elle ne se prolonge que pour les nègres. La nuit venue, on sert le thé. Tous les voyageurs que le crépuscule a surpris dans les environs de la fazenda sont invités à y prendre part. C’est l’heure des causeries intimes. Souvent on taille une partie de lansquenet, et le sommeil est alors complètement oublié ; mais dans la vie normale le créole se couche de bonne heure et se lève de même. Cette règle est d’une bonne hygiène sous les tropiques.

Certains jours sont donnés à la chasse. Un intendant est alors chargé de veiller sur les nègres. Les bois regorgent de fauves et de gibier de toute sorte, et le planteur n’a point à redouter les gardes champêtres ni la morte-saison. Aussi le voit-on courir sans relâche le sanglier, le tapir, le bœuf sauvage, dans ses immenses forêts. Les courses durant quelquefois plusieurs jours, il s’arrête pour déjeuner dans la première fazenda qu’il rencontre sur son chemin, remonte à cheval le repas achevé, court les bois tout le reste de la journée, et va coucher, plusieurs lieues plus loin, dans une nouvelle plantation. S’il s’est trop enfoncé dans la forêt loin des habitations, ses nègres lui font rôtir un agouti, espèce de lièvre très commun en Amérique, ou lui préparent un chou-palmiste dans une casserole de bambou ; puis ils construisent un rancho avec des branches d’arbres, font un lit de feuilles sèches, l’entourent des selles des mules, qui servent de rempart, et se placent en dehors, autour d’un grand feu, afin de protéger le sommeil du senhor, qui dort enveloppé de son manteau. S’ils entendent un animal venir à eux, ils tirent un coup de fusil dans la direction du bruit, croyant avoir affaire à une onça (jaguar, tigre d’Amérique), et tuent quelquefois les mules qui paissent à côté d’eux. D’autres fois aussi, pendant les nuits froides, il arrive aux dormeurs de s’éveiller tout à coup et de secouer vivement leurs manteaux, afin de chasser une cobra (serpent) qui cherchait à se glisser sous les couvertures pour se réchauffer.

Ces chasses ne sont pas toujours sans danger. Je me rappelle avoir vu un énorme jaracotinga, trigonocéphale des plus venimeux, s’abattre sur les chiens pour se venger sans doute d’avoir été troublé dans son repos. Quatre de ces animaux furent successivement mordus : le premier expira aussitôt comme foudroyé ; le second vécut une heure dans d’atroces souffrances, et le troisième arriva au lendemain ; seul le quatrième échappa aux suites de la morsure ; le hideux reptile avait épuisé son venin sur les trois premiers. D’autres fois, c’est une onça blessée qui se rue sur l’imprudent chasseur. Les armes de précision sont encore peu connues au Brésil, surtout dans l’intérieur. Cet animal devient heureusement de plus en plus rare dans les grandes plantations ; il fuit le voisinage de l’homme, cet implacable destructeur des forêts qui lui servaient de retraite. Vient-il cependant à se révéler dans une fazenda par la disparition successive de quelques têtes de bétail, vite on organise une battue, qui d’ordinaire produit plus de bruit que d’effet, car pour trouver un véritable tueur de tigres, il faut aller dans les campos du sud, chez le gaucho.

Le gaucho n’a pas besoin de carabine. Son cheval et ses bolas lui suffisent. Dès qu’il entend ou qu’il aperçoit un jaguar, il s’élance vers lui au galop. Le tigre s’arrête étonné de tant d’audace. Arrivé à la distance de quelques pas, le cavalier lance son redoutable laço, et, faisant aussitôt volte-face, il reprend sa course de toute la vitesse de son cheval. Des rugissemens épouvantables et les soubresauts du laço l’avertissent que le coup a porté juste et que l’animal étranglé se débat dans les étreintes de l’agonie. Quand les cris ont cessé, le chasseur met pied à terre, et, tirant son coutelas de sa ceinture, achève sa victime.

Quand le planteur n’est pas en chasse, c’est qu’il voyage pour se distraire ou rendre des visites chez ses voisins. Le luxe qu’il déploie dans ces occasions n’est pas sans offrir un certain cachet d’élégance et d’originalité. Ne pouvant faire passer d’équipage à travers les picadas de la forêt, il va toujours à cheval ou sur une mule richement caparaçonnée ; les senhoras elles-mêmes n’ont pas d’autres montures. Une troupe de cavaliers de toute nuance suivent pour faire honneur au senhor. Les deux premiers, remplissant plus spécialement les fonctions d’écuyer, portent la livrée de la maison. Plus l’escorte est nombreuse et soulève de poussière, plus on se fait une haute idée de l’importance du visiteur. Parfois cependant la caravane se réduit à des proportions beaucoup plus simples. Je rencontrai un jour, dans une de mes excursions, une famille qui se rendait de la province de Minas à celle de Saint-Paul. Une forte et robuste négresse ouvrait la marche, portant dans un berceau posé sur sa tête un nourrisson de quelques mois qu’elle allaitait, et qu’une légère toile abritait seule contre les ardeurs dévorantes d’une chaleur sénégalienne. Venait ensuite un vieux nègre pliant sous le poids d’une immense corbeille où l’on voyait pêle-mêle tous les ustensiles du ménage. D’une main il retenait son fardeau, de l’autre il menait parle licou une mule dont les flancs étaient battus par des espèces de volières à deux compartimens. À travers les barreaux de la première j’aperçus une figure d’enfant faisant face à un petit singe. Dans la seconde se trouvait un autre enfant, et devant lui un magnifique ara au bec énorme, au plumage rouge, aux pennes bleues. Le fond de ces deux cages servait de malle et contenait le linge des voyageurs. Le chef de la maison, avec sa femme en croupe, suivait de l’œil tous les mouvemens de la turbulente ménagerie. Un énorme parasol garantissait le couple des fureurs ardentes du soleil. Un chien qui suivait à pied faisait escorte.

Je m’arrêtai pour laisser défiler la caravane, car il n’est guère possible de cheminer deux de front dans les sentiers des forêts américaines. Comme le macaco passait à côté de moi, il avisa quelques bâtons de rosca (biscuit) dans mes larges bottes, où, comme tous les voyageurs du désert, je tenais mes provisions, et, allongeant ses bras à travers les barreaux de sa cage, il enleva prestement deux biscuits. Son compagnon, pensant qu’un seul devait lui suffire, essaya de lui tirer le second des mains et d’en faire son profit ; le quadrumane, peu initié aux doctrines évangéliques, défendait son bien en montrant les incisives. Le papagaio (perroquet), voyant de son gros œil inquiet qu’on festinait chez ses voisins, voulut aussi sa part, et se mit à crier et à battre des ailes pour qu’on s’occupât de lui ; soit frayeur, soit tentation, l’autre petit garçon se mit aussi à pleurer, et le désordre fut au comble. Je fus obligé, pour mettre fin à ce vacarme, de descendre et de distribuer tout mon biscuit.

He gente pequena (ce sont de petites gens), me dit le guide dès que nous fûmes éloignés.

— Et à quoi reconnaissez-vous cela ?

— Oh ! senhor ! il n’y a pas à s’y tromper. Si c’étaient des gens riches, ils emmèneraient avec eux beaucoup d’esclaves et de mules pour leur faire escorte ; ils ne laisseraient pas leurs enfans mourir de faim, ainsi que ces pauvres bêtes, qu’ils auraient mieux fait de laisser dans la forêt à la grâce de Dieu, et vous n’auriez pas été dévalisé par ce damné macaco.

Quand une senhora ne peut pas supporter une monture, on cherche alors d’autres expédiens. Tantôt on a recours à une charrette traînée par six paires de bœufs, tantôt on se sert d’une litière soutenue par deux mules. La première, attelée comme à l’ordinaire, conduit la marche, tandis que la seconde, placée à l’arrière, touche presque de sa tête le siège de la senhora. Toutefois, comme les fondrières des chemins rendent les soubresauts inévitables, on préfère, quand on veut transporter une malade, se servir d’un hamac suspendu à une forte traverse, que deux nègres robustes portent sur leurs épaules. Si la route est longue, la litière est suivie d’une escouade d’esclaves qui se relaient.

Souvent, sous prétexte de rendre visite, le créole va monter une partie de cartes chez un voisin. Le jeu est la passion dominante de l’Américain. C’est le jeu qui absorbe souvent ses revenus, au grand détriment des routes, des canaux, des chemins de fer, en un mot de la prospérité du pays. Une des variantes du jeu est la loterie, cette lèpre léguée au Nouveau-Monde par les anciens conquistadores, et qui a pour représentant le bilheteiro.

Le bilheteiro (marchand de billets) est un jeune homme ; il n’y a qu’un homme jeune en effet qui puisse suffire aux exigences d’une vie aussi pénible. Dès qu’une loterie est organisée, le bilheteiro monte à cheval, voyage de nuit comme de jour été et hiver, supporte dans la même journée le feu d’un soleil de plomb et le froid glacial d’une pluie torrentielle, et ne s’arrête guère pendant plusieurs semaines consécutives que quelques minutes pour offrir ses billets et réparer ses forces avec un peu de riz ou de feijão. On peut dire que c’est dans son portefeuille que vient s’engouffrer une bonne partie des valeurs du pays. Dès qu’il apparaît à la porte de l’habitation, tout le monde s’empresse autour de lui comme autour du dispensateur de la fortune. On s’enquiert du nom de l’heureux vainqueur de la dernière loterie, et l’on se hâte de prendre de nouveaux billets ; ceux-ci épuisés, il reprend le chemin de la ville, tire la loterie, et repart aussitôt pour une nouvelle expédition. Une telle existence l’use rapidement. Il meurt avant l’âge, criblé de douleurs rhumatismales et les jambes dévorées par l’éléphantiasis, suite trop fréquente de ses fatigues et du manque de tous soins hygiéniques. Les partisans des causes finales pourraient trouver dans cette mort prématurée une juste punition des méfaits du bilheteiro, qui entretient dans le pays une véritable plaie morale ; mais sa carrière, à vrai dire, ne se termine pas toujours aussi tristement. Parcourant toutes les fermes à cinquante lieues à la ronde, il note en passant les mulâtresses riches et les veuves d’un certain âge qui ne peuvent prétendre aux nobles héritiers des fazendeiros. Il choisit celle qui lui semble le mieux à sa convenance, tâche de la séduire par ses belles manières, renonce à son métier dès qu’il est marié, et se fait planteur. Malheureusement pour lui, son mariage est aussi une loterie dont les billets sont très disputés.

Malgré la vigilance du maître, une plantation, quelle que soit d’ailleurs son importance, ne saurait subsister si elle ne possédait un personnage dont nous avons déjà souvent prononcé le nom : le feitor. Le feitor est l’homme de confiance du fazendeiro et la terreur de l’esclave. Être hybride, il rappelle à la fois l’adjudant d’une caserne et le garde-chiourme des forçats. Tenant en même temps du conquistador et du nègre, il a hérité de la férocité de l’un et de la bestialité du second. Aussi s’acquitte-t-il de ses fonctions la conscience calme et sans nul remords. Dès le petit jour, il sonne la diane, fait l’appel de ses hommes et les conduit au chantier. Il a pour lieutenant un autre mulâtre plus foncé que lui, qui surveille les esclaves en son absence et joue le rôle d’exécuteur, lorsqu’un noir s’est rendu passible d’une peine disciplinaire. Un long fouet à la main et une énorme palette en bois passés à sa ceinture sont les insignes de ses attributions. Pendant qu’il préside au travail, le feitor monte à cheval, va visiter les autres plantations, vient faire son rapport du matin au fazendeiro, repart après son déjeuner pour les champs, vérifie si tout est en ordre, et se repose sous un rancho, lorsque le soleil est trop chaud et que son service ne l’appelle pas ailleurs. Si la journée lui semble trop longue, il retourne au chantier, jette un coup d’œil de bête fauve sur le noir troupeau dont le travail et la sueur font ressortir les formes, appelle d’un signe la femme qui a fixé son attention, et rentre sous bois. L’entrevue est courte : l’esclave est avant tout un instrument de travail, et il ne faut pas que les fantaisies de satrape du feitor tournent au détriment de son maître. À la nuit close, il donne le signal du retour, fait un second appel, reconduit les nègres à la demeure, et va présenter son rapport du soir. Cette besogne ingrate est peu payée ; mais beaucoup d’entre les feitors préfèrent leur position à celle de juge de la comarca (canton, district), tant ils savent arrondir leur budget à l’aide de petites industries aussi simples que lucratives.

La première et la plus sûre de toutes consiste en une venda, où l’on tient le tabac, les pipes, la cachaça, la carne seca, le bacalhão (morue), en un mot tout le menu qui peut flatter un gosier africain. On y trouve en outre du maïs pour les voyageurs et des étoffes bariolées pour les négresses. C’est là qu’esclaves et affranchis vont à leurs momens perdus refaire leur courage et se racontent les nouvelles du jour. Les affaires se font au comptant, ce qui éloigne toute chance de perte. Lorsque le noir n’a pas de dinheiro (argent), le feitor prend en échange du café ou du maïs, qui sont censés provenir de la récolte que chaque dimanche l’esclave fait pour son compte dans son petit champ ; mais, ce maigre travail hebdomadaire ne pouvant suffire pour alimenter de cachaça une soif journalière, il arrive souvent que le café apporté au comptoir provient des magasins du fazendeiro. Le feitor, en homme qui connaît le métier et qui sait se rendre digne de la confiance de son maître, rembrunit son visage en voyant arriver le grain suspect, et menace l’esclave du chicote (fouet) et de la colère du senhor, s’il n’avoue pas la vérité. À ce regard inquisiteur, à ces questions inattendues, à la vue de ces lanières qui menacent ses reins, le pauvre diable perd contenance, se jette à genoux, confesse son larcin, et les mains jointes supplie son bourreau, avec des gémissemens inimitables, de ne pas le perdre auprès du senhor, et de garder le café pour prix de sa discrétion. Pendant qu’il improvise dans cette posture les supplications les plus pathétiques, le feitor va droit à la sacoche, tout en continuant son réquisitoire, la soulève à deux ou trois reprises comme pour la porter au fazendeiro, et, s’étant assuré qu’elle est consciencieusement remplie, il se rappelle tout à coup qu’il a besoin de tous ses hommes valides pour percer sous peu une picada à travers la forêt, et que ce n’est pas le moment de faire appliquer une bastonnade, dont le résultat le plus certain est d’envoyer pendant quelques jours le patient à l’infirmerie refaire ses épaules. Il promet donc le silence au noir en lui faisant peser ces considérations, lui rend la sacoche vide, et lui donne avant de partir un verre de tafia, ne voulant pas être en reste de générosité avec lui.

Non content du profit qu’il tire de la venda, le feitor élève encore des cochons, de la volaille, et surtout de jeunes mules qu’il fait dresser par ses aides, et qu’il vend ensuite aux fazendeiros des environs ou aux voyageurs de passage qui ont laissé les leurs dans les précipices des chemins. Avec des journées si bien remplies et la sobriété inhérente aux créoles, il se fait rapidement un pécule assez rond, et un beau jour il vient apporter à son senhor sa démission de feitor. Le lendemain, il part à la recherche d’esclaves et de terres à vendre, achète dès qu’il trouve à sa convenance, et devient fazendeiro à son tour. Parfois il arrive à la dignité de commendador, point de mire de l’ambition de tout bon Portugais.

J’ai dit que dans les grandes fazendas on trouvait à quelque distance de l’habitation divers pastos affectés à des troupeaux de bœufs, de porcs et de brebis. À chacune de ces sections est attaché un homme de couleur ou un nègre de confiance ; mais si la vigilance du maître se ralentit, la plupart de ces gardiens, plus préoccupés de vendre aux voyageurs et aux petits propriétaires des environs les mules qu’ils élèvent pour leur compte que de bien remplir leur tâche, confient le troupeau à des enfans, afin de mieux vaquer à leurs spéculations. Ceux-ci, plus soucieux de se baigner ou de faire la sieste que de veiller à leurs bêtes, les abandonnent à la garde des chiens, qui de leur côté jugent plus à propos de dormir à l’ombre des arbres. Pendant ce temps, bœufs, porcs, brebis, vont au hasard de leur caprice dans ces pâturages sans fin, tombent dans les précipices, s’égarent dans les bois, sont volés par les voisins sans que personne s’en aperçoive, et un jour le fazendeiro, passant en revue son bétail, est tout étonné de le trouver diminué de moitié. Il interpelle alors le garde sur cette disparition, et en reçoit invariablement cette réponse : he peste) he onça, he cobra ; c’est une épidémie, c’est le jaguar, ce sont les serpens, suivant la saison, l’altitude, la nature des pâturages, etc.

On peut dire cependant que le vol est rare chez les hommes libres, soit par un reste de fierté portugaise, soit par suite de la richesse du sol, qui semble fournir de lui-même à tous les besoins ; mais il n’en saurait être de même de l’esclave : dénué de tout, n’ayant parfois qu’une nourriture insuffisante, il fait main basse sur tout ce qui se trouve à sa portée. C’est ordinairement la nuit qu’il choisit pour ses excursions. Aussi tout propriétaire voit-il dans son nègre un pillard dont il doit se méfier. Sachant que sa surveillance, jointe à celle de ses feitors, est souvent insuffisante, il charge, moyennant quelques cierges, son patron de lui tenir lieu de garde champêtre. C’est ordinairement à saint Antoine, le saint le plus vénéré du Brésil, que revient cet honneur. C’est encore saint Antoine qui dans la saison des orages est tenu de servir de paratonnerre à toutes les plantations de la péninsule australe. Les porchers, si nombreux dans certaines provinces, et dont il est, comme chacun sait, le patron spécial, le surchargent de besogne. Quoi de plus naturel qu’un nègre fripon réussisse quelquefois à tromper la surveillance d’un saint si occupé ? Le planteur n’en continue pas moins à lui brûler des cierges malgré ces petits oublis, persuadé que le mal qui lui échappe n’est pas la centième partie de celui qu’il prévient.

Pourtant, si les vols deviennent trop hardis ou se renouvellent, on imagine d’autres expédiens. On tente d’abord de découvrir le coupable, afin de le surveiller de plus près et de lui infliger la bastonnade ; mais si l’esclave suspecté est un vieux nègre malin, il faut revenir aux moyens surnaturels. On s’adresse alors au sorcier des environs (feiticeiro). C’est ordinairement un ancien esclave devenu libre, ou un Indien mi-sauvage, mi-civilisé, qui exerce cette lucrative profession. Pendant mon séjour au Brésil, un fazendeiro de la province de Minas s’aperçut un matin que son parc de cochons diminuait sensiblement. Soupçonnant ses nègres, il organisa des rondes pendant la nuit, mais sans succès. Ne sachant plus que faire, il appela à son secours un vieux noir, jadis son esclave, et qui avait un grand renom de sorcellerie dans le voisinage. Son aspect étrange était en parfaite harmonie avec sa profession. À la suite d’une maladie qui avait dévoré son épiderme en plusieurs endroits, la surface de son corps ne présentait qu’une suite de plaques alternées de blanc et de noir ; on eût dit un singe déguisé en jaguar, ce qui expliquait probablement le surnom d’Onça (panthère) qu’il portait dans le pays.

— Écoute, Once, lui dit son ancien maître, si tu es réellement feiticeiro, comme on le dit, trouve-moi le voleur de mes cochons. Je sais que tu aimes la cachaça, je t’en approvisionnerai pour l’année. Si tu ne peux pas le découvrir, dispose-toi à quitter sur-le-champ mes terres et à aller exercer ton industrie ailleurs.

— Sa seigneurie peut se rassurer, reprit tranquillement le Sorcier, l’Once n’a jamais cherché en vain ; seulement, afin de mieux reconnaître le voleur, il est bon que je voie d’abord les esclaves de la plantation, et je prie sa seigneurie de me faire appeler quand ils seront revenus du travail.

Cette réponse fit bon effet et rassura le fazendeiro, quelque peu sceptique à l’endroit des sortilèges. Une heure après, le feitor averti amenait les esclaves dans la cour. Dès qu’ils furent réunis, le senhor fit appeler le sorcier. Me trouvant de passage dans la fazenda, je me glissai à côté de mon hôte pour ne rien perdre du spectacle.

À la vue de l’Once, les nègres, qui connaissaient sa terrible réputation, comprirent qu’il s’agissait de quelque acte de haute justice, et se mirent à trembler de tous leurs membres. Le devin parcourut silencieusement les rangs, s’arrêtant devant chaque esclave et le contemplant pendant quelques secondes de son gros œil fauve et vitreux ; on eût dit un python fascinant sa victime. Son inspection achevée, il se retourne vers le fazendeiro, qui le suivait pas à pas.

Senhor, il n’est pas facile de deviner au premier coup d’œil le ladrão que vous cherchez, car tous vos nègres me paraissent aussi voleurs les uns que les autres, et je crois bien qu’ils étaient plusieurs à dérober vos cochons ; mais je vais indiquer à sa seigneurie un moyen infaillible pour les découvrir…

Ici le feiticeiro s’interrompit ; l’entretien se continua à voix basse, et personne ne sut d’abord quel moyen il lui proposa. Je ne devais pas tarder à découvrir cependant par quel étrange procédé de torture le sorcier saurait amener les nègres à des aveux plus ou moins sincères. Des purgatifs violens devaient produire l’effet qu’on obtenait autrefois grâce à la question ordinaire ou extraordinaire. Malheureusement le feitor avait mal compris les instructions du sorcier, il outre-passa les doses. Se débattant au milieu des convulsions, les nègres, pour obtenir les potions qui devaient calmer leurs souffrances, avaient beau promettre les révélations les plus complètes : ils n’en étaient pas moins exposés à périr, et le feitor effrayé fit appel aux connaissances médicales qu’il me supposait en ma qualité de voyageur pour arrêter les progrès trop rapides d’un véritable empoisonnement. Je ne voyais pas bien de quelle manière je pourrais improviser un remède pour tout ce monde, loin de tout secours. Je ne connaissais que le blanc d’œuf comme contre-poison, et comment trouver des œufs au milieu d’une plantation de café ? Je fis part de mes embarras au feitor.

— Ah ! s’il ne faut que des œufs, nous sommes sauvés, s’écria-t- il aussitôt, les jacarés, les lagartos, les tarlarugas et les passarinhos ne manquent pas ici.

Et, se précipitant avec son escorte vers le sable et les buissons du rivage, il ramassa en peu d’instans une quantité prodigieuse d’œufs de caïmans, de lézards, de tortues et d’oiseaux de toute espèce, et quelques momens après nous commencions à administrer aux moribonds des blancs battus que je fis alterner avec de l’eau tiède. Dès les premiers vomissemens, les douleurs devinrent moins aiguës, les symptômes moins alarmans. Rassuré sur le sort de son troupeau, le feitor se rappela sa consigne, et voulut profiter du trouble de ses malades pour leur arracher leur secret. Se tournant vers les négresses qui remplissaient les fonctions d’infirmières, il leur enjoignit de n’administrer le breuvage qu’à ceux qui auraient fait leur confession. Le spectacle tourna alors du tragique au burlesque.

Senhor, encore un peu de remède ; ou je meurs ! hurlait un nègre hideusement barbouillé de bave et d’écume.

— C’est toi, ladrão, reprit le feitor d’une voix tonnante ; raconte-moi tout ce que tu as volé, ou je te laisse crever comme un chien.

— Je n’ai volé que les pitangas (petit fruit rouge légèrement acide) du jardin, et encore je n’étais pas seul : mon frère en a volé plus que moi… Un peu de remède, s’il vous plaît !

— Tu ne dis pas tout…

— J’ai aussi volé, avec mon compadre Antonio, une demi-arrobe de carne seca la dernière fois que j’allai avec les tropeiros (conducteurs de caravanes) ; mais il y a longtemps de cela… Un peu de remède, senhor, ou je me meurs !

— Et les leitões[2], tu n’en parles pas, inferno ?

— Les leitões, senhor, ce n’est pas moi, c’est mon voisin Coelho qui m’en a donné un morceau.

— Ah ! c’est toi, qui as volé les leitões du senhor ? hurla aussitôt le feitor en se tournant vers un autre moribond. Et combien en as-tu pris ? Dis-le-moi sans mentir d’un seul, si tu ne veux pas recevoir cent coups de chicote au lieu de remède.

Senhor, je n’en ai pris qu’une fois : c’est mon compadre Januario et son frère qui ont volé tous les autres.

L’Once avait dit vrai. Les larrons étaient plusieurs, et il avait eu le talent de les forcer à avouer leur crime. Aussi vint-il le lendemain, la tête haute, réclamer sa provision de cachaça.


II

Malgré les soucis de la plantation, les divertissemens de la chasse et le flot d’étrangers qui traverse toujours la fazenda, la vie y est assez monotone. Aussi saisit-on avec empressement l’occasion d’un mariage, d’une naissance, ou de toute autre fête de famille, pour se livrer aux réjouissances. Me trouvant un jour de passage dans une riche fazenda de la province des Minas, je fus invité par le chef de la maison à assister à son anniversaire, qu’on célébrait le lendemain. C’était un grand vieillard encore alerte, dur à la fatigue. Après m’avoir fait visiter les divers corps de logis qui composaient sa ferme, il me conduisit vers le jardin, situé derrière l’habitation, et nous nous assîmes sur un banc, à l’ombre d’une épaisse charmille. Sa conversation ne tarda pas à m’intéresser.

— Vous voyez, senhor, me dit-il, toutes ces bâtisses et toutes ces plantations : il y a quarante ans qu’il n’y avait encore ici que des forêts aussi anciennes que le monde. C’est moi qui ai coupé le premier arbre et planté le premier pied de café. J’étais arrivé seul. Les premières années furent rudes. Je transportais moi-même mes récoltes à la ville comme un simple tropeiro, et je prenais des esclaves en échange. C’était alors le bon temps ! On me donnait un nègre fort et robuste pour deux cents milreis (500 francs), tandis qu’aujourd’hui il faut y mettre de deux à trois contos de reis[3]. Le nombre de bras s’augmentant chaque année, mes récoltes s’accrurent aussi, et aujourd’hui je me fais bon an mal an deux cents contos de reis (500,000 francs). Du reste mes esclaves sont bien nourris et bien traités ; mais ils savent qu’ils doivent travailler, et que je ne plaisante pas là-dessus. Aussi m’obéissent-ils au premier signal. Tenez, voulez-vous voir ? Antonio ! Antonio, aca (ici) ! cria-t-il en même temps d’une voix de stentor à un nègre qui sarclait un champ de maïs à l’extrémité du jardin.

Aux premiers éclats de cette voix si redoutée, le pauvre diable jeta sa bêche afin d’être plus leste, et accourut vers nous ; mais à chaque instant les plantes embarrassaient ses jambes, auxquelles d’ailleurs le travail et les années avaient déjà ôté toute élasticité.

Aca ladrão (voleur) !… ajouta presque aussitôt son maître d’une voix encore plus brève et avec des gestes plus impératifs, et, continuant sur ce ton, il épuisa contre son pauvre esclave toutes les imprécations du dictionnaire portugais, si riche d’injures à l’adresse des noirs. Il y avait de quoi pétrifier le nègre le mieux doué de résignation chrétienne.

Croyant sa dernière heure venue, Antonio vint se réfugier derrière moi en poussant des exclamations à fendre le cœur.

Senhor (maître)… benção (bénédiction)… Jésus-Christo… nhonhor (mon petit monsieur)… perdido (je suis perdu)… nossa Senhora (sainte Vierge) ! etc.

Ses cris, à peine articulés, étaient accompagnés de contorsions non moins navrantes. Bien que ses paroles fussent inintelligibles, je compris à ses gestes qu’il me suppliait de l’apadrinhar (demander son pardon).

Apadrinhar un larron comme toi ! interrompit le fazendeiro, qu’as-tu donc fait de tes jambes, vieil ivrogne ? Faut-il que je te fasse rouer de coups pour t’apprendre à marcher ? Sors d’ici, ou je te fais écorcher vif !… Et rappelle-toi que si ce senhor n’avait pas demandé ta grâce, avant une heure d’ici les urubus (vautours) déchireraient tes entrailles !

Si senhor, articula le patient à demi mort, et, reprenant aussitôt ses jambes, son haleine et sa course, il s’éloigna de toute la vitesse que lui donnait la crainte de devenir la pâture vivante des vautours.

— Vous voyez, senhor, ajouta mon nabab d’un air triomphant, comme mes esclaves me craignent ! Je ne suis pas plus méchant pour cela, mais je veux qu’ils obéissent.

Le lendemain eut lieu la fête du senhor. Il serait peut-être plus exact de dire la fête des nègres. Dès le matin, les punitions furent levées et les cachots ouverts. Un padre des environs vint célébrer la messe dans un vaste magasin transformé en chapelle. Une table recouverte d’une nappe servait d’autel. Au dehors se tenaient accroupis plusieurs centaines d’esclaves de tout sexe, de tout âge et de toute nuance. Je contemplais les négrillons demi-nus miaulant comme de jeunes chats sauvages sur les genoux de leurs mères, les singes de la maison fourrageant gravement sur les têtes des jeunes négresses, les perroquets criant à tue-tête : Quer café (voulez-vous du café) ? les chiens courant çà et là au milieu des groupes, lorsqu’à un signal donné par le muletier-sacristain le chœur des négresses entonna un hymne religieux. C’était un mélange d’exclamations sauvages, de gloussemens intraduisibles, d’articulations étranges qui n’avaient rien de l’homme, et qui auraient échappé à l’analyse de l’oreille la mieux exercée. Les noirs reprenaient le refrain à la fin de chaque strophe et complétaient le vacarme. Les choses furent poussées si loin que le chien de mon guide, qui jusque-là s’était contenté de jouer avec les singes, se fâcha tout de bon en entendant ce vacarme, et se mit à japper contre les nègres. Son exemple fut bientôt suivi par tous ses confrères de la ferme, et bientôt ce fut un tapage infernal. Heureusement le padre allait vite en besogne, et la messe fut bientôt dite. Quand tout ce monde se fut retiré, je m’approchai du prêtre et lui demandai à quelle langue appartenaient ces miaulemens étranges. Il m’avoua qu’il n’en savait rien lui-même, et qu’il n’avait jamais songé à s’en informer. — E costume (c’est l’habitude), ajouta-t-il comme conclusion.

Après la messe, tous les esclaves vinrent s’aligner dans la cour pour être passés en revue. Ils se placèrent sur deux lignes parallèles à l’habitation. La première, composée exclusivement d’hommes, offrait une assez belle apparence. La seconde, qui comprenait les femmes, les petits négrillons et les enfans à la mamelle, laissait à désirer quelque peu sous le rapport de la régularité qu’exige pareille cérémonie. Un feitor fit d’abord l’appel, puis l’inspection commença. Le fazendeiro parcourait silencieusement les lignes et s’arrêtait devant chaque esclave avec l’œil sérieux et scrutateur d’un vieux sergent inspectant sa compagnie. Le nègre, la tête nue, le regard baissé, les bras croisés sur la poitrine, allongeait la main droite pour demander la benção (bénédiction) dès que son maître arrivait devant lui, la replaçait aussitôt dans sa première position, et attendait dans la plus grande anxiété que le regard inquisiteur qui le fixait se reportât sur le voisin. Les seules réprimandes que j’observai furent adressées à des négresses qui négligeaient d’extraire les bichos (pulex penetrans) des pieds de leurs négrillons.

Après la revue, mon cicérone me reconduisit dans la salle où l’on avait dit la messe. Une nouvelle métamorphose s’y était opérée. La chapelle était devenue un comptoir, l’autel servait de bureau. — Toutes ces marchandises que vous voyez, me dit-il en me montrant des étoffes, des bonnets de laine, des chemises, des pipes, des foulards, des indiennes de toute sorte, etc., sont destinées à mes esclaves. Je leur laisse, comme la plupart des planteurs du Brésil, les dimanches libres, afin qu’ils travaillent à leur petit champ et qu’ils affectent le produit de leur récolte à leur vestiaire ; mais le nègre abandonné à lui-même n’achète que de la cachaça, et va toujours déguenillé. J’ai pris alors le parti de leur acheter moi-même toute leur récolte et de la solder par les objets dont ils ont besoin. C’est pour cela que chaque dimanche me fait marchand. J’ai ainsi le double avantage de m’assurer de leur moralité et de veiller à leur propreté. Du reste je leur livre tout au prix de revient, comme vous pouvez vous en convaincre en consultant les factures. Un feitor tient le registre, pendant que je distribue moi-même les objets qu’on me demande. Les marchandises les plus en vogue sont les pipes et les foulards rouges. Malgré toute mon attention et celle de mon secrétaire, il est rare qu’il se passe un dimanche sans que je m’aperçoive de la disparition de quelques objets, tant le vol semble être l’élément de ces coquins-là.

Vint enfin l’heure du déjeuner. Autour d’une longue table dressée dans une salle immense, on avait eu peine à placer les nombreux convives venus pour fêter le senhor. Le service, qui offrait à la fois le comfort le plus splendide et la simplicité la plus grande, me permit d’étudier à l’aise les ressources culinaires du pays et le goût des habitans.

Comme tous ses congénères de la zone torride, l’Américain du sud est sobre. Du riz cuit à l’eau, des haricots au lard et de la farine de manioc, voilà sa. nourriture de toute l’année. Les jours de fête, il tue un cochon, qu’il farcit et qu’il sert tout entier. Son mets de prédilection et le plus habituel consiste en un gâteau qu’il confectionne dans son assiette en recouvrant ses haricots d’une épaisse couche de farine de manioc et en mélangeant le tout. Le pain et le vin lui sont également inconnus. Son couteau lui tient lieu de fourchette, et un grand verre circulant à la ronde désaltère tous les convives, comme du temps des héros d’Homère.

C’est ainsi que les choses se pratiquent encore dans l’intérieur du Brésil ; mais chez les riches planteurs qui ont été reçus à la cour de l’empereur dom Pedro II ou qui ont voyagé en Europe, l’argenterie couvre les tables, et l’on voit circuler les meilleurs vins de France, d’Espagne et de Portugal. Le riz, le feijão et le manioc sont relégués au bout de la table, comme pour satisfaire à la coutume nationale, et vous voyez apparaître des côtelettes de porc frais, des gigots de mouton, de magnifiques poissons, de belles volailles, d’excellent pain de froment et tous les légumes d’Europe. Deux cuisiniers nègres qui ont fait leur apprentissage dans les hôtels français des grandes villes de la côte se succèdent de semaine en semaine afin de mieux résister à la température des fourneaux, qui devient insupportable sous ce soleil de feu. Une nuée de négrillons, remarquables surtout par leur malpropreté, s’agitent comme des diablotins autour des fourneaux, écurant les marmites, attisant le feu, étranglant les volailles, épluchant les légumes, s’interrompant de temps à autre pour extraire de leurs pieds nus un bicho ou un carrapato (acarus americanus), puis reprenant leurs viandes sans laver ni mains ni couteaux, car le temps presse, et le chef ne veut pas être en retard. Je n’en dois pas moins avouer que les cuisiniers noirs m’ont paru au moins aussi habiles que les cuisiniers blancs, et pourtant sous ce ciel de feu, dans ces régions chaudes et humides, les viandes et les végétaux sont de beaucoup inférieurs aux viandes et aux légumes d’Europe. Le développement trop rapide des plantes les rend bientôt ligneuses et par conséquent trop dures. Si on les mange hâtivement, on les trouve aqueuses et sans saveur. Il en est de même des animaux, qui, nourris d’herbages pour ainsi dire sans sucs, ne donnent qu’une viande fade et insipide. Il ne faut excepter que celle du jeune porc et du jeune mouton. On peut en dire autant des fruits. Ce qui fait la délicatesse des pêches, prunes, figues, raisins, etc., de la Provence et des deux péninsules voisines, c’est la légère prédominance d’une saveur aigrelette dans une pulpe sucrée. Or il faut un climat sec pour que cet arôme se développe et que la proportion de sucre ne le masque pas. Malheureusement il ne saurait en être ainsi sous les tropiques. L’énorme quantité d’eau que charrie la sève, et que le végétal absorbe par tous ses pores dans une atmosphère continuellement chargée de vapeurs, gonfle le fruit, en neutralise l’acidité et change la pulpe en mélasse. Cependant, pour être juste, il faut remarquer que les créoles apprécient plus que nous les liqueurs sucrées de la pulpe, et, sous ce rapport, l’avantage reste à leurs fruits. Les doces (confitures) qu’ils en retirent constituent le principal mérite de la table brésilienne.

La description d’une fazenda serait incomplète, si on n’esquissait point ici quelques-unes des physionomies originales que l’on rencontre dans toutes les grandes plantations. En première ligne viennent le padre et le doutor, puis le mascate, le muletier, le formigueiro (chasseur de fourmis), dont nous n’avons fait encore que prononcer le nom.

Le padre est l’aumônier du pays. Qu’on ne se représente pas une sombre figure d’inquisiteur enveloppé d’une soutane noire et coiffé d’un tricorne. Non, le padre américain est bon apôtre. Vêtu de toile comme un simple mortel, il porte ses cheveux aussi courts qu’un laïque, danse, fume, joue et cause comme tout le monde. Une messe basse le dimanche, voilà pour toute la semaine. Un muletier lui tient lieu ordinairement de sacristain, et il a pour orgues un chœur de nègres. Après la messe, il baptise les négrillons qu’on lui apporte des divers points de la forêt. Il en prend possession au nom du ciel et de la religion catholique, et à cet effet les inscrit sur un registre ad hoc, sous une rubrique tirée du martyrologe romain. Cette besogne achevée, le nouveau chrétien rentre dans sa hutte, va aux champs dès qu’il marche, travaille tant que ses forces le lui permettent, tombe un jour d’épuisement, et quelques heures après s’achemine vers le cimetière sur les épaules de quatre de ses camarades qui forment tout son cortège. Le padre ne se dérange pour venir assister le moribond que lorsque le noir est libre et qu’il peut payer les frais : quant aux autres, il compte que les douleurs de la servitude suffiront à racheter leurs fautes et à leur ouvrir les portes du ciel. Qu’est-il alors besoin de catéchisme, d’instruction, de messes, de sacremens ? L’ablution baptismale, c’est assez ; l’esclavage fera le reste.

Le chômage n’est pas inconnu au padre, mais il sait y remédier à l’aide de quelques petites industries inconnues de ses confrères transatlantiques. Si un fazendeiro ne se croit pas assez riche ou assez dévot pour se payer une messe par semaine, il s’entend avec ses voisins. Le padre alterne alors de semaine en semaine, de ferme en ferme, jusqu’à ce qu’il revienne au point de départ. Si sa cure est trop ingrate, il se fait un supplément en élevant des bestiaux ou en tenant une venda (auberge). Je rencontrai un jour dans la province de Minas un de ces révérends qui courait les fermes et les messes à la tête d’un troupeau de bœufs. Surpris tous deux par la pluie, nous étions venus demander asile au même rancho. Assis sur un banc, nous liâmes bientôt conversation.

— Vous voyez, senhor ; me dit-il en poussant un profond soupir, le métier auquel un homme de ma condition est maintenant réduit. Du temps du roi dom João VI, nous avions plus de messes que nous n’en voulions ; depuis l’indépendance, tout est changé. Il y a bien encore quelques senhoras qui en font dire de temps à autre, mais leurs maris préfèrent employer leur argent en bœufs ou en mules. Voilà pourquoi vous me voyez comme un tropeiro. Vous n’auriez pas par hasard rencontré sur votre route quelque fazendeiro qui eût besoin de renouveler ses bêtes à cornes, ou qui désirât un chapelain ?

J’avais entendu parler d’une dame des environs, récemment décédée, et qui, voulant se mettre en règle avec sa conscience ou obéir à un usage, avait porté 400 milreis (1,000 francs) de messes sur son testament. Je ne me rappelais pas le nom de la dame, mais j’indiquai au padre le village qu’elle habitait, et qui n’était qu’à quelques lieues de là. J’ajoutai, afin de prévenir toute déception, que le décès remontait déjà à plusieurs jours, et que probablement cette somme était destinée au padre de la freguezia (paroisse) voisine.

— Soyez tranquille, senhor ; s’il en est temps encore, je me charge d’enlever l’affaire… Moleque, cria-t-il aussitôt à son chef de caravane, va me chercher ma mule, et vivement !

Quelques minutes après, notre révérend partait au grand trot de sa monture malgré la pluie, qui continuait de plus belle. Laissant au nègre la garde du troupeau, il alla droit à l’exécuteur testamentaire, et lui proposa sans détour un reçu de 400 milreis contre paiement de moitié de la somme. La proposition était trop séduisante pour être refusée : celui-ci ne montra donc que juste les rigueurs nécessaires en pareille circonstance, et finit par compter les 200 milreis.

Ordinairement père de famille, le padre puise dans ses sentimens de paternité une bonté de cœur qui trop souvent n’existe que sur les lèvres chez ses austères collègues de l’ancien monde. Ses paroïssiens semblent lui savoir gré de son laisser-aller, et excusent volontiers ses petits travers. Il y a quelques années, le desservant de Santa-Anna, bourg situé à une douzaine de lieues de Rio-Janeiro, sur la route de Novo-Friburgo, avoua en pleine chaire, dans un moment de belle humeur, qu’on pouvait hardiment refuser de croire à l’enfer. Chez nous, les bonnes âmes se seraient voilé la face en entendant de si épouvantables blasphèmes. Le Brésilien est plus calme ; il réserve ses rigueurs pour l’ilote d’Afrique, et montre à l’égard de ses semblables l’indulgence la plus évangélique. Les assistans se mirent à sourire à cette confession si étrange, et se contentèrent d’échanger un regard qui voulait dire : Esta bebado (il est gris !).

Le doutor est aux yeux du fazendeiro un personnage plus important encore que le padre. Depuis que la traite a été interdite sur les côtes d’Afrique, le prix des noirs s’est élevé dans des proportions ruineuses. Un esclave adulte représente aujourd’hui un capital de deux contos de réis (5,000 fr.) et quelquefois davantage. La mort d’un noir est donc une véritable perte pour le planteur. Aussi ne néglige-t-il rien pour lui prodiguer des soins dès qu’il tombe malade. Une infirmerie propre, vaste et bien aérée, une pharmacie venue de Paris ou de Londres, un infirmier qui ne quitte jamais les malades et qui prépare les médicamens, témoignent assez de sa sollicitude. Cependant, malgré tout ce luxe de précautions, malgré la science réelle des docteurs brésiliens, j’ai cru m’apercevoir qu’un nègre n’entrait guère à l’infirmerie que pour y mourir. Du reste rien de plus facile à expliquer : le nègre ne s’avoue malade et n’est cru malade que lorsqu’il est à bout de sa carrière et que ses forces l’ont abandonné.

Outre sa plantation, le docteur, comme le padre, a encore à desservir les petits propriétaires des environs qui ne sont pas assez riches pour avoir un médecin à poste fixe. Jadis les médecins étaient assez rares, car il n’y avait pas de faculté dans le pays, et les jeunes gens étaient obligés de venir étudier dans les amphithéâtres de France ou de Portugal. Depuis l’émancipation, les choses ont complètement changé. Des écoles de médecine ont été créées dans les grandes métropoles, et l’on y trouve des professeurs qui ne seraient pas déplacés dans nos premières chaires d’Europe. La plupart de leurs ouvrages de médecine sont écrits en français. Tous connaissent notre langue, et beaucoup la parlent. Quelques-uns savent aussi l’allemand et ont une bibliothèque mi-française, mi-germanique. Avec de tels élémens, on doit peu s’étonner de trouver une valeur réelle chez la plupart des médecins de la côte. Nous n’oserions en dire autant de ceux de l’intérieur. Il n’est pas rare de rencontrer parmi eux un mulâtre qui, ayant appris dans une infirmerie de nègres à préparer des pommades mercurielles, à administrer des purgatifs et à panser des morsures de serpens, s’intitule docteur. D’autres fois c’est un Parisien venu comme cuisinier à bord d’un navire, qui a débarqué et s’est établi médecin-dentiste. En revanche il faut ajouter qu’on trouve quelquefois à Bahia et à Rio d’excellens médecins nègres.

Dans les grandes fazendas, l’infirmerie est ouverte à tous les malades des environs. À côté des nègres de la plantation traités pour un commencement d’éléphantiasis ou une blessure, vous rencontrez un tropeiro arrêté en chemin par suite d’insolations imprudentes, des agregados de la forêt voisine pris par les fièvres, ou de pauvres colons des alentours qui ont quitté leurs huttes de terre pour venir chercher un asile plus salubre et des médicamens plus efficaces. Des appartemens séparés sont affectés aux deux sexes. Parfois une négresse qui fuit l’esclavage, étant devenue mère et ne pouvant, au milieu des transes et des privations, allaiter son nouveau-né, vient le déposer avant le jour derrière la porte des malades. On sait ce que cela veut dire. Le padre baptise le négrillon et le rend aussitôt au directeur de l’hospice, qui est chargé de l’élever. Dans les années d’épidémie, lorsque des souffles empestés courent les campagnes et que la mort promène ses terreurs à travers les ranchos et les plantations, l’infirmerie de la fazenda devient la providence du peuple. On voit les créoles secouer tout à coup leur nonchalance et rivaliser entre eux de zèle et de sacrifices. Tout ce personnel de médecins, d’infirmiers, de gardes-malades, est doublé. Un docteur de la cidade est appelé à grands frais, tandis qu’une caravane va chercher au loin une cargaison de tous les ingrédiens pharmaceutiques qui doivent conjurer le fléau. Les pauvres gens qui ne veulent pas quitter leur famille viennent à toute heure du jour et de la nuit demander des consultations ou des avis. Quelquefois un homme libre, retenu par crainte ou par fierté mal entendue, se laisse dévorer par la fièvre sur son grabat plutôt que de s’adresser à la fazenda voisine. Dès que le planteur est averti, il informe un médecin qui, montant aussitôt à cheval, va décider le moribond à se laisser traiter. Ces élans de philanthropie spontanée, qui engendrent de si nobles dévouemens, ne sont pas rares dans la vie créole.

L’hospitalité, qui s’exerce si généreusement envers les malades, s’étend d’ailleurs à tout et à tous. On peut dire que la fazenda est le caravansérail des étrangers qui parcourent le Brésil. Sans elle, pas de voyage possible. On rencontre bien, il est vrai, près de la côte quelques vendas sentant le rance, la cachaça et le poisson pourri ; mais elles deviennent de plus en plus rares à mesure qu’on s’enfonce dans l’intérieur des terres. La plantation au contraire fait rarement défaut. Dès qu’un inconnu arrive devant l’habitation, un nègre lui indique le rancho pour sa monture, et le conduit ensuite dans le corps de logis où sont disposées les chambres des voyageurs. À l’heure du dîner, il vient s’asseoir à la table du senhor, prend part à la conversation, si elle l’intéresse, et se retire quand bon lui semble. Le lendemain, il part immédiatement après le déjeuner, afin d’arriver à la fazenda voisine avant la nuit. S’il se sent fatigué, il peut rester plusieurs jours de suite. Personne ne songera même à lui demander son nom. C’est l’hospitalité antique dans toute sa simplicité et sa grandeur. Plusieurs fazendas sont renommées pour la magnificence de leur accueil. Entre toutes, on cite celle du baron d’Uba, connue dans toute l’Europe depuis le séjour qu’y fit le voyageur français Auguste de Saint-Hilaire il y a un demi-siècle, et qui n’a pas cessé d’être le lieu de halte privilégié des savans et des artistes qui visitent les provinces de Minas ou de Rio-Janeiro.

Comme il n’est pas de bien en ce monde qui, par son excès même, n’engendre un abus, l’hospitalité de la fazenda a fait naître le mascate. Le mascate n’est autre chose que le colporteur, et c’est de France qu’il vient d’ordinaire au Brésil ; mais il n’a rien de commun avec ces pauvres diables qu’on rencontre encore sur les sommets inaccessibles des Alpes et des Pyrénées portant leur ballot sur les épaules et vendant aux paysannes un mouchoir rouge en échange de quelques livres de chiffon. Le mascate comprend mieux les choses, se donne moins de peine, et prend des billets de banque en échange de ses marchandises. Il part du Havre avec une centaine de pièces d’or dans sa ceinture, débarque chez un compatriote qui lui fait la leçon, achète une mule pour lui et une autre pour sa pacotille, prend un guide à qui il donne un milreis par jour (2 fr. 50 cent.), et va courir les fazendas, offrant des bijoux, des indiennes, des parfumeries, etc., suivant sa spécialité. Ce métier, qui assurait il y a quelques années une fortune rapide, est tombé à la suite des abus monstrueux qui se sont produits. J’ai vu des mascates réaliser 100 contos de réis (250,000 fr.) dans une campagne, et rentrer en France la même année avec 12,000 francs de rente. C’était l’âge d’or de la mascaierie ; mais on en a trop abusé, et le Brésilien a enfin ouvert les yeux. Un de ces colporteurs émérites me faisait un jour ce calcul : une bague montée en brillans coûte à Paris 100 francs prise en fabrique ; l’expéditeur qui l’envoie la porte à 200 ; les frais de commission, d’emballage et de transport la font arriver à 100 milreis (250 fr.) ; la douane, prélevant 80 pour 100, la fait monter à près de 200 milreis ; le magasin qui nous livre la bague y gagne à son tour 100 pour 100 et nous la compte 400 milreis. Nous ne pouvons pas à plus forte raison, nous qui avons toute la peine, gagner moins de 100 pour 100, et nous sommes obligés de vendre ce bijou aux senhoras de l’intérieur 800 milreis. Or, comme elles prennent ordinairement à crédit, leurs maris nous font une lettre de change d’un conto de réis (2,500 fr.) pour que nous ne perdions pas les intérêts.

Les Brésiliens se sont cependant aperçus à la longue qu’ils payaient les bijoux de leurs femmes vingt-cinq fois leur valeur, et ils ont fini par renoncer aux bons offices des mascates. Ce sont surtout les Juifs d’Alsace et des provinces rhénanes qui excellent dans ce commerce. Le Parisien vend plus volontiers de la parfumerie et autres menus objets. Les Italiens apportent de petits saints en plâtre pour orner les chapelles ou des orgues de Barbarie. Parfois il arrive aux mascates de faire faillite en laissant en chemin leur mule de charge, entraînée par le torrent au passage d’une rivière ou perdue dans les précipices de la route. Il y en a qui font des chevauchées de huit cents lieues jusqu’aux extrêmes limites des peuplades civilisées. Bien peu d’entre ceux-là échappent aux fatigues de la route, aux flèches des Botocudos, à la dent du tigre ou aux tortures de la faim. J’ai rencontré plusieurs fois dans mes voyages de ces malheureux n’ayant plus ni mules, ni chaussures, ni vêtemens, et se consolant de leur misère en contemplant une boîte de petits grains de quartz que les indigènes de prétendus terrains diamantifères leur avaient donnés comme diamans en échange de leurs marchandises. Ceux qui reviennent à la vie n’ayant plus de capital cherchent un métier moins rude ; ils se font comédiens, jardiniers, professeurs, dentistes, photographes, etc. Passant un jour à Rio, je fus arrêté par un individu que je ne reconnaissais pas : c’était un de ces pauvres diables que j’avais trouvé demi-mort de, faim, de fatigue et de misère sur le Haut-Parahyba. Je lui avais laissé une chemise croyant lui jeter son suaire. Il ressuscita par miracle, se traîna d’étape en étape, et vint s’établir dentiste à Rio-Janeiro.

On conçoit d’après ces détails que le Français ne jouisse pas d’une réputation excellente dans le pays ; aussi lui attribue-t-on volontiers tout méfait commis par un étranger. Il faut remarquer, à l’excuse des Brésiliens, que la plupart des étrangers parlant la langue française se disent Français. Que de fois, demandant à un de ces Français improvisés le nom de son département, je l’ai entendu me répondre Fribourg, Namur, etc., indications suffisantes pour le Brésilien, peu versé d’ordinaire dans la science géographique. Du reste le planteur a encore à redouter quelque chose de pire que les maléfices du Juif rhénan ; celui-ci ne vise qu’à sa bourse, mais le Parisien, dès la seconde rasade de porto, entame le chapitre de la politique et discute constitution avec son hôte ; de la constitution à l’abolition de l’esclavage et à l’émancipation des noirs, il n’y a que la distance d’un troisième verre, et notre homme est en trop bon chemin pour s’arrêter. Un de ces enfans de la place Maubert, venu au Brésil pour faire n’importe quoi, prenait congé d’un riche nabab qui l’avait hébergé pendant six mois.

— Eh bien ! avez-vous été content de mes gens, vous ont-ils bien traité ? lui demanda le fazendeiro en lui serrant la main.

Senhor, votre maison est un palais, et vous êtes un vrai gentleman, seulement…

— Seulement ? demanda le planteur étonné.

— Seulement, reprit le Parisien, ma reconnaissance et mes remercîmens seraient mieux appliqués à vos nègres, car, à vrai dire, ce sont eux qui m’ont nourri.

Une physionomie indigène assez originale qu’on rencontre quelquefois dans les grandes fazendas du centre et du nord est celle du muletier. C’est un homme de haute taille, au teint brûlé par le soleil : de longs cheveux lisses et certains reflets épidermiques annoncent chez lui une forte prédominance de sang indien. Son origine est inconnue. Les gens de la plantation l’ont vu arriver un jour à la tête de deux ou trois cents mules ; il venait des extrémités les plus reculées de l’empire, avait fait cinq ou six cents lieues à travers des forêts inexplorées, couchant à la belle étoile et n’ayant guère pour sa nourriture de chaque jour qu’une poignée de manioc. Il s’est arrêté pour demander la posada au maître de la fazenda et se refaire de ses trois mois de voyage ; puis, séduit par cette hospitalité large qu’on ne retrouve que chez les nababs du Nouveau-Monde et par les immenses pâturages inoccupés qui entourent la ferme, il a prié le planteur de livrer à ses bêtes ces richesses perdues. Depuis cette époque, il a établi son quartier-général dans la plantation, où il élève ses mules. De temps en temps il fait une tournée dans les environs et vend celles qui sont dressées. À ses momens perdus, il se rend utile dans la fazenda : il enseigne à lancer le laço et à dompter les bêtes rebelles ; il sert d’écuyer dans les voyages et de sacristain au padre. Quand toutes ses mules sont vendues, il repart en suivant les mêmes chemins, fait de nouveaux achats et reparaît l’année d’après avec un nouveau troupeau. Ce commerce est très lucratif. N’ayant aucune dépense à payer chez les planteurs qui le défraient, lui, ses nègres et ses bêtes, achetant de jeunes mules dans un pays où l’argent est rare et les revendant toutes dressées dans les provinces riches, il réalise d’énormes bénéfices. Aussi se laisse-t-il séduire quelquefois par l’orgueil et fait-il de son fils un docteur[4].

Après le mascate et le muletier, le formigueiro a aussi, nous l’avons dit, sa place marquée parmi les hôtes utiles d’une fazenda. La formiga est pour beaucoup de ces habitations un fléau. La fourmi des tropiques ne rappelle pas les timides insectes de nos contrées froides, qui fuient l’homme, se contentant d’un tronc d’arbre ou d’une pierre pour y bâtir leurs demeures, et frustrant tout au plus de quelques grains les poules de la ferme. C’est un peuple hardi, confiant dans sa force, son intelligence, et qui sait se creuser des retraites inaccessibles. Avant l’arrivée du blanc, la formiga était la véritable reine de la forêt. Les êtres sauvages qui représentaient alors l’humanité dans cette région avaient plutôt un vague instinct d’attroupement que le véritable esprit d’association. L’idée de solidarité et de travail leur faisait par exemple entièrement défaut. Un prisonnier n’était pour eux qu’une victime condamnée à servir de festin. La fourmi avait su s’élever de bonne heure à des notions plus hautes. Aujourd’hui encore elle est restée au Brésil une des expressions les plus parfaites de ces lois étranges qui introduisent dans le monde de la nature, sous la forme d’instinct, certaines forces du monde moral. L’habitation de la formiga du Brésil est une citadelle fermée de toutes parts, et ne communiquant avec le dehors que par des issues secrètes. S’il se trouve des pucerons dans le voisinage, elle leur donne la chasse, les amène près de sa demeure, et se forme ainsi une sorte de basse-cour. Une distribution régulière de feuilles fraîches suffit pour rendre aux prisonniers la captivité supportable, et aucune tentative de fuite n’est dès lors à craindre. Certaines espèces de fourmis portées au far niente se permettent des razzias sur des races plus faibles et s’emparent de leurs œufs. Les larves qui en éclosent deviennent autant d’esclaves. Ces ilotes à mandibules acceptent leur sort et font le service de la fourmilière aristocratique. C’est une véritable fazenda souterraine, fondée également sur la servitude, mais sans chicote et sans feitor.

Quand les ouvrières vont fourrager aux champs et que la tâche est considérable ou pressante, la colonne se divise en deux sections. Les plus lestes escaladent le tronc de l’arbre qu’il s’agit de dépouiller, grimpent aux branches, courent à la base des feuilles et scient les pétioles de leurs dents acérées. Au bout d’une heure, le feuillage a disparu. On dirait un arbre visité par la foudre. Pendant ce temps, celles qui sont restées sur le sol s’emparent des feuilles à mesure qu’elles tombent et en opèrent le transport. Si le fardeau est trop lourd, cette colonne se subdivise en deux groupes, dont l’un sépare le limbe en plusieurs segmens, tandis que l’autre charrie et emmagasine. Ce sont surtout les jardiniers qui ont à redouter leurs dégâts. Négligent-ils d’entourer leurs plantations d’un fossé rempli d’eau ou la source vient-elle à tarir, adieu fleurs, fruits et légumes : tout cela disparaît en une nuit. Une rigole bien alimentée ne suffit pas toujours pour tenir à distance des maraudeurs aussi avisés et aussi entreprenans. Il faut constamment veiller à ce que le courant n’entraîne pas quelque branche morte qui puisse faire communiquer les deux rives. Un jardinier me racontait qu’un matin il avait trouvé une de ses plates-bandes entièrement dévastée par une visite nocturne de fourmis, bien que son fossé, d’ailleurs très large et très profond, regorgeât d’eau. Curieux de savoir comment l’ennemi avait pu s’introduire dans une place qu’il croyait si bien défendue, il se mit en devoir de surveiller ses démarches et d’examiner la route qu’il suivrait au retour. Les travailleuses ayant fait leur besogne de nuit, bientôt la colonne se forma, se dirigeant vers un arbre qui se trouvait au bord du fossé. Elle escalada le tronc, arriva aux branches extérieures, et passa sur un oranger voisin dont le pied était situé de l’autre côté du fossé. Le pauvre jardinier ne s’était pas aperçu que les branches des deux arbres se touchaient et formaient un pont aérien. Quelques semaines auparavant, il avait été obligé de creuser à nouveau sa rigole et de lui donner deux fois plus de profondeur, afin de couper les galeries souterraines que ses infatigables ennemies avaient percées sous l’eau.

Dans les maisons, les choses se passent d’une manière bien différente. Ordinairement on ne fait aucune attention à ces voisins incommodes, qui courent dans les chambres, sur les tables et jusque dans les assiettes. Si une tribu trop nombreuse vient à percer une boiserie et à faire irruption dans un appartement, on se contente de lui administrer une aspersion d’eau bouillante. La colonne rentre alors à la hâte, afin de prendre conseil sur un événement si inattendu, de nommer des chefs de file plus avisés, et de choisir une route moins dangereuse ; mais si les pluies du dehors empêchent les fourmis de sortir par leurs galeries souterraines, ou si leurs constructions ont rempli entièrement le sous-sol, force leur est de chercher des issues par toutes les fissures des portes et des planchers, quelle que soit l’abondance des aspersions à haute température. À la vue de ces essaims se renouvelant sans cesse, les habitans comprennent qu’il ne s’agit plus d’une tribu isolée, mais bien d’une longue série de générations accumulées dans un espace trop étroit et cherchant à déborder au dehors. Il faut alors appliquer le grand remède, et l’on députe un nègre vers le formigueiro (l’homme aux fourmis).

Le formigueiro est un personnage de haute importance dans un pays où la fourmi a la dent, ou, si l’on aime mieux, la mandibule si malfaisante. Comme en toute chose l’Américain du sud ne se presse guère, et que d’ailleurs une invasion de fourmis est chose trop ordinaire pour qu’on y fasse grande attention, notre homme n’arrive d’ordinaire qu’un jour ou deux après avoir reçu l’invitation. Un énorme soufflet de forge qu’il porte avec lui constitue tout son attirail. Après une rapide inspection des lieux, il fait boucher toutes les ouvertures qui communiquent avec le sous-sol, excepté celle du centre, qu’il agrandit pour y façonner un fourneau et laisser libre passage au combustible et au tuyau du soufflet. Pendant cette opération, des nègres vont dans la forêt voisine couper certaines espèces de bois qu’il leur a indiquées. Le bois coupé et le fourneau construit, il allume le feu et, à l’aide de son énorme soufflet, refoule la fumée dans le souterrain à travers les cellules des fourmis. Cette fumée, après avoir traversé ces constructions poreuses, s’échappe de tous côtés par les fissures des pierres, de la maçonnerie et des planchers. Laissant alors le soin du feu et du soufflet aux nègres avec recommandation expresse de ne pas en ralentir l’action, il parcourt la maison pour boucher avec de la terre glaise toutes les fissures qui pourraient livrer un passage.

Il faut maintenant descendre dans le souterrain et examiner ce qui se passe chez les fourmis. Au bruit inaccoutumé qui a suivi l’arrivée des maçons chargés de fermer les ouvertures, les tribus travailleuses sont vite rentrées dans leurs demeures, afin de protéger les œufs, de veiller aux provisions. Voyant arriver les premières bouffées suffocantes de la fumée, elles comprennent qu’un danger extrême les menace, et qu’il n’y a pour elles de salut que dans la fuite. Au même instant, comme à un signal donné, chacune s’empare d’un œuf et se précipite dans les galeries souterraines qui donnent issue dans les jardins ou sur la campagne, n’abandonnant que les provisions que le laborieux insecte sait bien pouvoir remplacer facilement dans un pays sans hiver. Là toutefois une cruelle déception, attend les pauvres fourmis : les vapeurs bleuâtres de la fumée les ont devancées ; il n’y a plus d’espoir. En tacticien consommé, le formigueiro, après avoir bouché toutes les fissures de l’intérieur, rôde autour de la maison afin de saisir ces indices, et se hâte d’accourir pour fermer chaque nouvelle issue. N’y a-t-il pas cependant un dernier effort à tenter ? Si l’on déblayait les vieilles galeries abandonnées, ou si l’on en creusait de nouvelles ? Les fourmis déposent aussitôt leurs fardeaux et se mettent bravement à l’œuvre. De nouvelles ouvertures sont pratiquées, et elles reprennent leurs œufs. Déjà elles se croient sauvées ; mais la fumée les a encore trahies, et, au moment où elles paraissent sur les bords, un coup de bêche vient les avertir qu’elles sont poursuivies par un ennemi impitoyable. Cependant les nègres postés près du fourneau envoient toujours de grands renforts de vapeurs brûlantes qui dessèchent et carbonisent les corps frêles de ces courageux insectes. En même temps l’air devient de plus en plus rare, les efforts se ralentissent. Bientôt on ne voit plus de nouvelles colonnes sortir du sol. L’opération touche à son terme. Les forces leur ont manqué en pratiquant une dernière issue, et elles sont tombées sans vie. Le lendemain, quand tout est suffisamment refroidi, on les retrouve dans leurs galeries, gisant à côté de leurs œufs calcinés, mais encore reconnaissables. Le terreau qu’on retire de leurs demeures et de leurs cadavres forme un engrais des plus puissans.

Les orages diluviens qui pendant six mois inondent le sol apportent heureusement une certaine limite à l’accroissement immodéré de ce peuple maraudeur. Cependant on a souvent besoin du formigueiro dans les champs, surtout quand on défriche. On voit alors les nègres souffler à force dans la terre, tandis que des colonnes de fumée bleuâtre, qui quelquefois s’élèvent à plus de cent pas du foyer, indiquent assez l’étendue de la fazenda souterraine qu’il s’agit de détruire, et font pressentir les ravages qu’elle devait causer au dehors. Ajoutons, pour être juste, que la fourmi n’est pas sans quelque utilité. Les grosses espèces ailées servent d’alimens aux noirs, surtout à ceux qui se rappellent leurs coutumes d’Afrique. C’est surtout le soir, dans la saison des amours, lorsque les mâles épuisés tombent par milliers sur le sol, que les gourmets se régalent à leur aise. Il va sans dire qu’ils ne sont pas seuls à courir ce menu gibier, et que les macacos ou singes leur font une redoutable concurrence.

Les lecteurs doivent avoir remarqué que, dans cette esquisse de la fazenda, c’est à peine s’il a été question de la senhora. J’ai pour habitude de ne parler que de visu, et je ferais une peinture de fantaisie, si je cherchais à tracer le portrait d’une créole de l’intérieur. De toutes les habitudes léguées par les anciens conquistadores à leurs descendans, la séquestration des femmes est la plus tenace. Les appartemens des Brésiliennes sont aussi impénétrables à l’étranger que le harem musulman. Cette coutume, inspirée par la jalousie la plus ridicule, se retrouve dans toutes les provinces d’alluvion portugaise. Les conséquences en sont faciles à déduire. Condamnée à croupir, dès son enfance, dans l’isolement, l’ignorance et la fainéantise, la jeune fille subit comme un arrêt de développement qui affecte tout son être. Son intelligence s’étiole, ses facultés s’atrophient. N’ayant jamais eu d’autres institutrices que les esclaves chargées de son service personnel, elle ignore souvent jusqu’à l’art de compter. Les négresses ne connaissent d’ordinaire que les trois premiers nombres ; arrivées à quatre, elles disent deux paires ; à cinq, deux paires plus un, etc. Les blanches vont jusqu’à la douzaine, mais rarement au-delà. Une Brésilienne chez qui j’étais logé à Pétropolis m’a avoué que lorsque ses dépenses journalières montaient à plus de 12 vintens (sous), elle était obligée de mettre dans un verre autant de grains de haricots que de pièces de monnaie, afin que le mari pût se faire, à son retour, une idée exacte de la somme dépensée, et vérifier les erreurs. Les femmes de couleur font varier leur arithmétique de 3 à 12, suivant la nuance de leur teint. Que de fois, dans mes excursions, forcé de m’arrêter dans une hutte, j’ai engagé avec la maîtresse du logis le dialogue suivant : — Quel âge avez-vous ?

Não sei, senhor (je ne sais pas, monsieur).

— Depuis quand êtes-vous ici ?

Não sei, senhor.

Quel âge a cet enfant ?

Não sei, senhor.

— Combien d’enfans avez-vous ?

Ici embarras visible, si le nombre atteignait le chiffre de quatre ou cinq.

Meia pataca (demi-pataque)[5], me répondit après une longue pause une mère de famille chez qui j’avais compté huit enfans. C’était dans les premiers temps de mon arrivée, et j’avoue que je dus recourir à mon guide pour saisir le sens de cette étrange et hardie métaphore.


Telles sont les occupations, les mœurs et les distractions de la fazenda. Ce que je viens de dire se rapporte surtout aux grandes propriétés du nord et du centre qui longent l’Atlantique. Vers le sud, la configuration du sol et la latitude modifient les productions de la terre et les habitudes des planteurs. D’immenses pâturages remplacent le sucre et le café, et le colon se voue exclusivement à l’élève du bétail. C’est lui qui expédie ces cuirs et cette carne seca qui alimentent nos deux hémisphères. Dans les provinces de l’intérieur, quelques descendans des anciens mineiros exploitent encore les veines de quartz pailletées d’or ou les alluvions diamantifères. Cette industrie, qui a été jadis la fortune du pays, n’est plus aujourd’hui qu’un souvenir. Les compagnies elles-mêmes n’y font plus leurs frais ; mais, quelle que soit la contrée qu’il traverse, le voyageur rencontre toujours dans la fazenda brésilienne cet accueil empressé et cette courtoisie qui ont rendu si célèbre la hacienda espagnole. Il arrive pourtant de loin en loin qu’un inconnu qui s’arrête devant une habitation vers trois ou quatre heures du soir et demande l’hospitalité s’entende répondre par le maître du logis : « Vous avez encore deux heures de soleil ; c’est assez pour gagner la plantation du senhor X… ou le rancho qui se trouve de l’autre côté de la rivière. » Ces paroles, assez dures à entendre pour celui qui est perdu dans les ornières des chemins, s’expliquent facilement. Il n’est pas donné à tout le monde d’être à la tête d’esclaves et de fermes. Beaucoup de colons n’ont pour tout patrimoine qu’une cabane d’argile et quelques champs de maïs ou de manioc qu’ils cultivent à grand’peine, Que pourraient-ils offrir ? L’hospitalité leur serait onéreuse, sinon impossible. D’autres fois c’est la fierté portugaise qui rend le seuil de la casa inaccessible. Tout homme de condition inférieure se sent mal à l’aise quand il est obligé d’introduire un étranger dans la lourde atmosphère d’un intérieur sale et dénudé. Heureusement ces cas sont rares. De caractère foncièrement chevaleresque, le créole, quelle que soit sa fortune, rappelle sous tous ses aspects l’inépuisable largesse de la nature vierge qui l’entoure, et qui depuis son enfance ne cesse de lui prodiguer ses caresses et ses trésors.

Veut-on maintenant jeter un coup d’œil sur l’avenir, veut-on rechercher quel sort sera réservé à la fazenda : il faut bien le dire, cette vie agricole et patriarcale tend à se modifier profondément. Bien que l’immobilité semble le propre des races indo-latines, elles ne sauraient pourtant échapper à l’action lente, mais inévitable, des transformations morales. Le souffle qui depuis trois siècles court l’Europe, et que les alizés et la vapeur portent chaque jour sur les rives atlantiques, atteindra bientôt la forêt vierge, et fécondera enfin ce que la hache portugaise ne savait qu’abattre. La plantation telle qu’on la trouve constituée aujourd’hui, c’est-à-dire avec l’esclavage pour base, s’éteint peu à peu. Depuis que la traite est sérieusement interdite, et que les escadres de France et d’Angleterre surveillent les côtes d’Afrique, le prix de l’esclave dépasse les ressources de la plupart des colons. D’un autre côté, le nègre des champs, à qui incombent tous les durs services, disparaît rapidement. Bien que prolifique de sa nature comme toutes les fortes races, l’excès de travail l’use avant le temps et arrête ou restreint sa reproduction. Telles fazendas qui comptaient un millier d’esclaves il y a une vingtaine d’années n’en possèdent plus aujourd’hui que quelques centaines. Dans les années d’abondance, les planteurs voient quelquefois une partie de leur café pourrir sur place faute de bras suffisans pour le cueillir. En outre les petits propriétaires, trouvant plus d’avantage à louer les esclaves dans les grandes villes populeuses et commerçantes, désertent leurs fermes et emmènent leur troupeau humain à la cidade. Cette émigration, qui dégarnit les terres, est remplacée par un autre courant en sens inverse du colon européen vers l’intérieur. Comme au temps de Jornandès, la vaste et sombre Germanie est toujours le grand laboratoire des nations, magna officina gentium. Ce trop-plein, qui jadis se ruait sur les Gaules, la Grèce ou l’Italie, prend aujourd’hui le chemin de l’Atlantique, qui vient le déposer sur les deux péninsules de l’ouest. Jusqu’à ces derniers temps, l’immense caravane cinglait vers New-York, et allait de là gagner les prairies du far-west. Aujourd’hui une partie des émigrans allemands préfère se diriger du côté du tropique austral. Malheureusement de graves difficultés s’élèvent dès le début. Le manque de routes, le défaut d’avances, les rigueurs du climat, les tâtonnemens incertains de toute colonisation nouvelle ont arrêté bien des élans, refroidi de vaillantes ardeurs ; mais les prémisses sont posées, la, conclusion est fatale et ne saurait plus être qu’une question de temps. La fazenda doit disparaître ou tout au moins prendre une autre physionomie.

Que verra-t-on à sa place ? Nul n’oserait le dire encore avec certitude ; cependant, si l’on pèse le passé et l’avenir à l’aide d’une étude attentive des diverses colonies européennes pendant les trois derniers siècles, on peut indiquer deux solutions : ou bien, changeant de personnel et remplaçant le noir par le coolie, la plantation conservera ses anciennes traditions, moins l’esclavage ; ou bien, abandonnant ses terres au colon moyennant une redevance annuelle, le fazendeiro renoncera à ses immenses domaines, et le morcellement succédera à la grande propriété. Je crois que Brésiliens et étrangers gagneront au change. L’air et la lumière pénétreront dans la case du travailleur ; les chemins de fer feront oublier les picadas de la forêt, les vendas et le rancho du tropeiro disparaîtront devant le comfort des hôtels européens. Du reste personne ne se fait illusion au Brésil sur cet avenir plus ou moins éloigné. Les grands propriétaires connaissent enfin leur époque : ils cherchent à deviner la véritable direction du courant qui nous entraîne, et plusieurs sont dès ce moment à l’œuvre, ne voulant pas se trouver surpris par le jour d’une liquidation imprévue.


ADOLPHE D'ASSER.

  1. On appelle ainsi les esclaves que les riches fazendeiros affranchissent dans leur testament, soit par tradition, soit pour récompenser de longs services, soit enfin par réminiscence des bulles pontificales. Le plus souvent ces gens, énervés par la servitude, surtout lorsque la liberté leur vient tard, ont hâte de se livrer au plus complet far niente, sous prétexte de se reposer de leurs longs labeurs. Ils se retirent alors dans un coin de forêt, toujours sur les possessions de leur ancien maître, s’y construisent une cabane avec quelques pieux et de la terre glaise, sèment quelques grains de feijão et de mil autour de leur demeure, et passent le reste de l’année dans ce repos absolu qu’ils ont rêvé toute leur vie comme l’idéal de la félicité humaine. Leurs enfans, élevés dans la liberté la plus complète, se considèrent naturellement comme les propriétaires du sol, et lorsque le fazendeiro veut défricher ses bois, il est d’ordinaire obligé de recourir à la force pour faire déloger ses locataires. Cette vie purement végétative est la seule que semble pouvoir mener un ancien esclave. Le nègre et l’Indien ne voient rien au-delà ; le mulâtre lui-même, abruti depuis son enfance, suit leur exemple. Les plus intrépides se contentent d’élever de la volaille ou des cochons ; mais il est rare que leurs élèves arrivent à bien à cause des gatos do matto (chats sauvages) du voisinage. Quelquefois cependant on voit se réveiller en eux quelques germes de l’activité européenne perdue dans leur sang ; mais les industries auxquelles ils se livrent ont naturellement un caractère tout primitif et enfantin. Il en est deux surtout qui m’ont frappé, et sur lesquelles je reviendrai plus loin, celles du feticeiro (sorcier) et du formigueiro (destructeur de fourmis).
  2. Cochons de lait.
  3. Le conto de reis vaut 2,500 francs.
  4. Un de ces muletiers enrichis, que j’avais rencontré maintes fois chez un nabab de la province de Rio-Janeiro, vint un jour me communiquer une lettre de son fils, étudiant à l’université brésilienne de Saint-Paul, et qui lui demandait l’envoi de quelques livres. J’ai gardé, comme un indice du goût littéraire des jeunes Brésiliens, la liste des ouvrages que le fils du muletier signalait à son père : « Brantôme, Alexandre Dumas, La Fontaine, Paul de Kock, Parny, Eugène Sue, Piron, Boccace, Parent-Duchâtelet, etc. » À côté de ces noms si singulièrement rapprochés, on cherchait vainement quelques noms de jurisconsultes. L’étudiant remettait sans doute les lectures sérieuses à la seconde année. Quoi qu’il en soit, pour lui procurer les ouvrages de son choix, le père avait à débourser comme frais de commission, d’exportation, de douane, etc., deux contos de réis (5,000 fr.). C’était vingt-cinq mules qu’il fallait vendre pour couvrir cette somme, et le brave muletier pensait que son fils aurait bien pu s’instruire à moins de frais. Il eût voulu, me disait-il, arranger l’affaire avec deux ou trois mules, et je fus parfaitement de son avis.
  5. La pataque est une pièce de monnaie qui vaut 16 vintens (sous).