LE BRESIL
ET LA COLONISATION

I.
LE BASSIN DES AMAZONES ET DES INDIENS.

Reise durch Süd-Brasilien im Jahre 1858 ; Reise durch Nord-Brasilien im Jahre 1859, von dr Avé-Lallemant ; 4 vol., Leipzig, 1859 et 1860. — Deux années au Brésil, par M. F. Biard ; Paris, 1862. — Brasilianische Zustœnde una Aussichten im Jahre 1861, Berlin 1862.

Au moment où une lutte terrible amenée par la servitude des noirs bouleverse les États-Unis, on ne peut s’empêcher de reporter sa pensée avec une véritable anxiété sur tous les pays d’Amérique où l’esclavage existe encore, et principalement sur cet empire du Brésil qui forme un pendant si remarquable à la grande république américaine. Au point de vue géographique, les deux pays offrent la plus curieuse ressemblance. D’une étendue à peu près égale, ils occupent tous les deux la partie centrale de continens symétriques ; ils sont arrosés chacun par des systèmes fluviaux d’un développement gigantesque, et, bordés à l’est par d’étroites rangées de montagnes parallèles au rivage, ils s’appuient à l’ouest sur l’énorme épine dorsale du Nouveau-Monde. L’histoire des deux peuples offre également une saisissante analogie malgré le contraste très important que les institutions monarchiques du Brésil et la population latine forment avec l’organisation républicaine et les citoyens anglo-saxons des États-Unis. Considérablement inférieurs à la nation américaine par le nombre, la richesse et surtout l’industrie, les Brésiliens n’en passent pas moins par des évolutions parallèles à celles du grand peuple de l’Amérique du Nord. Dans les deux contrées, le blanc s’est d’abord trouvé en contact avec l’indigène, et, pour pénétrer dans l’intérieur, il l’a poussé cruellement devant lui. Au Brésil comme aux États-Unis, il s’est fait suivre par le noir esclave pour lui faire défricher le sol ; dans le continent du sud, comme dans celui du nord, s’est formée une aristocratie de planteurs dont le pouvoir repose sur le monopole d’un petit nombre de denrées, et, sous la pression des mêmes causes, la féodalité brésilienne peut avoir à subir tôt ou tard les redoutables conséquences subies aujourd’hui par la confédération esclavagiste. Ce sont là des faits qui donnent un intérêt tout spécial aux ouvrages récemment publiés sur l’empire brésilien, son état actuel et ses destinées. De tous ces ouvrages, le plus remarquable est celui de M. Avé-Lallemant, voyageur modèle, qui a séjourné plus de vingt années au Brésil et qui l’a parcouru dans tous les sens. M. Avé-Lallemant appartient à cette pléiade de savans d’outre-Rhin qui ont élevé les voyages à la hauteur d’une mission sociale. Préparés à leur œuvre par les plus fortes études, à la fois géographes, botanistes, éthnologistes, médecins, ces hommes, auxquels aucun domaine de la science n’est étranger, étudient à la fois la terre, l’homme, les institutions. L’auteur de Süd-Brasilien et de Nord-Brasilien ne se recommande pas seulement par la science, il se distingue aussi par de rares qualités d’écrivain : sa phrase, souple, vivante, émue, n’a rien de cette lourdeur et de cette complication verbeuse qui embarrassent si souvent le style de ses compatriotes ; ses impressions poétiques, toujours du meilleur aloi, sont rendues en termes pénétrés d’un charme profond ; il entraîne aisément le lecteur, et l’on ne saurait se lasser de contempler avec lui les spectacles gracieux ou magnifiques qu’il décrit tour à tour. Quant au livre de M. Biard, il est rempli de récits agréables et d’observations ingénieuses ; mais son principal mérite est de reproduire par le crayon les paysages dont M. Avé-Lallemant ne peut nous donner l’idée que par la plume. Quelques-uns des dessins de M. Biard sont des chefs-d’œuvre de vérité, et rendent vivement la beauté des régions tropicales : un îlot perdu dans le fleuve, un arbre, une liane lui suffisent pour composer de charmans tableaux.


I

L’empire du Brésil se compose de deux, moitiés complètement distinctes, auxquelles le cap Saint-Roch sert de limite commune. Ce promontoire, qui brise les eaux du grand courant équatorial et le partage en deux fleuves maritimes s’écoulant en sens inverse, divise aussi le flot de la civilisation en deux courans inégaux. La partie méridionale du Brésil est la plus éloignée de l’Europe, et cependant c’est elle qui reçoit les voyageurs, les négocians, les émigrans, les marchandises, et subit l’influence de nos mœurs ; c’est elle qui a vu s’élever les grandes villes, Pernambuco, Bahia, Rio-Janeiro, et se grouper presque toutes les populations brésiliennes plus ou moins civilisées. Bien que relativement plus près de l’Europe, la partie septentrionale de l’empire est au contraire presque déserte, et ses capitales, Ceara, Paranahyba, Maranhão, ne sont que des villes de second ordre. La civilisation européenne s’y propage avec une extrême lenteur, et semble s’arrêter à l’entrée du magnifique estuaire où se déversent les eaux du Tocantins et de l’Amazone ; elle n’ose pénétrer dans cet immense bassin fluvial, le plus admirable et le plus important qui existe sur tout le pourtour du globe.

Le fleuve des Amazones forme, avec le long soulèvement de la chaîne des Andes, le grand trait géographique du continent colombien. Cette mer d’eau douce en mouvement, qui prend sa source à une petite distance du Pacifique et s’unit aux eaux de l’Atlantique par un estuaire mesurant 300 kilomètres de promontoire à promontoire, sert de ligne, de partage entre les deux moitiés de l’Amérique du Sud, et, comme un équateur visible, sépare l’hémisphère du nord de celui du midi sur une longueur de 5,000 kilomètres environ[1]. Tout est colossal dans cette artère centrale de l’Amérique, qui rend à l’Océan l’immense quantité de pluie et de neige reçue par un bassin de 7 millions de kilomètres carrés, comprenant à la fois les llanos de la Colombie, les solitudes inconnues de la Grande-Forêt ou Matto-Grosso, et les sommets des Andes, du 20e degré de latitude sud au 3e degré de latitude nord. Ce fleuve, auquel on a donné dans les diverses parties du territoire qu’il arrose les trois noms de Marañon, Solimoens, Amazones[2], comme s’il se composait de trois fleuves distincts et mis bout à bout, peut offrir à la vapeur, avec ses affluens, ses furos ou fausses rivières, ses igarapès ou bras latéraux, plus de 50,000 kilomètres de navigation. Il est si profond que les sondes de 50, de 80 et même de 100 mètres ne peuvent pas toujours en mesurer les gouffres, et que les frégates peuvent le remonter sur plus de mille lieues de distance ; il est si large qu’en certains endroits on n’en distingue pas les deux bords, et qu’à l’embouchure du Madeira, du Tapajoz, du Rio-Negro et d’autres grands affluens, on voit l’horizon reposer au loin sur les eaux comme si l’on se trouvait en pleine mer. Il reçoit par dizaines des fleuves qui n’ont pas leurs égaux en Europe, et dont plusieurs, encore inexplorés, appartiennent au domaine de la fable. Comme la mer, il est habité par les dauphins ; comme elle, il a ses tourmentes, et lors des grandes marées les trois vagues successives de son pororoca[3] se dressent à plusieurs mètres de hauteur ; ses deux bords servent aussi de limites à deux faunes distinctes, et même de nombreuses espèces d’oiseaux n’osent franchir sa large nappe d’eau pour se rendre d’une rive à l’autre. Certes le Mississipi est un fleuve puissant ; mais ce père des eaux devrait s’unir à huit ou dix autres aussi considérables que lui pour oser se mesurer avec l’Amazone[4]. Quand on navigue dans l’estuaire de l’embouchure sur les eaux grises roulant rapidement vers l’Atlantique, on se surprend à demander, dit M. Avé-Lallemant, si la mer elle-même ne doit pas son existence à ce fleuve qui lui apporte incessamment l’immense tribut de ses flots. La différence de roulis produite par le mouvement des vagues ou par la pression du courant peut seule indiquer sur quel domaine on se trouve, celui des eaux douces ou celui des eaux salées.

L’Amazone n’est pas seulement le plus grand cours d’eau de notre globe ; il est également celui qui arrose les contrées les plus fertiles et les plus riches en produits de toute espèce. L’interminable forêt qui en couvre les bords n’offre pas de clairière ; des deux côtés du fleuve, elle dresse en palissade ses troncs pressés comme des épis et droits comme des colonnes, engloutis par la base dans une éternelle obscurité, tandis que le feuillage épanoui des cimes s’étale avidement à la lumière. Des bateaux qui voguent au milieu du courant, on ne peut distinguer aucune forme précise dans ce rempart de végétation ; pour se faire une idée de l’immense variété des arbres et des arbustes que gonfle la sève intarissable de la nature tropicale, il faut pénétrer dans un de ces canaux tortueux qui circulent entre les îlots des mille archipels semés sur l’Amazone. Penchés au-dessus de la rive, se succèdent les arbres les plus divers, dressant leurs panaches, déployant leurs éventails, développant leurs ombelles de feuilles, balançant au-dessus des flots leurs guirlandes de lianes fleuries. Et que de plantes utiles dans cet immense fouillis de verdure où l’on compte jusqu’à mille espèces appartenant à la famille des papilionacées ! Ce sont d’abord vingt-trois sortes de palmiers, toutes bienfaisantes par la sève, l’écorce ou les fruits ; puis viennent le cacaoyer, le cafier, le cotonnier, l’oranger, l’arbre à pain, le manguier, le bois de brésil, qui a donné son nom à l’empire, le rocou, le cèdre, le jacaranda, le seringa, la salsepareille. À côté de ces plantes connues de tous, il en croît d’autres par centaines qui ne sont pas moins utiles pour l’alimentation ou la guérison de l’homme, la construction des navires, la confection des meubles précieux et les innombrables besoins de l’industrie.

La première pensée qui se présente à l’esprit est que ce fleuve si admirablement pourvu d’affluens, cette masse d’eau qui arrose des régions si fertiles et si vastes, qui forme une espèce de détroit entre le nord et le sud du continent colombien, doit être une des voies les plus suivies par le commerce. On s’attend à voir se grouper sur ses bords de nombreuses populations, et chacun de ses affluens lui apporter sans cesse habitans et produits. Puisque le bassin du Yang-tse-kiang, ceux du Gange, de l’Euphrate, du Nil, du Mississipi, ont produit chacun sa civilisation, on croirait peut-être qu’il en surgit une nouvelle dans l’intérieur de ce magnifique bassin fluvial de l’Amazone, le plus beau qui soit au monde. Et cependant il n’en est rien. Les régions fertiles qu’arrose le fleuve brésilien sont les plus désertes de l’Amérique : elles sont occupées en grande partie par des forêts immenses que le pied de l’Européen n’a jamais visitées. Plus de trois siècles se sont écoulés depuis qu’Orellana descendit ce cours d’eau avec cinquante compagnons ; mais on ne retrouve plus les villages qui s’élevaient à chaque promontoire de la rive ; les cent cinquante tribus qui les peuplaient ont disparu : l’homme blanc n’a passé sur ces eaux que pour faire la solitude devant lui. L’Amazone, ce fleuve si remarquable dans l’histoire de la terre, est encore presque nul dans l’histoire de l’homme.

Nombreuses sont les raisons matérielles qui ont dépouillé jusqu’à nos jours les contrées amazoniennes du rôle historique qui leur revient de droit. D’abord, et quoi qu’en dise la voix d’ordinaire si compétente du capitaine Maury, il est certain que le climat de ces régions équatoriales, à la fois chaudes et humides, est le plus souvent mortel à tout étranger qui n’est pas trempé comme l’acier ou ne règle pas son genre de vie conformément aux lois d’une hygiène sévère : la fièvre jaune et d’autres fièvres paludéennes s’élèvent comme des brumes de la surface des marais et rampent sur le sol en empoisonnant les hommes qui les respirent au passage. Protégés par leur atmosphère viciée contre l’envahissement rapide des colons, le fleuve et la plupart des affluens sont encore défendus par de nombreuses légions de carapanas, mosquitos, maruim, pium, borachudos et fincudos, — enfin par toutes ces bêtes et bestioles qui rendent intolérable le séjour des contrées tropicales non encore assainies. Ce sont en réalité pour le colon des ennemis bien plus terribles que les serpens, les pumas, les jaguars, et les Anaras anthropophages. Toutes les régions de la zone tropicale offrent des obstacles de même genre au peuplement et à la culture ; mais l’Amazone se défend en outre contre le travail colonisateur des hommes par sa puissance » par la grandeur de ce qu’on peut appeler son œuvre géologique. Avant l’introduction des bateaux à vapeur sur le fleuve des Amazones, une embarcation mettait cinq mois entiers pour remonter de la ville de Para jusqu’à la barre du Rio-Negro ; il lui fallait cinq autres mois pour atteindre la frontière du Pérou en luttant contre la force du courant. Un voyage autour du monde, sur les flots de la mer que soulèvent tour à tour des vents venus de tous les points de l’horizon, était alors plus court que la remonte de l’Amazone, entreprise à la faveur du vent alizé qui souffle régulièrement dans la direction de l’ouest.

Terrible par son courant de 4 à 8 kilomètres par heure, le fleuve brésilien ne l’est pas moins par l’intensité de ses crues périodiques. Régulier dans ses allures comme le Nil, il commence à croître vers le mois de février, alors que le soleil, dans sa marche vers le nord, fond les neiges des Andes péruviennes et, ramène au-dessus du bassin de l’Amazone la zone de nuages et de pluies qui l’accompagne. Sous l’action combinée de la fonte des neiges et des pluies torrentielles, la crue s’élève graduellement jusqu’à 12 mètres au-dessus de l’étiage ; les îles basses disparaissent, le rivage est inondé, les lagunes éparses s’unissent au fleuve et forment de véritables mers intérieures ; les animaux cherchent un refuge au haut des arbres, et les Indiens qui habitent la rive campent sur des radeaux. Vers le 8 juillet, lorsque le fleuve commence à baisser, les riverains ont à lutter contre de nouveaux dangers ; l’eau, rentrant dans son lit, mine en dessous ses bords longtemps détrempés, les ronge lentement, et tout à coup des masses de terre de plusieurs centaines ou de plusieurs milliers de mètres cubes s’écroulent dans les flots, entraînant avec elles les arbres et les animaux qu’elles portaient. Ces érosions rapides s’opèrent si fréquemment que les arbres de la berge n’atteignent jamais leur développement complet, et les voyageurs qui, naviguent sur le fleuve des Amazones ne peuvent apercevoir qu’un petit nombre de ces troncs aux dimensions colossales qu’ils s’attendent à contempler. C’est donc une tentative périlleuse que la culture d’un champ sur la rive, et, sous peine de voir ses défrichemens et sa demeure s’abîmer dans quelque éboulis, le colon ne peut s’établir près du fleuve sans en étudier d’avance les redoutables allures. Les îles mêmes sont exposées à une destruction soudaine ; quand les rangées de troncs échoués qui leur servaient de brise-lames viennent à céder sous la violence du courant, il suffit de quelques heures ou même de quelques minutes pour qu’elles disparaissent, rongées par le flot : on les voit fondre à vue d’œil, et les Indiens qui s’y étaient installés paisiblement pour recueillir les œufs de tortue ou sécher le produit de leur pêche, sont obligés de s’enfuir précipitamment dans leurs canots pour échapper à la mort. C’est alors que passent au fil du courant ces longs radeaux de troncs entrelacés qui se nouent, se dénouent, s’accumulent autour des promontoires, s’entassent en plusieurs étages le long des rives. Autour de ces immenses processions d’arbres qui roulent et plongent lourdement sous le poids du courant, comme des monstres marins ou comme des carènes renversées, flottent de vastes étendues d’herbe cannarana qui font ressembler certaines parties de la surface de l’eau à d’immenses prairies. Aussi comprend-on la terreur religieuse éprouvée par les voyageurs qui pénètrent dans le fleuve des Amazones et voient à l’œuvre ces tourbillons jaunes de sable, rongeant les rivages, renversant les arbres, emportant les îles pour en reconstruire de nouvelles, entraînant de longs convois de troncs et de branches. « Le grand fleuve était effrayant à contempler, dit l’Américain Herndon ; il roulait à travers les solitudes d’un air solennel et majestueux. Ses eaux semblaient colères, méchantes, impitoyables, et l’ensemble du paysage réveillait dans l’âme des émotions d’horreur et d’effroi semblables à celles que causent les solennités funéraires, le canon tonnant de minute en minute, le hurlement de la tempête ou le sauvage fracas des vagues, lorsque tous les matelots se rassemblent sur le pont pour ensevelir les morts dans une mer agitée. »

Il n’est pas jusqu’à la fécondité même des rives qui ne soit redoutable. Les terres d’alluvion qui bordent le fleuve ont une force de production tellement exubérante qu’elles mettent un obstacle à toute colonisation. Trop fécond, le sol qui se couvre spontanément d’une si riche végétation ne se borne pas à nourrir les germes qu’on lui confie, il développe aussi des plantes sauvages en abondance, et les pousses d’arbres et de lianes obligent à une lutte de tous les instans l’agriculteur qui veut sauver le fruit de son premier travail. On ose à peine s’aventurer dans cette nature, où les sentiers rarement pratiqués se changent en forêts, où les arbres pressés les uns contre les autres forment une muraille qu’il faut saper comme celle d’une forteresse, où des fruits[5] semblables à des boulets de canon se détachent des branches avec fracas et s’enfoncent dans le sol à plusieurs centimètres de profondeur. Ainsi l’activité prodigieuse, la grandeur des phénomènes naturels qui se manifestent dans le bassin de l’Amazone tendent à restreindre considérablement le domaine de la civilisation. Au milieu de cette grande vie, la petite vie de l’homme existe à peine, et se maintient difficilement contre les assauts des forces ambiantes. Pour le colon, le fleuve est trop large et trop rapide, les terres sont trop fertiles, les pluies trop abondantes, les chaleurs trop intenses : il préfère de beaucoup un climat plus sobre, un terrain moins fécond, une nature moins riche et s’abaissant à sa faiblesse. À cet ensemble de raisons matérielles qui s’opposent à la prise de possession définitive des bords de l’Amazone par l’homme policé, s’ajoute une autre cause à la fois économique et morale. L’esclavage, aussi bien que la fièvre jaune, veille à l’embouchure du grand fleuve, et fait bonne garde pour empêcher la civilisation d’y pénétrer. Les esclaves noirs forment seulement une faible partie de la population amazonienne, et cependant ils suffisent pour déshonorer complètement le travail.

Mais, dira-t-on, le progrès matériel des deux provinces brésiliennes Para et Amazonas est évident, puisqu’une dizaine de bateaux à vapeur font un service régulier sur les eaux du fleuve ? Il est vrai, après neuf longues années de luttes parlementaires, le congrès brésilien a enfin autorisé la formation d’une compagnie pour la navigation à vapeur de l’Amazone. Bien que cette navigation soit encore très coûteuse[6], l’avantage est grand pour les voyageurs et les commerçans : au lieu de mettre dix mois pour remonter le courant jusqu’à la frontière du Pérou, il suffit aujourd’hui de la dixième partie de ce temps, et désormais de simples touristes peuvent entreprendre ce que tentaient seulement les anciens chercheurs du mystérieux Eldorado et les hommes rares poussés par l’amour de la science. Des régions qui appartenaient presque au domaine de la fable ont été mises en communication régulière avec l’Europe ; des produits qu’on laissait naguère pourrir sur le sol sont transportés maintenant sur les grands marchés du monde. Le commerce, protégé par des tarifs très élevés et des règlemens de douane d’une excessive sévérité, a néanmoins triplé depuis vingt ans, et Para[7], ce débouché du plus vaste réseau fluvial du monde, peut maintenant se mesurer en importance avec un port français de troisième ordre, comme Paimbœuf, Morlaix ou Fécamp. Ce sont là des progrès incontestables ; mais les conditions sociales et les mœurs des riverains de l’Amazone ne se sont pas sensiblement modifiées depuis que Spix et Martius ont accompli leur célèbre voyage. Toujours les populations s’endorment dans la même paresse et font preuve d’un égal manque d’initiative ; tout progrès apparent ou réel est dû à l’énergie de quelques étrangers ou bien à la bonne volonté du gouvernement central. En beaucoup de cas, on peut même constater un véritable recul.

Depuis trente ans, les villes construites sur les bords de l’Amazone n’ont pas augmenté en nombre[8], et l’on est toujours obligé de naviguer pendant des heures ou même pendant des journées entières avant d’apercevoir une seule maison sur l’une ou l’autre rive. De Para au confluent du Solimoens et du Rio Negro, la distance moyenne entre chaque ville ou village est de 175 kilomètres. En amont de Manaos, cette distance moyenne est de 240 kilomètres environ. Entre ces groupes d’habitations, si éloignés les uns des autres, on ne voit se dérouler sur les bords de l’Amazone que l’éternel horizon des forêts, interrompu çà et là par l’embouchure d’un igarapé désert. Dans la partie inférieure du fleuve jusqu’à Santarem et Obidos, on rencontre bien de temps en temps quelques goélettes et de larges embarcations à voiles ; mais sur le Solimoens proprement dit la vue d’un canot est un véritable événement. On est enfermé par la solitude la plus complète, et l’on pourrait se croire perdu dans une nature où l’homme n’a jamais pénétré. Les rives du Mississipi, cette grande artère fluviale de l’Amérique du Nord, sont également solitaires dans la plus grande partie du cours moyen. Trop basses pour être colonisées, elles gardent encore leur végétation première de saules et de trembles ; mais les collines et les plateaux qui s’élèvent à une certaine distance du fleuve sont en grande partie défrichés, et portent des villes et des villages. Dans le bassin de l’Amazone au contraire, le voyageur intrépide qui ose s’aventurer loin du fleuve ne rencontre que des selvas interminables et des savanes inhabitées ; la faible population s’est distribuée tout entière sur les bords du fleuve et de ses affluens, — les Tapuis, encore barbares, dans leurs campemens, — les Brésiliens, à demi civilisés, dans l’une dès quinze ou seize villes bâties de l’estuaire de l’embouchure à la frontière péruvienne.

Et quelles villes ! Les voyageurs qui croiraient y retrouver le comfort auquel ils étaient accoutumés en Europe seraient bientôt détrompés. La plupart des cités amazoniennes ne sont que des agglomérations de cabanes malsaines. Quelques-unes cependant, Para, Santarem, Manaos, présentent une apparence assez grandiose due aux façades blanches de deux ou trois églises, du palais présidentiel et de maisons à un étage appartenant à des négocians portugais ; les autres constructions ne sont que des huttes dont un incendie ferait en une nuit disparaître jusqu’aux dernières traces. Il serait inutile de chercher dans ces capitales un hôtel digne de ce nom. Si l’on n’est pas muni de lettres d’introduction pour un des notables, il ne reste qu’à mendier l’hospitalité ou bien à s’abriter dans quelque affreux taudis habité par la vermine. Les boutiques sont nombreuses, car tout riverain de l’Amazone a son petit fonds de commerce ; mais, à l’exception des produits du pays, on ne trouve dans ces échoppes que les objets les plus indispensables. Quant aux. livres, ils sont à peu près inconnus ; les grandes villes sont les seules à posséder quelques écoles peu fréquentées, et de l’embouchure du fleuve à la frontière péruvienne il n’existe d’autres médecins que des flibustiers d’Europe et. les sorciers indigènes. Cependant là où la civilisation n’existe pas encore, les raffinemens de la mode ont déjà pénétré, et tel négociant qui n’a peut-être pour toute nourriture que du manioc et du poisson endosse religieusement l’habit noir, échange des cartes de visite avec ses amis et envoie des invitations de bal imprimées en lettres d’or.


II

La population des deux provinces brésiliennes d’Amazonas et de Parà, évaluée approximativement à 250,000 âmes, est loin d’être homogène ; elle se compose en grande partie d’individus de sang mélangé appartenant à la fois par leurs ancêtres aux trois souches, blanche, rouge et noire ; mais les races pures sont aussi représentées, et l’on peut observer toutes les nuances de la peau, depuis le blanc le plus délicat jusqu’au noir le plus velouté. Les brancos forment partout la classe supérieure, ainsi qu’on doit s’y attendre dans un pays d’esclavage ; cependant, grâce à la tolérance avec laquelle on. regarde les unions contractées entre les blancs et les femmes métisses ou de sang mêlé, la caste noble peut se recruter dans les castes inférieures, et le nombre des caucasiens vrais ou prétendus augmente sans cesse dans une forte proportion. Quant aux noirs esclaves, ils sont beaucoup moins nombreux sur les bords de l’Amazone que dans les provinces du littoral atlantique. À Parà, ils sont environ quatre mille et forment ainsi le sixième ou le septième de la population, mais plus avant dans l’intérieur ils sont plus clairsemés relativement au chiffre des blancs et des Indiens. La ville de Manaos, près du confluent du Rio-Negro et du Solimoens, compte seulement 380 esclaves sur 8,500 habitans. Enfin, dans la région qui touche au Pérou, le nombre des noirs asservis diminue sans cesse par la fuite et ne forme plus qu’une partie tout à fait insignifiante de la population[9]. Cette faiblesse relative de l’élément nègre doit être attribuée à l’existence de nombreuses tribus d’indigènes. Ayant pu recruter amplement leurs troupeaux d’esclaves au moyen des seuls Indiens de l’Amazone, les Portugais n’avaient pas eu besoin d’importer à grands frais des nègres de la côte de Guinée.

Le fond de la population amazonienne se compose d’Indiens auxquels on a donné le nom général de Tapuis (Tapuyos), et qu’on dit ressembler d’une manière étonnante aux Chinois. Il est certain qu’ils étaient groupés autrefois en un grand nombre de tribus distinctes, comme les Indiens encore sauvages qui sont campés sur les bords des grands affluens de l’Amazone, le Madeira, le Punis, l’Ucayali. Ceux-ci ont gardé leur indépendance, leurs coutumes, leurs cérémonies religieuses, leur caractère national. Les Araras et les Chavantes anthropophages n’ont point abandonné leurs terribles mœurs ; les Indiens de l’Amazone au contraire, mis en rapport les uns avec les autres par la navigation du fleuve, maintenus longtemps par les conquérans et les jésuites portugais sous le même joug de fer, ont du moins à ce régime perdu leurs rivalités nationales, et forment maintenant les élémens d’un peuple homogène, de la frontière du Pérou aux bouches de l’Amazone. Malheureusement ces Indiens, qui sont par nature d’une douceur et d’une bonté vraiment touchantes, ne sont pas encore revenus de l’effroi que l’Européen leur a inspiré lors de la conquête et pendant la longue période de servitude qui a suivi l’invasion des blancs. D’ailleurs le régime auquel la plupart d’entre eux sont soumis actuellement n’est pas de nature à leur faire oublier leurs anciens griefs. Pour leur faire aimer le travail, on a cru naïvement qu’il suffisait de le leur imposer. Obligés de s’engager comme trabalhadores pour un temps plus ou moins long, divisés en escouades, passés en revue comme des soldats, menacés de la prison et des travaux forcés, cantonnés dans certains villages qu’ils ne peuvent quitter sous peine d’être envoyés à l’armée, où ils meurent de chagrin, ils n’ont souvent de l’homme libre que le nom, et l’on ne doit pas s’étonner si dans le plus profond de leur cœur ils gardent une haine secrète au blanc et cherchent sournoisement à lui nuire sans se compromettre. Quelquefois même cette aversion cachée se transforme en hostilité ouverte. En 1835, les Indiens, poussés à bout par l’arbitraire de l’administration, osèrent se soulever ; avec l’aide des esclaves noirs, ils s’emparèrent de la ville de Para, s’y maintinrent longtemps contre des troupes considérables, et, sous le nom de cabaneiros, gardèrent jusqu’en 1837 la possession de plusieurs villes de la province ; mais en général ils ont trop peu d’énergie et trop de crainte enfantine pour devenir redoutables. Quant à leurs femmes, elles n’ont retenu de la longue oppression qu’une invincible timidité ; elles se cachent dans le feuillage pour voir passer l’étranger, et s’enfuient avec terreur lorsque leur présence est trahie par le frôlement des feuilles. Dans plusieurs villages, elles n’osent pas même pénétrer dans l’église, craignant d’avoir à y soutenir le regard d’un homme blanc.

Et pourtant cette population indienne est bien faite pour être heureuse, pour savourer dans toute sa volupté cette vie tropicale si facile et si douce ! Au Brésil, le plus pauvre des Indiens n’a rien à envier au plus riche et ne songe pas à redouter la misère ; le besoin de s’enrichir ou de parvenir, ces âpres passions qui empoisonnent l’existence de presque tous les civilisés, ne trouve guère l’occasion de s’exercer chez lui. Il n’a qu’à goûter la joie de se laisser vivre, et partout où il est son propre maître, il goûte en effet cette joie avec la même simplicité naïve que jadis l’insulaire de Taïti. Rien de gracieux comme les scènes de famille qu’on peut observer en plein air dans les villages des Tapuis, à l’ombre des palmiers euterpes ou bien sur l’eau du fleuve. M. Avé-Lallemant, qui les a souvent contemplées, en parle sous l’impression d’un sentiment presque religieux, et se plaît à décrire longuement ces charmans tableaux : l’enfant qui joue avec sa mère sur le sable du bord et la taquine gentiment avec de frais éclats de rire ; les tritons aux bras robustes et les sirènes aux longs cheveux noirs qui plongent de concert et vont reparaître au loin sous les ombrages de la rive ; les jeunes filles couronnées de fleurs qui s’assoient sur le bordage des canots, et, laissant leurs pieds nus tremper dans le courant, glissent lentement à la surface du fleuve.

Sur les bords de tous les cours d’eau où ils n’ont pas à redouter le crocodile ou le terrible poisson appelé piranga, ces fils de la nature semblent n’avoir d’autre occupation que celle du bain. L’Amazone aux eaux troubles et rapides ne les rebute point ; mais le Tocantins, le Rio-Negro et les autres rivières transparentes des provinces amazoniennes exercent sur eux une attraction à laquelle ils ne savent jamais résister. La population de Cametà, village indien situé sur la rive du Bas-Tocantins, est devenue comme amphibie ; à chaque instant du jour, on voit les habitans, hommes et femmes, se rendre de leur cabane au fleuve ou du fleuve à leur cabane. Quant aux enfans des deux sexes, ils jouent dans l’eau du matin au soir comme autant de petits dauphins. Aussi les Tapuis de Cametà sont-ils d’une exquise propreté et pourraient-ils, sous ce rapport, servir de modèles à tous les peuples du monde. Blanches ou brunes, mamalucasmestiças[10], les femmes surtout doivent à leurs bains continuels une grande pureté de contours et une transparence merveilleuse de la peau ; mais peut-être aussi doivent-elles à ces mêmes bains une véritable paresse, qui s’ajoute à la voluptueuse langueur commune à toutes les femmes créoles. Cependant la paresse des Indiennes tapuis s’allie à tant de grâce et de naturel qu’on n’ose blâmer ni approuver. « Si l’oisiveté n’était la mère de tous les vices, prétend M. Ayé-Lallemant, je dirais hardiment qu’elle, est à Cametà une aimable qualité ; en revanche, si l’habitude de se baigner n’était une vertu et la mère de la propreté, je la prendrais pour un vice en tenant compte du temps qu’elle fait perdre à Cametà ! » Après le bain vient la toilette, et les jeunes Indiennes à la démarche élastique, aux figures naïves, sont vraiment charmantes avec leurs robes et leurs jaquettes de simple cotonnade et les fleurs qui couronnent leur abondante chevelure. Presque toutes marchent pieds nus, et celles même qui ont assez de vanité féminine pour se procurer des souliers les portent le plus souvent à la main, mais eues déploient toujours leurs ombrelles, moins pour se garantir elles-mêmes que pour défendre leurs couronnes de fleurs contre l’ardeur du soleil.

En général, les hommes sont encore plus paresseux que les femmes. Dans un pays où les blancs considèrent comme leur principal titre de noblesse de n’avoir pas de bras (não braços) il est assez naturel que les Indiens veuillent, à force d’oisiveté, mériter leur admission, dans la société distinguée. Et d’ailleurs pourquoi travailleraient-ils, puisqu’ils peuvent s’en dispenser ? Le travail n’a de raison d’être que par l’utilité finale, et l’on pourrait presque qualifier d’immorale et d’insensée toute œuvre qui n’aboutit pas à un résultat pratique et consume sans profit les forces de l’ouvrier. Trop peu instruits pour désirer un genre de vie supérieur à celui qu’ils mènent ou pour s’occuper de leur développement moral, les Tapuis ne songent qu’à la satisfaction de leurs besoins immédiats, et la nature généreuse y, subvient de la manière la plus ample. Le palmier donne ses noix, sa tige nourrissante, sa liqueur délicieuse. Le cacaoyer fournit ses graines, le manioc ses racines ; dans la forêt, l’Indien trouve le gibier dans les eaux le poisson pirarucù et les œufs de tortue sur les plages abandonnées par l’inondation. Quelques troncs d’arbres abattus lui suffisent pour la construction d’une cabane ; une seule feuille de palmier bussu lui sert de porte ; dix feuilles placées à côté les unes des autres font à sa demeure un toit imperméable à l’orage pendant vingt années. Et s’il veut pour lui-même ou pour ses enfans, quelques verroteries ou des vêtemens, le figuier à caoutchouc pousse, à côté de sa hutte et livre sa gomme à l’Indien, qui la vend ensuite au traitant. S’il coupait les arbres de la forêt pour défricher un champ comme nos agriculteurs d’Europe, quel serait le résultat de son industrie ? Après une lutte pénible contre une végétation fougueuse de plantes ennemies qui germeraient dans chaque sillon, il serait peut-être obligé de s’avouer vaincu, et le produit agricole dû à ses efforts ne remplacerait certainement pas ce que la forêt lui eût donné presque gratuitement. On ne saurait donc reprocher aux Tapuis leur oisiveté, tant qu’ils n’auront pas été entraînés dans ce tourbillon de la civilisation qui met en œuvre toutes les forces de l’homme, tant que le travail qui pousse comme un ressort les populations civilisées de l’Europe et de l’Amérique ne sera pas devenu pour eux comme pour nous une impérieuse nécessité. Avant d’entrer dans le grand engrenage où chaque peuple fait la fonction d’une roue, qu’ils jouissent en paix de leurs dernières années de repos. Cette ère d’activité fébrile, dans laquelle nous sommes entrés depuis longtemps, s’ouvrira également pour eux, comme elle s’est ouverte déjà pour beaucoup de peuples jadis sauvages.

En attendant, ils « vivent de paresse, » et quand ils sont obligés de travailler, ils le font d’une manière tellement paisible qu’on pourrait se demander si vraiment ils sont à l’œuvre. Ils sont surtout curieux à voir quand ils descendent le fleuve dans leurs canots de cèdre. Si le vent est favorable, ils n’ont qu’à se laisser entraîner au fil du courant ; si la brise est contraire, ils n’en savent pas moins se dispenser du travail. Avisant un de ces troncs d’arbres que charrient les eaux, ils vont y amarrer leur canot, qui descend ainsi sans qu’il soit nécessaire d’employer les rames : Que le vent fraîchisse et que les hautes vagues menacent d’engloutir la barque, alors les rameurs indiens, sans se déconcerter, se réfugient au milieu de ces larges prairies flottantes d’herbes cannarana, qui atténuent la force des lames et en régularisent le mouvement ; puis, sans souci de la tempête, ils continuent tranquillement leur route, remorqués par l’énorme tronc de dérive et protégés par l’épaisse couche des herbes arrachées au rivage. Ce calme majestueux que les Indiens apportent dans leur manière de naviguer ne les abandonne à aucun instant de leur vie, jamais, même lorsqu’ils sont exposés à un imminent danger. Ainsi pendant les crues exceptionnelles de l’Amazone, alors que les eaux débordées roulent au-dessus des rives et transforment en marécages le sol des forêts, ils n’en restent pas moins campés à l’endroit qui naguère était le bord du fleuve. Le courant les assiège de toutes parts ; mais ils dédaignent de s’enfuir. Installés sur un tronc d’arbre échoué ou bien sous une espèce de vérandah à peine élevée de quelques centimètres au-dessus de l’eau, ils semblent tout à fait à leur aise et regardent avec assurance la mer jaunâtre et tourbillonnante qui entoure leur frêle embarcation. Près de leur arbre ou de leur cabane à demi engloutie, un îlot formé de troncs engagés dans la vase sert de refuge pendant la nuit à des chevaux et à des bœufs aussi philosophes que leurs maîtres. Pour vivre, ces pauvres bêtes sont obligées de descendre de leur perchoir et de cheminer dans l’eau à la recherche des touffes de cannarana, sur une étroite et invisible berge limitée d’un côté par le marécage, de l’autre par la rivière profonde et rapide. Ce sont là des choses qui n’altèrent point la complète égalité d’âme de l’Indien. Quoi qu’il arrive, il sait que les eaux baisseront tôt ou tard, et en attendant il jouit des loisirs que lui fait l’inondation. Bien assez tôt viendra l’époque des basses eaux, pendant laquelle il devra secouer un peu son apathie ordinaire et déployer une certaine activité. Alors il s’installera dans le lit même du fleuve, sur les plages abandonnées, et fouillera le sable pour y trouver des œufs de tortue, ou bien lancera son harpon sur le pirarucù dans les criques et autour des bancs de sable. Ce beau poisson, qui peut atteindre une longueur de plus de deux mètres, et dont l’armure d’écaillés éclatantes semble enveloppée d’un filet aux mailles d’écarlate, forme avec le manioc la base de l’alimentation de tous les riverains de l’Amazone.

Le congrès brésilien vote chaque année 150,000 francs environ pour aider à l’amélioration des Indiens. Si cette faible somme était bien employée, on pourrait certainement obtenir d’importans résultats, car les indigènes sont en général faciles à élever ; mais ils sont également faciles à corrompre, et les exemples qu’ils ont sous les yeux ne sont pas toujours de nature à les améliorer. De l’aveu de tous les voyageurs, même les mieux disposés en faveur du Brésil, les prêtres des communautés indiennes se distinguent surtout par l’impureté des mœurs ; ils affichent naïvement leurs habitudes de débauche et se déclarent satisfaits, pourvu que leurs paroissiens tombent à genoux devant les images de plâtre qu’ils offrent à leur adoration. Les traitans portugais ou péruviens, les autres aventuriers que l’esprit de spéculation amène sur le fleuve des Amazones, ne songent guère non plus à l’amélioration des tribus indiennes avec lesquelles ils se trouvent en contact. Gens grossiers et avides, ils ne pensent qu’à s’enrichir aux dépens des naturels, quand ils croient pouvoir le faire sans danger ; ils les maltraitent, et, chose plus déplorable peut-être, ils spéculent sur l’ivrognerie de ces pauvres gens pour payer en eau-de-vie les denrées qu’ils leur achètent ou le transport de leurs marchandises : on évalue à une moyenne de 10 francs environ la somme que le traitant débourse pour rémunérer le travail d’un Indien pendant deux longues années. Enfin ceux qui ont pour mission spéciale de moraliser les indigènes ne les traitent pas toujours avec plus d’équité. Lorsque M. Avé-Lallemant se trouvait à Tabatinga, il rencontra un colporteur yankee envoyé dans les provinces de l’Amazone par une « société d’évangélisation. » Le Yankee avait fidèlement sermonné ses auditeurs et distribué des bibles que personne ne pouvait lire ; mais dans un moment de ferveur il s’était permis d’assassiner un homme. On voit que, si les Tapuis ne font pas de rapides progrès, ils ne sont pas les seuls coupables.

Quant à l’instruction publique, elle n’est pas simplement négligée chez les Tapuis ; elle est presque nulle. On leur a accordé l’institution de la garde nationale et le droit de suffrage, on leur a donné des képis et des baguettes de tambour ; mais on a oublié de leur envoyer des maîtres d’école. Aussi leur ignorance est-elle absolue. Dans les villes, ils ne savent ni lire, ni écrire ; dans les campagnes éloignées, ils ne savent pas même compter. « Quel âge as-tu ? demandait-on à une charmante jeune fille des bords du Tocantins dans toute la fleur de ses quinze années. — Quarante ans ! » s’écria-t-elle d’un air triomphant, heureuse de s’être donné un âge qui ne permettait pas de la prendre pour une enfant. Puis, afin de mieux convaincre l’étranger, elle ajouta : « Je veux me marier ! » Chez ces peuples encore maintenus dans la barbarie, dépourvus des premiers élémens de l’instruction, on ose à peine dire qu’il existe une langue dans la haute acception que nous attachons à ce mot. Leurs besoins sont si limités, le cercle de leurs idées si étroit, ils ont si peu de chose à se dire, qu’un jargon composé de quelques centaines de mots leur suffit amplement. Entre eux, ils se servent de la lingua geral, espèce de langue franque d’une extrême pauvreté, formée de mots d’origine guaranique et enseignée à leurs pères par les jésuites. Dans les villes, ils commencent à comprendre le portugais ; mais ceux qui sont restés pendant toute leur vie éloignés d’un centre civilisé ne peuvent s’exprimer d’une manière compréhensible que pour dire leurs noms de baptême et demander un verre d’eau-de-vie. Telle est l’ignorance profonde où croupissent des hommes libres auxquels on accorde, comme par ironie, le titre de citoyens. Cependant les résultats étonnans obtenus par ceux qui se sont donné la peine d’élever des Tapuis prouvent qu’on ne doit pas attribuer la naïveté enfantine de ces Indiens au manque d’intelligence. Les deux villes de Para et de Manaos ont chacune fondé un établissement dos educandos où l’on recueille quelques petits orphelins de race indienne pour en faire des citoyens utiles. On leur explique les premiers élémens des sciences, la musique, une profession manuelle, et les progrès qu’ils font dans toutes les branches de l’instruction sont vraiment remarquables. À Manaos, les produits de leur industrie, consistant en canots et en meubles de toute espèce, suffisent déjà pour payer les frais de l’établissement. En outre les petits musiciens, diriges par un mulâtre enthousiaste, peuvent se vanter d’être sans contredit les premiers artistes de la ville capitale de l’immense province d’Amazonas.

Heureusement l’éducation des Tapuis, si négligée par l’administration, se fait d’une manière toute naturelle, par le procédé lent, mais sûr, des croisemens. Les mariages entre hommes blancs et femmes de sang mêlé, entre hommes de sang mêlé et femmes indiennes, amènent sans cesse de nouvelles recrues à la vie civilisée. Dans le nord du Brésil, où la pureté du sang n’est pas, comme aux États-Unis, soumise à un examen sévère, il suffit d’un petit nombre de générations pour blanchir complètement une famille issue en partie de souche indienne. Sous la double influence du croisement et du nouveau genre de vie, la nuance de la peau s’éclaircit d’une manière prodigieuse dans l’espace d’une génération, et nombre de mamalucas, filles de blancs et de femmes tapuis, ont la peau d’une délicatesse et d’une transparence toutes caucasiennes : il leur reste seulement je ne sais quel air de gazelle effarée, et parfois dans le regard une expression mélancolique, comme si une voix secrète les rappelait à la liberté des forêts ; mais elles n’en sont pas moins définitivement rachetées de la vie sauvage et désormais accessibles à tous les progrès auxquels, sans le croisement, elles seraient restées étrangères. Ainsi de mariage eh mariage l’ancienne population aborigène se délivre de sa barbarie première et perd même jusqu’à son nom pour se fondre en une même race avec les envahisseurs du sol. De ce mélange naît un nouveau peuple amazonien chez lequel le sang indien prédomine, mais que les mœurs européennes pénètrent chaque jour davantage. Telle est la solution naturelle de l’antagonisme des races : chaque naissance contribue pour sa part à la réconciliation finale, et dans un pays comme le Brésil, où les familles se distinguent par une prodigieuse fécondité, on peut espérer que l’œuvre d’union sera consommée à une époque relativement, prochaine. Là tous les jeunes gens se marient ; les générations se succèdent rapidement, et l’on voit souvent des femmes accompagnées de cinq ou six enfans à un âge où la plupart des jeunes Françaises commencent à peine à songer sérieusement au mariage[11]. Lorsque l’hygiène, aujourd’hui si négligée dans les provinces amazoniennes, sera mieux connue et mieux observée, nul doute que la population ne double1 toutes les vingt années sans le secours de l’immigration étrangère. C’est dans cette augmentation rapide d’une population mêlée, unissant à la fois l’initiative du blanc, à l’invincible force de résistance de l’Indien, que l’avenir du pays se trouve engagé.


III

Dans le remarquable rapport sur les régions amazoniennes, qu’il avait explorées pendant les années 1851,1852 et 1853 par l’ordre du gouvernement des États-Unis, le lieutenant Herndon reconnaît la docilité et la douceur des Indiens ; mais en sa qualité d’esclavagiste il cite avec complaisance « l’opinion d’hommes intelligens qui voient dans la pendaison le moyen le plus simple d’en finir avec l’Indien, et disent que, l’existence de ces hommes, incapables de devenir citoyens ou esclaves, ne vaut pas même la place qu’ils occupent. » — « Pour ma part, ajoute M. Herndon, j’estime que tous les rapports entre les blancs et les noirs doivent aboutir à la destruction complète de ceux-ci. Les noirs ne peuvent supporter ni les injonctions de la loi, ni le poids d’un travail imposé, et se retirent ? devant l’homme blanc et son œuvre de progrès jusqu’à ce qu’ils disparaissent complètement. Telle semble être leur destinée ; la civilisation doit avancer, quand même elle devrait marcher sur le cou du sauvage et le broyer sous son pas souverain. » Puis il offre un plan de gouvernement pour les indigènes. « Il faudrait, dit-il, supprimer les villages et réunir les Indiens dans de grandes colonies, nommer un gouverneur-général d’une grande influence, muni de pouvoirs dictatoriaux et recevant des appointemens élevés. Il faudrait en outre obliger les habitans à fournir au gouverneur une force permanente, et ouvrir le pays à la colonisation en accordant des privilèges et des concessions de terre. De cette manière, si l’Indien n’est pas amélioré, il sera du moins exterminé, et l’admirable région de l’Amazone pourra contribuer pour une large part à la prospérité du genre humain. » Il est heureux qu’il ne soit plus temps d’appliquer ce moyen civilisateur, et lorsque M. Herndon émettait cet avis, il lui eût suffi d’examiner attentivement la population des villes amazoniennes pour se convaincre que les Indiens, loin de se laisser déplacer ou anéantir, tendaient à ne plus former qu’un seul et même peuple avec les blancs, leurs anciens oppresseurs.

Pendant la domination portugaise, on avait adopté, pour le gouvernement des Indiens, des régimes qui avaient une certaine analogie avec celui que propose charitablement le lieutenant Herndon. Les colons européens, soutenus et encouragés par les carmes, achetaient, vendaient, troquaient les indigènes et les faisaient périr sous le bâton. Plus habiles, les jésuites, sous prétexte de défendre la cause des opprimés, s’étaient emparés des Indiens et les avaient campés de force sur le bord des fleuves dans leurs descimentos. Sous la double menace du fouet et de l’excommunication, sous le poids de ce despotisme savant qui opprimait à la fois le corps et l’âme, les Tapuis et les Ticunas, arrachés à leurs forêts natales, s’établissaient aux endroits indiqués d’avance, bâtissaient les maisons qu’on leur ordonnait de bâtir, mettaient en culture les champs qu’on leur assignait. Ainsi s’élevèrent les villes et se défrichèrent les plantations des contrées amazoniennes. La culture du sol fit de rapides progrès, principalement sur les bords du Rio-Negro, et vers la fin du siècle dernier les cités riveraines de ce fleuve, Ayrão, Barcellos, Moreira, Thomar, étaient devenues relativement importantes. Les Indiens produisaient le coton, l’indigo, le riz, le cacao, le café, le tabac ; ils mettaient en œuvre la fibre du cotonnier dans six filatures, et fournissaient de tissus tout le district du Rio-Negro et une grande partie de la province de Para. Dans les llanos du Rio-Branco, ils se livraient sur une grande échelle à l’élève du bétail. Thomar possédait une corderie. Enfin la ville de Barra, aujourd’hui Manaos, qui servait de débouché à tous les produits de l’intérieur, comptait un certain nombre d’établissemens industriels, une fabrique de cire, une filature, une briqueterie. Cette époque, antérieure à la révolution française, fut, au point de vue de la production agricole, le véritable âge d’or des districts du Rio-Negro, et de nos jours encore les riches commerçans de Manaos et de Parà parlent avec admiration du gouverneur Manoel da Gama Lobo d’Almada, qui administrait alors les provinces amazoniennes : ils ne se demandent pas au prix de quelle douloureuse servitude les Indiens avaient donné au pays cette apparence de prospérité.

Maintenant cette civilisation factice, qui reposait sur la terreur des esclaves, a presque tout à fait disparu : une nouvelle civilisation, empruntant sa force à la liberté seule, doit se former désormais, et ce n’est pas sans peine qu’elle prend naissance dans ce pays, où l’instruction est tout à fait négligée, où la présence du nègre encore esclave déprave l’Indien, devenu comparativement libre. Les villes, autrefois prospères, situées au nord de Manaos ne sont de nos jours que des groupes de cabanes sordides, entourant des églises en ruine. La culture du cotonnier, de l’indigotier et des autres plantes industrielles a cessé sur les bords du Rio-Negro ; on a renoncé, dans les savanes du Rio-Branco, à l’élève des bestiaux, qui donnait jadis de si brillans résultats ; la population elle-même s’est enfuie pour aller chercher dans les républiques voisines de la Colombie un sol libre où nulle institution ne rappelle l’antique servitude. Et ce mouvement d’émigration est général sur toutes les frontières de l’empire : du côté du nord, les Indiens de race pure se réfugient au Venezuela et dans la Nouvelle-Grenade ; à l’orient, ils vont chercher un asile au Pérou et en Bolivie ; près des limites méridionales, ils se retirent au Paraguay ; enfin plusieurs tribus qui habitent les provinces de l’intérieur et ne peuvent émigrer dans une république voisine abandonnent les aldeas pour jouir en paix de la grande liberté des forêts. Les mesures que l’on prend pour ramener les Indiens dans leurs villages et les attacher au sol sont non-seulement impuissantes, mais encore funestes, car les indigènes sont impatiens de toute règle : les passeports, les engagemens plus ou moins forcés, la menace de l’enrôlement ou de la prison, ne servent qu’à leur faire désirer plus ardemment l’expatriation ou le retour à la vie sauvage. Comme les Tapuis de l’Amazone, ils redoutent aussi, et non sans raison, les traitans avides qui viennent abuser de leur ignorance, et ne craignent pas de leur offrir une chemise de coton ou bien quelques bouteilles d’eau-de-vie pour le travail de toute une année. Et puis les traditions de l’inquisition en matière religieuse n’ont pas été entièrement abandonnées. Récemment l’Indien Venancio, s’étant fait passer pour un nouveau Jésus-Christ, réussit à grouper autour de lui plusieurs tribus du Rio-Negro. Aussitôt on envoya de Manaos une compagnie de soldats pour exterminer l’hérésie, et, fidèles aux traditions reçues, les soldats brésiliens prouvèrent une fois de plus l’infaillibilité de l’église en massacrant les Indiens sans défense et en dévastant les villages et les plantations. Depuis, on voulut réparer le mal, et le capitaine d’artillerie Firmino Xavier fut chargé en 1857 de visiter toutes les anciennes colonies d’Indiens, d’en fonder de nouvelles, et de les placer sous la garde d’un fort construit non loin du confluent du Rio-Negro et du Cassiquiare, sur les frontières du Venezuela et de la Nouvelle-Grenade. Le capitaine Firmino remplit sa tâche avec courage et dévouement. Après avoir bâti le nouveau fort de Cucuhy, il remonta le Rio-Içana jusqu’à ses sources, triompha des obstacles que lui opposèrent les quarante-trois cascades du fleuve, les bas-fonds marécageux, les fièvres paludéennes, et se mit en rapport avec tous les Indiens qui habitaient encore ce district, jadis très peuplé. Partout il fut témoin d’une lamentable décadence. Tel village composé de quinze maisons n’avait plus qu’un seul habitant ; tel autre renfermait les restes de plusieurs tribus, réduites chacune à quelques individus ; ailleurs six familles s’étaient réfugiées dans la même cabane. Des maisons en ruine, des églises écroulées, des champs envahis par les lianes, marquaient encore la place où avaient autrefois séjourné des milliers d’Indiens à demi policés devenus aujourd’hui citoyens du Venezuela. Les plus sauvages étaient seuls restés sur le territoire du’ Brésil, et pendant son long voyage le capitaine Firmino rencontra seulement trois hommes ayant quelque connaissance de la lecture. L’employé brésilien combla de présens les tuchauas[12] ou caciques, employa ses soldats à leur construire des cabanes régulières, fournit des semences d’arbres fruitiers et de légumes à tous les Indiens, les encouragea par de magnifiques promesses à la culture du sol. Il parvint en effet à décider quelques tribus nomades à quitter la forêt et à s’établir dans les villages ; mais ses succès ne furent pas assez complets pour qu’il osât croire à la durée de son œuvrer Les Indiens de race pure du Rio-Negro ne pourront-faire de progrès sérieux dans la voie de la civilisation tant qu’on les laissera en proie à la rapacité des traitans et des employés immoraux qui viennent seuls les visiter. Pour transformer ce peuple, qui a besoin d’un vaste territoire de chasse, pour modifier ses habitudes, pour l’enraciner au sol dans un petit village aux maisons étroites et rapprochées, on ne peut employer que deux moyens : ou bien il faut en appeler à la force, comme jadis, et faire de ces Indiens des esclaves, c’est-à-dire des êtres sans responsabilité morale, ou bien il faut les soumettre à cette longue et douce influence que l’instruction peut seule exercer. Quoi qu’il en soit, il demeure prouvé que ce système savamment oppresseur qui réduisait les Indiens esclaves à l’état de machines, et réglait tous leurs mouvemens au son de la cloche, n’a laissé après lui que ruines et désolation dans toutes les parties de l’Amérique où il a été appliqué. À peine les jésuites furent-ils chassés que leur œuvre disparut tout entière. Les célèbres missions, du Paraguay, où tant de milliers d’hommes travaillaient en chantant des hymnes pieux, ne sont plus aujourd’hui qu’un désert, et des ruines lézardées y sont les seules traces de la civilisation disparue. De même la dépopulation a été presque complète sur les bords de ce Rio-Negro qui forme, avec le Cassiquiare et l’Orénoque, l’une des plus admirables voies de communication intérieure du monde entier, et relie la mer des Caraïbes à l’Atlantique et aux torrens des Andes. Cette région privilégiée, où se retrouvent les avantages des pays continentaux et des pays maritimes, et qui sera peut-être un jour la plus importante du continent colombien, est de nos jours entièrement négligée. C’est en vain qu’Alexandre de Humboldt a mis hors de doute l’existence de cette merveilleuse voie fluviale : elle a cessé presque complètement de servir aux communications, et les eaux du Rio-Negro, animées par un considérable trafic à l’époque des missions, ne portent plus aujourd’hui que de rares pirogues indiennes, et parfois le canot du gouverneur de Cucuhy. La ruine complète de l’œuvre des jésuites doit-elle être attribuée à leur exil et à la mise en liberté des Indiens, ou bien à la démoralisation que la servitude laisse toujours après elle ? Telle est la question que chacun peut résoudre à son gré. Il est certain seulement que de toutes les parties de l’Amérique latine ravagées par les guerres civiles ou les maladies épidémiques, celles qui présentent l’aspect le plus misérable sont les régions si admirablement placées qui ont été le théâtre des entreprises de la compagnie de Jésus.

Depuis l’introduction de la navigation à vapeur sur le fleuve des Amazones, on a tâché de créer plusieurs fois des colonies agricoles, afin de donner aux Indiens purs et métis l’exemple du travail ; mais ces tentatives, faites sans discernement et sous les auspices de propriétaires d’esclaves mal disposés envers les travailleurs libres, n’ont en général servi qu’à grever le budget de l’état. La compagnie des bateaux à vapeur s’était engagée à fonder successivement sur les bords du fleuve, et dans un délai de dix années, douze colonies comprenant chacune 600 habitans. C’était condamner à mort 7,200 Européens qu’on eût importés à grands frais, en dépit du climat. Heureusement les premières tentatives faites par la compagnie aboutirent à un si complet insuccès, que le gouvernement dut lui permettre de résilier le traité, tout en lui abandonnant la propriété de quatre-vingt-douze lieues carrées de terrain concédées pour la fondation des colonies. De son côté, le ministre de la guerre faisait inaugurer un nouveau système de colonisation par la création d’un village agricole militaire, près de la ville d’Obidos. Ce village, pour lequel le congrès brésilien a souvent voté de fortes allocations, est toujours pourvu d’un nombreux état-major grassement rétribué ; mais il ne comptait que deux colons lors de la visite de M. Avé-Lallemant.

Bien plus lamentables encore sont les résultats obtenus à la ferme-modèle de Notre-Dame-do-O’, située dans une île qu’entourent les bras de la rivière de Para. La position de cette colonie est d’une admirable beauté. Les habitations s’élèvent sur le bord du fleuve, qui roule lentement ses : eaux dans un lit de 6 kilomètres de large ; vis-à-vis se montre la cité de Para, qui doit à son éloignement un aspect vraiment grandiose ; autour des maisons de la colonie se pressent les grands arbres de la forêt, chargés d’orchidées, de bignonias et de lianes de toute espèce : ça et là les palmiers jaillissent en bouquets de cette mer de verdure et de fleurs ; mais le contraste que l’œuvre de l’homme forme avec cette nature si magnifique laisse une impression d’autant plus douloureuse. Les chemins ont disparu sous la vase ou sous une végétation humide, les cabanes à peine achevées oscillent déjà sous le vent comme près de tomber, les champs mal cultivés sont envahis par les herbes et les arbustes ; tout porte le signe évident de la décadence. Le directeur de la colonie, ayant reconnu que l’île était appropriée à l’établissement d’une plantation sucrière cultivée à la mode du pays par des nègres esclaves, n’avait pas un moment douté que le sol ne convînt aussi à la création de fermes agricoles exploitées par des paysans allemands et belges. Plein de confiance, il avait donc mis son. entreprise sous l’invocation de Notre-Dame-do-O’, et fait un appel de fonds pour se procurer le nombre de colons nécessaires. D’après le rapport officiel, les premières sommes allouées par la législature de la province furent dépensées en pure perte « à cause de la fuite de certains émigrans et de la mort des autres ; » mais, à l’aide de nouveaux fonds que le gouvernement central accorda, on parvint à importer d’Europe plus de cent cinquante malheureux alléchés par des promesses plus ou moins sincères. Là pourtant n’était pas la difficulté capitale : il fallait acclimater les colons dans cette île basse entourée de sa ceinture de mangliers humides, il fallait aussi procurer aux nouveau-venus quelques-uns des avantages dont ils jouissaient dans leur patrie, afin qu’une nostalgie mortelle n’enlevât pas ceux que la fièvre eût respectés. Le directeur de la colonie se mit d’abord à l’œuvre avec un beau zèle : il fit bâtir de jolies cabanes pour la réception des étrangers, il traça des plans de routes et de sentiers à travers la forêt, il fonda une école, puis un hôpital ; il promit entière liberté de conscience aux colons hérétiques, « à la condition toutefois qu’ils ne songeassent pas à se bâtir une chapelle, » il poussa même la générosité jusqu’à publier un journal pour l’instruction et l’amusement des travailleurs étrangers ; mais bientôt le manque de fonds paralysa cet enthousiasme juvénile : d’abord le journal cessa de paraître, puis la presse fut vendue, ensuite on ferma l’école ; enfin, l’hôpital ayant été supprimé à son tour, les colons malades furent abandonnés aux bons soins de leurs amis. La crue annuelle du fleuve recouvrit les défrichemens d’une couche de limon et pendant trois mois rendit toute culture impossible ; plus tard, quand les eaux se retirèrent, le sol vaseux, fumant sous les rayons d’un soleil vertical, remplit l’atmosphère de ses exhalaisons malsaines. Ce fut le coup de grâce donné à la colonie, la mortalité devint effrayante et mit un terme à tous les travaux agricoles. Les rares Allemands qui ont eu le bonheur d’en réchapper avec la vie sauve, sans avoir pu cependant s’éloigner encore de l’île qui leur sert de prison, ont abandonné toute tentative d’agriculture, et se livrent à divers métiers manuels moins fatigans que celui du labour. Quant au directeur, il caresse encore son rêve de colonisation et demande au gouvernement de vouloir bien lui confier désormais « des orphelins abandonnés et des mendians des deux sexes. » Si l’on dévoue ces malheureux à ses expériences civilisatrices, il compte relever encore sa ferme-modèle.

La seule tentative de colonisation qui ait à peu près réussi a été entreprise sous les auspices du baron de Maua, à l’initiative duquel les populations amazoniennes devaient déjà l’introduction des bateaux à vapeur sur leur fleuve. Près de la ville de Serpa, qui occupe une situation des plus heureuses sur la rive gauche de l’Amazone, et non loin de l’embouchure du Rio-Madeira, se trouve une colonie industrielle qui produit un effet singulièrement inattendu au milieu de cette nature indomptée où l’homme a laissé encore si peu de traces de sa puissance. À travers le feuillage épais des arbres, on aperçoit la haute cheminée de l’usine et ses jets de vapeur blanchâtre ; de loin on entend déjà le gémissement des scies qui fendent le bois, le rondement monotone de la locomobile qui pétrit l’argile et comprime les briques. On se croirait transporté en Europe ou dans l’Amérique du Nord, et le bonheur qu’on éprouve en sortant des selvas pour entrer dans l’usine enfumée égale au moins la joie que fait ressentir la vue de quelque gorge sauvage dans notre pays si bien mis en culture. Les recettes de l’établissement industriel, que dirige un ingénieur allemand, ne suffisent pas encore pour couvrir les frais ; cependant l’usine se trouve dans les meilleures conditions de réussite. Les bois qu’on veut mettre en œuvre sont amenés par le flot même de l’Amazone jusque sur la rive, et l’on n’a qu’à choisir les troncs les plus forts et les plus sains, les essences les plus précieuses, dans cet immense approvisionnement naturel sans cesse renouvelé. D’ailleurs aucune localité, si ce n’est Manaos, n’occupe une situation plus favorable que Serpa pour l’exportation de ses produits soit vers le Rio-Negro, soit vers le Solimoens ou le Madeira, ces trois fleuves gigantesques qui forment au centre de l’Amérique du Sud un si magnifique croisement de bassins. En outre les fondateurs de la colonie de Serpa n’ont pas eu le tort, comme ceux de Notre-Dame-do-O’, d’assigner les durs travaux à des Allemands au teint frais, aux cheveux blonds, proies désignées d’avance à la mort. Comprenant mieux leurs intérêts, ils ont confié la grosse besogne matérielle aux Tapuis, aux métis, aux nègres du pays, enfin à quelques engagés chinois venus de Macao.

Les paysans de race blanche établis à Cuba et à Porto-Rico, les islingues ou isleños[13], qui travaillent la terre dans les Antilles et en diverses parties du continent américain, prouvent d’une manière incontestable, par leur exemple et une prospérité relative, que certains blancs peuvent aussi bien que les noirs cultiver le sol des contrées tropicales ; mais ces blancs acclimatés sont originaires de l’Espagne, du Portugal, de Madère, des Açores, des Canaries, et le soleil brûlant de leur pays natal les avait déjà préparés à la température de la zone torride. Probablement aussi des colons venus d’Allemagne, d’Irlande et d’autres contrées du nord de l’Europe pourraient-ils, sans danger pour leur santé, s’adonner à l’agriculture dans le Brésil équatorial et dans les Guyanes, à la condition d’observer une sobriété rigoureuse, de changer complètement leur genre de vie et de prendre des précautions auxquelles ils n’ont jamais été habitués ; mais on ne saurait demander une si profonde science de l’hygiène à des hommes que la misère, exile de leur patrie, et qui, peu de temps avant leur départ, ignoraient peut-être encore s’ils devaient choisir pour leur nouvelle demeure les bords glacés du Saint-Laurent ou les moites forêts de l’Amazone. D’ailleurs toute mise en culture d’un sol vierge est un véritable combat, et la suprême condition de la victoire est, pour les émigrans comme pour les hommes de guerre, de connaître parfaitement le danger auquel ils s’exposent et de préparer leur triomphe par une résolution inébranlable. Que peuvent donc faire ces émigrans abusés qui se laissent conduire ! comme des aveugles là où la mort les attend ? Arrivés à leur destination, ils ont à peine entr’ouvert le sol pour y creuser un sillon, que la terre se referme déjà sur eux et devient leur tombeau. Ainsi, de 350 Allemands qui furent amenés en 1836 dans les régions de l’Amazone, il n’en restait l’année suivante que 90, et vingt ans après M. Avé-Lallemanl, pendant son voyage de 8,000 kilomètres sur les bords de l’Amazone, ne put en rencontrer que 2 : tous les autres avaient disparu. En 1854, une nouvelle tentative d’émigration amena 470 Portugais dans la province de Parà : trois ans après 60 seulement étaient encore en vie, quoique les Portugais soient beaucoup moins exposés que les Allemands à la terrible influence du climat tropical. L’expérience douloureusement acquise est déjà suffisante pour qu’on s’abstienne désormais de détourner le courant de l’émigration, de l’ancien monde vers les plaines basses de l’Amérique tropicale. L’action de l’Europe doit se borner provisoirement à fournir à ces régions des livres et des instituteurs, des machines et des mécaniciens, et non pas des hommes servant de matériaux à la civilisation.

Les véritables colons qu’il faut à ce vaste bassin de l’Amazone, ce ne sont point des Européens que le climat énerve et que la nostalgie tue, ce sont les fils de Tapuis, ces mamalucos qui ne sont pas obligés de subir les dures et si souvent fatales épreuves de l’acclimatation physique et morale. Sans eux, toute civilisation importée sur les bords du fleuve brésilien ne sera qu’une civilisation de passage, maintenue à grands frais et destinée à périr. Les métis de l’Amazone forment déjà les élémens d’un peuple : l’initiative européenne prouvera sa vertu, non pas en supprimant ces élémens épars, mais en les réunissant pour leur donner une, vie nationale.

D’autres colons attendent aussi sur les plateaux qu’arrosent les premiers affluens de l’Araguay, du Tocantins, du Tapajoz, du Guaporé, et ne demandent qu’à peupler les régions amazoniennes, lorsque l’émigration deviendra facile et ne sera plus, accompagnée de terribles dangers. Appartenant pour la plupart à une population de sang mêlé qui s’acclimate dans les régions chaudes beaucoup plus facilement que les blancs purs et se multiplie avec une prodigieuse fécondité, ils sont aujourd’hui séparés de la vallée de l’Amazone par des tribus d’Indiens hostiles dont la terreur publique fait d’invincibles monstres ; ils sont retenus surtout par l’énormité des distances et l’impossibilité de voyager promptement sur des fleuves interrompus en certains endroits par des rapides ou même par des cataractes redoutables. Les bateliers emploient quatre ou cinq mois à la remonte du Rio-Tocantins, de l’embouchure du fleuve jusqu’à Porto-Imperial ; ils en mettent cinq ou six pour remonter le Tapajoz de Santarem au port Dos Arinos ; enfin un voyage entre la province de Matto-Grosso et la ville de Parà occupe près d’une année entière, si bien que les bateliers peuvent à la descente ensemencer des champs qu’ils moissonnent à la remonte. Ainsi les riverains de la partie supérieure du Madeira sont en réalité plus éloignés de l’endroit où les eaux de leur fleuve se réunissent avec la mer que la France ne l’est aujourd’hui de ses antipodes. On comprend donc de quelle importance seraient pour le Brésil septentrional l’amélioration des passes sur les rapides du Madeira, du Tapajoz, du Tocantins, la construction de canaux pour l’évitement des cataractes et l’achat de bateaux à vapeur. Le premier résultat de ces entreprises serait de rapprocher de l’équateur les plateaux de Goyaz et de Matto-Grosso, et la diminution des distances aurait pour conséquence nécessaire l’accroissement de la population. De nos jours, le voyageur américain Gibbon, chargé par le gouvernement des États-Unis d’une mission analogue à celle du lieutenant Herndon, évalue à 2,000 individus seulement le nombre total des riverains du Madeira, de la frontière bolivienne à l’embouchure du fleuve, c’est-à-dire sur une longueur de 1 500 kilomètres environ.

Mais ce n’est pas seulement dans les limites de l’empire brésilien que doit se résoudre le problème de l’avenir pour ces contrées magnifiques, encore si peu utiles à l’humanité ; c’est principalement dans les vallées et sur les plateaux des cinq républiques environnantes. Déroulant leur immense demi-cercle autour du bassin de l’Amazone, frangées de distance en distance par les larges vallées de fleuves navigables, les Andes s’affaissent dans les plaines par une succession de terrasses offrant chacune un climat, une faune, une flore, des productions diverses, et formant autant de degrés où les colons peuvent s’accoutumer à la vie tropicale par gradations lentement ménagées. Lorsque des chemins faciles permettront de se rendre des bords du Pacifique au versant oriental des Andes, nul doute qu’une forte émigration, marchant sur les traces de ces pionniers allemands installés dans la vallée du Pozuzo, tributaire de l’Ucayali et de l’Amazone, ne se dirige vers ces terrasses si merveilleusement favorisées par la nature. Toutes ces nouvelles colonies distribuées sur les pentes des montagnes dans les républiques colombiennes, le Pérou et la Bolivie, seront autant de centres de civilisation d’où les produits et les hommes descendront pour suivre les affluens de l’Amazone et donner à ce grand fleuve l’immense importance commerciale qui lui est réservée. Déjà la population des vallées péruviennes et boliviennes est beaucoup plus nombreuse que celle des régions amazoniennes, où l’on ne compte pas même un seul habitant par 10 kilomètres de superficie. En outre les Indiens et les métis qui composent la population presque tout entière des vallées du Pérou et de la Bolivie jouissent de nombreux avantages qui leur assurent une énergie civilisatrice bien supérieure à celle des riverains du Bas-Amazone. D’abord leur climat n’est pas assez énervant pour qu’ils soient obligés de passer leurs journées à nager, comme leurs frères les Tapuis ; ils ne sont pas dévorés de moustiques et de carapanas ; ils respirent un air salubre, sans cesse renouvelé par un vent d’est qui égalise la température et prévient les fortes chaleurs aussi bien que les grands froids ; ils ont surtout l’inappréciable privilège de ne pas recevoir leurs alimens tout préparés des mains de la nature et d’être obligés de travailler pour vivre ; enfin ils sont libres depuis longues années, ils n’apprennent pas à mépriser le nègre esclave et ne se croient pas déshonorés par le labeur. Supérieurs aux Indiens du Brésil par la taille, la force, l’intelligence et la beauté, ils le sont aussi par l’énergie et l’amour du travail. Les seuls citoyens de la ville péruvienne de Moyabamba fournissent déjà au trafic de l’Amazone trois fois autant de produits que les habitans de l’immense territoire brésilien arrosé par tous ces interminables fleuves qui ont pour nom Solimoens, Rio-Negro, Madeira, Tapajoz. En 1858, les chapeaux dits de Panama, que les industriels de Moyabamba expédiaient au Para par les voies de l’Amazone, formaient les deux tiers de tous les produits transportés par les bateaux à vapeur. Et, chose remarquable, tandis que l’exportation péruvienne consiste principalement en articles industriels dont la fabrication demande non-seulement une longue patience, mais encore une certaine dose d’art, les Brésiliens de l’Amazone ne livrent au commerce que le fruit de leur cueillette ! C’est à peine si les produits des plantes qui ne croissent pas spontanément et demandent la surveillance de l’homme entrent en ligne de compte dans leur insignifiante exportation. Le cacao expédié en 1858 de Manaos à Para représentait une valeur de 25,000 francs ; le café, cette denrée brésilienne par excellence, figurait dans l’exportation totale pour une somme de 500 francs, et pas une seule balle de coton provenant des régions de l’Amazone n’avait même été envoyée à Para[14]. Une seule petite vallée péruvienne est donc beaucoup plus importante pour le commerce que tout le reste du territoire amazonien !

Cependant la partie du Marañon comprise dans le territoire du Pérou n’est pas encore sillonnée par des vapeurs, et les deux bateaux qu’on avait fait venir d’Europe à grands frais se sont engravés avant d’avoir fait un seul voyage utile. Pour arriver jusqu’à Moyabamba, il faut remonter le Huallaga, puis la rivière Paranapura, coupée de cascades périlleuses, gravir une montagne escarpée, ronger d’effrayans précipices sur une étroite corniche incessamment ébranlée par les eaux du Pumayacu ou cataracte du Lion, et s’élever enfin sur une paroi de rocher à pic en montant les degrés d’un escalier de bois suspendu au-dessus des abîmes. Tous les objets doivent être transportés à dos d’homme, et souvent un seul négociant emploie de trois à quatre cents porteurs pour expédier ses denrées ou faire venir les marchandises achetées à Tabatinga. On ne saurait donc s’exagérer l’importance du réseau fluvial de l’Amazone pour les républiques colombiennes, lorsque la vallée du Huallaga, dans le Pérou, ne sera pas la seule qui permette aux Hispano-Américains d’exporter leurs produits à Para, lorsqu’on pourra tourner les cascades du Caquetà, du Napo, du Mamorè, du Purus, et s’embarquer au pied même du Chimborazo, du Sorata, de l’Illimani, pour se rendre jusque dans l’Atlantique. Alors le grand fleuve, artère aujourd’hui presque inutile d’un territoire où sont perdus 250,000 habitans, encore sauvages pour la plupart, ou bien réduits en servitude, deviendra la principale voie d’échange pour une population plus considérable déjà que celle de tout l’empire brésilien, et composée en entier d’hommes libres. Ce sera là une véritable révolution commerciale pour l’Amérique du Sud, et du coup l’importance économique de l’Amazone sera plus que vingtuplée. L’or, l’argent, le mercure, le sel des mines de la Colombie et du Pérou, les drogues précieuses, les céréales, les fruits, les produits industriels des plateaux, descendront par cette voie, chemin le plus court ouvert dans la direction de l’Europe et des États-Unis. Toutes ces richesses restent aujourd’hui le plus souvent sans emploi. Dans les circonstances les plus favorables, elles s’expédient par les villes riveraines du Pacifique, grevées d’une énorme augmentation de prix, ou bien se consomment sur place à cause du manque de débouchés. Quand elles se dirigeront enfin vers l’Atlantique par tous les larges canaux navigables qui s’ouvrent au pied même des Andes, alors il n’est pas douteux que les colons de toutes les races n’obéissent à l’appel du commerce et ne viennent en foule animer les solitudes de l’Amazone. Le fleuve, aujourd’hui si désert, sera sillonné par de nombreux vapeurs qui feront surgir des villes sur tous les points du rivage où toucheront leurs proues ; la tranquille Para, devenue l’entrepôt des richesses d’un territoire qui comprend la moitié d’un continent, jouera bientôt le rôle d’emporium que lui assigne la nécessité des choses, et se rangera au nombre des grandes cités commerciales de la terre. Pour hâter la réalisation de ces promesses de l’avenir, il faut que l’empire brésilien comprenne l’étroite solidarité d’intérêts qui l’unit avec les républiques voisines ; il faut que ses hommes d’état aient sérieusement à cœur les progrès de ces nations hispano-américaines qui seules peuvent donner une prospérité durable à l’immense territoire arrosé par l’Amazone. Au lieu d’agiter de misérables questions de limites à propos de vastes déserts, qu’ils peuplent ces mêmes espaces en multipliant les points de contact avec les contrées voisines, en facilitant les relations, en abolissant le monopole de la navigation à vapeur sur l’Amazone, en rappelant le tarif des douanes qui pèse si lourdement sur les produits de l’Europe, et force les consommateurs des Andes péruviennes à traverser les montagnes pour y trouver des marchés d’approvisionnement.

Déjà, depuis de longues années, les républiques du Pérou et de la Bolivie ont, par une déclaration solennelle, ouvert au commerce du monde leurs ports de rivière situés sur le Marañon et ses affluens ; mais cet appel ne saurait aboutir à aucun résultat sérieux tant que le Brésil gardera avec jalousie l’entrée du fleuve, et par son tarif exorbitant se réservera le monopole absolu du trafic. Autrefois cet empire pouvait, à tort ou à raison, alléguer la terreur que lui inspiraient les flibustiers américains et barrer l’Amazone pour rendre une descente de Walker impossible ; maintenant il n’a plus à craindre l’invasion des chevaliers du cycle d’or, puisque la république américaine n’est plus livrée aux propriétaires d’esclaves. Le moment est donc venu pour le Brésil de s’assurer à jamais la possession des régions amazoniennes en utilisant les admirables ressources de cette terre promise. Quel changement soudain s’opérerait au profit de l’empire sud-américain, s’il proclamait la liberté de cet immense réseau de mers intérieures, comme on a déjà proclamé la liberté des océans, destinée à produire bientôt celle des détroits ! La révolution que le percement du canal interocéanique de Panama amènerait pour les villes du Pacifique, l’ouverture de l’Amazone l’opérerait aussi pour les populations nombreuses qui habitent les bords du fleuve et les plateaux des Andes. Et ce ne sont pas des centaines de millions qu’il faudrait pour accomplir cette révolution ; un simple mot suffirait !

Si les riverains de l’Amazone brésilien doivent attendre la prospérité matérielle de leur libre communication avec les républiques de l’ouest, c’est à elles également qu’ils doivent demander la solution de ce dur problème de l’esclavage, aujourd’hui si fatal aux progrès du Brésil. Ils ont déjà sur leurs compatriotes des autres parties de l’empire l’avantage inappréciable de posséder un nombre de nègres relativement minime ; plus tard, les relations fréquentes que le commerce ne manquera pas de nouer entre eux et les populations républicaines des Andes auront pour conséquence nécessaire de hâter l’élimination de l’esclavage. En outre, si les bords de l’Amazone ne sont plus habités par les nombreuses tribus qu’Orellana rencontra dans son mémorable voyage, les débris des Tapuis qui existent encore ne sont pas irrévocablement condamnés au massacre, comme semblent l’être dans le reste du Brésil les tribus éparses des Bugres et des Botocudos ; par des croisemens incessans, ces descendans des anciens possesseurs du sol sont attirés peu à peu dans la société civilisée, et dans l’espace de quelques générations émergent de leur abrutissement barbare pour s’élever à la dignité de citoyens. Ce sont là de grands privilèges pour les contrées de l’Amazone. Certes ces régions sont encore bien en retard sur les provinces du littoral au point de vue de la civilisation extérieure : leurs villes ne peuvent se comparer aux puissantes cités de Pernambuco, de Bahia, de Rio-Janeiro ; mais elles ne renferment pas au même degré les germes de désorganisation qui menacent la prospérité du reste de l’empire. Un procès aux redoutables conséquences se plaide sourdement entre le travail libre et le travail esclave dans les profondeurs de la société brésilienne. Que dans ce procès les riverains des Amazones rompent toute solidarité avec leurs compatriotes du sud, qu’ils affranchissent leurs rares esclaves et fassent instruire les Indiens : à ce prix, ils échapperont aux incertitudes de l’avenir et pourront, sans crainte de convulsions sociales, développer les immenses ressources de leur magnifique territoire. Alors seulement ils découvriront dans leurs forêts ce fabuleux Eldorado que tant de conquérans voués à la mort avaient si longtemps et si vainement cherché.


ELISEE RECLUS.

  1. En comptant tous les méandres du fleuve, la longueur du cours est de 3,322 kilomètres sur le seul territoire brésilien, de la cité de Para ou Bélem à la ville de Tabatinga, située près de la frontière du Pérou ; la largeur moyenne est de 4 à 5 kilomètres.
  2. Dans la partie inférieure de son cours, les Tapuis lui donnaient autrefois le nom de Paranatinga (fleuve-roi) ou de Paranaguassu (fleuve-grand).
  3. Voyez la Revue du 1er novembre 1852 (Phénomènes maritimes).
  4. Pendant les crues, le Mississipi débite 30,000 mètres cubes d’eau par seconde. Au détroit d’Obidos, qui est la partie la plus étranglée de son lit, le fleuve des Amazones avait le 25 juin 1859, c’est-à-dire à l’époque de la crue, une largeur de 1,520 mètres, une profondeur moyenne de 76 mètres, et coulait avec une vélocité de 7,600 mètres par heure. Il débitait donc 243,875 mètres cubes par seconde, c’est-à-dire 3,250 fois plus que la Seine à l’étiage, et cependant à Obidos il n’a pas encore reçu le Tapajoz, le Xingu, et ne s’est pas uni à l’énorme fleuve des Tocantins, qui roule certainement autant d’eau que le père des fleuves de l’Amérique septentrionale. MM. Spix et Marti us, mesurait l’Amazone au détroit d’Obidos, mais à une autre époque de l’année, ont trouvé un débit moins considérable de moitié.
  5. Ceux du bertholletia excelsa.
  6. La subvention annuelle du gouvernement est de 676,000 francs pour vingt-quatre voyages qui rapportent un peu plus de 200,000 francs à la compagnie, en y comprenant le transport des marchandises et celui de 500 voyageurs environ.
  7. En 1840, le mouvement commercial de Parà, comprenant les importations et les exportations, était de 7,250,000 francs ; en 1852, il était de 10 millions ; en 1856, il s’élevait à 18,500,000 francs. La population de la ville est évaluée à 25 ou 30,000 âmes.
  8. Prainha, ville de fondation récente, succède à l’ancienne Oteiro, dont les habitans ont émigré pour se rapprocher du fleuve.
  9. En 1846, le district d’Ega, le plus occidental des provinces brésiliennes, était peuplé de 7,267 hommes libres ; on n’y comptait que 59 esclaves.
  10. Dans le nord du Brésil, on appelle mamalucos les individus qui offrent un mélange de sang indien et de sang caucasique. Les mesliços sont nés de parens indiens et nègres.
  11. Il en est de même dans plusieurs autres parties du Brésil, et nous croyons devoir à ce sujet rapporter un passage peu connu du grand ouvrage de MM. Spix et Martius : « En 1780, on ne comptait que trois femmes à Contendas (province de Minas-Geraës, vallée du Rio San-Francisco) ; on en comptait en 1820 des milliers. Une femme de Contendas, qui vient à peine de dépasser la cinquantaine, possède une descendance de deux cent quatre personnes vivantes ; une vieille dame mariée à un homme de son âge a enfanté à soixante-dix ans révolus trois jumeaux qui vivent encore. Il n’est pas rare de voir une mère de vingt ans entourée d’une famille de huit ou dix enfans. On ne cite pas un seul exemple de couches malheureuses. »
  12. Mot qui vient probablement du bas allemand toschauer (en allemand zuschauer), surveillant, et que les Indiens doivent aux Hollandais de Surinam. Les tuchauas sont assimilés aux colonels dans le service brésilien.
  13. Isleños, insulaires (en portugais ilheos ou ilhotes). En Amérique, on désigne ainsi les émigrans des îles de l’Atlantique appartenant au Portugal et à l’Espagne.
  14. En 1858, les bateaux à vapeur transportèrent de Manaos à Parà des produits pour une valeur totale de 1,108,000 francs. De cette somme, 700,000 francs environ représentaient la valeur des exportations péruviennes.