Revue des Deux Mondes tome 37, 1880
Paul Bérenger

Le Brésil en 1879


LE BRÉSIL
EN 1879


Le voyageur se rendant d’Europe au Brésil éprouve à son arrivée, s’il ne gagne directement la capitale, une série d’impressions semblables aux impressions, souvent décrites, des voyageurs dans le Levant. Tant qu’il n’a pas quitté le bord, l’admiration pour la magnificence du paysage tropical qui se déroule sous ses yeux domine toutes les autres sensations. Aussitôt qu’il met pied à terre, ses dispositions à l’enthousiasme se modifient. Pour satisfaire chacune des exigences de la vie, une lutte commence. S’empresse-t-il de réclamer ses bagages à la douane, des employés, parfaitement polis, le remettent au jour suivant, et, le jour suivant, ouvrent chaque colis, en fouillent le contenu, retournent chaque objet et lui font avec insouciance perdre son temps, sa patience et sa belle humeur. Cherche-t-il un hôtel, il trouve une auberge mal tenue. Veut-il manger, la viande est avancée. Veut-il dormir, les lits offrent des draps douteux. Un compatriote compatissant lui offre-t-il l’hospitalité, on lui fait remarquer que, dans la maison, les meubles viennent de Londres ou de New-York, la vaisselle de Paris, le vin de Bordeaux, la farine de Trieste, les pommes de terre d’Irlande, le fromage de Hollande. Rien ou presque rien n’est fourni par l’agriculture ou l’industrie locales, et pourtant toute denrée pourrait être produite sur place, toute plante pousse presque sans culture dans ces contrées favorisées, mais il faudrait semer et récolter, et pour ces travaux les étrangers ne sont ni assez nombreux ni assez acclimatés, et les indigènes sont trop indifférens.

Tout aussi bien que le Portugais, son ancêtre, le Brésilien tient de l’Oriental. Le C’est écrit ! du second correspond au Paciencia ! du premier. Chez l’un comme chez l’autre, la résignation est la même à subir ce qu’un peu de prévoyance pourrait éviter. Chez l’un et l’autre, les besoins sont presque nuls et l’orgueil excessif. Pour subsistance , un peu de poisson ou de viande séchée, des bananes, de l’eau pure ; comme friandise, des pois noirs, du manioc et de l’aguardente ; une cabane sans propreté pour gîte ; la pêche de temps en temps, la discussion politique, l’amour, un coup de couteau par-ci par-là, et le farniente, telle est la vie de l’homme du commun. Si l’on songe qu’avec un caractère pareil chez les créoles, le Brésil compte en moyenne un habitant par 80 hectares et dans certaines provinces à peine un habitant par 2 000 et même 3 000 hectares, on s’explique facilement que le sol soit encore presque partout en l’état où Dieu l’a formé et que la majeure partie du territoire n’ait pas encore été explorée.

Les grandes villes offrent un contraste frappant avec le reste du pays : des lignes de tramways sillonnent leurs rues, des files de becs de gaz s’allongent jusque dans les campagnes, des gares de chemins de fer, des édifices publics, une multitude d’églises se dressent de tous côtés. Rio-de-Janeiro, capitale de l’empire, peut soutenir la compression avec beaucoup de villes d’Europe. Curieuse anomalie, partout où l’action du gouvernement central se fait sentir, la vie, le mouvement, le progrès se révèlent ; sur tout ce qui échappe à cette action, l’inertie native se répand, et pourtant le gouvernement lui-même, vu sa forme représentative, devrait refléter exactement les qualités et les défauts de la nation. Or c’est précisément le régime parlementaire qui, par la manière dont il est exercé au Brésil, permet à la tête d’échapper à l’anémie des membres inférieurs. Ce régime y possède les deux conditions les plus essentielles à son succès : un empereur d’une haute capacité politique, une loi électorale particulièrement restrictive. Aussi les assemblées électives renferment-elles les hommes les plus capables de seconder le souverain, et cette élite donne l’impulsion. Le Brésilien des classes supérieures est intelligent, fin, d’une patience indolente qui lasse son adversaire et l’expose à se découvrir, propre aux affaires. Le mode d’élection employé jusqu’à présent lui assure le monopole de la direction politique, et de longtemps, sans doute, la question du suffrage universel ne se posera pas dans un pays où l’esclavage existe.

L’empire est divisé en vingt provinces et les provinces en municipes. Parmi les premières, cinq sont plus grandes que la France ; la plus petite offre plus de surface que la Suisse. Pour chacune d’elles, un président ou gouverneur, désigné par le conseil des ministres, représente l’autorité centrale. Un véritable pouvoir législatif s’exerce auprès de lui au moyen d’une assemblée nommée tous les deux ans par les électeurs de la chambre des députés. On le comprend, la décentralisation s’impose dans une contrée où des distances énormes séparent les centres habités, mais, la population n’étant agglomérée que dans certaines régions, les assemblées provinciales laissant parfois à désirer sous le rapport des lumières, le président ou gouverneur possède la principale influence. Malheureusement le choix de ce fonctionnaire est souvent dicté par les nécessités de la politique parlementaire ; l’homme appelé à ces hautes fonctions se trouve alors au-dessous de sa tâche, et si le ministère possède les moyens de parer à ses fautes, la distance rend la répression lente et incertaine.

Si l’on considère que, dans l’intérieur du pays, les voies de communication consistent dans de simples sentiers ou manquent presque complètement, que la province la plus peuplée de l’empire, Minas Geraes, compte à peine 2 millions d’habitans, que dès lors les plantations ou les centres habités dans l’intérieur sont souvent distans les uns des autres de plusieurs centaines de kilomètres, on peut se faire une idée des difficultés que rencontre le gouvernement pour exercer son droit de surveillance. Dans une localité reculée, un planteur, entouré de ses familiers blancs ou métis et de ses esclaves, est un véritable autocrate. Quand il est éclairé, bienfaisant, quand il mène une vie patriarcale et pure, le peuple de serviteurs placé sous ses ordres est des plus heureux ; mais s’il se laissé dominer par ses passions, les abus d’autorité ne sont pas rares et sont presque irrépressibles. Seule la presse, dont la liberté est absolue au Brésil, vient de loin en loin les signaler à la vindicte publique. Patiemment et résolument jusqu’à ce jour le gouvernement a poursuivi sa tâche de toutes les heures sans se laisser rebuter ; il réussit à affermir son autorité, à inspirer confiance, à diriger le pays dans la voie du progrès, mais cette tâche est immense.


I.

La direction générale de la statistique à Rio de Janeiro n’a pas encore achevé le recensement de la population de l’empire. Par conséquent, le chiffre de 10,700,000 âmes qu’on lui attribue est une simple supposition. Dans ce nombre se trouvent compris environ 1 million de sauvages et 1,500,000 esclaves.

Les esclaves représentent presque exclusivement la classe des travailleurs agricoles ; les blancs, sauf dans quelques provinces du sud moins rapprochées de l’équateur, ne peuvent affronter pour travailler la terre les ardeurs du soleil des tropiques. En forçant donc toute évaluation, on peut estimer que le soin de mettre en valeur les 8,337,218 kilomètres carrés contenus entre les frontières du Brésil, repose actuellement sur un peu moins de 2 millions d’ouvriers. Cette situation est encore compliquée par l’abolition de la traite et par la loi d’émancipation de 1871, affranchissant les nègres du domaine public et déclarant libre tout enfant qui naîtrait à l’avenir du commerce de deux esclaves.

Depuis l’adoption de ces mesures, chaque année voit diminuer le nombre des bras occupés aux travaux des champs, et le gouvernement se préoccupe de suppléer à cette insuffisance de la main-d’œuvre. Il a pourvu d’abord au sort des enfans émancipés en obligeant les propriétaires d’esclaves à les garder auprès de leurs mères jusqu’à l’âge de huit ans, et en fondant, dans la province de Piauhy, une colonie agricole[1], servant d’asile aux affranchis adultes et d’établissement d’éducation aux adolescens jusqu’à leur majorité. Puis il a cherché à développer la colonisation européenne ; mais jusqu’à présent les tentatives faites de ce côté ont peu réussi. — Les colonies fondées par l’état, les provinces ou les particuliers ne contenaient en 1856 que 52,379 habitans, minime fraction du chiffre des émigrans se rendant en une seule année aux États-Unis.

Cet insuccès est facile à comprendre. Les lecteurs de la Revue n’ont pas oublié les émouvans récits de M. É. Reclus[2] sur les abus dont les nouveaux débarqués ont été souvent victimes de la part de certains planteurs, avant que ces abus fussent révélés à l’empereur dom Pedro II. De plus les colons qui se décident à quitter l’Europe pour chercher fortune à l’étranger sont, en général, besogneux. Beaucoup ne comptent que sur leurs deux bras pour gagner leur vie, et ces deux bras ne peuvent pas toujours leur servir dans un pays où le soleil est implacable pour les gens de leur race. L’agronome industrieux qui apporte un pécule, qui peut engager des noirs à son service, voit, il est vrai, sa fortune assurée en peu d’années, mais combien peu de colons offrent ces conditions de capacité et d’aisance ! Presque tout le courant de l’immigration, évitant, à cause du climat, les provinces du nord, les plus riches en produits naturels de tous genres, se dirige vers celles du sud, c’est-à-dire vers celles où la surveillance du gouvernement s’exerce le plus difficilement. La manière dont la propriété privée a été constituée dans l’origine est vicieuse[3]. Lors de la première occupation ou des conquêtes successives du Brésil par les Portugais, le sol fut, en effet, distribué entre les titulaires des capitaineries. Ces hauts fonctionnaires recevaient ainsi d’immenses étendues de territoires qu’ils laissaient le plus souvent en friche. Il en fut de même en 1808 lorsque la cour de Portugal, fuyant devant les armées de Napoléon Ier, traversa les mers. À cette époque, le prince régent accorda par l’intermédiaire des capitaines-généraux de nouvelles concessions non moins irrationnelles. Aussi les terrains situés dans l’enceinte ou dans le voisinage des villes du, littoral ou des centres. les plus importans de population ont-ils été déjà presque tous aliénés. Il en résulte que l’état n’a plus aujourd’hui de domaines concessibles à, sa disposition auprès des marchés ou des grandes lignes de communication, que pour arriver aux emplacemens, choisis pour les colonies, on est obligé de traverser souvent de vastes espaces parfaitement abandonnés par leurs légitimes propriétaires, et, comme les provinces du sud, dont le ciel est plus clément, ont été jusqu’ici plus déshéritées que celles du nord sous le rapport des travaux publics, les débouchés pour la vente des produits sont trop éloignés, et les transports trop coûteux pour que les colons ! puissent réaliser des bénéfices. On a vu des convois, d’immigrans, rebutés par ces difficultés, reprendre après quelques mois de séjour le chemin de la mère patrie. Le plus curieux exemple de ce genre de découragement s’est produit cet été.

Il existe, en Russie, une secte d’anabaptistes, qu’on appelle menonnites ; les adeptes de cette secte ne reconnaissent aucune autorité en matière de croyance, se contentent de l’interprétation individuelle de la Bible, mais s’engagent à ne jamais répandre le sang de leurs semblables. Avec de telles doctrines les membres de cette petite église se trouvent perpétuellement en opposition avec le gouvernement russe, gouvernement essentiellement militaire et autoritaire même dans le domaine spirituel ; aussi, à l’époque du recrutement de l’armée, n’est-il pas rare de voir la population de villages entiers quitter la patrie pour rester fidèle aux maximes de la religion. Un exode de ce genre a signalé l’année 1878 ; un millier de ces malheureux sont venus s’embarquer à Hambourg pour quelque plage hospitalière où l’observation de leurs croyances leur fût permise. Les agens d’immigration les dirigèrent vers le Brésil ; arrivés à Rio après une longue traversée, ils reçurent du bureau des colonies la désignation d’emplacemens dans la province du Pavana. Que se passa-t-il lorsqu’ils eurent atteint leur destination ? Il n’est guère possible de le discerner au milieu des assertions contradictoires qui se sont produites sur cette affaire, mais moins de six mois après leur départ, les habitans de Rio les voyaient, revenir sur un navire allemand, dénués de tout, en proie au plus profond désespoir, et se dirigeant vers les États-Unis d’Amérique. Ils se plaignaient vivement des autorités locales et prétendaient que les engagemens pris envers eux n’avaient pas été tenus, que les terres concédées étaient trop pauvres pour les nourrir, qu’enfin ils s’étaient trouvés dans l’alternative ou de mourir de faim ou de quitter le pays. Au dire des fonctionnaires provinciaux au contraire, l’administration était irréprochable, mais ces immigrans apportaient tous les vices, et n’étaient nullement propres à la culture qu’ils auraient dû entreprendre. Les deux parties avaient vraisemblablement quelque tort à se reprocher.

Nous sommes disposée à croire que les Russes ne sont pas les colons les mieux choisis pour cultiver des terres situées si près des tropiques. Les habitans du midi de l’Europe s’acclimatent plus facilement au Brésil, comme on doit bien s’y attendre, mais ils traversent les mers en nombre insuffisant. Le gouvernement vient de prendre la résolution d’aller chercher en Chine les travailleurs dont il a besoin. Des crédits ont été demandés aux chambres pour les frais de mission d’un agent spécial qu’il enverrait d’abord à Londres, pour s’entendre avec l’ambassadeur du Céleste-Empire, ensuite à Pékin, pour conclure un traité de commerce et une convention relative à l’exportation des coulies.

Dans le sein du parlement et dans la presse de Rio, une opposition assez vive s’est manifestée contre ce projet. Les critiques ne nous en paraissent pas justifiées. Aux États-Unis ou du moins en Californie, où l’immigration chinoise a jadis été attirée, l’opinion publique est aujourd’hui vivement surexcitée, dit-on, contre la race jaune ; la population californienne voudrait maintenant s’en débarrasser à tout prix ; on dit encore que les Anglais considèrent l’importation des coulies comme une traite déguisée, qu’ils ont suscité dans le passé de terribles embarras au gouvernement brésilien au sujet de l’introduction des nègres ; qu’ils pourraient faire des observations semblables par la voie diplomatique, au sujet des transports d’immigrans chinois : que déjà les membres des associations anti-esclavagistes de Londres se sont émus du nouveau projet et qu’ils ont fait des démarches auprès de l’ambassadeur du Céleste-Empire, le marquis Tseng, pour le prévenir contre les propositions qui vont lui être faites. On assure de plus que le pouvoir central ne sera pas à même de protéger les coulies lorsqu’ils seront dispersés dans les différentes plantations de l’intérieur ; que beaucoup de planteurs traiteront ces malheureux comme ils ont coutume de traiter leurs nègres, comme ils ont déjà traité certains colons blancs ; qu’ils n’observeront plus les contrats et que, les contrats n’étant plus observés, l’immigration s’arrêtera ; enfin les amoureux d’esthétique affirment que le mélange de la race jaune et de la race noire va produire une population effroyablement laide qui provoquera l’horreur du genre humain.

A la première de toutes ces allégations le président du conseil des ministres a répondu victorieusement, en septembre dernier, à la tribune du parlement de Rio. Il n’a pas hésité à déclarer que la raison même qui faisait repousser les Chinois en Californie lui paraissait au contraire devoir militer en faveur de leur introduction au Brésil. A San Francisco, John Chinaman, comme on l’appelle, a déployé de réelles qualités comme ouvrier, comme artisan, comme industriel même, et s’il a soulevé contre lui l’animosité de toutes les classes qui vivent de leur travail, c’est qu’il fait au travail blanc une concurrence redoutable. Infatigable, très sobre, très capable, lorsqu’il vient du sud du Céleste-Empire, de supporter la rigueur du climat des tropiques, il sera pour un pays insuffisamment peuplé une précieuse acquisition. Quant aux difficultés que la nouvelle mesure peut susciter de la part du gouvernement anglais, M. de Sinimbu n’y croit pas. Il en appelle au témoignage de ceux de ses collègues qui étaient membres du parlement de 1848. « Lorsqu’à cette époque, dit-il, la croisière anglaise, ayant éprouvé des pertes considérables sur les côtes d’Afrique, eut acquis la conviction qu’elle ne réussirait point par ses propres efforts à mettre un terme au commerce des esclaves, un ambassadeur, M. Ellis, vint négocier dans cette capitale à l’effet d’obtenir, par la coopération du Brésil, l’efficacité du blocus. En même temps, le cabinet britannique fit au nôtre l’offre d’introduire 60,000 coulies dans l’empire. Je me souviens que le marquis de Parana, alors ministre des affaires étrangères, convoqua la chambre des députés et lui soumit la question ; mais la décision de la chambre fut contraire à la proposition, et la tentative échoua. Si, à cette époque reculée, l’introduction des coulies ou l’immigration chinoise fut jugée possible par le gouvernement anglais, malgré l’existence de l’esclavage, comment pourrait-il se faire qu’aujourd’hui, au moment où l’esclavage est sur le point d’être aboli, au moment où sa condamnation est déjà signée, ce même gouvernement pût, au moyen des manœuvres de l’association anti-esclavagiste, manifester son opposition à cette même mesure qu’il conseillait jadis ? »

Au moment même où le président du conseil s’exprimait ainsi, un scandale qui venait d’éclater dans l’une des provinces les plus riches de l’empire donnait encore plus d’autorité à ses paroles. Voici les faits tels qu’ils ont été portés à la connaissance de la chambre des députés par M. Joaquim Nabuco.

Un acte, passé en 1845, pour la dissolution d’une société appelée Compagnie brésilienne de Cata Branca, avait transféré tous les esclaves possédés par elle sous la dépendance d’une autre société, nommée Compagnie de Sâo Ioâo d’El Rey, formée pour l’exploitation des mines d’or de Morro Velho dans la province de Minas Geraes. Cette translation de propriété était subordonnée à la condition suivante : les noirs en état de minorité devaient être déclarés libres à l’âge de vingt et un ans, et les autres après quatorze ans de service. L’émancipation de tout le lot de travailleurs devait donc être complète en 1859. Vingt ans se sont écoulés depuis cette date, et la Compagnie de Sâo loâo d’El Rey, qui a réalisé des bénéfices considérables, qui a pu donner des dividendes inespérés à ses actionnaires, n’a pas encore, en 1879, jugé à propos d’accomplir la condition du contrat de 1845. Depuis vingt ans, deux cents noirs sont illégalement retenus en esclavage, ne reçoivent aucun salaire, et, par leurs labeurs économiques, augmentent les dividendes des propriétaires de la mine qu’ils exploitent ! Comme on peut bien le penser, la divulgation de ces faits a provoqué un soulèvement de l’opinion publique contre leurs auteurs ; mais ce qui, dans les circonstances actuelles, a paru particulièrement piquant, c’est que la compagnie, les directeurs et les actionnaires appartenaient tous à cette nationalité anglaise si exigeante pour le Brésil toutes les fois que les questions d’esclavage ont été soulevées !

Cet incident des mines d’or de Minas Geraes prête un argument nouveau à ceux qui craignent de voir, dans l’avenir, les coulies chinois en butte aux mauvais procédés de certains planteurs de l’intérieur. Pour nous, nous ne saurions trouver cet exemple concluant. La race jaune n’a rien de l’apathie, de l’indolence enfantine de la race noire. Elle connaît ses droits, possède un vif sentiment de la justice, comprend la force de l’association, et lorsqu’on se permet contre elle des abus d’autorité, devient vindicative et parfois dangereuse. Les planteurs trouveront avec qui compter. Qu’on me permette à ce sujet un souvenir personnel. Dans une des îles Hawaï, où les coulies chinois sont communément employés à la culture, je rencontrai jadis la veuve d’un ancien fonctionnaire français dont la figure était sillonnée, du front jusqu’au menton, par une horrible cicatrice. L’histoire de cette cicatrice me servira de démonstration pour prouver ce que j’avance. Fort mal dans ses affaires et violent de caractère, le mari de cette dame avait eu à son service un Chinois qu’il brusquait beaucoup, nourrissait mal et payait plus mal encore. Dans un accès de colère provoqué par les réclamations du serviteur, le maître s’oublia au point de le frapper. L’homme jaune plia les épaules, maugréa et ne résista pas ; mais dès que la nuit fut venue, dès qu’il put juger les habitans de la maison plongés dans le sommeil, il s’arma d’une hache et pénétra dans la chambre où son maître dormait avec sa femme, il trancha la tête de l’un, fendit la figure de l’autre et prit la fuite. Peu de jours après il était pendu haut et court, et sa seconde victime était guérie ; mais, dans l’île, ceux qui par la suite auraient été tentés de maltraiter un coulie regardèrent à deux fois avant de s’exposer à une pareille vengeance.

On nous saura gré de ne pas nous arrêter aux objections des gens qui regrettent pour leur pays le mélange des sangs chinois et africain. Si l’argument était avancé sérieusement, il serait déplacé dans la bouche d’un Brésilien. Nulle part en effet ne règnent moins qu’au Brésil les préjugés de race et de couleur. L’esclave affranchi devient l’égal du blanc. Du jour de son émancipation, il est traité sur le pied de l’égalité-la plus parfaite. Nous avons rencontré à New-York, en 1866, après la guerre de la sécession, plus d’un Yankee, abolitioniste enthousiaste, qui n’aurait pas souffert la présence d’un nègre dans une voiture honorée de sa présence. Dans les tramways de Rio, le même Yankee serait souvent forcé de s’asseoir entre deux hommes de couleur, et, si les hommes de couleur remplissaient le tramway, il devrait se contenter de rester sur le marchepied sans que personne eût l’idée de s’en étonner. Au milieu d’une des rues les plus fréquentées de Bahia, j’ai vu, à la suite d’une querelle, un nègre meurtrir de coups de bâton un blanc qui le poursuivait. La foule s’amassait et se demandait lequel des deux avait les torts, du frappeur ou du frappé ; mais, avec l’indolence propre au pays, personne ne songeait à les séparer. Du temps où j’ai visité les États-Unis du nord, dans les états les plus anti-esclavagistes, si pareil fait avait pu se produire, la foule, avant tout examen, aurait assommé l’homme de couleur. Dans ce parallèle, le Brésilien a tout l’avantage ; mais, comme il pourrait bien ne pas le conserver si l’on poussait trop, loin la comparaison, nous oserons lui conseiller de ne pas compromettre sa supériorité aux yeux des étrangers par des plaisanteries propres à faire douter de sa tolérance et de son libéralisme.

L’insuffisance de la population a pour conséquence forcée le peu de développement de la production locale. Un immense empire dont la fertilité est peut-être unique au monde, dont les côtes ont plus de 7,000 kilomètres d’étendue, dont les ports principaux, véritables bras de mer, pourraient abriter bord à bord tous les navires des nations de l’Europe, un empire en un mot qu’on dirait créé pour approvisionner de matières premières et de produits naturels toutes les autres contrées du globe, voit la valeur de ses exportations dépasser à peine 500 millions de francs. Le café, le sucre, les gommes élastiques (caoutchouc, gutta-pecçha, etc. ), les cuirs, le tabac, le coton, une herbe appelée matéT l’or et les diamans en constituent le principal élément.

Longtemps le sucre a formé la plus importante source de revenus du Brésil ; maintenant la production de cette denrée n’occupe plus que le second rang. Les procédés employés pour extraire le jus de la canne étant restés tels que les premiers occupans du sol les avaient introduits, il en est résulté que les produits bruts expédiés à l’étranger se sont trouvés, inférieurs en qualité à ceux des autres pays producteurs, que les prix s’en sont ressentis et que les planteurs se sont découragés. Le gouvernement s’est ému de cette décadence, et l’on songe aujourd’hui à favoriser l’établissement d’usines centrales ou moulins à sucre pourvus de tous les moyens de fabrication les plus perfectionnés. L’état ou les provinces garantissent un intérêt de 7 pour 10 aux capitaux engagés dans la construction de ces usines. Les constructeurs ou les futurs exploitans sont, en échange, soumis à certaines obligations stipulées en faveur de l’agriculture ou pour le développement de l’instruction primaire. La compagnie française des ateliers de Fives-Lille, si nous sommes bien informés, vient de traiter pour la mise en exercice de cinq établissemens de ce genre dans les provinces de Bahia et de Pernambuco.

Presque tout le sol de l’empire se prête à la culture de la canne, cependant les provinces où cette culture est plus répandue sont, outre les deux que nous venons de citer, celles d’Alagoas, de Sergipe et de Rio-de-Janeiro. On voit très souvent dans le nord, assure un document officiel[4], des plantations de cette espèce durer seize, dix-huit et vingt ans, en donnant de bons rendemens. « Dans la province de Matto-Grosso, la canne se développe tellement sur le bord des rivières qu’il est souvent nécessaire d’émonder les plantations afin de combattre cette exubérante production. On y voit des plantations qui ont quarante années d’existence et qui conservent une vigueur suffisante. » Hâtons-nous d’ajouter que la province de Matto-Grosso est située dans l’intérieur, qu’il faut plus d’un mois pour se rendre du centre du pays aux lieux d’exploitation, et que l’éloignement rend pour les propriétaires l’écoulement de leurs produits difficile. En réalité et en l’état actuel des voies de communication, il n’y a guère que les productions des localités situées à peu de distance des côtes ou d’un grand fleuve, qui puissent intéresser le commerce étranger. Le sucre brut est exporté surtout pour l’Angleterre. Le Portugal et les républiques de l’Amérique du Sud en consomment aussi quelque peu.

Le principal article d’exportation est le café. En 1877-1878, l’exportation totale de l’empire dépassait, pour cet article, 226 millions de kilogrammes valant plus de 318 millions de francs, c’est-à-dire plus de la moitié des exportations générales. Néanmoins, depuis dix ans, les quantités exportées sont restées à peu près les mêmes. On attribue cette stagnation des affaires à plusieurs causes : d’abord aux tarifs élevés des transports par chemin de fer, ensuite aux procédés très primitifs de culture employés par les planteurs qui ne se préoccupent ni de l’épuisement du sol, ni de la qualité de leurs produits, enfin au grand nombre d’intermédiaires qui prélèvent leurs profits sur la vente de la récolte depuis le moment où elle échappe au producteur jusqu’à celui où elle parvient à l’importateur ; tantôt c’est un commissionnaire achetant le grain sur pied et prêtant son argent au propriétaire avant la cueillette, tantôt un ensaccador, chargé de séparer les qualités et d’établir les cours, tantôt des courtiers mettant en rapport les acquéreurs successifs. Malgré toutes ces causes de renchérissement, le café qui se vend 5 francs le kilo à Paris, n’atteint pas à Rio le prix de 1 fr. 81 cent. (et même en tenant compte du cours actuel du change, 1 fr. 39 c), prêt à être embarqué.

Les États-Unis absorbent plus de la moitié de la production de l’empire. En Europe, Hambourg, Southampton, le Havre, Lisbonne, Marseille, Bordeaux et Anvers sont les principaux ports d’importation. En France, on nous vend souvent les cafés brésiliens sous des noms plus en faveur auprès des consommateurs (Martinique, Java ou autres). Aucune denrée, paraît-il, ne se prête plus facilement à la falsification. Selon le mode de préparation et l’habileté du préparateur, avec le contenu de la même balle, on peut faire du café vert, jaune, rouge, rond, oblong, à cassure lisse, rugueux, de toute nuance et de toute dimension. La plupart des amateurs, habitués à leur forme ou à leur couleur de prédilection, ne s’aperçoivent jamais du subterfuge ; mais ils quitteraient leur fournisseur le jour où celui-ci n’aurait plus à leur offrir que du café du Brésil.

Les gommes élastiques se tirent principalement de la province la plus septentrionale, du Para, limitrophe de la Guyane et vont en Angleterre ou aux États-Unis. Les cuirs, au contraire, sont fournis par la province la plus méridionale, Rio Grande do Sul, limitrophe de l’Uruguay ; ils ont, en général, la même destination. Le tabac (celui de Bahia est fort estimé) gagne l’Allemagne et l’Angleterre ; la France achète quelques balles de feuilles. Le coton, de fort belle qualité, dit-on, est envoyé presque en totalité dans la Grande-Bretagne. Le gouvernement essaie d’établir des filatures et même des ateliers de tissage dans le pays. Enfin le maté, qui sert aux populations de la Plata à composer un breuvage assez semblable au thé, se consomme sur les bords de ce fleuve.

Quant aux mines, jusqu’à présent les mines de diamant et les mines d’or de la province de Minas Geraes sont à peu près les seules qui aient tenté l’industrie privée. Les premières, malgré la qualité supérieure de leurs produits, voient tous les jours diminuer leur importance, depuis l’invasion des marchés européens par les diamans du Cap. Les secondes renferment un minerai assez pauvre ; mais grâce à une excellente administration elles ont donné de beaux bénéfices. On assure que la province de Minas est très riche en gisemens de fer et celle de Sainte-Catherine en gisemens de charbon ; mais jusqu’à présent aucune exploitation, sur un grand pied, n’en a été tentée.

Malheureusement les richesses agricoles ou minérales renfermées dans ce sol, si fécond, y sont encore presque à l’état latent, le pays est à peine exploré, ses ressources trop peu connues, et sa faculté productive trop souvent fatiguée par des cultivateurs imprévoyans et pressés de jouir ; les distances des lieux de production aux ports d’embarquement sont immenses, les voies de communication tout à fait insuffisantes.


II

Les voies de communication les plus fréquentées au Brésil sont celles qu’a formées la nature. Parmi elles, la mer tient la première place, les grandes villes ayant été fondées successivement sur la côte par les conquérans européens. Bahia, d’abord l’ancienne capitale, puis Rio-de-Janeiro, la nouvelle, toutes deux dominant des baies d’une beauté et d’une sûreté incomparables ; Pernambuco, dont le port est difficile d’accès, ne vient qu’en troisième ligne. Seize provinces sur vingt ont, sinon leur chef-lieu, du moins leur principal débouché sur l’Océan. De nombreux paquebots de toute nationalité entretiennent les relations.

Sur les fleuves magnifiques qui sillonnent le pays, la navigation prend également une grande importance. Cette navigation a été ouverte en 1866 à tous les pavillons. L’Amazone et son affluent, le Madeira, véritables mers en mouvement, font communiquer avec l’Atlantique la Bolivie et les provinces brésiliennes de Matto-Grosso et de l’Amazone ; le Tocantins, le San Francisco, le Parana, le Paraguay et d’autres cours d’eau offrent au voyageur et au marchand. le secours de leurs percées vers la mer. L’État subventionne de nombreuses lignes de bateaux à vapeur[5] et cherche à faire disparaître les obstacles que les navires rencontrent sur les voies navigables. Le plus fréquent de ces obstacles se présente sous forme de chutes ou de rapides que les ingénieurs brésiliens projettent, en général, de tourner par des routes ou des chemins de fer, au lieu de recourir à la canalisation : préférence qui, sans doute, résulte de la disposition des lieux, mais dont la conséquence évidente sera, par la nécessité des transbordemens, l’augmentation des frais de transport.

Les documens officiels parlent beaucoup des routes, et celles qui entourent Rio, Bahia, les grandes villes du littoral méritent souvent les éloges qu’ils leur prodiguent ; par contre, l’état dans lequel se trouvent les chemins, placés hors de la vue et loin du contrôle des employés supérieurs du gouvernement, est moins recommandable ; dans l’intérieur du pays, en réalité, à de rares exceptions près, les transports se font à dos de mulets parce que les voitures ne pourraient passer. Quand parfois, sur des terrains plats, on rencontre de grands chariots traînés par des bœufs, à roues pleines, à lourds essieux, portant à quelque foire du voisinage les denrées de la contrée, leur aspect, qui fait songer aux chars mérovingiens, prouve que les voyages les exposent à de rudes épreuves.

Dès 1852, le gouvernement s’est préoccupé d’encourager la construction des chemins de fer. Les premiers 20 kilomètres exécutés ont uni la baie de Rio au pied de la montagne sur laquelle est bâtie la petite ville de Petropolis, résidence d’été de l’empereur.

Depuis cette date, l’histoire du réseau brésilien a passé par plusieurs phases distinctes : la première, de 1852 à 1865 ; fut une période d’engagemens directement pris par l’état pour attirer les capitaux étrangers vers les entreprises qu’il projetait ; la seconde, de 1865 à 1873, pourrait être appelée celle de l’initiative individuelle laissée à elle-même, essai peu réussi qui s’est terminé par un recours général des compagnies à la caisse des provinces ; de 1873 à 1878, le trésor public intervient de nouveau pour secourir les trésors provinciaux incapables de remplir les engagemens qu’ils ont contractés ; enfin se produit la situation dans laquelle on se trouve aujourd’hui, c’est-à-dire la disparition complète du crédit sur la place de Londres pour toute œuvre nouvelle de travaux publics au Brésil.

La première préoccupation qui paraît avoir dirigé les études du gouvernement en cette matière spéciale est celle d’établir une ligne de communication par l’intérieur de l’empire entre la capitale et les provinces septentrionales. Pour atteindre ce but, la navigation du San Francisco, qui traverse du sud au nord une grande partie du continent brésilien, était naturellement appelée à jouer un grand rôle. Il devait suffire de joindre par des lignes de chemins de fer, d’une part, Rio-de-Janelro à ce fleuve, dans la première partie de son cours-, de l’autre, la mer au San Francisco un peu au-dessus des chutes de Paulo Affonso, chutes qui empêchent les (navires de descendre jusqu’à son embouchure. Mais ce plan était gigantesque et, jusqu’à ce jour, il n’a point encore été complété. Pour en réaliser la première partie, fut accordée, en 1852, à une compagnie anglaise, la concession d’un railway, décoré du nom du souverain Dom Pedro II, dont le tracé reliait la capitale aux provinces de Minas Geraes et de Sao-Paulo. Ces provinces forment, avec celle de Rio les principaux centres de production du café. Le chemin promettait donc d’être lucratif, et la concession dont il fut l’objet forma le type sur lequel on copia toutes celles qui furent accordées par la suite.

Le maximum de la dépense de premier établissement était fixé par décret ; l’état garantissait l’intérêt en or au taux de 7 pour 100 de la somme représentant cette dépense ; il se réservait le partage des bénéfices, jusqu’à complet remboursement de ses avances, dès que l’entreprise rapporterait 8 pour 100 de dividende aux actionnaires.

Les mécomptes ne tardèrent pas à se produire. La ligne devait traverser une chaîne de montagnes, appelée Sema do Mar, qui longe le rivage du. Brésil presque dans toute son étendue. Cette trouée nécessita des travaux ruineux. La compagnie anglaise construisit seize, tunnels, de nombreux ouvrages d’art, puis fut forcée de s’arrêter faute d’argent. Le parcours de la côte et la traversée des hauteurs avaient absorbé tout le capital garanti. Elle avait dépensé 800,000 francs par kilomètre pour en construire un peu plus de 100.

Pendant qu’elle subissait ces épreuves, à l’autre extrémité du San-Francisco, le complément du projet de communication intérieure, arrivé à la période de fixation du tracé, prenait les proportions d’une question politique. Les deux riches provinces de Bahia et de Pernambuco se faisaient la guerre chacune pour obtenir sur son territoire la ligne qui devait joindre à la mer le fleuve au-dessus de son embouchure et des chutes de Paulo Affonso. Pour trancher la difficulté, le gouvernement accorda deux concessions, l’une d’un premier chemin de 125 kilomètres aboutissant à Pernambuco, l’autre d’un second aboutissant à la ville de Bahia, sur une longueur de 124 kilomètres. Des intrigues de tous genres compliquèrent les opérations des compagnies anglaises concessionnaires. Des plans peu judicieux, plus profitables aux intérêts particuliers qu’à l’intérêt général, leur furent, paraît-il, souvent imposés ; des sommes considérables durent être détournées de leurs véritables destinations pour concilier des influences utiles ; en fin décompte, l’état ayant accordé aux compagnies les avantages déjà concédés à celle du Pedro II, se vit bientôt obligé de payer des garanties d’intérêt considérables. L’année dernière, après vingt-six ans écoulés depuis les actes engageant ces garanties, on calculait à Rio que la ligne de Pernambuco avait coûté, en intérêts payés, au trésor brésilien et au trésor de la province[6] 19,250,000 francs, et celle de Baiiia 56,750,000 francs, c’est-à-dire, pour cette dernière, plus du double du capital de premier établissement, et ces lignes traversent deux des provinces les plus riches de l’empire !

Pendant cette première période, vers 1856, une quatrième concession fut accordée, toujours aux mêmes conditions, à une quatrième compagnie anglaise pour ouvrir un chemin de fer de 139 kilomètres entre le port de Santos et la ville de Jundiahy, dans la province de Sao Paulo. Cette dernière entreprise était réservée à un grand avenir. Mais elle ne devait être achevée qu’en 1867, et lorsqu’en 1865 le gouvernement brésilien, engagé dans la guerre du Paraguay, vit ses dépenses s’accroître dans une proportion dangereuse et dut examiner les résultats produits, après quinze ans, par le système qu’il avait suivi en matière de travaux publics, on conçoit qu’il dut être effrayé, et l’on ne peut qu’approuver le parti qu’il adopta de s’abstenir pour un temps de prendre des engagemens nouveaux, le poids des engagemens anciens augmentant chaque année, et leur bénéfice ayant pu paraître jusqu’alors tout à fait contestable.

Quatre lignes, à grand trafic, à voie de 1m, 60, avaient été créées ; la première, construite en partie seulement, était arrêtée faute de fonds ; les deux autres donnaient des résultats désastreux ; la quatrième n’était pas achevée.

Pourtant, avant de fermer sa caisse, le gouvernement crut équitable de venir au secours de la société de Dom Pedro II, dont les infortunes ne paraissaient pas absolument méritées, et il consentit à racheter la portion du chemin déjà construite au prix du capital dépensé, se réservant d’administrer par lui-même, et de faire compléter par ses propres ingénieurs le réseau commencé.

De 1865 jusqu’à la fin de la guerre du Paraguay, il persévéra dans son abstention, se bornant à payer les intérêts qu’il avait garantis ; mais, en même temps, il abandonnait aux provinces le pouvoir et le soin de concéder directement des chemins de fer sur leur territoire.

Cette seconde période, la période des chemins de fer d’intérêt local, qui s’étendit jusqu’en 1873, fut signalée par des spéculations de tous genres, spéculations qui ruinèrent généralement leurs auteurs. Les autorités provinciales accordaient bien volontiers des concessions aux personnes qu’elles voulaient favoriser, et ces personnes étaient toutes disposées à revendre l’acte qui leur avait été octroyé à des compagnies qu’elles formaient à cet effet, mais le nombre de ces actes était si considérable que les compagnies réussissaient rarement à réunir les capitaux dont elles avaient besoin, l’épargne du pays n’étant pas suffisante, les capitalistes étrangers demandant des garanties qui manquaient, et le plus souvent les spéculateurs en étaient pour leurs frais.

On finit par demander aux provinces de s’engager directement. Elles s’empressèrent d’y consentir. En général, la forme de ces engagemens fut la promesse d’une garantie d’intérêt de 7 pour 100 sur un capital fixé, ou d’une subvention de 25,000 francs par kilomètre pour une voie de 1 mètre de largeur. Comme on le voit, c’était aussi l’inauguration de la voie étroite[7]. L’intervention des administrations locales ne produisit quelques résultats heureux que dans les régions où se cultive le café, et par conséquent dans celles où les chemins de fer développèrent la production du pays, c’est-à-dire en Minas Geraes, en Rio-de-Janeiro et en Sao-Paulo ; mais il n’y eut de succès positif éclatant que dans cette dernière province, où la fertilité du sol, l’intelligence des propriétaires, la bonne administration des compagnies formées concoururent à l’affirmer. Dans cette contrée favorisée, le chemin à grand trafic, du port de Santos à Jundiahy, concédé par le gouvernement central, pendant la première période, avait été terminé en 1867 et n’avait pas tardé à donner de gros bénéfices. On pouvait déjà prévoir qu’il n’aurait pas longtemps recours à l’appui de l’état. Aussi, du moment que les tracés des lignes provinciales s’embranchant sur ce tronc commun furent arrêtés, tous les planteurs des localités traversées s’empressèrent-ils de souscrire les actions d’entreprises si propres à faciliter l’écoulement de leurs produits. Grâce à cet heureux concours de circonstances, aujourd’hui la ligne de Santos non-seulement ne fait pas appel à la garantie de l’État, mais elle a déjà remboursé la plus grande partie des avances qui lui ont été faites, sous cette forme, par le Trésor, et elle permet de distribuer, 12 pour 100 de dividende à ses actionnaires ; de plus 644 kilomètres de chemins de fer, à voie étroite, greffés sur cette souche principale, sont actuellement en trafic ; cinq compagnies brésiliennes les exploitent avec des succès divers[8] et luttent entre elles pour obtenir le droit de prolonger le réseau sans subvention ni garantie d’intérêt. Mais, répétons-le bien vite, ces faits sont tout exceptionnels, et les résultats du système de concession directe par les provinces ont été généralement déplorables, ont provoqué beaucoup d’abus, et le crédit des administrations locales s’est trouvé tout à fait insuffisant pour assurer aux sociétés en formation les capitaux nécessaires. En 1873, ce système était déjà jugé lorsque le cabinet de Rio, débarrassé de la guerre du Paraguay, voyant une ère de calme s’ouvrir devant lui, jugea qu’il était temps de rentrer en lice et de venir au secours des finances provinciales.

La loi du 24 septembre 1873 inaugura un troisième-mode de procédure en matière de travaux publics.

Cette loi se bornait à donner aux engagemens pris par les provinces la caution du gouvernement central, mais elle subordonnait cette faveur aux conditions suivantes : 1° le montant total des capitaux, ainsi garantis de seconde main, ne devait pas dépasser un maximum de 278,125,000 fr. pour toutes les entreprises protégées ; 2° la caution impériale ne devait être accordée, dans chaque province, qu’à un seul chemin de fer reliant un centre important de production agricole à un port de mer ; 3° enfin les lignes favorisées devaient se présenter dans de telles conditions qu’on pût espérer retirer du trafic 4 1/2 pour 100 au moins.

Par malheur le crédit du Brésil en 1873 n’était plus ce qu’il avait été jadis. Le seul marché auquel à Rio on eût l’habitude de recourir pour les appels de fonds était le marché anglais. Or, en Angleterre, on savait les finances de l’empire embarrassées depuis la guerre, et les capitalistes n’avaient plus la même confiance dans la garantie de l’état. Aussi lorsqu’en exécution de la loi de 1873, le ministre des travaux publics brésilien eut consenti à cautionner les engagemens pris par les provinces pour la construction de douze chemins de fer nouveaux représentant une dépense de plus de 250 millions de francs, put-on à peine trouver des souscripteurs pour le tiers de cette somme et pour les titres de quatre lignes seulement. Huit autres concessions, qui auraient à elles seules exigé un capital de 175 millions, furent offertes sur la place de Londres sans trouver de maisons de banque disposées à les patronner.

Préoccupé de cet échec, le secrétaire des travaux publics, M. Coelho d’Almeida, prescrivit au baron de Penedo, ministre du Brésil à Londres, une enquête sur les circonstances qui l’avaient amené. Le rapport, envoyé par ce diplomate, est fort curieux à lire. Pour le composer, il s’était entouré des conseils des hommes les plus compétens, et ses allégations portent le cachet de la vérité. Il attribue la méfiance des capitalistes anglais à des causes multiples : d’abord à la manière de procéder du département de& travaux publics de Rio lorsqu’il accorde des concessions. Ce département charge, pour la rédaction de ces actes, ses propres ingénieurs d’estimer les dépenses probables de construction, et c’est d’après leur estimation qu’est fixé le capital garanti ; or le public de Londres n’a pas grande foi dans l’infaillibilité des ingénieurs brésiliens. Il craint que depuis l’époque de leurs évaluations, un renchérissement dans la main-d’œuvre n’ait eu lieu et que les capitaux garantis ne représentent plus la valeur exacte des frais de premier établissement. En second lieu, le ministère ne traite jamais qu’avec un concessionnaire du pays. Celui-ci, chargé de former la compagnie à laquelle il rétrocède ses droits, vend le plus cher possible son privilège ; le prix de vente n’entre pas dans l’estimation des dépenses, et si le capital garanti devient insuffisant, rien n’indique que le gouvernement doive accorder par la suite un intérêt aux sommes complémentaires. En troisième lieu, le terme des concessions a été réduit de quatre-vingt-dix à trente ans, et pourtant le premier terme n’a pas permis aux sociétés qui en ont été favorisées, d’assurer à leurs actionnaires les 7 pour 100 de dividende promis, ni de conserver à leurs actions la valeur nominale. Enfin l’encombrement du marché par un trop grand nombre d’affaires du même genre et la compétence donnée, en cas de litige, aux tribunaux brésiliens, effraie les plus aventureux. Le baron de Penedo accompagne ces observations spéciales de considérations générales. L’augmentation des dettes publiques, les faillites et même les banqueroutes de beaucoup de petits états ont effrayé les capitalistes de la Grande-Bretagne et leur ont fait préférer les valeurs anglaises, dont les intérêts sont sûrs, s’ils sont peu élevés, aux valeurs étrangères à gros rendemens. Il touche, en passant, un point délicat : l’emprunt contracté à Londres, en 1875, par le gouvernement brésilien n’avait été autorisé par le parlement que pour le développement du réseau. Néanmoins l’opinion publique est convaincue, en Angleterre, que cet emprunt a été détourné de son affectation et que le produit en a été employé à solder des dépenses militaires, à éteindre une portion de la dette flottante et à combler en partie le déficit du budget. « Si nous voulons attirer les capitaux anglais, ajoute le ministre, apprêtons-nous à offrir des titres simples, assurés, exempts de toute aventure, d’incertitudes sur le coût de la ligne, et donnant au moins 6 pour 100 d’intérêt par an. Que le crédit de l’état garantisse directement ces titres et que les agens des finances brésiliennes en paient directement les intérêts à Londres. Et même en agissant ainsi rencontrerons-nous de grandes difficultés, tant la défaveur est générale. »

Le secrétaire d’état qui eut à prendre, à Rio, une décision sur ces questions si graves, n’était déjà plus celui qui s’était adressé au baron de Penedo. En 1878, les libéraux remplacèrent les conservateurs au pouvoir, et M. Ioâo Linz Vieira Cansacâo de Sinimbu, ami personnel de l’empereur, chargé de composer un nouveau cabinet, s’était réservé le département des travaux publics avec la présidence du conseil. Dans son premier rapport aux chambres, le nouveau ministre exprima son opinion sur les renseignemens reçus de Londres. Selon lui, la manière dont avait été exécutée la loi de 1873 plus que la loi elle-même était condamnable. Il jugeait donc qu’il y avait lieu non de revenir sur cet acte législatif, mais de le compléter et de l’expliquer par un décret portant règlement d’administration publique. Ce décret parut le 10 août 1878. Nous en indiquerons seulement les principales dispositions dont l’ensemble forme aujourd’hui le dernier mot de la législation brésilienne en matière de chemins de fer.

Le premier article est relatif au mode de fixation du capital garanti. Il indique que ce capital devra s’établir sur des plans et devis d’ensemble soumis au gouvernement et contrôlés par lui, mais il n’indique pas que ces plans et devis doivent être nécessairement dressés par les ingénieurs de l’état, première satisfaction donnée aux méfiances signalées par le baron de Penedo[9]. L’article 2 est relatif aux paiemens des intérêts stipulés, qu’il fait courir libéralement du jour où le capital est versé dans une banque désignée par le ministre, et non du jour où l’argent est dépensé. Il autorise les compagnies à réaliser, de prime abord, 10 pour 100 du montant garanti pour payer les dépenses préliminaires antérieures à la construction. C’est admettre que l’établissement de ce montant devra comprendre le prix de rétrocession payé au concessionnaire primitif[10]. L’article II fixe des clauses de déchéance, et cette disposition a pour but de faciliter au gouvernement le retrait du marché de toutes les concessions qui l’encombrent[11]. Les autres articles du décret de 1878 concernent les tarifs, la surveillance de l’état, le droit de rachat et le partage des bénéfices, leur analyse nous entraînerait trop loin. Mais, avant de terminer cet exposé, il sera sans doute intéressant de rechercher ce qu’ont produit les systèmes tour à tour suivis par le gouvernement pour le développement de son réseau ferré.

Le rapport du ministre des travaux publics aux chambres pour la session de 1879 constate que l’empire possédait à cette époque 2,753 kilomètres de chemins de fer en exploitation, appartenant à trente et une lignes distinctes.

Sur ces trente et une lignes, l’état en exploitait deux représentant 661 kilomètres[12] ; l’industrie privée exploitait le reste ; la voie large (1m, 60) était représentée par six lignes (1,1M kilomètres), dont quatre rendaient de 5 à 12 pour 100, une 3 pour 100 et dont la sixième (Bahia au San Francisco) était en déficit[13] ; sur les vingt-huit lignes exploitées par l’industrie privée, trois seulement[14], situées dans la province de Sao Paulo, ont été construites sans le secours de l’état ; toutes les autres participant à une garantie d’intérêt de 7 pour 100 donnent (sauf les quelques rares lignes en déficit) une rémunération très large aux capitaux engagés ; le trésor seul souffre des insuffisances de rendement. Il a dû payer de ce chef plus de 3 millions de francs pour l’exercice courant. Tant qu’il mettra à l’exécution de ses engagemens la fidélité qu’il a toujours apportée jusqu’à présent à les remplir, les capitaux étrangers n’ont que de beaux bénéfices à réaliser. C’est donc le crédit de l’état lui-même dont la solidité intéresse les capitalistes.

Le gouvernement a entrepris la construction de six chemins de fer, trois directement par ses propres ingénieurs[15], trois par des entrepreneurs sous la direction de ses ingénieurs[16] ; enfin, outre la ligne du Pedro II, il exploite celle de Baturite, dans la province de Ceara, déjà en trafic sur 44 kilomètres, et qui promet d’être une des plus productives du Brésil par le fait qu’elle traverse des terres à café.

On a très vivement critiqué dans la presse et dans le parlement les résultats de l’exploitation du Dom Pedro II. On a reproché à l’éminent directeur de ce chemin, M. Passos, de laisser les frais d’exploitation augmenter dans d’énormes proportions ; il se défend avec succès dans son rapport pour 1878[17], en démontrant que, l’année précédente, les réparations de la voie ont absorbé des sommes considérables et que, malgré ces dépenses anormales, le chemin a rendu 5 1/2 pour 100 du capital engagé. À cette occasion, la question de l’aliénation de ce chemin de fer à l’industrie privée a été beaucoup agitée par les journaux. Cette question se lie à celle de la situation financière du pays. On verrait dans cette aliénation un puissant moyen de diminuer les embarras du trésor. Le gouvernement ne paraît pas disposé à s’engager dans cette voie et semble plutôt regarder la propriété de ces lignes si productives comme une ressource suprême dont il ne faudrait user qu’à la dernière extrémité. Pour compléter cette étude, il nous reste donc à dire quelques mots de l’état des finances brésiliennes.


III

Depuis la guerre du Paraguay, les budgets de l’empire ne se soldent plus en équilibre. Jusqu’en 1877, ce déficit avait été dissimulé chaque année, à l’aide de crédits supplémentaires ou extraordinaires qui reportaient sur l’exercice suivant les excédens de dépense de l’année courante, et lorsque le fardeau, ainsi changé de main, devenait trop lourd, un emprunt contracté à Londres ou dans le pays[18] permettait de le déposer pour quelque temps. Cette manière de procéder contribuait, du reste, à augmenter les méfiances des capitalistes étrangers, dont la plupart étaient parfaitement au courant des embarras du trésor, mais se trouvaient dans l’impossibilité d’évaluer au juste le montant des découverts.

En 1879, un nouveau ministre des finances, M. Gaspard Silveira de Martins, résolut enfin de dresser un budget sincère et dévoila la véritable situation. L’insuffisance des recettes annuelles se trouva dépasser 58 millions de francs.

Les dépenses pour 1879-80 étaient estimées en bloc à 348 millions (chiffre dans lequel le service de la dette publique entrait pour 97). Les recettes devaient atteindre à peine 290 millions. Certainement cet état de choses était grave, mais, avec un sol aussi fertile que le sol du Brésil, il était loin d’être désespéré. On éprouvait, il est vrai, quelque gêne à recourir à de nouveaux impôts : la guerre avait déjà rendu très lourd le poids des contributions ; dans un empire aussi étendu, l’énormité des frais de perception pour tout ce qui n’est pas droit de douane (taxe relativement facile à percevoir), avait conduit le gouvernement à prélever plus des deux tiers des recettes du trésor sur les marchandises importées ou sur les produits exportés ; or les fluctuations d’un impôt, à peu près unique, devaient inquiéter naturellement beaucoup les contribuables, dont elles frappent toujours la même classe. On éprouvait des scrupules plus grands encore à diminuer le montant des dépenses dans un immense pays dont l’administration rencontre des difficultés toutes spéciales. La dotation des services publics n’entrait, en réalité, dans ce montant, défalcation faite dés intérêts de la dette, que pour 251 millions. Avec cette somme, à peine plus forte que le budget de la ville de Paris, il fallait faire régner l’ordre et la prospérité sur un territoire presque aussi vaste que l’Europe.

Il ne restait guère que la ressource d’escompter l’avenir, et M. Silveira de Martins ne manqua pas d’y recourir. Malheureusement, de tous les moyens d’escompter l’avenir, il proposa le plus funeste, c’est-à-dire une nouvelle émission d’un papier-monnaie, dont les quantités en circulation déjà excessives avaient fort déprécié la valeur. La popularité du secrétaire d’état du trésor, très grande au moment de son arrivée au pouvoir, succomba complètement dans cette tentative. Il dut déposer son portefeuille, et M. Affonso Celso fut appelé à lui succéder.

Éclairés par cette mésaventure, le président du conseil et le nouveau ministre des finances se décidèrent à revenir aux anciens erremens, à lancer un nouvel emprunt. Mais leur tâche était loin d’être aisée. En effet, dans toutes les opérations de crédit auxquelles se livre le gouvernement brésilien, l’intérêt des sommes qu’il emprunte est invariablement payable en or, mais le prix des titres qu’il vend peut être acquitté en papier-monnaie. Si le change est bas au moment de l’emprunt, le gouvernement perd donc toute la différence entre le taux du papier qu’il reçoit et le taux de l’or qu’il paie. Or le change était des plus défavorables aux fonds brésiliens en juin 1879. Le milreis, dont la valeur est, au pair, de 2 fr. 88 c, se vendait communément 2 fr. 10 c. Il était donc indispensable, dans l’intérêt du trésor, de provoquer une hausse du cours du change au moment de l’emprunt, cette hausse dût-elle, être momentanée, et c’est avec une habileté consommée que ce résultat fut poursuivi et obtenu.

Comme nous l’avons déjà dit, jusqu’à cette année la place de. Londres a été le seul marché des entreprises brésiliennes. Ce marché ne se montrant plus favorable, il était de la plus haute importance de lui trouver sinon un suppléant (ce que peut-être les ministres ne désirent pas), au moins un marché rival qui par la concurrence pût redonner du prix aux valeurs dépréciées. Le marché français était admirablement disposé pour jouer ce rôle. Quelques affaires de chemins de fer brésiliens apportées sur la place de Paris venaient d’y être examinées et paraissaient devoir trouver des capitaux. Des agens français, se prétendant représentans de maisons de banque et d’usines de premier ordre, remplissaient les colonnes des journaux de Rio d’offres relatives aux entreprises de voies ferrées ; enfin quatre établissemens français, en réalité de premier ordre, venaient de s’unir pour former une compagnie à laquelle on projetait de donner une vaste extension et qui allait s’intituler Compagnie générale des chemins de fer brésiliens. La combinaison par laquelle ces quatre établissemens offraient au gouvernement de fournir les capitaux nécessaires à leur première entreprise fut habilement exploitée pour donner à l’opinion publique une haute idée des ressources que le trésor pouvait tirer de France. En même temps des tentatives pour relever les cours, faites par les banques brésiliennes et par les agens officiels à l’étranger, ont pleinement réussi. Le marché des valeurs a fini par s’émouvoir, et le change a pris une marche ascensionnelle. Aussitôt le ministère a dévoilé son plan. Ce n’était plus à l’étranger qu’il voulait chercher les ressources qui lui manquaient, c’était dans le pays même en faisant appel au patriotisme des habitans pour un grand emprunt national. Des bons du trésor rapportant 4 1/2 pour 100 d’intérêt en or étaient mis en quelque sorte aux enchères, la mise à prix ne pouvant rester au-dessous de 96 milreis, valeur payable en papier, pour une valeur nominale de 100 milreis. Le change étant monté à 2 fr. 24 c, l’intérêt à 4 1/2 pour 100, en or, de cette mise à prix à 96, en papier, représentait en réalité un peu plus de 6 pour 100 pour les acheteurs de bons du trésor. L’opération eut un plein succès ; 50,000 contos de reis (112 millions de francs) étaient demandés, plus de 124,000 (277,760,000 francs) furent offerts au taux fort avantageux de 96.37 en moyenne.

Nous n’examinerons pas la question de savoir si cette opération sera d’un profit durable pour les finances de l’empire, si l’élévation du cours du change, en grande partie factice, se maintiendra sans avoir été causée par une importation de capitaux, si l’argent brésilien investi en fonds d’état ne sera pas perdu pour des entreprises privées, etc. Nous ne nous poserons que cette question : la situation du Trésor est-elle inquiétante ? Évidemment l’équilibre du budget sera rétabli. Le nouvel emprunt va, il est vrai, augmenter les charges d’une annuité de 11,500,000 francs environ, ce qui portera l’insuffisance des recettes annuelles à 70 millions, mais cette insuffisance sera certainement comblée par de nouveaux impôts, et nous ne faisons aucun doute que les recettes et les dépenses ne se balancent exactement l’année prochaine[19] ; mais cet équilibre sera-t-il durable ? Ici la question devient très délicate, trop délicate même pour que nous puissions la résoudre. Il faudrait pouvoir apprécier la force contributive de la nation brésilienne, et nous ne sommes pas à même de faire cette appréciation. Depuis dix ans, la valeur des exportations reste absolument stationnaire, fait qui révèle une stagnation évidente dans la production locale. Par contre, dans un pays aussi riche que le Brésil, un essai heureux de colonisation, l’ouverture rapide de nouvelles voies de communication, peuvent, en quelques années, décupler la force productive. Enfin l’état possède un réseau de chemins de fer qu’il exploite, qui donne de très beaux rendemens et dont l’aliénation sera toujours pour lui une ressource puissante. En un mot, pour préjuger l’avenir, il faudrait prévoir la conduite future du gouvernement, et, par bonheur, ce gouvernement a mérité jusqu’à présent toute confiance ; l’étude que nous venons de faire nous l’a montré toujours en avant de la nation dans la voie du progrès. Qu’il s’agisse de colonisation, d’industrie ou de chemins de fer, nous l’avons toujours vu prodiguer les exemples ou les encouragemens. Arrêter le gaspillage administratif dans les provinces, empêcher les allocations inscrites au budget d’être détournées de leur affectation au grand profit d’intermédiaires peu scrupuleux, établir une sévère économie dans les dépenses publiques, mais doter largement les services plus spécialement appelés à développer la prospérité nationale, et choisir des hommes dignes de le représenter, tel doit être dorénavant son objectif. Pour qu’il puisse l’atteindre, il faut que la nation elle-même le soutienne dans ses efforts et se montre digne du souverain placé à sa tête ; il faut que les théories purement spéculatives ne viennent pas entraver les plus louables et les plus fécondes tentatives ; il faut, en un, mot, que le peuple du Brésil s’inspire des enseignemens de notre baron Louis et qu’en faisant de bonne politique il se prépare de bonnes finances.


PAUL BERENGER.


  1. Asile de San Pedro de Alcantara.
  2. Voyez la Revue du 15 juillet 1862.
  3. Proposta e relatorio do ministro da Fazenda, 1878, pages 69 et suivantes.
  4. L’Empire du Brésil à l’Exposition universelle de Philadelphie de 1876.
  5. Il dépense plus de 9 millions de francs en annuités affectées à ces subventions.
  6. Relatorio do ministro da agricultura 1879, pages 189 et 205. Les provinces devaient payer une part de la garantie d’intérêt (2 pour 100).
  7. Il y a aujourd’hui au Brésil des voies de toutes dimensions, lm, 60, — 1m, 40, — 1m, 10, — 1m, 06 et 1 mètre.
  8. La compagnie Pauliste a donné en 1878 des dividendes de 8 pour 100 à ses actionnaires ; d’autres rendent moins.
  9. Toutefois, lors de l’établissement des plans de détail, si une économie est réalisée sur les prix d’estimation, l’état se réserve la moitié du bénéfice.
  10. L’article 3 assure d’une manière générale aux compagnies des avantages qui jusqu’alors avaient été accordés dans chaque acte de concession : 1° privilège pour la construction de toute ligne concurrente dans une zone de 20 kilomètres de chaque côté de la voie ; 2° cession gratuite des terres du domaine public ou nullius traversées par la ligne et usage des matériaux du domaine ; 3° exemption pendant trente ans des droits de douane pour le matériel et les matériaux ; 4° droit de préférence pour l’exploitation des mines et l’acquisition des terres publique situées dans une zone de 20 kilomètres de chaque côté de la voie.
  11. Déchéance si le concessionnaire n’a pu organiser une compagnie dans un délai de douze mois à partir de la promulgation du décret de concession ; — si la compagnie, étant formée, les travaux de construction n’ont pas commencé dans un délai de douze mois à dater de la formation de la compagnie ; — si le délai fixé pour l’achèvement des travaux est dépassé de douze mois sans que la ligne soit ouverte au trafic.
  12. Chemin de Baturite 40 kilomètres, chemin de Pedro II 621 kilomètres : ensemble 661 kilomètres.
  13. Lignes à voie de 1m, 60 :
    Pernambuco an San Francisco, rendant 3 1/2 pour 100. — Bahia au San Francisco, en déficit — Dom Pedro II, rendant 5 1/2 pour 100. — Santos à Jundiahy rendant 12 pour 100. — Jundiahy à Campinas et Campinas au Rio Claro, rendant 8 1/2 pour 100.
  14. Lignes construites sans subvention ni garantie d’intérêt, province de Sao Paulo (Campinas au Rio Claro, Mogy Guassu, Cardeiro au Lesne).
  15. Lignes construites par les ingénieurs de l’état, province de Ceara (Baturite, Sobral), province d’Àlagoas (Paulo Affonso).
  16. Lignes construites par entrepreneurs sous la direction des ingénieurs de l’état, Rio Grande do Sul, prolongement de Pernambuco au San Francisco, Bahia au San Francisco.
  17. Estrada de forro Dom Pedro II. — Relatorio do anno 1878.
  18. Emprunts à Londres de 1852, 58, 60, 63, 65, 71 et 75. Emprunt intérieur de 1868.
  19. Au moment où nous écrirons ces lignes, nous est parvenu un numéro de l’Anglo-Brazilian Times contenant le projet de budget pour 1879-80. Dans ce projet, les dépenses sont estimées devoir atteindre 332,600,000 francs seulement par suite de réductions opérées ; les recettes 336,800,000 francs, grâce à une augmentation des droits d’importation et à différentes autres élévations d’impôts. Il y aura donc non-seulement équilibre, mais encore excédent de recettes, si ces prévisions se justifient. Le gouvernement est autorisé à emprunter 38,552,000 francs pour certains travaux publics déterminés.