La Librairie Illustrée (p. 85-112).




VII

TYPES DE QUARTIER



À M. le général Charreyron.


— Adjudant, faites défiler, dit le capitaine de semaine après avoir soigneusement inspecté les hommes de la garde montante, astiqués à outrance, raides sur leurs chevaux, le sabre à la main. Et après le commandement qui tombe, sonore dans le silence du quartier, nous nous rendons au poste, conduits par le trompette qui sonne la marche.

Le sous-officier que je viens relever me passe la longue consigne, liste d’ustensiles, énumération de prescriptions compliquées… Sept prisonniers, quinze balais, un homme en cellule, six cruches, faire remplir les auges, veiller à la propreté de telle cour, ne laisser entrer personne au quartier, sans carte d’autorisation… que sais-je ?…

Puis il se retire, et j’en ai pour 24 heures d’agréments de toutes sortes au cours desquels ma patience sera soumise aux plus rudes épreuves.

Que faire en un corps de garde à moins que l’on n’y songe ? se dit-on tout d’abord. Mais bientôt on s’aperçoit que la besogne n’est pas mince et que les multiples devoirs du maréchal des logis de garde sont loin de constituer une douce sinécure : Surveiller la tenue des hommes qui sortent, inspecter et faire nettoyer le quartier de fond en comble deux fois par jour, dépenser des trésors d’astuce pour obliger les prisonniers à travailler, répondre à l’adjudant, répondre au capitaine de semaine, s’assurer de la présence des consignés, exécuter de nombreuses rondes aux écuries pendant la nuit, mille soins divers, mille tracasseries encombrantes de par leur nécessité même tiennent en éveil l’esprit et le corps du chef de poste.

Cependant, il y a des heures de répit pendant lesquelles celui-ci, installé sur sa chaise à la porte du quartier, est libre de fumer une cigarette en lisant, tandis que le factionnaire, sa carabine sur l’épaule, se promène lourdement, de long en large, solennel, sanglé dans son ceinturon.

Que de figures intéressantes, que de types curieux à l’analyse ont ainsi défilé sous mes yeux pendant ces longs et charmants ennuis où je laissais vagabonder mes regards et mon imagination ! Officiers de tout âge et de toute allure, fournisseurs rapaces, l’œil en dessous, chefs ouvriers à bonne bedaine, dragons alertes, mamans qui viennent visiter « le petit », un paquet à la main, les yeux humides, mille visages différents, mille pensées diverses.

Près de moi, dans une pose de héraut antique, accoté à la grille, voici le trompette de garde, tout prêt à appeler les brigadiers de semaine dont il est la bête noire. C’est généralement un beau gars, grand, bien taillé, de fière apparence sous la crinière rouge, les larges épaules carrément emprisonnées dans les franges blanches, le cordon autour de la poitrine, le revolver au côté, l’instrument flambant sur les reins, il semble attendre le moment d’emboucher la corne pour faire baisser un pont-levis imaginaire.

On le connaît bien. Et suivant les fanfares qui s’échappent du pavillon de sa trompette, on l’applaudit, ou on l’envoie au diable. Une foule de sentiments se soulèvent au vent des notes perlées ou graves, joyeuses ou sévères, qui roulent sous son coup de langue. Il commande le travail et le repos, entonne la marche des événements journaliers. Et je compris la pensée d’orgueil naïf, de triomphe inavoué qui l’agitait le jour où, me montrant son cuivre admirablement fourbi, sans se douter qu’il paraphrasait un mot célèbre, il s’écriait :

— Dire que ceci fait marcher tout cela ! Et d’un geste large de son bras étendu, il enveloppait le quartier tout entier comme pour en prendre une possession intime dont il jouissait silencieusement.

Chaque sonnerie a sa physionomie particulière qui est une sorte de miroir fidèle de la physiologie du régiment. Qui connaît les mœurs du quartier, peut aisément reconstituer dans son esprit les scènes qui se déroulent dans les chambres et les écuries, fouiller même dans la pensée du dragon, au moment où le trompette lance ses appels cuivrés et sonores. — Sans parler des sonneries aux brigadiers de semaine après lesquelles on voit toujours apparaître la tête effarée du malheureux qui interrompt vingt fois son travail ou son repos, sa lecture ou sa pipe, pour venir répondre ; — à la corvée, qui soulève des tumultes, des protestations, des tempêtes, — ce n’est pas mon tour, — j’y ai été hier, — j’y suis tout le temps, — à la distribution du vaguemestre, qui fait pousser aux uns un cri de joyeuse satisfaction, aux autres un soupir de résignation, — à l’instruction suivie de la dégringolade des conscrits qui tremblent d’arriver en retard ; il en est quelques-unes qui sont comme le chronomètre charge de compter les pulsations du cœur dans ce grand corps enfermé derrière les hautes murailles ; ce sont les sonneries périodiques, revenant à heure fixe, immuables, implacables, impitoyables : le réveil, l’appel, le rapport, les consignés, la soupe, l’extinction des feux. Il en est d’autres qui lui donnent des secousses inattendues, et le galvanisent comme des courants de pile électrique : les quatre appels pour le feu, le boute-selle à la charge…


Nous sommes au matin. Il est huit heures, la corvée est terminée ; les cours sont propres. Nous attendons le colonel. Les hommes de garde gantés, la carabine à la main, guettent le signal de la parade.

Aux armes ! crie le factionnaire.

Nous nous précipitons et nous nous rangeons sur le passage pour rendre les honneurs.

Le colonel descend lentement la rue. Il entre après avoir salué d’un geste grave la sentinelle qui présente l’arme. Il soulève son képi devant nous et passe.

Le colonel est vieux, — non de cette vieillesse de gaga qui brise les jambes, courbe le corps et fait tomber de grosses paupières molles sur des yeux troubles, — mais de cette verte et mâle vieillesse gagnée dans la fatigue de quarante ans passés au service du pays, et qui n’est que la transformation d’une force ardente en une force mûre. Ses cheveux sont blancs ; mais sous l’embroussaillement gris des sourcils, dans le rayonnement des yeux décidés, franc ouverts, éclate la jeunesse du cœur. Il commence à prendre du ventre ; mais il se tient droit, la poitrine largement étalée. Dans les moments de colère sa voix fait trembler ; mais à part ces quelques éclats ou la patience échappe un instant à cet homme dont les soucis sont graves et la responsabilité lourde, sa parole est très encourageante. La bouche garde ce sourire de bienveillance qui rassure malgré le grand air de froideur répandu dans toute sa personne. Toutes les fois qu’il a l’occasion de parler à ses hommes, il se laisse culminer par cette passion du régiment qui le domine et l’absorbe. Et ce n’est pas en lui une affection banale, faite d’habitudes invétérées plutôt que de sentiments élevés ; c’est cette amitié profonde du créateur pour son œuvre, de celui dont toutes les pensées, toute la vie, sont tendues à ce seul but : Former de solides escadrons capables de rendre tous les services que le pays est en droit d’espérer et d’exiger. Le colonel tout entier est dans ce mot : « J’aime mon régiment. »

Le voici qui se dirige vers la salle du rapport, accompagné des deux chefs d’escadron, deux types de cavalier absolument opposés. De haute noblesse tous deux, ils ont chacun une manière toute spéciale de porter le blason.

L’un, descendant des du Mont-du-Pic, sec, immense, perché sur deux interminables jambes maigres, la voix perçante et bredouillante à la fois : il traîne sur certains mots comme sur le mot Monsieur avec des eueu… eu… qui n’en finissent plus, puis s’emballe dans une phrase avec une exubérance irrésistible et des éclats qui s’entendent au loin ; toujours distrait, comme absorbé par la solution d’un problème, il répond d’un coup d’œil aux saluts, ou ne répond pas du tout ; pourtant son geste est vif et fréquent. — Très brave homme, au fond, malgré la mine un peu trop terrible que lui donne la balafre blonde de sa moustache à la gauloise, il attache une importance énorme aux questions de détail, aime à discuter pendant des quarts d’heure avec le premier qui lui tombe sous la main, à propos d’une courroie de bidon, ou d’une vis de casque ; homme de parade, il s’occupe beaucoup de la bonne tenue de ses dragons ; mais, à l’occasion, il laisse de côté toute question d’étiquette militaire pour ne voir que le but à atteindre ; fort audacieux, il ne craint pas de faire exécuter à ses deux escadrons des dix kilomètres de trot allongé pour la réussite d’une simple manœuvre ; un peu brouillon en apparence, il est très sûr de son fait. En campagne, ce sera un officier aimant à risquer quelque dangereuse partie, quitte à employer ensuite tous les moyens pour s’en tirer à bon compte.

Le commandant de Lespagnac est l’antithèse vivante de celui-là. Au physique, c’est un homme admirablement bâti, un très beau type de mâle. L’œil froid et résolu, la parole brève sans dureté, parlant peu pour dire beaucoup, très homme du monde, d’une politesse hautaine corrigée par une certaine bienveillance, il semble résumer les qualités extérieures de l’officier de cavalerie. Il sait énormément. On le soupçonne d’employer ses loisirs à de grands travaux militaires. Il tient son demi-régiment en éveil par des mots qui portent toujours juste. À la guerre, ce sera l’homme de sang-froid, y regardant à deux fois avant de risquer la vie d’un seul cheval, mais marchant avec l’impétuosité du boulet, une fois la résolution prise. Il est très estimé.

Le lieutenant-colonel s’avance à leur rencontre : petit, boulot, le geste rapide, la parole haute, un peu dure, saluant prestement du pommeau de la cravache, la physionomie pétillante d’intelligence avec une légère pointe de ruse dans son œil clair et assuré, il a l’air très franc, très hardi — on le dit aussi hardi près des femmes que sur le terrain de manœuvre. Vif et emporté par nature, il sait dominer ses colères pour prendre avec les hommes une attitude de fermeté quasi amicale ; il est aimé de beaucoup, fort respecté de tous.

Les grands chefs sont entrés à la salle du rapport, suivis du capitaine adjudant-major, un hercule taillé à coups de hache, cuirassier de tempérament égaré parmi nous, horriblement strict sur la question de la propreté du quartier, au demeurant, le meilleur garçon du monde et surtout soldat convaincu. À ce moment où la décision du jour s’élabore, la cour est silencieuse ; tout est calme ; je puis m’offrir en toute sécurité de conscience les douceurs d’une cigarette et d’un bavardage avec le maître-bottier qui s’arrête toujours au corps de garde avant d’aller livrer son ouvrage, — histoire de tailler une petite bavette. — Maître Civey, petit, maigrelet, serré dans son pardessus, très affairé, très pressé, entame d’interminables causeries, au cours desquelles il donne vingt fois la poignée de main finale… « Au revoir, mon cher, pas le temps de m’arrêter… une paire de bottes pour le commandant… vous savez ?… du Pic qui n’aime pas attendre… Ah ! à propos, ce pauvre Martin… huit jours de prison… hein ?… c’est raide, pour si peu de chose… Au revoir ! Je le lui avais bien dit, du reste… Je me sauve. — Tenez, c’est comme ce cher Olivier, l’an dernier… » Et le bavardage reprend, avec un irrésistible bagou, une volubilité vertigineuse, un jugement caustique sur les événements du jour, et dans tout cela, un grain d’esprit endiablé. — Pour le moment, maître Civey, le maître des maîtres au domino, l’incomparable qui roule les plus forts joueurs et enfonce les premiers faiseurs de Saumur, allonge un nez long d’une aune : il vient de perdre 500 francs en pariant sur Nébuleuse, au grand prix. Car en dehors de son étude, maître Civey se livre à une foule d’occupations parmi lesquelles le domino et les courses tiennent le premier rang. Il faut le voir, dans la saison, envoyer et recevoir dépêches sur dépêches. Presque toujours il est roulé. N’importe, il a un fétiche, étudie une combinaison ; il prendra sa revanche… vous verrez, un jour… ou l’autre… Au revoir, mon cher… très pressé ; le commandant n’est pas commode… au revoir ! au revoir !

Mais quel est cet individu à mine patibulaire qui s’avance vers moi, un ballot sur l’épaule, l’échine courbée de nombreuses salutations ! — Il me l’apprend bientôt lui-même et m’annonce avec un fort accent d’outre-Rhin, qu’il est un « bovre gommis foyageur qui fend des imaches padriotiques. » Une méfiance instinctive me vient contre cette figure chafouine aux yeux vivant derrière un cercle de paupières rouges ; et, bien qu’il se prétende Français naturalisé, qu’il ne demande qu’une betite temi-heure pour traverser les chambres et vendre sa cargaison ; je lui refuse impitoyablement l’entrée du quartier. Il s’en va en me regardant de travers. Quant à moi, je me contente de murmurer :

Ce bloc enfariné ne me dit rien qui vaille.

Si tu n’es pas espion, tu en as la tournure… Va-t’en au diable.

— Qu’est-ce que c’est que ce lapin-là ? me demande le lieutenant Baudoin.

— Un colporteur que je n’ai pas voulu laisser entrer.

— Vous avez bien fait ; avec ces gaillards-là on ne sait jamais à quoi s’en tenir.

Et l’officier s’en va, en sifflotant, les mains dans les poches, la cravache sous le bras. Il a l’apparence d’un vrai gamin, ce lieutenant Baudoin, mais d’un gamin diantrement fort. Il est arrivé de Saint-Cyr, passant par Saumur. Il incarne le type de l’officier gai, tutoyant le dragon et lui offrant la goutte en le tenant à distance respectueuse ; ne prenant rien au tragique, heureux de vivre, voulant tout le monde content autour de lui : très ferme sur les questions de service, il passe volontiers une peccadille, mais demeure impitoyable à la manœuvre ; il s’applique avant tout à obtenir la confiance de ses hommes ; ne dédaigne pas un brin de noce à ses moments perdus, mais devient bûcheur dès que, rentré chez lui, il se plonge dans la solution de quelque difficulté de théorie ; traite le soldat de grosse bête avec sa voix de bonne humeur, mais ne l’insulte jamais de ces mots ignobles qui ont cours dans la légende des Ronchonnot. Il aime la plaisanterie, déteste les hargneux. Pour ceux qui s’arrêtent à la surface, c’est un bon enfant. Quand on l’étudie de près, on sent chez lui le grand désir de faire la vie douce à ses hommes, de leur inspirer l’amour du métier, de développer le sentiment de leur propre dignité en effaçant autant que possible la distance qui sépare l’officier de ses inférieurs. Par ces moyens simples au premier examen, exigeant en réalité beaucoup de tact et de cœur, il est arrivé à se faire adorer. Je vous réponds que son peloton ne restera pas en arrière quand le lieutenant Baudoin commandera : « Chargez ! »

Le factionnaire s’apprête à se mettre au port d’arme : un officier descend la pente raide de la rue au petit galop de manège, et les sabots du cheval touchent à peine le pavé glissant et dangereux. À première vue, je ne puis retenir un cri d’admiration : — La belle bête ! » En l’examinant plus attentivement, je m’aperçois qu’elle n’a rien de remarquable en elle-même ; mais elle est supérieurement montée : quel galop étonnant de calme et de ramassé ! — un galop que l’on suivrait au pas ! Comme l’encolure est assouplie ! Comme la bouche frémissante s’ouvre d’impatience sur le mors qu’elle mâchonne et blanchit ! Comme les reins prennent bien l’aspect d’un ressort prêt à bondir !… Je salue au passage le capitaine Cotteret, l’écuyer hors ligne, le puissant cavalier admiré de tout le régiment. Il s’en va, les rênes presque flottantes sous la légèreté de la main, le mollet légèrement collé au flancs de la bête. — Celui-ci est un passionné du cheval. Il le connaît comme un savant le livre qu’il a écrit, passe avec lui de longues heures de tête à tête au manège. Mais qu’on ne se figure pas qu’il songe uniquement au cheval ; pour lui, c’est un moyen d’action qu’il faut perfectionner le plus possible, et rien de plus. La vraie pensée est ailleurs : C’est l’officier sérieux, mais non pédant ; travailleur, soumettant son esprit comme son corps à des gymnastiques forcées. Il ne fait point parade de ce qu’il sait. Au manège, lorsqu’il lui arrive de donner une leçon aux sous-officiers qui l’écoutent, attentifs, on reste étonné de la bonhomie simple, sans pose, sans prétention avec laquelle il explique très lucidement les plus grosses difficultés d’hippologie ou d’équitation. De taille moyenne, fort bien pris, il est d’aspect sympathique. Le léger sourire qui ne le quitte pas n’a rien d’impertinent, malgré la fine raillerie que l’on y devine. Très affable pour ses hommes, il punit peu. Mais il est très craint de ses pelotons qu’il mène avec une froide fermeté, sans aucune tyrannie. Les uns le disent trop sérieux ; d’autres prétendent qu’il est mélancolique ; d’aucuns affirment qu’il est fort ambitieux. Ce qui est certain, c’est que c’est un consciencieux, attendant patiemment le moment où son escadron et lui pourront être utilisés.

Si le capitaine Cotteret a la science de l’étude, le lieutenant Fritz, lui, possède la science approfondie que donne le flair. Un dragon, ce Fritz, dragon pur sang, dragon de race, avec sa tête de lion maigre, ses allures chevaleresques, autant que cavalières, pleines de cette franchise décidée qui séduit et attire. Il a pour son peloton une amitié jalouse qui le fait mettre dans des rages folles lorsque quelqu’un s’avise de tarabuster un des siens. Il connaît ses hommes, donne l’élan à toute leurs qualités, écrase leurs défauts d’une chiquenaude. Très juste, très raide sur la question de tenue, il a les traînards en horreur ; avec lui, qu’il s’agisse d’astiquer une bride ou de pousser une charge, il faut donner de l’avant ; malheur à ceux qui restent derrière. À première vue, il effraie les conscrits par son apparence sévère, sa parole sèche. Mais sous sa rudesse extérieure, dans cette physionomie bien ouverte, intelligente, sous les lignes osseuses du visage, on a bientôt fait de discerner tous les mâles sentiments qui plaisent dans un soldat. Il déteste la punition, mais frappe dur quand il le faut. Ses cavaliers ont en lui une confiance aveugle. Ils savent qu’il possède cet instinct qui fait reconnaître à l’officier comment il doit agir dans les circonstances les plus périlleuses ; ils savent qu’il est aussi prudent qu’audacieux, et disent communément : « Si nous faisons campagne, pas de danger que Fritz nous mette jamais dans de mauvais draps. » Et ils sont persuadés que, même sous la mitraille, la seule présence de leur officier suffira pour les protéger.

Mais c’est l’heure de la soupe : deux cuisiniers apportent les gamelles des hommes de garde qui s’installent sur un banc, sur le bord du lit de camp, où ils peuvent. À les voir dévorer leur portion d’un si bel appétit, je sens la faim me gagner, et j’envoie chercher mon panier à la cantine Molinier, — l’hôtel Molinier, comme nous disons. En effet, le père Molinier, brave homme très correct dans ses rapports avec la troupe, gardant le fidèle souvenir du restaurant qu’il a tenu à Paris, il y a quelques années, n’est pas un cantinier ordinaire. Il a résolu ce problème : avoir une pension dans laquelle on puisse pénétrer sans se boucher le nez. Les mauvaises langues le disent trés noceur, émérite buveur. Mais peu importe : dans sa cantine, il se tient fort convenablement, et on est tenté de croire qu’il va apparaître en habit noir et ganté de coton blanc, la serviette sur le bras.

Tout autre est le vieux Colas, le cantinier d’en face. Énorme, la trogne rouge avec un masque de bêtise voulue sur sa face bouffie et des éclairs d’astuce au fond de ses petits yeux gris, uniquement préoccupé du centime à gagner en se moquant de la propreté de ses salles comme de colin-tampon. Sa femme, fondante matrone, fut jolie autrefois, dit la chronique. Et cette même chronique ajoute que le vieux Colas fut le dernier à s’en douter. Mais quoi ! ça lui est bien égal, à lui. — Un sou est un sou, n’est-ce pas ? Business is business.

Je déploie ma serviette et me prépare à attaquer mon déjeuner, jetant un coup d’œil sur les hommes qui se présentent pour sortir, répondant par un « Allez ! » à la muette question qu’ils me posent dans leur salut, lorsque j’entends des éclats de voix dans la cour.

— Sapristi ! C’est l’adjudant de semaine ! Qu’y a-t-il encore ?

— Maréchal des logis, me crie-t-il du plus loin qu’il m’aperçoit, il n’y a pas d’eau pour l’abreuvoir du 1er escadron ! à quoi songez-vous donc !…

Ce diable d’abreuvoir ; je l’oublie toujours.

— Morin, courez au trot, ouvrir les auges… L’adjudant est furieux !… »

… Par ce que la fureur est le propre d’un adjudant : c’est sa vie, la condition sine qua non de son grade. Un adjudant de bonne humeur est peut-être un homme, un militaire, un grade, un monstre, tout ce que l’on voudra ; mais ce n’est plus un adjudant. Et il n’y a guère à lui en vouloir de cette perpétuelle mauvaise humeur.

Satan eût dû nommer saint Antoine adjudant. C’en eût été fait de l’héroïque résistance du saint. À s’acquitter de ces dures, méticuleuses et pénibles fonctions, le plus doux devient fatalement grincheux.

Un chien s’est-il oublié dans un coin ?… Voyons, voyons, adjudant, mais vous dormez donc toute la journée ? — Les fumiers sont-ils mal rangés dans leur cadre ? Décidément, adjudant, nous allons nous fâcher. — Le cheval de bois a-t-il une jambe fendue ? Sonnez à l’adjudant ! crie l’officier chargé du matériel.

Il est responsable de l’agitation et du calme, du bruit et du silence. Il est le monstrum horrendum des prisonniers qui usent leur imagination à lui jouer des tours. Il est en lutte ouverte avec le quartier tout entier : c’est le pion auquel les élèves ne songent qu’à faire la nique, par ce seul fait qu’il est pion. Et l’on s’étonne que son caractère tourne au vinaigre ! que sa voix s’enroue et prenne des tons de fausset !

C’est pourtant un homme convaincu, que l’adjudant. Il a une véritable mission à remplir : de son zèle, de sa vigilance dépendent l’ordre, la propreté, la bonne tenue du quartier. Humbles devoirs, grosse besogne. Il est certes à plaindre ; et plus il est détesté, plus il est à estimer. Car l’antipathie traditionnelle qu’il s’attire est en raison directe de la bonne volonté, du soin qu’il met à faire son métier. — Il a tous les déboires, aucun des côtés brillants de la vie militaire. Il vit seul, n’ayant pas de peloton à diriger, à dresser, a élever. Si son âme, comme celle de tous les camarades, s’ouvre aux grandes espérances qui agitent leurs ailes rayonnantes sur le régiment, il doit se taire. Et lorsque peut-être lui aussi voudrait s’occuper des questions qui préoccupent tout le monde, causer guerre, combats, gloire et revanche, le spectre de la corvée est la qui l’étreint, l’enlace, l’étouffe et le terrasse.

Je songe, non sans tristesse, à l’existence méconnue de ces humbles auxiliaires. Mais bientôt, ma pensée prend un autre cours.

Il y a contre la grille une dizaine d’individus dépenaillés, la figure blême, les yeux tirés, la casquette rabattue sur le front : ils attendent que les dragons aient fini de manger, et qu’avec les restes des gamelles on vienne emplir leur écuelle qu’ils dévorent sur place. Plus d’un cavalier descend un morceau de pain à quelqu’un de ces pauvres diables. Et il me semble qu’il y a je ne sais quoi de touchant dans le geste du dragon passant rapidement à travers la grille la tranche qu’il vient de couper à sa ration de deux jours. Involontairement, je songe aux grandes fêtes de bienfaisance données au profit des inondés du Rio-Noir, Jaune ou Bleu ; et je me demande de quel côté se trouve la charité : chez Pinteau, serrant peut-être d’un cran la boucle de son pantalon, — je n’exagère rien, j’ai vu, — ou chez les adorables présidentes de bonnes œuvres en tout genre, dansant leur aumône à grand orchestre.

J’ai connu un de ces tristes hères qui fut pour nous une réelle énigme. Tous les soirs, au moment de la soupe, il entrait au corps de garde du quartier, quai d’Orsay, ou nous étions alors casernés. Boutonné jusqu’au col, — peut-être pour cacher l’absence de chemise, — et serré dans une redingote noire très propre, mais lustrée par l’usure, les bottes éculées bien cirées, les mains dans des gants noirs rougis aux coutures par l’emploi de l’encre, il ne manquait pas d’une dignité quasi-fantastique. Il ôtait gravement son chapeau haut de forme aux bords cerclés d’éraillures grises, et demandait la permission de s’asseoir. — Alors, il sortait de sa poche une demi-douzaine de journaux qu’il se procurait je ne sais où, — il est vrai qu’ils dataient d’un mois, — en choisissait un, lisait attentivement ; puis, soudain,

comme si on l’eût vu pour la première fois :

— Mais qu’est-ce qu’ils mangent donc là, vos hommes ? Ça sent joliment bon.

Il attendait anxieusement. Le journal tremblait.

— Tenez, monsieur, si vous voulez y goûter ?…

— Avec grand plaisir !… Ce n’est pas que j’aie grand appétit… Oh ! mon Dieu, non, mais cela est si bon !…

Quand il avait fini, il s’en allait en saluant majestueusement.

Était-ce un maniaque ? un diplomate de la misère ?… un homme à la mer ?… Nous ne l’avons jamais su.

Onze heures viennent de sonner. C’est le moment où les officiers venus au quartier pour la manœuvre, ou le rapport, une revue ou un tour de manège, franchissent la porte pour aller déjeuner. La différence des caractères perce encore dans la manière de saluer le factionnaire qui reste au port d’arme devant la défilade. Celui-ci porte lestement le pommeau de la cravache à hauteur de la tempe ; celui-là lance un coup de képi solennel. En voici qui se contentent de toucher le bout de la visière, tandis que d’autres exécutent le salut réglementaire, dignes, raides : Vieux capitaines qui ont fait la campagne, le front chargé du souvenir du passé ; jeunes sous-lieutenants alertes et superbes, l’œil rayonnant ; officiers supérieurs graves et soucieux ; chefs de pelotons, gais d’allure et d’aspect ; causant à mi-voix ou parlant haut et ferme ; s’en allant posément ou se sauvant à grandes enjambées.

Mais, malgré les différences bien tranchées, malgré l’originalité propre à chacun d’eux, on les sent tous étroitement unis, depuis le colonel jusqu’au dernier promu, encore gêné dans son dolman neuf, — vieilles moustaches blanches, et jeunes duvets blonds, — par une pensée commune qui les fait plus que camarades, plus qu’amis, plus que frères : l’amertume du passé, l’espoir de l’avenir. — On les sent attelés à une même tache à laquelle ils se livrent avec la même ardeur et la même vaillance : Faire de leurs pelotons, de leurs escadrons un régiment français prêt à toutes les gloires comme à tous les sacrifices. On les devine dominés par l’idée fixe qu’un jour, — bientôt peut-être, — ils pourront enfin laisser éclater au grand jour les sentiments qui couvent : souffrance et espoir, haine et amour.

Et, les voyant ainsi passer, j’essayais de saisir le fil qui reliait toutes leurs pensées. Et je me rappelais, je comprenais le mot du général inspecteur, le jour où, ayant jugé d’un profond regard le peloton des officiers groupés sur son passage pour le recevoir, ayant analysé ces têtes audacieuses, calmes, jeunes, vivantes, il murmura, tandis que son visage sévère s’éclairait d’un sourire qui en disait long :

— Colonel, vous avez un bien beau corps d’officiers.