La Librairie Illustrée (p. 39-66).




V

LES NUITS DE CLOU



À M. Gramont.



Je montais ma première garde d’écurie.

J’étais au régiment depuis deux mois et je sortais à peine des premières tristesses involontaires auxquelles je cédais encore parfois. Appuyé sur ma fourche, je réfléchissais à cette existence nouvelle qui commençait à me passionner ; et mes songeries bercées par le ronflement sourd des chevaux ne manquaient pas d’un certain charme auquel je me laissais aller volontiers.

Tout à coup, une voix de stentor retentit derrière moi.

— Garde d’écurie !… Garde d’écurie !… Où est-il donc ce garde d’écurie de malheur !

J’aperçus le brigadier de semaine qui agitait désespérément sa giberne, insigne de son service.

— Voilà ! présent, brigadier ! m’écriai-je tout tremblant devant la colère évidente de mon supérieur.

— Ah ! vous voilà, vous ! Eh bien, vous en faites du propre !

— Du propre !… Qu’y a-t-il donc, brigadier ?

— Ce qu’il y a ? — Il y a que l’officier de semaine vient de passer et qu’il trouve les écuries très mal tenues. — Venez avec moi. Tenez, voici de la paille sur le pavé… Et cette litière, vous trouvez qu’elle est bordée ?… Votre manteau n’est pas roulé… Sapristi ! voici un cheval qui va se blesser au bat-flanc. Un bat-flanc à terre ! Et vous ne le ramassez pas f… Et là ?… oh ! c’est trop fort : vous aurez deux jours de salle de police !

Et, du doigt, le brigadier majestueux, comme le Jupiter Olympien au terrible Nutus, me montrait le corps du délit flagrant, indéniable : cinq ou six marrons tout frais éclos. Ah ! ces maudits marrons, je savais bien qu’ils auraient dû être déjà emmagasinés dans la vanette. Mais ils étaient là, accusateurs fumants, qui me reprochaient de manquer à tous mes devoirs ; et l’auteur du crime, je veux dire le cheval, tournant vers moi sa tête expressive, semblait me regarder d’un œil plein de malice.

Je ramassai piteusement les pièces a conviction ; et le brigadier se retira en grommelant : « Deux jours de clou… »

Deux jours de salle de force !

Des années ont passé sur ce moment de candide terreur. Et j’entends encore la voix grondante du brigadier, un brave homme qui me paraissait doué d’une puissance extraordinaire. Je me souviens encore du grand effet que me produisit l’annonce de cette punition — la première punition.

Je m’étais si bien promis de ne jamais être puni ! Il me semblait que j’étais comme défloré, que je venais de perdre un droit idéal à je ne savais quelle blancheur immaculée du folio de mon livret. J’étais navré.

Depuis, j’ai mérité et subi bien des jours de consigne et de salle de police. Et il me revient à la mémoire un vieil adage de quartier sous l’écorce paradoxale duquel germe peut-être un grain de haute philosophie militaire : « Pour devenir bon cavalier, il faut avoir souvent mordu le sable du manège ; pour devenir bon soldat, il faut avoir dormi plus d’une fois sur les planches. »

Y a-t-il là simplement une pensée de consolation ? Y a-t-il réellement l’idée de l’influence des punitions sur le cerveau humain ? Je laisse aux penseurs le droit d’ajouter un chapitre à la psychologie : « De la nécessité des récompenses et des punitions dans la conduite des animaux, — hommes et chevaux. »

Toujours est-il que le soir, à huit heures, le trompette ayant sonné l’appel des consignés, j’allai en soupirant me constituer prisonnier, vêtu d’un pantalon de toile, d’un bourgeron, d’une calotte de drap, chaussé de sabots ; c’est la tenue de rigueur pour les corvées et les séjours dans les locaux disciplinaires : la toilette de bal, comme disent les farceurs avec ce génie de gaité qui cherche toujours à voiler le désagréable de pittoresque. Pour eux, ce costume de condamnés, c’est la tenue obligatoire des grandes réceptions et des fêtes mondaines. Coucher à la salle de police, ce n’est plus passer une nuit sur un lit de planches, c’est dormir avec la femme de l’adjudant ou avec Madame Sapin.

Ces joyeuses caricatures des plus vilains quarts d’heure qui soient au régiment indiquent au moins que le dragon ne garde pas rancune à la salle de police, comme voudraient le faire croire les malveillants.

Nous voici alignés devant la porte du corps de garde. Le sous-officier, armé de son registre qu’éclaire un pale falot, commence l’appel. Il fait froid… — Brisot… Présent !…Thomas… Présent !… Leturc… Présent !…

Cet appel ne finira donc pas… Il ne fait pas chaud ici…

…Ribière !… Marronnier !… Bertrand !…

— Présent, dis-je d’une voix piteuse au moment où je commençais à craindre qu’on ne m’eut oublié. Oui, si étrange que cela puisse paraître, j’avais peur d’être renvoyé. Elle m’attirait, cette nuit de salle de police ; je voulais savoir. Et pourtant lorsque mon nom fut prononcé, il me sembla que cette crainte pouvait bien être un espoir, au fond.

— Les consignés, vous êtes libres, dit le sous-officier. Les hommes punis de salle de police, appuyez la croupe en dedans.

Cela signifiait : Venez avec moi.

Nous suivîmes le brigadier qui balançait un énorme trousseau de clefs. Une porte s’ouvrit avec un bruit de cadenas à donner froid au dos ; un trou sombre était béant devant moi. Je m’introduisis dans le noir. La porte se referma avec le même ferraillement qui voulait être effrayant.

J’étais prisonnier.

Il faisait nuit. Il faisait froid.

J’entendis mes compagnons d’infortune s’étendre bruyamment sur la planche. À tâtons, je trouvai le lit de camp, m’assis sur le bord et me pris à réfléchir.

Je l’avoue franchement, je considérais alors dans une sorte de vision rétrospective la petite chambre où j’avais l’habitude de dormir, bien close, avec son lit chaud aux bonnes couvertures de laine blanche. Je songeais au bien-être calme de chez moi. Et je me laissais emporter doucement au fil de mes regrets. Mais quelque chose, au fond de moi-même, me disait de reprendre courage ; que je faisais l’apprentissage d’un rude metier et que ce n’était pas avec des pleurnicheries que je me cuirasserais l’âme et le corps.

Je fus soudain distrait du courant de ces diverses pensées par une voix de ténor jeune et fraîche qui chantait, non sans une pointe d’ironie :

Les rendez-vous de bonne compagnie
Se donnent tous dans ce charmant séjour.

Ce couplet débite à pleins poumons me fit plaisir. Il me transportait à l’Opéra-Comique, au milieu des dorures, du chatoiement des velours, de l’éclat des lumières.

Mais qu’est-ce à dire ? Voici que la rampe s’illumine ; que la scène s’éclaire ?…

Eh ! non : nous ne sommes pas place Boïel-dieu. Nous sommes bien à quarante lieues de Paris, dans le vieux quartier de cavalerie, derrière la porte solidement verrouillée d’une salle de police ; et c’est un dragon qui vient d’allumer un bout de bougie introduit frauduleusement dans les plis de sa calotte.

Ce qui me stupéfie le plus en ce moment, c’est de voir les douze ou quinze gaillards allongés sur les planches, tous protégés par une couverture à cheval. Comment ont-ils pu faire ?…

— Ah ça, tu ne te couches pas, pierrot ?

C’est un des prisonniers qui me parle.

— Non : je préfère rester assis.

Rester assis !… Toute la nuit !… Nous la connaissons cette chanson-là. Allons, arrive ici. Et ta couverture ?

— Je ne l’ai pas apportée.

— Pas apporté sa couverture ! Qu’est-ce qu’il t’apprend donc, ton camarade de lit ? Ah ! ces pierrots d’aujourd’hui !… Mets-toi ici, entre Macabiou et moi. Macabiou, passe lui un peu de ta couverture.

Et à deux, ils parviennent à me couvrir.

— Qu’est-ce que tu as fait, pierrot ?

— C’est le brigadier de semaine qui m’a puni…

— Connu : malpropreté des écuries ; je le sais par cœur, ce motif-là.

— Mais comment faites-vous pour introduire des couvertures ici ?… Et vous fumez ! On vous a pourtant bien inspectés tout à l’heure.

— Ah ! dam, on risque le tout pour le tout : une couverture et du tabac contre huit jours de plus. »

Et il m’explique… Que de fois je les vis exécuter, dans la suite, ces trucs ingénieux du malheureux condamné à déserter son lit. Et si je n’eus jamais le courage de cacher mon tabac dans la paille des sabots, j’appris du moins à rouler autour de mon corps, sous la chemise, la couverture à cheval finement aplatie.

J’examinais curieusement à la lueur vacillante de la bougie plantée dans un coin de la vaste chambre aux murs proprement blanchis à la chaux, aux fenêtres grillées très haut placées, coupée en deux dans toute sa longueur par le lit de camp, c’est-à-dire un assemblage de planches polies et fort bien rabotées, clouées sur des tréteaux.

Cette chambre, qui n’a rien de commun dans son aspect avec les prisons romantiques garnies de la traditionnelle paille pourrie, prend des noms différents suivant l’humeur et la qualité de celui qui en parle.

Pour l’officier correct, c’est la salle de police.

Pour le casernier, c’est le numéro tant.

Pour le commandant du génie, c’est un local disciplinaire.

Pour le cavalier, c’est à volonté la boite, ou la malle, ou la petite malle par opposition avec la grosse qui est la prison ; ou bien encore l’ours, le clou, le trou, le bloc.

Il semble qu’il y a là une vraie superstition qui oblige les dragons à ne jamais employer le mot propre, sans doute par crainte de s’attirer la chose. Dans un autre ordre d’idées, c’est peut-être la même superstition qui poussait les anciens à remplacer le mot mourir par une périphrase.

Quoi qu’il en soit, — superstition ou simple désir de caricature, — les hommes n’emploient jamais le vocable officiel pour désigner la salle de police.

Pendant que je m’abandonne à mes rêveries, les prisonniers étendus côte à côte, la tête appuyée sur le sac à distributions qui sert d’oreiller, chantent ou causent bruyamment.

— Qu’as-tu fait, toi, Macabiou ?

— Moi ? c’est l’adjudant qui m’a allongé huit jours…, je ne me rappelle plus pourquoi.

— En voilà une rosse que cet adjudant !

— Moi ? c’est l’officier : deux jours pour ne pas avoir astiqué ma bride, hier.

— Quel rossard que cet officier !

Et les commentaires vont leur train. Les officiers, les sous-officiers, les brigadiers sont passés en revue, jugés d’un mot et définitivement classés dans la catégorie des rossards ou des bons garçons.

Ah ! si les officiers pouvaient écouter ce qui se débite dans une nuit de clou ! Comme ils seraient étonnés d’entendre leurs actions, leurs gestes, leurs paroles minutieusement contrôlés et passés au crible d’un sévère examen. Comme ils seraient stupéfaits des aperçus humoristiques et satiriques de cette véritable gazette nocturne sur tous les événements du jour ! La décision du colonel y est discutée avec un aplomb imperturbable, en même temps que la valeur relative des consommations dans les trois cantines rivales. Ah ! s’ils entendaient !…

Mais ils savent tout ce qui peut se dire parmi ces hommes aigris par une punition. Ils savent que toute leur mauvaise humeur s’en ira en paroles, et que demain, à l’aurore, quand on les relâchera, ils ne penseront plus à leurs colères. Ils savent que toutes ces phrases dépitées sont fanfaronnades de gens qui se consolent de leur mieux.

Lorsqu’ils ont fini de pester contre celui-ci ou celui-là, qu’ils ont donné leur appréciation sur le cheval que monte le capitaine un tel, sur la manière de commander du lieutenant tel autre, tandis que quelques-uns s’endorment et commencent à ronfler, les enragés, ceux qui boudent la planche, se racontent en manière de vengeance les trucs merveilleux inventés par certains prisonniers pour dépister la surveillance des adjudants, leur bête noire.

J’ai entendu là des faits que le narrateur prétendait absolument authentiques et qui tiennent de la légende par certains côtés presque mystérieux. C’est là que j’ai écouté pour la première fois les exploits de Pornet.

Pornet était un petit voyou des Batignolles qui, las de tout travail, s’engagea à dix-huit ans, avec l’espoir de couler une vie pleine de douceur entre les quatre murs du quartier. Le jour où on l’habilla, l’adjudant Loriot près de qui il passait en le regardant de son air le plus goguenard le questionna :

— Comment t’appelles-tu ?

— Jean-Jacques-Paul-Marie Pornet, M’sieu, et toi ?

La guerre commença. Petit, maigre, adroit comme un singe, la lèvre plissée par un rire gouailleur qui ne le quittait guère, Pornet déplut dès son arrivée. Toutes les fois qu’il apercevait l’adjudant Loriot, c’était pour lui décocher une épigramme que l’autre n’entendait pas, mais dont il saisissait parfaitement le sens. Alors, il bondissait.

— Hein ? qu’est-ce que vous dites ?

— Moi ? rien, mon adjudant !

Rarement ces escarmouches se terminaient sans que l’adjudant allongeât son maximum au voyou. Il faut dire que c’était là tout ce que celui-ci désirait.

En arrivant au régiment, il n’avait pas tardé à s’apercevoir qu’il fallait travailler dur et ferme. Ce n’était point là son compte. Il chercha donc dans sa cervelle matoise comment il pourrait parvenir à se débarrasser de toute occupation. Or, la première fois qu’il fit ses huit jours de prison, il sortit de la boite en disant :

— Mais c’est très chic ! Voila mon affaire ! Plus de manœuvre ; plus de bride à astiquer !…

Dés lors il passa son temps à se faire bloquer en permanence ; et il y réussit, évitant soigneusement le conseil de discipline ; frisant parfois le conseil de guerre, mais décrochant le plus souvent ses trente jours de prison.

Alors, Pornet jubilait.

Du reste, lorsqu’il lui arrivait de coucher dans son lit, le fait était raconté dans l’escadron comme un événement fabuleux, et le voyou prétendait qu’il s’y ennuyait ferme.

Une fois en prison, Pornet devenait le démon de l’adjudant Loriot. Celui-ci n’en dormait plus, maigrissait à vue d’œil. Dans cette lutte épique, c’était le moucheron qui sonnait la charge et triomphait du lion fou de fureur.

Le matin, à l’aube, on voyait Pornet, surveillé par le brigadier de garde, traîner sa brouette de corvée avec une lenteur majestueuse que rien ne parvenait à accélérer. Souvent, il s'arrêtait au milieu de la cour, s’asseyait sur sa brouette en disant :

— Je suis fatigué, moi !

Sur l’injonction du brigadier, il se levait, faisait mine de saisir les brancards, mais se rasseyait aussitôt en s’écriant :

— Je n’en puis plus, moi !

Et il continuait ainsi jusqu’à ce que ce manège fût aperçu de l’adjudant Loriot. Comme, à ce moment, celui-ci ne pouvait quitter sa chambre où il collationnait les rapports des cinq escadrons, il se mettait à la fenêtre, et on entendait ses clameurs d’un bout à l’autre du quartier.

Généralement, cette scène se terminait par une punition quelconque infligée au brigadier de garde « pour avoir manque d’énergie dans l’exercice de ses fonctions » ou pour tout autre motif arabe de ce genre.

Le triomphe de Pornet, c’était le coup du tabac.

Vers midi, l’adjudant faisait irruption au corps de garde et interpellait le sous-officier :

— Dites donc, maréchal des logis, vous n’avez pas visité Pornet avant de le renfermer ?

— Mais si, mon adjudant.

— Comment se fait-il qu’il fume ?

— Pornet fume !

— Dam, vous pouvez voir.

En effet, Pornet, accroché aux barreaux de sa fenêtre, lançait à travers le grillage des bouffées de fumée bleuâtre et considérait tranquillement l’adjudant qui blanchissait de colère.

— Vous voyez bien qu’il fume, n’est-ce pas ?

— Hélas, oui, mon adjudant ; ou, du moins, sa fenêtre fume !

— Pas de jeux de mots, maréchal des logis. Pornet fume. Or, s’il fume, c’est que vous ne faites pas votre service. Vous serez consigné huit jours.

C’était d’une logique impitoyable et il n’y avait rien à répliquer. De la sorte, le moucheron était devenu la terreur des sous-officiers et des brigadiers de garde.

Un matin, l’adjudant voulut en avoir le cœur net. Pornet, ayant achevé la corvée de quartier, rentrait sa pelle et sa brouette au corps de garde. Loriot était là.

— Vous avez du tabac, Pornet ?

— Du tabac ! Où voulez-vous que j’en prenne, mon adjudant ? Il y a six mois que je n’ai pas le sou.

— Alors, vous n’avez pas de tabac ?

— Pour sûr, mon adjudant. Du reste, je sais bien qu’il est défendu de fumer à la boite ; pas de danger que je me mette en contravention.

— Déshabillez-vous.

— Voilà, mon adjudant !

Pornet obéit avec une merveilleuse promptitude, jette la calotte sur la table, enlève le bourgeron, la veste, le pantalon de toile.

— Faut-il ôter ma chemise ?

— Oui, répond Loriot, les dents serrées, et vos sabots aussi.

Alors, on commence une visite minutieuse ; On tâte les doublures ; on retourne les poches ; on déplie la cravate ; on vide la paille des sabots : Rien, pas la moindre bribe de tabac ; pas la plus petite feuille de cigarette ; pas la plus maigre allumette.

— Allons, Pornet, donne-moi ton tabac.

— Mon adjudant, je vous jure…

— Maréchal des logis, gardez Pornet à vue. Brigadier, suivez-moi ; et prenez un homme avec vous.

Loriot se rendit la cellule de Pornet, — une cellule toute neuve.

À eux trois, ils la scrutent, sondent les murs, soulèvent les planches du lit de camp, grimpent sur le rebord de la fenêtre, pénètrent dans le petit coin où Jules se prélasse.

Rien ! toujours rien !

— Allons ! fait l’adjudant avec un comique soupir de désespoir. Brigadier, gardez la porte et empêchez qui que ce soit d’entrer ou d’approcher.

Il revient au poste. Pornet se rhabille sous ses yeux. Il le conduit lui-même à la cellule, accompagné du sous-officier. La porte est fermée à double tour.

Et ils s’en vont en disant : « Cette fois, c’est sûr, il n’a pas de tabac. »

— Voyez-vous, maréchal des logis, c’est ainsi qu’il faut agir avec ce rossard de Pornet.

Au bout de trente pas, ils se retournent. L’adjudant reste pétrifié :

Pornet suspendu au grillage lançait dans l’espace de légères spirales blanches qui avaient l’air de le réjouir fort.

La première fois que cet accident lui arriva, Loriot se précipita vers la cellule qu’il ouvrit rageusement : Pornet, étendu sur le lit de camp ronflait comme un sapeur.

— Vous fumez !

— Moi, mon adjudant ? Mais je dors !

— Mais, rugit Loriot, la cellule est encore pleine de fumée.

— Ah ! je vas vous dire, mon adjudant : c’est peut-être la cuisine d’à-côté qui envoie par une fente la fumée de ses fourneaux !

Dans la suite, le désolé Loriot prit le parti de s’en aller sans avoir l’air de rien voir. Il passait toujours sa petite revue, mais c’était pur acquit de conscience.

Un des trucs favoris de Pornet consistait à déposer subrepticement, au moment où le quartier est propre comme un salon de réception, quelque belle saleté, juste sur le passage du colonel, dans les environs de la salle du rapport.

— Voyons, adjudant, disait le colonel, il faudrait veiller à la propreté du quartier, que diable !

— Le malheureux Loriot restait coi, tout blême d’une rage à laquelle se mêlait presque de la terreur.


Et Touillé ! Qui ne se souvient de Touillé au 29e dragons ?

Ce n’était plus du tout le genre Pornet.

Fils de famille, de l’argent plein ses poches, il s’était laissé perdre par les mauvais conseils et l’abus du petit verre.

Touillé était loin de souhaiter la prison. Il lui fallait sortir tous les soirs, libre ou consigné, au prix même d’un danger sérieux. Comme il n’aurait jamais le courage de rentrer à l’heure, comme il lui arrivait souvent de s’absenter deux jours sans permission, il se faisait enfermer pour quinze ou trente jours, suivant la gravite du cas. Mais ceci ne l’empêchait pas de sortir. Tous les soirs, après l’extinction des feux, l’oiseau prenait son vol ; et le matin, avant le réveil, on le trouvait sur la planche.

Un soir, l’adjudant le rencontre dans un café éloigné du quartier.

L’adjudant se frottait les yeux et se disait : « Ce n’est pas possible ! Je viens de le voir à la boite. » Touillé se lève tranquillement et vient à lui :

— Mon lieutenant, voudriez-vous me faire le plaisir d’accepter un bock ?

L’adjudant lui tourne le dos et reprend en courant le chemin du quartier.

— Maréchal des logis, ouvrez-moi la cellule de Touillé, vite ! On ouvre, et on trouve Touillé en tenue de prisonnier, dormant d’un profond sommeil.

Comment s’arrangeait-il ? Personne ne le savait.

Les uns prétendaient que le casernier était de complicité avec lui, moyennant finances : qu’il avait en ville une voiture qui le suivait constamment. D’autres disaient qu’il y avait au plafond de la cellule un trou masqué par des plâtras : que ce trou communiquait avec la grosse cheminée des cuisines et que Touillé grimpait sur le toit, sautait sur un mur, et de là, dans la rue.


Un autre demeuré légendaire non pour de mauvaises farces, mais pour l’habileté spirituelle qu’il mit à gagner un pari, c’est Castan.

Il était rentré d’une permission de deux jours avec un retard de vingt heures qui lui avait valu quinze jours de prison. C’était du reste un bon soldat, joyeux caractère qui fit en entrant à la grosse malle le pari de ne pas y finir ses quinze jours.

On était au moment de l’inspection : on avait fraîchement blanchi à la chaux les murs des cellules. Castan était un dessinateur très fin, caricaturiste de talent.

Un matin, le capitaine de semaine visite les locaux disciplinaires pour s’assurer que tout est en bon ordre. Il entre dans la cellule de Castan et voit les murailles couvertes de dessins au crayon pleins de fantaisie et de bonne humeur. Le capitaine qui était un connaisseur admira, sourit même en voyant sa propre tête curieusement chargée ; mais il enjoignit au prisonnier de réserver sa verve pour des temps meilleurs, et fit reblanchir les murs.

Le lendemain matin, nouvelle visite. La blancheur de la cellule disparaissait encore sous les coups de crayon. Cette fois, le capitaine se fâcha ; donna l’ordre à un ouvrier maçon de pénétrer trois fois par jour dans la prison et de barbouiller toute tentative de dessin : Le général inspecteur arrivait le surlendemain.

Qui fut dit fut fait. De temps à autre, l’adjudant entrait brusquement chez l’émule de Cham. Mais Castan dormait. Le soir, à l’appel, le capitaine interrogea anxieusement l’adjudant.

— Eh bien… Castan ?…

— Il n’a pas bougé, mon capitaine. Du reste, je lui ai enlevé ses crayons.

Le matin, lorsque le capitaine commença sa visite, deux immenses dessins, deux vrais tableaux couvraient complètement deux panneaux de la cellule.

Le premier, celui de gauche, figurait l’arrivée du général inspecteur dans la prison de Castan, les murs noircis du haut en bas : le mécontentement du général, la colère du colonel, la fureur du capitaine, le désespoir de l’adjudant étaient notés avec une saisissante vérité ; derrière tous ces personnages, Castan lui-même exécutait une danse fantastique et agitait une pancarte sur laquelle on lisait : « Paro bellum ! »

Le tableau de droite représentait les mêmes personnages avec des expressions de physionomie inverses. Les murs étaient vierges de toute souillure ; le général approuvait ; le colonel souriait : le capitaine se frottait les mains et l’adjudant jubilait. La légende disait : « Si vis pacem, portam aperi. »

Le capitaine était un homme d’esprit ; du reste, il prisait fort les talents du prisonnier. Il prit sur lui de relâcher Castan, en sa qualité d’adjudant-major.

Comment raconta-t-il la chose au colonel ? Comment celui-ci ne s’en facha-t-il pas ? Je ne sais. Toujours est-il que Castan avait gagné son pari.


Émerveillé, j’écoutais ces récits agrémentés de détails pittoresques et intraduisibles. Qu’y avait-il de réel dans ces anecdotes à demi légendaires ? Où s’arrêtait l’histoire ? Où commençait le conte ?

Je ne songeais même pas à me le demander.

Longtemps, j’eusse écouté encore, comme autrefois, lorsque pour m’endormir on me détaillait les exploits du Petit-Poucet.

Mais les dragons, étendus sur le lit de camp, finissent par ronfler côte à côte. La bougie s’est éteinte en jetant une dernière lueur dans l’ombre envahissante.

Je ne pus fermer l’œil ; par un bizarre phénomène bien connu de ceux qui ont fréquenté la salle de police, il me semblait que la planche s’enfonçait littéralement dans mes chairs.

Lorsqu’on nous ouvrit, à l’aube, j’étais rompu ; mais je ne regrettais pas ma première nuit de clou.