Librairie théâtrale (p. 231-312).


ACTE TROISIÈME


Le jardin du presbytère de l’abbé Bourset. — Paysage d’automne. — À gauche, le corps de bâtiment du presbytère occupant deux plans. Au premier plan, la porte d’entrée surélevée de trois marches. Au deuxième plan, une fenêtre ; devant la fenêtre, un banc. Au quatrième plan, la haie de clôture qui sépare le jardin de la route. Entre le deuxième et quatrième plan, le chemin qui sépare le bâtiment de la haie de clôture. Au fond, un peu à gauche, et face au public, entre deux pilastres de pierre, une grille donnant accès dans le jardin ; pendant tout l’acte la grille est grande ouverte. Adroite de la scène, le jardin est clos par un mur percé d’une porte pleine au premier plan. Au deuxième plan, à droite, accolée au mur, une serre au faite de laquelle on parvient au moyen d’une échelle de fer garnie de sa rampe. Au milieu de la scène, à droite, un vieux chêne qu’enchâsse un banc de bois circulaire. À gauche de la scène, une table de jardin ; un fauteuil de jardin devant, une chaise idem au-dessus. Entre le banc de gauche et les marches, une chaise. Entre le gros arbre et la porte de droite, une brouette sans coffre de façon à pouvoir s’asseoir dessus. Au lointain, mouvement de terrains dominant la mer qui s’étend à l’infini.



Scène PREMIÈRE

LA MARIOTTE, JEAN-LOU, puis L’ABBÉ.
Au lever du rideau, Mariette est assise sur les marches de la porte d’entrée, en train d’éplucher des légumes qu’elle met à mesure dans une terrine placée à côté d elle sur la chaise. Debout sur le banc, Jean-Lou est en train de remettre un carreau qui manquait à la fenêtre.
LA MARIOTTE.

Eh bien, Jean-Lou, ça avance ?

JEAN-LOU, tout en travaillant.

Ça va être fini, la Mariotte ! j’en suis au masticage.

LA MARIOTTE.

Oui ? ben, tâche un peu à pas me salir partout avec ton mastic.

JEAN-LOU.

Que non ! ça me connaît.

LA MARIOTTE.

Oui, ben, tâche.

Elle chantonne tout en épluchant.
C’est le mois de Marie,…
JEAN-LOU, sur un ton détaché et tout en travaillant.
Dites donc, la Mariotte ?
LA MARIOTTE.

Eh… ?

JEAN-LOU.

Je voudrais bien vous demander quelque chose.

LA MARIOTTE.

Fais, mon petiot…

JEAN-LOU.

Vous qui avez du goût…

LA MARIOTTE, modeste, et flattée.

Oh !

JEAN-LOU.

Je voudrais avoir votre avis sur un objet…

LA MARIOTTE.

Et quoi donc ?

JEAN-LOU.

Oh ! C’est peu de chose… C’est pour la demoiselle du château, vous savez… qui m’a sauvé de la noyade, le jour où je faisais l’idiot sans connaissance sur la plage… Il paraît que sans elle, ça y était de mon Jean-Lou…

LA MARIOTTE.
Ca !
JEAN-LOU.

Alors, ça vaut bien quéqu’chose, n’est-ce pas ? Seulement quoi ?… Ah ! ce que j’ai cherché ! Quand on n’est pas riche, pas vrai ? et puis, je voulais que ce soit un souvenir qui eût rapport… et puis, qu’il vînt bien de moi… Alors je ne sais pas si c’est bien ?… j’ai pensé que ça… ?

Il saute à bas de son banc et va chercher quelque chose dans le casier qui forme le bas de son crochet, lequel est contre la table du jardin.

LA MARIOTTE.

Voyons ?

JEAN-LOU, tirant du casier de son crochet, un objet assezvolumineux enveloppé soigneusement dans de l’ouate.

Oh ! ce n’est pas un objet de valeur !… ce n’est qu’un objet d’art… fait par moi… c’est tout le mérite. Il présente l’objet qu’il a développé tout en parlant ; c’est une espèce de grand verre gravé.

LA MARIOTTE.

Ah ! mais c’est joli !

JEAN-LOU, flatté dans son for intérieur.
Vous trouvez ? C’est moi qui l’ai gravé. Vous voyez, d’un côté : « À ma sauveteuse, son sauveté. » Ça dit tout !… Et au milieu : nos initiales entrelacées. De l’autre côté, elle, assise.
LA MARIOTTE.

Ah ! c’est elle, ça ?

JEAN-LOU.

C’est elle.

LA MARIOTTE.

Je ne l’aurais pas reconnue.

JEAN-LOU.

Sur du verre, n’est-ce pas ? et au-dessus de sa tête, une femme en l’air, qui brandit une couronne ; j’ai vu ça dans des tableaux… ça fait bien… Et moi, à genoux, lui baisant respectueusement le bout des doigts, une main sur mon cœur.

LA MARIOTTE.

Oui, oui.

JEAN-LOU.

Au fond, la mer avec une moitié de soleil qui en sort. C’est ce qu’on appelle une allégorique.

LA MARIOTTE.

Comme tu es instruit.

JEAN-LOU.

On a été élevé à la ville, pas vrai ? vous croyez que ça lui fera plaisir ?

LA MARIOTTE.
Comment, mais c’est très joli !
JEAN-LOU,, modeste.

C’est simple… (changeant de ton.) Ça pourra lui servir de verre à table ; comme ça, chaque fois qu’elle boira, ce verre lui dira : « c’est le petit que j’ai sauvé !… » et ça fera plaisir à tous les deux.

LA MARIOTTE.

Bien pensé, mon p’tiot ; faut lui porter ça.

JEAN-LOU

Qui, moi ?… Oh ! non… non !

LA MARIOTTE.

Comment ?

JEAN-LOU, sur un ton câlin.

Non, vous !… vous, vous lui porterez !… moi, voyez-vous, j’oserais pas la regarder en face. Quand on a été vu tout nu par une demoiselle, et que c’est pas voulu, on a trop honte.

LA MARIOTTE.

Jean-Lou, t’as de l’orgueil !

JEAN-LOU.

J’aime pas me faire remarquer.

Il retourne à son crochet dans l’intention de ranger son précieux cadeau.
L’ABBÉ, paraissant au seuil de la porte du presbytère. Il tient à la main un porte-bouteilles muni de quatre bouteilles cachetées.

Eh bien, c’est comme ça que tu travailles, flâneur ?

JEAN-LOU.

J’ai fini, monsieur l’Abbé.

L’ABBÉ, descendant au 2.

Qu’est-ce que tu montrais-là, à la Mariette ?

JEAN-LOU, 3.

Oh ! c’est rien d’intéressant, monsieur l’abbé.

LA MARIOTTE, 1, toujours assise sur sa marche.

C’est un cadeau qu’il voulait offrir à la demoiselle du château en manière de reconnaissance.

L’ABBÉ.

Ah ?… voyons !

JEAN-LOU

Oh ! monsieur l’Abbé !…

L’ABBÉ.

Allons ! allons !

LA MARIOTTE.

Te fais donc pas prier.

JEAN-LOU.

Oh ! pour ce que c’est… !

Il présente le verre à l’abbé.
L’ABBÉ.

Ah ! mais c’est bien, ça !

JEAN-LOU.

C’est simple.

L’ABBÉ., lisant l’inscription.

« À ma sauveteuse, son sauveté. »

Il s’incline avec un sourire légèrement ironique.
JEAN-LOU.

Ça peut aller ?

L’ABBÉ.

Mon Dieu !… c’est du français du cœur.

JEAN-LOU, sincère.

Ah ! oui, du cœur…

L’ABBÉ.

Alors, c’est parfait. Qu’est-ce que c’est que cette chose-là, cette espèce de brioche qui est au milieu.

JEAN-LOU.

C’est mademoiselle !

L’ABBÉ.
Ahl c’est mademoiselle ! oui, oui, oui… mais évidemment, je regardais mal…
JEAN-LOU.

Et moi à côté.

L’ABBÉ.

Mes compliments, Jean-Lou, c’est tout à fait gentil.

JEAN-LOU.

Ah, bien, je suis bien content, monsieur l’Abbé !

Il remonte au-dessus de la table pour ranger ses outils et se préparer au départ.

L’ABBÉ., à la Mariotte.

Je sors, la Mariotte.

LA MARIOTTE.

Où est-ce que vous allez encore porter notre vin ?

L’ABBÉ.

Qu’est-ce que ça te fait ?… puisque nous n’en buvons ni l’un ni l’autre.

LA MARIOTTE.

Possible ; mais quand il n’y en aura plus pour mettre dans les burettes, hein ? comment fera-t-on pour le Saint-Office, hein ?

L’ABBÉ., la singeant.

Eh ! bien, on en fera venir d’autre « hein » ! Ne grogne pas. Je m’absente cinq minutes. Si madame la comtesse et sa famille arrivent pendant ce temps, dis-leur que je suis à deux pas, chez la Marie-Jeanne qui est accouchée ce matin ; qu’on veuille bien m’attendre, le temps que tu viennes me chercher.

LA MARIOTTE.

Voilà donc où il va passer, notre vin : chez la Marie-Jeanne, une fille-mère !

L’ABBÉ., corrigeant.

Une mère, c’est tout ce que j’ai à savoir ! et une mère qui a d’autant plus besoin de moi que la place du mari est vide à son chevet, par conséquent… !

LA MARIOTTE.

C’est bon, allez. Tout ce que je dirai ou rien…

L’ABBÉ.

Tu es bien aimable de me donner la permission.

Il remonte. La Mariotte hausse les épaules et pendant ce qui suit rentre dans le presbytère en emportant ses ustensiles de ménage.
JEAN-LOU, tout en passant les bretelles de son crochet.

Je peux disposer, monsieur l’Abbé ?

L’ABBÉ., au fond.

Oui !… Ah ! Et puis, si tu vois ton oncle, dis-lui qu’il vienne réparer mon mur, là. (Il indique le côté droit de la scène.) Ces diables de gamins me l’ont dégradé en l’escaladant pour venir marauder dans mes espaliers ! Que diantre ! je leur laisse ma porte ouverte, ils pourraient bien se dispenser de détériorer ma clôture. Enfin ! va !

JEAN-LOU.

Oui, M. L’Abbé.

Il se dirige vers la droite.

Scène II

Les Mêmes, HUGUETTE.
HUGUETTE,, arrivant du fond gauche. Elle est à bicyclette et descend ainsi jusqu’à l’avant-scène.

Bonjour, monsieur le Curé.

Elle descend de bicyclette.
L’ABBÉ.

Ah ! mademoiselle Huguette !…

JEAN-LOU,, essayant de s’esquiver sans être remarqué.
Oh !
L’ABBÉ., tout en déposant son casier à bouteilles sur le banc circulaire de l’arbre.

Ah ! bien, justement… (voyant Jean-Lou qui cherche à s’esquiver et le rattrapant par son crochet avec le bec de corbin de sa canne.) Eh ! là, ne t’en va donc pas toi, là-bas.

JEAN-LOU,, tout gêné.

Mais, monsieur l’Abbé…

HUGUETTE,, tout en déposant sa bicyclette contre le mur du presbytère, un peu au-dessus du banc.

J’arrive en avant-garde ; la famille me suit.

L’ABBÉ.

Parfait ! Tenez, mademoiselle Huguette, voici un petit gars qui n’ose pas vous dire qu’il a une surprise pour vous.

HUGUETTE

Pour moi ?

L’ABBÉ., le faisant passer au 2 en le prenant par l’oreille.

Allez. Jean-Lou.

JEAN-LOU, tout honteux et se faisant un peu tirer.

Oh ! non ! non !

L’ABBÉ.
Comment, « non » ?
JEAN-LOU, qui tient toujours son verre enveloppé de ouate dans la main.

C’est-à-dire… Oh ! mademoiselle… c’est une bêtise, une façon de vous remercier bien faiblement.

HUGUETTE.

Et de quoi, mon Dieu ?

JEAN-LOU.

Mais de… (Bien godiche.) C’est moi le noyé, mademoiselle.

HUGUETTE, le regardant.

Ah ! c’est vous que…

Elle baisse les yeux instinctivement.
JEAN-LOU, baissant la tête.

C’est moi, oui, mademoiselle… Jean-Lou, le vitrier…

HUGUETTE.

Oh ! je vous demande pardon, je ne vous reconnaissais pas… c’est que c’est la première fois que je vous vois… (Hésitant et baissant les yeux.) comme ça.

JEAN-LOU,, gêné.

Oui, en effet…

Ils restent un instant décontenancés, n’osant se regarder ; à un moment donné leurs regards se rencontrent, ils rebaissent aussitôt les yeux.

L’ABBÉ, voyant leur embarras réciproque — jovialement.

Eh bien, c’est le moment d’y aller de ton offrande. (sur un ton un peu moqueur.) « À ma Sauveteuse, son sauveté ».

JEAN-LOU.

Oui. monsieur le curé, (À Huguette.) Alors, voilà, mademoiselle, si c’était un effet de votre bonté d’accepter ce modeste vase en souvenir de la chose…

Il lui tend le verre sans oser la regarder.
HUGUETTE, prenant le verre sans regarder non plus Jean-Lou.

Oh ! vous êtes bien aimable, monsieur Jean-Lou.

JEAN-LOU, id.

C’est pas bien beau.

HUGUETTE, id.

Oh ! c’est très joli.

JEAN-LOU.

C’est simple.

HUGUETTE.

Ça me touche profondément monsieur Jean-Lou.

JEAN-LOU.

Alors, vrai, mademoiselle, vous ne m’en voulez pas ?

HUGUETTE.

Et de quoi donc, monsieur Jean-Lou ?

JEAN-LOU.
Mais… de m’être montré si impoli… par ma tenue ce jour-là.
HUGUETTE.

Oh ! pouvez-vous dire !

JEAN-LOU.

Si. si. je sais très bien que ce n’est pas comme ça qu’on se présente à une demoiselle… surtout qui n’est pas de votre monde.

HUGUETTE.

Ce n’était pas de votre faute, monsieur Jean-Lou.

JEAN-LOU.

Sûr que ce n’était pas ma faute ! et il est évident que sur le moment on n’y a réfléchi ni l’un ni l’autre.

HUGUETTE.

Oh ! non !

JEAN-LOU.

Seulement, quand après ça on se rencontre, on a beau faire : on pense, on se rappelle… et on se trouve tout gêné.

HUGUETTE.

Oui.

JEAN-LOU.

Oh ! je le sens bien, allez.

HUGUETTE.

Est-ce bête ! je vous aurais revu comme vous étiez la première fois, je ne sais pas, il me semble que ça m’aurait paru naturel…

JEAN-LOU.

J’aurais tout de même pas osé.

HUGUETTE.

Non, évidemment !… aujourd’hui, je vous revois comme ça… et, je ne peux pas dire pourquoi ?… j’ai comme un peu de honte… ça me gêne…

JEAN-LOU, hoche la tête puis.

C’est mon vêtement qui me fait remarquer.

HUGUETTE.

Oh ! mais ça passera.

JEAN-LOU.

Faut l’espérer… Au revoir, mademoiselle.

HUGUETTE.

Au revoir, monsieur Jean-Lou.

JEAN-LOU, fait mine de s’en aller, puis s’arrêtant aussitôt.

Et quand on se rencontrera… des fois… eh ! bien, alors, v’là tout, on ne se regardera pas, mais on saura que le cœur y est.

HUGUETTE.

Oui, monsieur Jean-Lou.

JEAN-LOU.
C’est ça, oui. (Brusquement, changeant de ton.) Au revoir, monsieur le curé.
L’ABBÉ.

Au revoir, Jean-Lou.

Jean-Lou sort rapidement par la droite.
L’ABBÉ.

Brave petit gars tout de même.

HUGUETTE.

Je crois que j’ai été stupide.

L’ABBÉ.

Mais non, mais non, ma chère enfant.

HUGUETTE.

Si, si ! et je suis capable de lui avoir fait de la peine… Ah ! que c’est bête d’être bête comme ça !…

Elle remonte vers sa bicyclette et range pendant ce qui suit le verre que lui a donné Jean-Lou dans une sacoche en forme d étui suspendue au guidon de sa machine.


Scène III

Les Mêmes, LA COMTESSE, LE MARQUIS, EUGÉNIE, ils arrivent, comme Huguette, par le fond gauche.
LA COMTESSE, franchissant la grille d’entrée et immédiatement à l’abbé avec une certaine inquiétude dans la voix.
Ah ! monsieur le curé… !
L’ABBÉ, s’inclinant.

Madame la comtesse.

LA COMTESSE.

Vous nous avez fait prier de venir…

L’ABBÉ.

Mais oui, madame. Bonjour, monsieur le marquis, bonjour, madame.

LE MARQUIS, EUGÉNIE, franchissant la grille.

Bonjour, monsieur le curé.

Le marquis descend à la suite de la comtesse. Eugénie descend par la gauche.

LA COMTESSE, tout en descendant dans la direction de l’arbre.

Qu’est-ce qu’il y a ? Qu’est-ce qui se passe ? pourquoi cette convocation… officielle ?

Elle s’assied sur le banc circulaire, le marquis est debout entre elle et l’abbé, mais un peu au-dessus.
L’ABBÉ.

Ah ! ça, madame !… je serais bien embarrassé pour vous le dire ; j’ai reçu une lettre de M. Maurice, m’annonçant son arrivée, et me priant, si vous n’y voyiez pas d’inconvénient, de convier ici toute sa famille : je me suis conformé aux instructions.

LA COMTESSE.
Pourquoi, mon Dieu ? Ça ne vous inquiète pas, tout ça ?
L’ABBÉ.

Oh ! il n’y a aucune inquiétude à avoir : le ton de la lettre est enjoué ; M. Maurice y parle d’un grand bonheur.

HUGUETTE, qui toujours à la même place est occupée à gonfler un des pneus de sa machine.

Ah ?

LA COMTESSE, bien naïvement.

Il a peut-être été nommé sergent.

LE MARQUIS.

Oh ! non ! Il n’est au régiment que depuis quinze jours ! À ce compte-là, il serait général à la fin de l’année. Ça ne va pas si vite.

LA COMTESSE.

Mais alors quoi ? Quoi ?

L’ABBÉ, avec un geste d’ignorance.

Ah !

LE MARQUIS.

Non, écoute ! Tu ne vas pas t’inquiéter, hein ? puisqu’il s’agit d’un bonheur, on peut attendre.

Tout en parlant, il quitte la comtesse et gagne jusqu’à Huguette.

EUGÉNIE.

C’est évident.

LA COMTESSE, avec un soupir de résignation.
Oui.
L’ABBÉ.

Mais oui, mais oui !… (À Eugénie.) Et M. Heurteloup. madame ? j’ai appris avec joie qu’il était tout à fait remis ; est-il vrai qu’il fasse aujourd’hui sa première sortie ?

EUGÉNIE.

Vous allez le voir tout à l’heure. Je l’ai laissé en train de s’habiller. Il vient même d’avoir une colère après moi !

L’ABBÉ.

Ah ?… Oh ! alors, il est tout à fait bien !

EUGÉNIE.

Tout à fait. Mais c’est égal, nous avons eu une rude alerte !

LA COMTESSE.

Pendant quelques jours, on a craint la fièvre muqueuse.

EUGÉNIE.

Heureusement, ça n’a été qu’une forte jaunisse.

L’ABBÉ.

Ah ! Tant mieux !

LE MARQUIS, qui est descendu à l’extrême-gauche sur les dernières paroles d’Eugénie.
Une grosse émotion éprouvée à Paris, qui lui a tourné la bile.
L’ABBÉ.

Ce pauvre M. Heurteloup !

EUGÉNIE.

Oh ! ne le plaignez pas : C’est le ciel qui l’a puni ! Aujourd’hui qu’il est sain et sauf, je déclare qu’il n’a eu que ce qu’il méritait ! Un homme, monsieur le curé, à qui on aurait donné le bon Dieu sans confession, et qui se débauchait avec des hétaïres.

L’ABBÉ.

Non, ce n’est pas possible !

LE MARQUIS, affectant le plus profond sérieux.

Êtes-vous bien sûre, Eugénie ?

EUGÉNIE.

Si je suis sûre ! Il a avoué. Un peu plus, il concubinait !

LE MARQUIS, c id.

Non ? Oh !… Heureusement que vous êtes arrivée à temps.

EUGÉNIE.

Un jour de plus, il était trop tard !

LE MARQUIS et LA COMTESSE, avec un sentiment différent.

Oh !

EUGÉNIE.

Oh ! mais, maintenant, je l’ai à l’œil. D’ailleurs je le défie bien d’aller courir la prétentaine, avec la mesure que j’ai prise à son égard, pendant sa maladie !… aussi bien, je dois le dire pour son salut que pour sa pénitence !

LA COMTESSE.

Ah ! mon Dieu, quoi donc ?

EUGÉNIE.

Moi,… (Bien catégoriquement.) je l’ai voué au bleu !

TOUS, ébahis.

Non ?

À ce moment explosion de cris et de rires à la cantonade gauche et Heurteloup paraît se débattant contre une ribambelle de gamins qui le huent à qui mieux mieux.

Scène IV

Les Mêmes, HEURTELOUP.
HEURTELOUP, en costume entièrement bleu-ciel, chapeau et souliers bleus ; aux gamins qui lui font la conduite sur la route et dominant leurs cris.
Avez-vous fini de me suivre, tas de galopins. Voulez-vous filer ? Qu’est-ce que c’est que ça donc ?
LES GAMINS, se sauvant.

Ah !

Heurteloup a franchi la grille, l’air furieux, la figure maussade.

TOUS, stupéfaits.

Ah !

HEURTELOUP, après un temps, à Eugénie.

Voilà ce que tu me vaux, toi !

TOUS, riant.

Ah ! ah ! ah ! ah ! ah !

HUGUETTE, se tordant.

Ah ! monsieur Heurteloup, que vous êtes drôle comme ça !

LE MARQUIS.

Vous avez l’air du prince Saphir.

HEURTELOUP[1], descendant entre la comtesse et Eugénie.

Oui, en bien, je la trouve mauvaise ! Qu’est-ce que c’est que cette plaisanterie ? Mes vêtements ? Qu’est-ce que tu as fait de tous mes vêtements ?

EUGÉNIE, sur un ton sans réplique.

Je les ai distribués aux pauvres.

HEURTELOUP.

C’est trop fort ! tu t’imagines que je vais continuer à me promener comme un chienlit ?

EUGÉNIE.

Eh bien, tu resteras chez toi ! c’est autant de gagné.

HEURTELOUP, se cabrant.

Ah ! non, par exemple ! non !

EUGÉNIE.

Il n’y a pas à dire : « Ah ! non ! »… j’ai pris l’engagement, si tu revenais à la santé, de te vouer au bleu ; un engagement est un engagement.

HEURTELOUP.

Un engagement qu’on prend soi-même, soit ! Mais celui qu’on prend pour vous… ! (Se tournant vers l’abbé.) Monsieur le curé, vous allez me relever de ce vœu et sans tarder.

L’ABBÉ, avec un reste de rire dans la voix.

Mais, monsieur Heurteloup, je n’ai à vous relever de rien du tout, puisque ce n’est pas vous qui avez fait le vœu. Ah ! si madame Heurteloup le demande, elle…

EUGÉNIE, n’entendant pas de cette oreille.

Du tout, du tout ! Mais qu’est-ce qu’on dirait, lui qui, grâce à Dieu, a une réputation de piété, si on savait qu’après avoir dû son retour à la santé au vœu pris en son nom, monsieur s’en dégageait et en faisait litière !

LE MARQUIS, ironique.

Oui, oh !… ce serait grave !

LA COMTESSE.

Il est évident qu’un vœu… !

HEURTELOUP.

Oui ? Eh bien, je m’en moque.

EUGÉNIE.

Non, non !… il en a pour cinq ans ! (Après un temps.) on verra après.

HEURTELOUP, éclatant.

Ah ! c’est comme ça !… Eh bien, non, entends-tu ; j’en ai assez de plier devant toi ! d’être sous le boisseau. Je secoue le joug, je relève la tête, je suis le maître à la fin !

EUGÉNIE, le toisant de toute sa hauteur.

Qu’est-ce que c’est ?

HEURTELOUP, intimidé.

Oui, enfin… je dis…

EUGÉNIE, impérative.

En voilà assez !

Elle remonte pour s’éloigner de son mari et redescend aussitôt et dans le même mouvement vers la comtesse (5) qui cause avec l’abbé (6).
HEURTELOUP, rongeant son frein.

Oh !

LE MARQUIS, qui est redescendu un peu avant, — bas à Heurteloup.

Ma pauvre victime !

HEURTELOUP, entre ses dents.

Oh ! divorcer ! divorcer !… la pincer avec un amant !

LE MARQUIS.

Eugénie ? Oh !… elle ne voudrait jamais !

HEURTELOUP, comme un homme qui ne le sait que trop.

Ah !… et lui non plus !

LA MARIOTTE, paraissant à la fenêtre du presbytère.

Monsieur le curé, si vous avez à faire avec ces dames, je pourrais bien aller jusque chez la Marie-Jeanne lui porter les bouteilles.

L’ABBÉ.

Non, non, j’irai moi-même plus tard, merci.

La Mariotte disparaît.
LA COMTESSE.

La Marie-Jeanne ? Qui ? la petite vachère ?

L’ABBÉ.
De la ferme, oui, madame ; elle a mis au monde un jeune chrétien ce matin.
TOUS.

Non ?

LE MARQUIS.

Voyez-vous ça !

Tout le monde s’est rapproché curieusement de l’abbé.
HUGUETTE, de la présence de qui personne n’a tenu compte tout occupée qu’elle est à arranger sa bicyclette, — après avoir relevé la tête à la confidence du curé, descendant pour surgir entre le marquis et Eugénie.

Tiens, je ne savais pas qu’elle fût mariée ?

Tout le monde reste un instant interloqué par l’intervention subite de la jeune fille.
LA COMTESSE, ne sachant que répondre.

Hein ?… la…

LE MARQUIS, id.

La… la vachère… oh ! euh !…

L’ABBÉ, id.

C’est-à-dire que… euh !…

LE MARQUIS, Approuvant l’explication de l’abbé.

Oui.

L’ABBÉ.

Voilà.

HUGUETTE, renseignée par leur gêne même.

Ah ? bon, je comprends…

Elle remonte.
TOUS.
Quoi ?
HUGUETTE, tout en retournant à sa bicyclette.

Rien ! rien !

EUGÉNIE, après un temps — à son mari comme si c’était sa faute.

Voilà !… voilà ce que ça amène, ces choses-là !

Heurteloup, la pensée ailleurs, brutalement rappelé à la réalité par l’apostrophe de sa femme, la regarde ahuri, puis lève des yeux résignés au ciel, hausse les épaules, et va s’asseoir sur le banc devant le presbytère.
L’ABBÉ.

La pauvre petite est dans un dénuement complet ; rien qu’un pauvre grabat et personne auprès d’elle… Alors, j’allais luiporter…

Il indique son casier à bouteilles.
LA COMTESSE.

Ah ! mais que ne le disiez-vous ? on ne peut pas la laisser ainsi : je vais la faire transporter à notre asile de Kénogant où elle trouvera auprès des bonnes sœurs tous les soins désirables, comme aussi tous les bons conseils qu’il est regrettable qu’on n’ait pu lui donner plus tôt.

EUGÉNIE, pincée.
On aurait une honnête femme de plus.
LE MARQUIS, avec bon sens.

Bien ! oui… mais un petit français de moins ; tout compte fait, je ne sais pas si ça ne vaut pas encore mieux comme ça.

HUGUETTE, descendant vers la comtesse, avec sa bicyclette en main.

Si vous voulez, ma tante, j’ai ma bicyclette, je puis pédaler jusqu’au château, c’est l’affaire de dix minutes.

LA COMTESSE.

C’est ça ; tu diras à Luc de faire le nécessaire pour le transport de la mère et du bébé.

HUGUETTE, grimpant sur sa bicyclette.

J’y cours.

Elle franchit la grille et disparaît par la gauche.
L’ABBÉ.

Que vous êtes charitable.

LA COMTESSE, avec un sourire modeste.

Laissez donc !… (changeant de ton.) La pauvre fille ! Qu’est-ce qui lui a encore fait ça ?

L’ABBÉ.

Est-ce qu’on sait !

EUGÉNIE, avec dédain.
Quelque homme… évidemment !
LE MARQUIS, avec le plus grand sérieux.

Prenez garde. Eugénie ! vous accusez à la légère.

Heurteloup qui s’est levé, descend d’un air distrait entre le marquis et Eugénie.
L’ABBÉ.

Je l’ai demandé à la petite ; c’est triste : elle ne le sait pas elle-même ! elle m’a répondu : « C’est un monsieur à bicyclette ! »

Tout le monde hoche la tête, déplorant en silence. — Soudain un éclair traverse le cerveau d’Eugénie ; elle relève la tête ; « À bicyclette ! » ; — porte la tête à droite « est-ce que ce serait ?… — Regarde son mari fixement dans les yeux « toi ! » Tout ce jeu de scène muet doit durer exactement trois secondes ; ce sont en quelque sorte trois soubresauts successifs de la tête où Eugénie doit tout exprimer par la physionomie.
HEURTELOUP, foudroyé par le regard de sa femme, la regarde ahuri comme pour dire « qu’est-ce qu’elle a encore ? » puis comprenant sa pensée.

Quoi ? quoi ? tu ne vas pas encore me mettre ça sur le dos ! Il n’y a pas que moi en France qui aie une bicyclette.

EUGÉNIE, sèchement.

C’est possible ! mais je constate que vous avez pour ce genre de sport un amour un peu trop marqué,

HEURTELOUP.
Allons, bon !
LE MARQUIS.

Écoutez, Eugénie, je vous jure que pour faire un enfant, la bicyclette…

EUGÉNIE, moitié miel, moitié vinaigre.

Je vous en prie, Onfroy ! (À Heurteloup.) Dorénavant, vous me ferez le plaisir de restreindre un peu vos sorties à bicyclette.

Elle remonte par la droite de la table.
HEURTELOUP, rongeant son frein.

Oh !

LE MARQUIS, lui prenant le bras et très gamin.

Allez ! au bleu aussi la bécane.

HEURTELOUP, soulageant son cœur.

Ah ! le célibat ! le célibat !

Ils remontent ensemble par la gauche de la table ; à ce moment, à la porte premier plan droit, paraît Jean-Lou.



Scène V

Les Mêmes, JEAN-LOU.
JEAN-LOU, l’air mystérieux, allant sur la pointe des pieds jusqu’à l’Abbé.
Monsieur le curé, monsieur le curé ! (Saluant.) Messieurs, mesdames.
L’ABBÉ.

Te voilà revenu, toi.

JEAN-LOU, bas au curé.

C’est monsieur l’abbé de Plounidec qui m’envoie…

L’ABBÉ, à haute voix aux autres.

Ah ! bien justement, mesdames…

JEAN-LOU, vivement.

Oh ! chut !… (Confidentiellement.) Monsieur l’abbé est là en carriole ; il voudrait vous toucher deux mots en particulier avant de voir sa famille ; alors il vous fait prier, si elle est déjà arrivée, de l’éloigner…

L’ABBÉ.

Bon.

Il va pour remonter.
JEAN-LOU, achevant sa phrase.

habilement.

L’ABBÉ, s’arrêtant court.

Ha… habilement ?

JEAN-LOU, confirmant.

habilement.

L’ABBÉ, un peu déconfit.
Habilement, oui. (se décidant et bien bêta.) Hum !… Que… que penseriez-vous. messieurs, mesdames, d’aller jusqu’au bout du jardin ?
TOUS[2]

Nous ?

LA COMTESSE.

Pourquoi faire ?

L’ABBÉ.

Hein ?… je ne sais pas ! Tenez, j’ai… j’ai un poirier qui est assez curieux : il ne produit pas de poires.

EUGÉNIE.

Qu’est-ce qu’il produit ?

L’ABBÉ.

Rien du tout. Si ça vous intéressait… ?

LA COMTESSE, malicieusement.

Vous avez quelqu’un à recevoir !

L’ABBÉ, avec un sursaut d’étonnement.

À quoi avez-vous vu ça ?

LA COMTESSE, souriant.

Oh ! c’est difficile à deviner ! c’est Maurice, hein ?

L’ABBÉ.

Maurice, oui !

LA COMTESSE.
Il voudrait vous parler en particulier.
L’ABBÉ.

Comme vous êtes perspicace.

LA COMTESSE.

Et il VOUS a fait prier de nous éloigner.

L’ABBÉ., sans voix, rien que par l’articulation des lèvres.

Habilement, oui !

LA COMTESSE.

Que de mystères, mon Dieu ! Eh bien, plutôt que d’aller rendre visite à votre poirier qui ne donne pas de poires, je propose d’utiliser ces instants en poussant jusque chez la Marie-Jeanne ; on lui montrera qu’elle n’est pas tout à fait abandonnée. Cela va-t-il ?

TOUS.

Ça va.

L’ABBÉ.

Oh ! madame, comme vous êtes plus habile que moi.

LA COMTESSE, souriant.

Croyez-vous ? (aux autres, en se dirigeant vers le fond.) Allons !

EUGÉNIE, au fond, au moment de sortir, à Heurteloup qui pendant ce qui précède a cueilli une fleur rouge dont il a paré sa boutonnière — absolument comme s’il y avait le feu.
Veux-tu enlever ça, toi !
HEURTELOUP, ahuri par cette apostrophe.

Hein ? Quoi ?

EUGÉNIE.

Ça !… c’est rouge !

HEURTELOUP,, haussant les épaules.

Oh !

LE MARQUIS, railleur.

Vous n’avez plus droit qu’au bleuet.

Il lui enlève sa fleur et se la passe à la boutonnière.
EUGÉNIE, à son mari, qui furieux, les deux mains derrière le dos sort avec des haussements d’épaule rageurs.

Ah ! et puis toi, je t’en prie, pas de tête hein ?

Ils sortent tous par le fond droit.



Scène VI

L’ABBÉ, JEAN-LOU, puis MAURICE.
L’ABBÉ, redescendant vers Jean-Lou.

Là ! si tu veux prévenir monsieur l’abbé que je suis à sa disposition.

L’ABBÉ, gagnant la droite.

Ça ne sera pas long ! Il attend dans la ruelle !

L’ABBÉ.

Bon ! va !

JEAN-LOU., appelant du pas de la porte.

Ehl monsieur l’abbé.

VOIX DE MAURICE.

Voilà !

JEAN-LOU, à l’abbé.

Le v’là !

MAURICE[3], le pas déluré, l’air gamin entrant vivement et, en passant pour aller à l’abbé, donnant une tape amicale sur la joue de Jean-Lou.

Merci. Jean-Lou. (se précipitant dans les bras de l’abbé.) Bonjour, monsieur le curé.

Ils s’embrassent pendant que Jean-Lou sort.
L’ABBÉ (1).

Mon cher enfant ! Ça me fait plaisir de vous voir.

MAURICE (2).

Et à moi donc ! (passant au (1) ; tout ce qui suit très chaud, très vibrant, très jeune.) Ah ! monsieur le curé, les joies que je viens d’éprouver en me retrouvant ici.. ! tous ces lieux que je connais depuis mon enfance, il me semble que je les vois avec d’autres yeux ! comme c’est beau, notre cher patelin.

L’ABBÉ, tout près de lui.

C’est aujourd’hui que vous vous en apercevez ?

L’ABBÉ, se retournant vers lui.

Oui ! c’est à croire que je n’ai jamais regardé !… j’ai toujours eu les yeux trop tournés à l’intérieur, alors, je ne voyais pas au dehors ! (Bien gosse.) C’est bien, la nature, vous savez.

L’ABBÉ.

Si c’est bien !

MAURICE, sans lui laisser le temps de placer sa réponse.

C’est ça qui nous prouve l’existence de Dieu !

L’ABBÉ.

Tiens !

MAURICE, sautant d’une idée à l’autre.

Et à part ça, ça va bien ? la santé, oui ?

L’ABBÉ, s’asseyant sur le banc circulaire de l’arbre de façon à être profil au public et face au presbytère ; partant, face à Maurice.

Ma parole, je ne vous reconnais pas : cette exubérance, cette gaieté… c’est le service militaire qui vous a transformé ainsi ?

MAURICE.

Mais oui ! le service militaire et aussi…

L’ABBÉ.

Quoi ?

MAURICE, sur un ton plein de sous-entendu.

Je ne sais pas… un tas de choses ! (Brusquement, changeant de ton.) Où est ma famille ?

L’ABBÉ.

Vous aviez à me parler : je l’ai éloignée… habilement.

MAURICE.

Bien !

L’ABBÉ.

Qu’avez-vous à me dire ?

MAURICE

Votre sentiment à vous demander sur un cas de conscience.

L’ABBÉ.

Et quoi donc ?

MAURICE

Un homme a aimé une femme ; ils sont tombés dans le péché ; cet homme estime cette femme : quel est son devoir ?

L’ABBÉ, bien nettement.

Mais cela ne souffre aucun doute ! Il doit réparer la faute par le mariage.

L’ABBÉ, lui serrant vigoureusement les mains.
Merci ! C’est la réponse que j’attendais.
L’ABBÉ, un peu interloqué, avec une pointe d’inquiétude.

Mais pour qui me demandez-vous… ?

MAURICE.

Chut !… chut !… je vous le dirai plus tard.

L’ABBÉ.

Je ne suppose pas que ce soit… ?

MAURICE.

Chut, chut, chut ! plus tard, (changeant de ton.) Et, maintenant, monsieur le curé, (Avec pompe.) introduisez… la famille.

L’ABBÉ, un peu ahuri.

L’introduire ? Mais… elle n’est pas là ! il faut que j’aille la chercher…

L’ABBÉ, remontant.

Oh ! monsieur le curé, non ! s’il en est ainsi, je…

L’ABBÉ, qui s’est levé, allant prendre le casier à bouteilles qui est derrière l’arbre sur le même banc que lui.

Laissez donc ! laissez donc ! Là où sont les vôtres, j’avais justement à aller.

MAURICE.

Oh ! vraiment, je suis confus.

L’ABBÉ.

Dix minutes !

Il sort par le fond droit.

Scène VII

MAURICE, puis ÉTIENNETTE, puis LA MARIOTIE, puis HUGUETTE.
Maurice regarde partir le curé, puis gagne rapidement, d’un pas léger, la porte donnant sur la ruelle.
MAURICE, ouvrant la porte et du seuil faisant signe à l’extérieur.

Entre !

Il gagne la gauche.
ÉTIENNETTE, entrant et marchant à sa suite.

Ah ! ça, m’expliqueras-tu ce que tout cela signifie ?… et ce que tu manigances ?

MAURICE (1), pivotant sur lui-même et très gamin, tout en lui prenant gentiment les épaules entre les deux mains.

Taratata ! inutile, madame… Je ne vous dirai rien tant que je ne jugerai pas le moment venu. Vous m’avez promis de ne pas m’interroger, de vous en rapporter à moi, vous êtes à ma discrétion.

Il l’embrasse dans le cou.
ÉTIENNETTE.
Quel enfant tu fais. Je ne te reconnais pas.
MAURICE.

Mais je ne me reconnais pas moi-même. Il me semble que j’ai des années de jeunesse en retard, que j’existe pour la première fois. Assez longtemps j’ai vécu comprimé dans ma chrysalide, j’ai besoin d’étendre mes ailes et de voler éperdument. J’ai besoin de mon âge, j’ai besoin de vivre, j’ai besoin d’aimer.

ÉTIENNETTE.

Qu’il est loin le petit séminariste, à la soutane noire, dont le rigorisme m’imposait, dont la pureté me troublait !

MAURICE.

Qu’il est loin l’être de vanité qui s’imaginait avoir en lui toutes les vertus du sacrifice ! Il a suffi d’un sourire de femme pour le ramener à la réalité et lui montrer qu’il n’était qu’un homme.

ÉTIENNETTE.

Regretterais-tu quelque chose ?

MAURICE.

Ai-je l’air de quelqu’un qui éprouve des regrets ?

Il l’embrasse dans le cou.
LA MARIOTTE, arrivant de gauche, deuxième plan, avec des artichauts à la main et apercevant Maurice qui a fini d’embrasser Étiennette — avec force courbettes.

Oh ! monsieur l’abbé, vous !

MAURICE, tout près d’Étiennette et au-dessus d’elle — bien brutalement.

Bonjour, la Mariotte !… Je vous présente ma bonne amie.

LA MARIOTTE, qui déjà s’inclinait, sursautant scandalisée.

Jésus-Maria ! Est-ce vous, monsieur l’abbé, qui parlez ainsi ?

MAURICE, marchant sur elle, ce qui la fait reculer épouvantée.

Ah ! c’est qu’il y a du nouveau, la Mariotte ! beaucoup de nouveau ! et je suis un vil pécheur comme tous les autres.

LA MARIOTTE, qui est arrivée ainsi jusqu’au pied du perron, s’abritant le visage de son coude levé comme pour se garer de Maurice qui la poursuit sans merci.

Mon Dieu, mon Dieu ! monsieur l’abbé est possédé du démon !

Elle se signe avec un de ses artichauts et se précipite affolée dans le presbytère.
MAURICE, ravi de l’effet obtenu, se laissant tomber dans le fauteuil qui est devant la table, et s’y carrant.

Voilà : je l’ai scandalisée, la Mariotte !

ÉTIENNETTE.

Tu te fais un jeu de ces choses aujourd’hui. Tu es bien comme ces petits collégiens tout fiers des premières grivoiseries qu’ils apprennent, qui les répètent à tout le monde pour bien montrer qu’ils ne sont plus innocents.

MAURICE.

Tu crois ? c’est qu’en effet je suis le collégien en vacances, le petit soldat qui s’émancipe… (se levant, et allant à Étiennette.) Si tu voyais au régiment… ! les progrès que je fais… ! Je commence à jurer, ma chère amie ! je dis : « nom d’une pipe », « ventre de biche ». « mille tonnerres ».

ÉTIENNETTE, se laissant tomber tout effarée sur le banc de l’arbre.

Non ? Et puis quoi ?

MAURICE.

Oh ! c’est tout ! Merci : (Dévotement sincère.) plus, ça offenserait le bon Dieu !

ÉTIENNETTE.

À la bonne heure !

MAURICE, s’asseyant tout près d’elle, à sa droite.

Ah ! dis que tu n’es pas contente de nous sentir tous les deux ici ?

ÉTIENNETTE.
Chez le curé ?
MAURICE.

Non, ici ! à Plounidec ! où nous nous sommes vus pour la première fois.

ÉTIENNETTE, doucement émue.

C’est vrai, pourtant.

MAURICE, montrant l’océan.

Regarde-la, la grande verte, la vilaine qui a failli t’enlever à moi.

ÉTIENNETTE, corrigeant vivement.

Regarde-la, la grande verte, l’exquise, qui nous a donnés l’un à l’autre.

MAURICE.

C’est vrai pourtant, je suis un ingrat. (Envoyant un baiser à l’océan.) Tiens, la mer ! (À Étiennette.) Tiens, toi !

Il l’embrasse.
ÉTIENNETTE, se laissant aller à la douceur de l’existence.

Ah ! qu’il serait doux, de vivre ici tous les deux, toujours.

MAURICE, vivement.

Oui ?… C’est ta pensée que tu dis là ?

ÉTIENNETTE, comme dans un rêve.

Oh ! oui.

MAURICE.

Et tu ne regretterais rien de ta vie de Paris ? de ton passé ? tu ne regarderais jamais en arrière ?

ÉTIENNETTE.

Tu sais bien qu’aujourd’hui, mon horizon, c’est toi.

MAURICE.

Alors, si par hasard ce vœu se réalisait.. ?

ÉTIENNETTE.

Quoi ? vivre, ici, près de toi, toujours ?

MAURICE.

Oui, et régulièrement, légitimement.

ÉTIENNETTE, se levant, dos au public, et se reculant de Maurice.

Malheureux ! Quels mots prononces-tu ? Ne joue pas avec ces choses-là ; c’est mal !

MAURICE.

Pourquoi pas ? Est-ce que tu ne m’aimes pas ? Est-ce que je ne t’aime pas ?

ÉTIENNETTE.

Moi ! moi ! après ce que j’ai été, après ce que tu m’as connue ? voyons !

MAURICE.
Tais-toi, tais-toi, tout cela est racheté ! tout cela est oublié !
ÉTIENNETTE, passant au 1.

Allons, allons ! ne dis pas de folies !

MAURICE, vivement, comme pour lui complaire mais avec visiblement une arrière-pensée dans la tête.

Eh bien ! soit, mettons que c’est une folie ; je t’aime.

Ils se tiennent longuement embrassés. À ce moment, au fond, on voit paraître Huguette à bicyclette. Elle saute de sa machine, s’apprête à entrer et soudain aperçoit le couple enlacé.
HUGUETTE, ne pouvant réprimer un cri de douloureuse surprise.

Ah !

MAURICE et ÉTIENNETTE, arrachés de leur étreinte par le cri d’Huguette.

Qu’est-ce que c’est ?

MAURICE.

Huguette ! (Il se précipite vers la grille en appelant.) Huguette ! Huguette !

HUGUETTE, qui déjà a enfourché précipitamment sa bicyclette, se sauvant à toutes pédales pour dissimuler son trouble.

Oui, oui ! Tout de suite ! je reviens ! je reviens !

Elle a disparu par le fond droit.
MAURICE.
Eh bien, qu’est-ce qu’elle a ? (Appelant.) Huguette !
VOIX d’HUGUETTE, dans le lointain.

Oui.

MAURICE, revenant à Étiennette.

Pourquoi se sauve-t-elle ?

ÉTIENNETTE.

Bien sûr elle nous a vus et sa pudeur de jeune fille s’est effarouchée.

MAURICE.

C’est donc un spectacle si effrayant que celui de deux êtres qui s’aiment ?

ÉTIENNETTE.

Non, devant la nature, mais oui de par le monde.

MAURICE.

Eh bien, vive la nature ! Je vous aime, madame !

ÉTIENNETTE.

Et moi aussi, monsieur !

Maurice lui a pris la tête entre les deux mains et lui applique un long baiser sur les yeux. Sur ces deux dernières répliques, on a vu surgir la tête d’Huguette au-dessus du mur de droite.
HUGUETTE, avec un découragement navré.

Oh ! encore !

MAURICE, l’entraînant doucement vers le presbytère.

Et maintenant, madame, vous allez me faire le plaisir d’aller un peu vous recoiffer. Vous êtes tout ébouriffée.

ÉTIENNETTE.

Qu’est-ce que ça fait !

MAURICE, faisant claquer sa langue contre ses dents pour la rappeler à l’obéissance.

Tsse ! tsse ! je veux !… j’ai mes raisons… Dites que c’est de la vanité si vous voulez : je tiens à ce qu’on vous voie avec tous vos avantages.

ÉTIENNETTE.

Enfant ! va !

L’un tenant la taille de l’autre, comme deux amants, ils sont entrés dans le presbytère. À peine ont-ils franchi le seuil de la maison, qu’Huguette qui ne les a pas perdus de l’œil, enjambe le mur, descend de long de l’échelle de fer fixée le long de la serre et gagne jusqu’à la fenêtre du presbytère pour épier le couple. Sa figure est mauvaise, ses traits sont contractés. Elle a un geste de rage. À ce moment paraissent sur la route l’abbé, la comtesse, le marquis, Eugénie et Heurteloup. En les voyant Huguette fait un effort sur elle-même ; se laisse tomber sur le banc et se compose un visage indifférent.

Scène VIII

HUGUETTE, L’ABBÉ, LA COMTESSE, LE MARQUIS, EUGÉNIE, HEURTELOUP, puis MAURICE.
L’ABBÉ

Passez, mesdames ! passez, messieurs !

LA COMTESSE, entrant la première.

Pardon.

LE MARQUIS, qui est entré à la suite de la Comtesse, allant à Huguette.

Ah ! te voilà, toi ! C’est toi qui laisses ta bicyclette contre le mur ? Tu veux donc qu’on te la vole ?

HUGUETTE, maussade.

Oh ! il n’y a pas de danger. Je vais aller la reprendre.

Elle se lève et passe au 2.
LA COMTESSE[4].

Tu as été au château ?

HUGUETTE.
Oui, ma tante, on va faire le nécessaire.
LA COMTESSE.

Eh ! bien, et Maurice ? qu’est-ce que tu en as fait ?

HUGUETTE, d’un air qu’elle s’efforce de rendre indiffèrent.

Je ne sais pas, ma tante ! Il m’a semblé le voir entrer au presbytère comme j’arrivais.

LA COMTESSE.

Oui ? (Appelant.) Maurice !

TOUS, se rapprochant du presbytère et appelant à l’exemple de la comtesse.

Maurice ! Maurice !

HUGUETTE, vivement.

Je vais chercher ma bicyclette.

Elle gagne rapidement le fond, désireuse d’éviter une rencontre avec Maurice.
MAURICE, paraissant sur le seuil du perron.

Maman !

Il se précipite dans ses bras.
LA COMTESSE, l’embrassant tendrement.

Mon fils ! mon chéri, comme ça me fait plaisir !

MAURICE.

Ma chère maman ! (au marquis qui est à sa droite.) Bonjour mon oncle ! (Allant à Eugénie qui est (4) à la gauche de la Comtesse (3). Bonjour Eugénie ! (id. à Heurteloup qui est devant l’arbre près de la brouette.) Bonjour Hector ! Oh ! le drôle de costume ! Pourquoi êtes-vous si céleste ?

HEURTELOUP, avec humeur.

Ne m’en parle pas ! on m’a voué à la vierge.

{{PersonnageD>|MAURICE|c| riant.}}

Non ?

LE MARQUIS, de sa place.

Oui !… ça le change.

MAURICE.

Mes compliments. (Retournant à sa mère. En passant jettant son chapeau sur le banc qui entoure l’arbre.)

Ma chère maman, j’ai prié monsieur le curé de vous réunir tous pour vous entretenir d’une décision grave que j’avais l’intention de prendre et pour laquelle j’avais besoin de votre avis (indiquant l’abbé qui est un peu au-dessus des autres.) ainsi que de celui de monsieur le curé.

LA COMTESSE.

Ah ! mon Dieu ! Quoi donc ?

Tout le monde s’assied à l’exception de Maurice : la comtesse sur le fauteuil à droite de la table ; l’abbé sur le fauteuil qui est au-dessus, le marquis sur la chaise entre le banc et le perron, Eugénie sur le banc circulaire de l’arbre, Heurteloup sur la brouette.
MAURICE, une fois tout le monde assis.

Maman, je vais sans doute vous causer une grande déception ; je renonce à ma carrière sacerdotale.

LA COMTESSE.

Toi !

L’ABBÉ.

Est-il possible !

MAURICE.

Oui.

EUGÉNIE.

La voilà, l’influence néfaste de la caserne !

MAURICE.

Non, Eugénie, non ! la caserne n’a rien à voir dans ma décision, croyez-le bien. Seulement, il m’a été donné de constater que je n’avais pas en moi les vertus suffisantes. la force de caractère nécessaire pour remplir dignement ma mission et rester à la hauteur du vœu que j’aurais prononcé. (Après un temps d’hésitation.) Et puis enfin, ma mère… je ne suis plus chaste !

LA COMTESSE, se levant d’un bond ainsi qu’Eugénie.

Toi !

EUGÉNIE, se dressant.

Oh !

Elle se signe.
LE MARQUIS, riant sous cape.

Patatras !

LA COMTESSE.

Toi, mon enfant ! mon ange de pureté, d’innocence !

MAURICE.

Il est loin, ma pauvre maman, votre ange de pureté, d’innocence. Aujourd’hui, je ne suis plus qu’un homme, et un homme aussi faible que tous les autres.

Maurice dégage un peu. — La comtesse se laisse tomber anéantie sur son fauteuil.
EUGÉNIE, avec dépit, à son mari.

Voilà !… voilà !

HEURTELOUP.

C’est ça ! ça va encore être de ma faute.

Eugénie se rassied, sur le banc au pied de l’arbre.
MAURICE.

Vous me pardonnerez, mes chers parents, et vous monsieur le curé… Ah ! Dieu sait que sincèrement j’avais cru à ma vocation ! parce que dès le plus jeune âge, j’avais été nourri dans les idées de religion, avec l’horreur qu’on m’avait enseignée du péché de la chair ; aussi quand je sentais mon cœur battre à tout rompre dans ma poitrine, mon sang bouillonner dans mes veines, affluer à mes joues, je croyais bonnement que c’était là une manifestation de l’exaltation religieuse ! Aujourd’hui, ah !… aujourd’hui, j’ai compris… aujourd’hui, je sais ! (Allant s’asseoir sur le bras du fauteuil dans lequel sa mère est elle même assise et bien câlin avec elle.) Et ceci m’amène, maman, au grand point pour lequel je voulais vous parler. Maman, j’ai l’intention de me marier.

TOUS.

Hein ?

Eugénie se lève anxieuse, suspendue aux lèvres de Maurice.
LA COMTESSE.

Te marier, toi ! Mais avec qui ? Avec qui ?

MAURICE.

Avec celle que j’ai jugée digne d’être ma femme ; avec celle à qui vous avez vous-même témoigné votre sympathie, avec celle que j’aime enfin, (se levant.) avec madame de Marigny.

TOUS.

Madame de Marigny !

Tout le monde s’est levé à l’exception d’Heurteloup qui semble dans les nuages. L’abbé est légèrement redescendu de façon à être devant la table.
LA COMTESSE

Qu’est-ce que tu dis ?

LE MARQUIS.

Tu veux épouser madame de Marigny ?

EUGÉNIE.

Tu veux épouser une cocotte ?

MAURICE, froissé.

Ah ! Eugénie, je vous en prie.

LE MARQUIS, à part.

Oh ! Ça va un peu loin ! Ça va un peu loin !

LA COMTESSE.

Ah ! ça, tu es fou ! tu perds la tête ! Ah ! non, par exemple ! Moi, vivante, jamais je ne consentirai.

En parlant elle passe devant Maurice et gagne le numéro 3.
MAURICE

Ma mère…

LE MARQUIS.

Voyons, mon enfant, tu n’y penses pas.

LA COMTESSE.
Oublies-tu ce que tu dois au nom que tu portes, ce que tu nous dois à nous ? Ce que tu te dois à toi-même ?
MAURICE.

Ma mère, j’aime et j’estime madame de Marigny.

LE MARQUIS.

Mais, mon pauvre enfant, tu ne sais donc pas à quelle femme tu as affaire ?

LA COMTESSE.

Tu ne sais donc pas ce qu’elle a été ?

MAURICE.

Je sais tout, mais je sais aussi ce qu’elle est aujourd’hui et cela me suffit.

LE MARQUIS.

Mon enfant, songe au scandale, toi, le comte de Plounidec !

LA COMTESSE.

Songe à ce que l’on dira !

MAURICE.

Que m’importe l’opinion du monde ! j’ai ma conscience avec moi.

Il passe (1) extrême gauche.
EUGÉNIE et LA COMTESSE.

Oh !

LE MARQUIS.

Voyons, Maurice, je ne suis pas sujet à caution, moi, tu sais ! je suis un vieux libéral.

MAURICE.

Mais justement, mon oncle, vous êtes un vieux libéral ; et pour me comprendre, il faut être un religieux. Je suis sûr que monsieur le curé me comprend, lui.

L’ABBÉ, qui dos au public debout près de la table, semble plongé dans ses réflexions, sursautant légèrement en se sentant interpellé et se retournant.

Hein ? euh ! je… certainement !… je… je vous comprends ; mais… je comprends aussi madame la comtesse et M. le Marquis.

MAURICE, au marquis.

Que vous me blâmiez, vous, je l’admets ! (Passant devant le marquis pour aller à sa mère.) mais toi, ma mère ! toi, qui pratiques la doctrine chrétienne ; toi qui m’as toujours prêché la pitié et le pardon… tout cela n’était donc que des mots ?

LA COMTESSE.

Entre le pardon et le mariage, il y a une marge.

MAURICE.

Parce que ç’a été une pécheresse ?… mais n’en est-elle pas plus digne d’intérêt ? et la morale du Christ : « Il lui sera beaucoup pardonné, car elle a beaucoup aimé. »

Sur ce dernier mot, il a gagné jusqu’au Marquis.
LE MARQUIS.

Trop !… Elle a trop aimé !

EUGÉNIE.

Le Christ a pardonné à la Magdeleine, mais il ne l’a pas épousée.

MAURICE.

Et puis enfin, il y a une chose qui est au-dessus de tout ça ! Entre Étiennette et moi, il y a eu le péché et dans un cas pareil, c’est le devoir de l’homme de réparer par le mariage.

LE MARQUIS, les bras au ciel.

Maison as-tu pris ra ?

MAURICE, indiquant l’abbé.

Monsieur le curé me le confirmait encore tout à l’heure.

L’ABBÉ, qui se sentant à nouveau interpellé, en a marqué sa contrariété par une moue ennuyée.

Permettez, je ne savais pas que dans l’espèce il s’agissait d’une personne qui…

LE MARQUIS.

Mais parbleu !… Ah ! si c’était une jeune fille que tu eusses détournée, bon !

L’ABBÉ, approuvant.

Voilà !

LE MARQUIS.
Mais madame de Marigny !…
LA COMTESSE et EUGÉNIE, les mains au ciel.

Madame de Marigny !!

LE MARQUIS.

Mais, mon pauvre petit, si chaque fois que l’on a commis le péché, il fallait réparer par le mariage, mais tous les hommes seraient polygames.

MAURICE

Que voulez-vous, mon oncle, chacun sa morale.

Il s’assied, boudeur, sur le fauteuil qu’occupait sa mère, le marquis à bout d arguments, lève les bras au ciel et remonte.
EUGÉNIE, suffoquant.

Non, c’est de la folie ! (à Heurteloup.) Mais, dis-lui donc, toi ! au lieu de rester muet comme une carpe !

HEURTELOUP, toujours sur sa brouette, l’air détaché, le ton sec.

Je ne me mêle pas des choses qui ne me regardent pas.

EUGÉNIE.

Alors, tu approuves ce mariage ?

HEURTELOUP, les deux mains agrippées aux barres de la brouette et avec explosion.

Je n’approuve jamais le mariage !

EUGÉNIE.
Hein !
HEURTELOUP, avec un coup de poing sur la barre de traverse de la brouette.

Je suis pour le célibat ! (se levant et à pleine voix.) Vive le célibat !

Il remonte.
EUGÉNIE.

Insolent !

HEURTELOUP, du fond, avec soulagement.

Aïe, donc !

LA COMTESSE, qui, pendant ce qui précède, nerveuse, a arpenté la scène, — redescendant.

Et puis enfin, toute cette discussion est inutile… Si tu ne comprends pas certaines choses, c’est à moi d’avoir de la raison pour toi : Ce mariage ne se fera pas, parce que je ne le veux pas.

MAURICE, se levant et douloureusement.

C’est bien, ma mère, je sais trop le respect que je vous dois pour aller à l’encontre de votre volonté. Mais je ne m’imaginais pas que par vous, j’aurais à choisir entre mes devoirs filiaux et ceux que me dicte ma conscience. C’est dur !

LA COMTESSE, toute retournée.

Mon pauvre petit, tu m’en veux ?

MAURICE

Non ! mais j’en souffre. Adieu, maman.

Il gagne vers la droite dans la direction de la sortie.
LA COMTESSE.

Tu pars ?

MAURICE (5), s’arrêtant à la voix de sa mère, et tout en prenant son chapeau sur le banc de l’arbre — avec des larmes dans la voix.

Oui… la carriole qui nous a amenés n’est peut-être pas encore dételée… Je dois rentrer au corps demain matin et alors !… (sentant qu’il va pleurer.) À tout à l’heure, maman.

Il essuie une larme du revers de la main et gagne vivement la porte de droite ; sortie.
LA COMTESSE, après un temps.

Pauvre petit, il s’en va le cœur brisé.

LE MARQUIS, à gauche de la table.

Que veux-tu, il y a des opérations nécessaires. Il faut savoir s’y résigner pour le bonheur de ceux qu’on aime.

L’ABBÉ, à droite de la table.

C’est que c’est une opération au cœur, monsieur le marquis, et le cœur ne s’opère pas comme on veut.

LE MARQUIS

Eh ! je sais bien.

LA COMTESSE

Hélas !

EUGÉNIE

Mais qu’est-ce qui se dégage donc de nous. mon Dieu ! que les hommes subissent ainsi notre empire ?

HEURTELOUP, du fond, gouailleur indiquant sa femme.

Ah ! non ! Écoutez-la !



Scène IX

Les Mêmes, ÉTIENNETTE.

À ce moment, Étiennette paraît sur le perron du presbytère.

TOUS, à part.

Elle !

Chacun esquisse le mouvement de remonter comme pour lui céder la place.
ÉTIENNETTE, sur un ton de prière déférente à la comtesse.

Ne vous en allez pas, madame.

LA COMTESSE, la toisant avec dédain.

Madame !…

ÉTIENNETTE, l’arrêtant du geste.
Non, non ! ne dites rien, je sais, j’ai entendu ; (comme pour s’excuser.) la fenêtre était ouverte et l’on parlait un peu fort, alors… ! (Avec fermeté.) Tranquillisez-vous, madame, ce mariage ne se fera pas.
TOUS.

Hein ?

LA COMTESSE.

Quoi, madame… ?

ÉTIENNETTE, avec plus de fermeté encore.

Il ne se fera pas !… laissez-moi seulement avoir un entretien avec votre fils… je crois que vous serez contente de moi.

LA COMTESSE

Soit ! (Elle s’incline légèrement, passe devant Étiennette, gagne le perron, et une fois la troisième marche franchie, se retourne pour dire :) Pardonnez-moi d’être obligée de vous faire du mal.

ÉTIENNETTE.

Vous défendez votre fils, madame, il n’y a rien de plus respectable.

LA COMTESSE.

Merci.

La comtesse entre dans le presbytère tandis qu’Étiennette remonte — Le marquis entre à la suite de la comtesse, suivi de l’abbé, suivi lui-même d’Heurteloup et d’Eugénie qui se chamaillent à voix basse. — Arrivé à la troisième marche l’abbé se retourne pour livrer passage au couple en discorde — Heurteloup qui marche en quelque sorte à reculons pour discuter avec sa femme, n’a pas vu le mouvement du curé, et va donner contre lui — le choc le renvoie sur sa femme, qui le repousse brutalement — après quoi ils entrent tous trois au presbytère — Étiennette qui au fond et face au presbytère, a regardé à distance tout ce jeu de scène, n’a pas aperçu Huguette qui est entrée sur ces entrefaites, avec sa bicyclette en main — En se retournant, elle se trouve nez à nez avec elle.
ÉTIENNETTE, se retournant.

Oh ! pardon mademoiselle.

HUGUETTE

Oh ! vous ! vous ! je vous déteste !

Elle se sauve, troisième plan gauche.
ÉTIENNETTE, interloquée.

Hein ? (Après un temps très lentement et avec un hochement de tête.) Ah ! Oui… oui, je comprends !



Scène X

ÉTIENNETTE, MAURICE.


MAURICE, entrant de droite, la figure profondément attristée et allant à Étiennette.

Ma pauvre Étiennette !

ÉTIENNETTE.

Mon pauvre petit Maurice !

MAURICE.
Tu sais ?
ÉTIENNETTE.

Oui.

MAURICE, se laissant tomber sur le banc de l’arbre.

Ah ! maman a été vraiment cruelle.

Il dépose d’un geste accablé son chapeau près de lui sur le banc.
ÉTIENNETTE, debout devant lui — lui mettant affectueusement une main sur l’épaule.

Ne l’accuse pas, Maurice ! À sa place, ayant un fils, j’aurais agi comme elle.

MAURICE.

Oh !

ÉTIENNETTE.

Si ! si ! vois-tu, c’est un aveu qu’il faut avoir le courage de se faire à soi-même : nous ne sommes pas des femmes que l’on épouse. Nous sommes ici-bas pour donner du plaisir, pour donner de l’amour, il ne nous appartient pas de donner un foyer ; contentons-nous de notre rôle. J’aurai eu de toi le meilleur de toi-même, la fleur de ta jeunesse, tes premiers baisers, tes premières étreintes. Tu auras été le printemps, le sourire de ma vie ; et toujours de ton souvenir se dégagera pour moi comme un parfum d’amour qui embaumera jusqu’à mes vieux jours. Qu’ai-je le droit de demander de plus ? Ne suis-je pas parmi les heureuses ?

MAURICE.

Étiennette, tes paroles me brisent le cœur.

ÉTIENNETTE.

Crois-tu qu’elles ne déchirent pas le mien ? Mais quand nous fermerons les yeux à la réalité, empêcherons-nous qu’elle soit ? Renonce à ce mariage, Maurice ! nous ne sommes pas des femmes qu’on épouse.

MAURICE.

Mais tout cela, ce sont des conventions du monde ! Est-ce qu’il peut m’empêcher de t’aimer, le monde ? Est-ce qu’il pourra faire que je puisse aimer jamais une autre femme que toi ?

ÉTIENNETTE.

Enfant ! Tu parles bien comme un être qui aime pour la première fois et qui croit encore à l’éternité de l’amour ! Mais si j’étais assez démente pour accepter le bonheur que tu m’offres… avec tout ton cœur aujourd’hui, mais c’est toi, demain, qui ne me pardonnerais pas de n’avoir pas eu de la raison pour toi.

MAURICE.
Étiennette, comme tu me juges mal !
ÉTIENNETTE, avec un soupir d’amertume.

Je ne te juge pas mal, je te juge selon la nature des hommes. Crois-moi, mon cher aimé, (s’asseyant tout près de lui à sa droite.) il faut nous prendre pour ce que nous sommes : quelque chose, comme ces fleurs de luxe, voyantes et capiteuses, arrangées pour paraître, que l’on achète pour orner sa boutonnière, plus encore pour les autres que pour soi-même et que le soir venu, alors que déjà elles se flétrissent, on jette dans un coin, comme une chose dont on a pris tout ce qu’elle pouvait donner. La vérité, vois-tu, c’est la petite fleur, bien plus modeste, quelquefois sauvage, au parfum plus discret, mais si jolie ! si pure ! si délicate ! que votre œil découvre, que votre regard choisit et que votre main cueille sur la branche même qui l’a fait naître. Celle-là, vous l’aimez, parce que vous sentez que le premier vous l’avez vue, qu’elle n’est que pour vous. C’est cette petite fleur-là qu’il te faut, Maurice, cette petite fleur un peu sauvage, que ton œil n’a pas découverte et qui pourtant existe, ici, pas loin, à portée de ta main.

MAURICE, d’un ton presque bourru.
Quoi ? Qui ça ?
ÉTIENNETTE.

Ta cousine.

MAURICE.

Huguette ?

ÉTIENNETTE.

Oui.

MAURICE, haussant les épaules.

Elle ? la bonne histoire ! elle ne peut pas me sentir.

En ce disant il s’est levé et boudeur remonte un peu vers le fond.
ÉTIENNETTE, gagnant un peu la droite.

Crois-tu ?

MAURICE.

J’en suis sûr.

ÉTIENNETTE, affirmative.

Elle t’aime.

MAURICE, se retournant à demi et par dessus l’épaule, d’un air narquois.

Elle te l’a dit ?

ÉTIENNETTE.

Peut-être pas précisément dans ces termes, mais enfin quelque chose d’approchant. Elle m’a dit : « Oh ! vous, vous, je vous déteste ! »

MAURICE, redescendant (1) vers Étiennette (2).
Ah ! Eh bien ?
ÉTIENNETTE.

Eh bien ? pourquoi me déteste-t-elle, si ce n’est parce qu’elle sent que je possède le cœur de son Maurice qu’elle aime et qu’elle ne me pardonne pas de lui ravir. Épouse-là, mon aimé, c’est la femme qu’il te faut.

MAURICE.

Étiennette, mais c’est fou. L’épouser, moi !… quand mon cœur est plein de toi, quand notre amour est encore tout récent… qu’il est dans toute sa force…

ÉTIENNETTE, vivement.

Oh ! mais non, mais non… je ne te demande pas de l’épouser tout de suite ! Oh ! non non… (Lui prenant amicalement les épaules entre les deux mains.) Je te demande simplement de te faire à cette idée, d’envisager cette perspective, pour plus tard, beaucoup plus tard ! dans un an… un an et demi.

MAURICE, très par-dessous jambe.

Oh ! Dans un an, un an et demi… Alors nous avons le temps d’y penser…

Tout en parlant il se dégage d’Étiennette et gagne le n° 2.
ÉTIENNETTE, insistant.
Promets-moi qu’alors tu l’épouseras.
MAURICE, comme un homme qui voit le temps devant lui et trouve inutile de discuter.

Bon, bon, soit ! puisque ça te fait plaisir, c’est entendu : dans un an !

ÉTIENNETTE, vivement.

Oh ! un an… un an et demi…

MAURICE, se retournant vers elle.

Ah ! Ah ! Tu vois !… Tu marchandes déjà !

Ils remontent côte à côte vers le fond. À ce moment un incident invisible au public attire l’attention d’Étiennette.
ÉTIENNETTE
| indiquant le deuxième plan gauche.}}

Oh tiens ! Regarde un peu qui vient là ?

MAURICE, regardant.

Huguette ! Qu’est-ce qu’elle a ?

Pour observer en se dissimulant ils vont se réfugier derrière l’arbre, restant toujours visibles aux spectateurs.



Scène XI

Les Mêmes, LA MARIOTTE, HUGUETTE.


HUGUETTE
Mais laissez-moi, je vous dis, laissez-moi.
LA MARIOTTE.

Mais enfin, qu’est-ce que vous avez mademoiselle ?

HUGUETTE.

Mais rien, quoi ! je n’ai rien.

LA MARIOTTE.

Comment, rien ? Je vous trouve là au fond du jardin, pleurant à chaudes larmes.

HUGUETTE, convulsivement.

Oh !

LA MARIOTTE.

Attendez, je vais un peu aller trouver votre papa, pour qu’il voie clair dans tout ça.

HUGUETTE.

Oh non non ! Je vous le défends !

LA MARIOTTE.

Si si ! Je ne veux pas que vous ayez du chagrin, moi !

Elle entre au presbytère.
HUGUETTE, s’effondrant sur le banc qui entoure l’arbre.

Oh ! n’avoir même pas la liberté de pleurer en paix !

Elle pleure, la tête dans ses mains. — Maurice et Étiennette ont écouté tout cela avec compassion.
ÉTIENNETTE, émue — à Maurice à mi-voix.

Dis-lui un mot, voyons ! console-là !

Maurice hésite un instant, puis se laissant persuader, va s’asseoir tout près d Huguette.
MAURICE, une fois assis.

Tu pleures, Huguette ?

HUGUETTE (1), sursautant.

Hein ! Toi ! (Essuyant vivement ses yeux.) Non ! non !

MAURICE (2), affectueusement.

Qu’est-ce que tu as ?

HUGUETTE.

Rien. C’est nerveux !

MAURICE, id.

Non ça n’est pas nerveux ! Tu as du chagrin. Est-ce vrai, ce qu’on m’a dit, que c’est à cause de moi ?

HUGUETTE.

De toi ! Oh non !… non !

MAURICE.

Ah ! n’est-ce pas, que ce n’est pas exact, (Avec un geste de la tête dans la direction d’Étiennette qui, elle, assiste à cet entretien, dissimulée par l’arbre.) ce qu’on voudrait me persuader, que soi-disant, tu m’aimerais ?

HUGUETTE, vivement.
Oh non ! non !
MAURICE

Ah ! (À Huguette.) Qu’au contraire, la vérité, c’est que plutôt, un peu d’antipathie…

HUGUETTE, avec feu.

D’antipathie ! Oh non… (pLus timidement.) non !

MAURICE.

Non ?

HUGUETTE, toute confuse.

Ah ! Maurice ! Maurice, laisse-moi !

MAURICE.

Tu me repousses ?

HUGUETTE, se cachant la figure dans les mains.

Oh ! Que je suis malheureuse !

MAURICE, affectueusement.

Huguette !

HUGUETTE, éclatant.

Oh ! toi ! toi… et cette femme !…

MAURICE, interloqué.

Hein ?

HUGUETTE.

Quand je pense que tout à l’heure, là… Oh ! Je la hais !…

MAURICE, vivement et véhémentement.
Ne la hais pas, Huguette ! Si tu savais !… si tu savais ce qu’elle me disait de toi, tout à l’heure…
HUGUETTE, avec un ricanement dédaigneux.

Vraiment !

MAURICE.

Elle me disait que tu étais la femme qu’il me faut ! Que je devrais t’épouser !

HUGUETTE, le regarde un instant interloquée, puis :

Elle t’a dit cela, elle ?

MAURICE, les bras croisés, tournant à demi le dos à Huguette et sur un ton maussade où perce un peu de rancune contre Huguette pour les propos qu’elle vient de tenir.

Oui, elle m’a dit ça !

HUGUETTE

Est-il possible !… Oh ! Et moi qui croyais… qui me figurais !… (changeant de ton.) Oh ! oui, mais toi ! toi, tu as répondu non !

MAURICE, toujours à demi tourné, et sur le même ton maussade.

Moi ?… non, je n’ai pas répondu non.

HUGUETTE, explosion de joie.

Tu n’as pas répondu non !

MAURICE, id.

Non, je n’ai pas répondu non !

HUGUETTE.

Ah ! Maurice ! Maurice !… Si tu savais. je… la… la… ah ! ah !… (changeant brusquement de ton.) Attends-moi… Attends-moi !

Elle se sauve comme une folle.
MAURICE, se levant comme pour la retenir.

Huguette !

HUGUETTE, tout en courant.

Oui, oui, je reviens.

Elle se précipite dans le presbytère.
MAURICE, ahuri.

Eh bien ! Qu’est-ce qu’elle a ?

ÉTIENNETTE, qui pendant toute cette scène a souffert visiblement un véritable calvaire, allant à Maurice et avec une émotion contenue.

Et maintenant mon petit Maurice, il faut être bien raisonnable, et me laisser m’en aller.

MAURICE

Hein ! Tu pars ?

ÉTIENNETTE.

Je ne saurais rester davantage… Ma place n’est plus ici…

MAURICE.

Oh ! mais, attends-moi ; je rentre avec toi…

ÉTIENNETTE.
Non, non… Toi, tu partiras ce soir.
MAURICE, suppliant.

Étiennette… !

ÉTIENNETTE.

Si, si ! Tu vas être bien mignon et faire ce que je te dis.

MAURICE, avec angoisse.

Étiennette, tu ne penses pas à me quitter… Tu rentres à Paris, mais une fois là-bas…

ÉTIENNETTE.

Mais oui, mais oui… Tu sais bien que je t’aime.

MAURICE.

À demain alors.

ÉTIENNETTE.

À demain ! (Maurice tend les lèvres vers elle pour l’embrasser, elle le repousse doucement.) Allons ! allons ! sage !…

MAURICE.

Étiennette !

ÉTIENNETTE.

Chut ! Chut ! Demain !

Elle a gagné doucement à reculons jusqu’à la porte de droite. — Au moment de la franchir, à Maurice qui la regarde littéralement terrassé, elle envoie un baiser et sort. Elle n’est pas plus tôt dehors qu’Huguette paraît, tirant son père par la main ; à leur suite la Comtesse, l’Abbé, Eugénie et Heurteloup.

Scène XII

MAURICE, HUGUETTE, LE MARQUIS, LA COMTESSE, L’ABBÉ, HEURTELOUP, EUGÉNIE.
HUGUETTE, entraînant son père.

Viens papa ! Venez, ma tante ! Vous ne savez pas la nouvelle !… Maurice, m’a demandé ma main.

MAURICE, tombant des nues.

Moi !

TOUS, stupéfaits.

Hein ?

LE MARQUIS.

Est-il possible !

LA COMTESSE, passant devant le Marquis et Huguette et allant à son fils.

Toi ! Mon enfant !

MAURICE

Comment maman, mais non !

TOUS.

Non ?…

HUGUETTE.

Oh ! Si… si !… Il peut dire ce qu’il voudra !… À l’instant il s’est déclaré… alors… ! Ça m’est égal, maintenant que je sais que c’est la timidité.

MAURICE.

Hein !

LA COMTESSE, radieuse.

Ah ! mon enfant ! mon chéri ! Ce mariage-là, à la bonne heure.

MAURICE.

Mais maman…

EUGÉNIE, qui ainsi qu’Heurteloup a fait le tour par le fond, surgissant à la gauche de Maurice.

Ah ! Maurice ! Ça, oui ; voilà qui est bien !

Elle lui serre la main et remonte.
MAURICE.

Quoi ?

L’ABBÉ, surgissant à la droite de Maurice, la Comtesse étant un peu remontée.

Mes compliments… Une union comme celle-là… !

Il lui serre la main et remonte féliciter la comtesse.
MAURICE.

Monsieur le curé… mais non !

HEURTELOUP, surgissant à sa gauche.

Je ne suis pas pour le mariage… mais celui-là !…

Il lui serre les mains avec chaleur.
MAURICE.

Mais enfin !… (À lui-même, furieux.) Oh ! c’est trop fort !

HUGUETTE, passant son bras autour du sien.

Tu vois comme tout le monde est content.

LE MARQUIS.

Mon fils !… Dans mes bras !

MAURICE, littéralement ahuri.

Hein ?

HUGUETTE, le poussant dans les bras de son père.

Là ! dans les bras de papa !

LE MARQUIS, l’étreignant.

Mon enfant ! mon gendre !

TOUS.

Bravo ! Bravo !

Au milieu des applaudissements, on entend des « Très bien » « À la bonne heure… »
MAURICE, avec un affolement comique.

Mais ça y est ! On me marie alors ! on me marie !

LA COMTESSE, qui est descendue à l’extrême gauche, à la droite du Marquis.

Alors tu consens ?

LE MARQUIS, en regardant Maurice.

Si je consens !… Je crois bien !

Pendant ces dernières répliques, on a entendu à la cantonade le grelot d’un cheval.
MAURICE, instinctivement, se précipitant vers la grille du fond et à part.

Étiennette !

Tout le monde le regarde étonné.
LE MARQUIS, à qui ce jeu de scène n’a pas échappé, hochant la tête en comprenant soudain la situation et à part.

Aha !… (voyant Maurice qui, s’étant rendu compte que son mouvement a été remarqué, redescend un peu gêné, — reprenant sa phrase.) Je consens… mais pas tout de suite…

MAURICE, avec une joie mal dissimulée.

Ah ?

TOUS, désappointés.

Oh !

LE MARQUIS.

Non… non !… Ce sont encore deux gamins ! … Maurice finira son service militaire… Pendant ce temps, Huguette se fera plus femme ! Dans un an… un an et demi…

MAURICE, à part.

Oui, oh ! bien, d’ici là !…

LE MARQUIS, sournoisement.

Je suis persuadé que Maurice se rangera à mon désir…

MAURICE, hypocritement.
Mais… mon oncle… du moment que c’est votre volonté…
LE MARQUIS, malicieusement.

C’est ma volonté, oui !… oui !…

HUGUETTE, passant son bras autour de celui de Maurice.

L’important, c’est de savoir qu’on s’épousera, n’est-ce pas ?

Elle entraîne Maurice vers l’arbre sur le banc duquel ils s’asseyent.
LA COMTESSE, bas, au Marquis.

Ah ! ça !… pourquoi ?… pourquoi tant de temps ?

LE MARQUIS, comme un homme qui a son idée de derrière la tête.

Parce que ! (pour donner une raison.) Parce qu’ils ne sont mûrs ni l’un ni l’autre pour le mariage ; et puis… et puis enfin, parce que j’estime qu’en matière de fièvre, il ne faut jamais essayer de la faire rentrer… Il faut que ça sorte… et puis que ça passe.

LA COMTESSE.

Je ne comprends pas…

LE MARQUIS.

Oui, mais moi, je me comprends.

L’ABBÉ, debout près du jeune couple assis.

Allons, voilà un mariage que je bénirai, car j’espère bien qu’il se fera à Plounidec.

LA COMTESSE.
Certes !
HEURTELOUP, à l’extrême droite.

Est-ce qu’il faudra que j’y assiste en bleu ?

EUGÉNIE, près de lui.

Naturellement !

HEURTELOUP.

Eh ! bien ! Elle est verte, celle-là !

LE MARQUIS.

Qu’est-ce que vous voulez, Heurteloup ? ça n’est pas rose tous les jours !




Rideau.
  1. Le M. (1) près d’Hug. (2) ; plus en scène E. 3, H. 4, la C. 5, l’A. 6.
  2. Le M. et H. au fond au-dessus du banc de gauche, — plus en scène E. la C., — plus bas devant le grand arbre l’ab. et J.-L.
  3. Maurice est en civil : blouse de chasse à trois plis et ceinture ; knickerbockers, le tout en étoffe anglaise. Legings et feutre mou.
  4. Le M. 2, Hug. 2, La C. 3, L’ab. 4, Eug. 5, Heurteloup, 6.