Le Bourgeois gentilhomme/Édition Louandre, 1910/Acte V

Le Bourgeois gentilhomme/Édition Louandre, 1910
Œuvres complètes de Molière, Texte établi par Charles LouandreCharpentiertome III (p. 309-327).

ACTE CINQUIÈME.


Scène I.

MADAME JOURDAIN, MONSIEUR JOURDAIN.
MADAME JOURDAIN.

Ah ! mon Dieu, miséricorde ! Qu’est-ce que c’est donc que cela ? Quelle figure ! Est-ce un momon[1] que vous allez porter, et est-il temps d’aller en masque ? Parlez donc, qu’est-ce que c’est que ceci ? Qui vous a fagoté comme cela ?

MONSIEUR JOURDAIN.

Voyez l’impertinente, de parler de la sorte à un mamamouchi !

MADAME JOURDAIN.

Comment donc ?

MONSIEUR JOURDAIN.

Oui, il me faut porter du respect maintenant, et l’on vient de me faire mamamouchi.

MADAME JOURDAIN.

Que voulez-vous dire avec votre mamamouchi ?

MONSIEUR JOURDAIN.

Mamamouchi, vous dis-je. Je suis mamamouchi.

MADAME JOURDAIN.

Quelle bête est-ce là ?

MONSIEUR JOURDAIN.

Mamamouchi, c’est-à-dire, en notre langue, paladin.

MADAME JOURDAIN.

Baladin ! Etes-vous en âge de danser des ballets ?

MONSIEUR JOURDAIN.

Quelle ignorante ! Je dis paladin : c’est une dignité dont on vient de me faire la cérémonie.

MADAME JOURDAIN.

Quelle cérémonie donc ?

MONSIEUR JOURDAIN.

Mahameta per Jordina.

MADAME JOURDAIN.

Qu’est-ce que cela veut dire ?

MONSIEUR JOURDAIN.

Jordina, c’est-à-dire Jourdain.

MADAME JOURDAIN.

Hé bien ? quoi, Jourdain ?

MONSIEUR JOURDAIN.

Voler far un paladina de Jordina.

MADAME JOURDAIN.

Comment ?

MONSIEUR JOURDAIN.

Dar turbanta con galera.

MADAME JOURDAIN.

Qu’est-ce à dire, cela ?

MONSIEUR JOURDAIN.

Per deffender Palestina.

MADAME JOURDAIN.

Que voulez-vous donc dire ?

MONSIEUR JOURDAIN.

Dara, dara bastonnara.

MADAME JOURDAIN.

Qu’est-ce donc que ce jargon-là ?

MONSIEUR JOURDAIN.

Non tener honta, questa star l’ultima affronta.

MADAME JOURDAIN.

Qu’est-ce que c’est donc que tout cela ?

MONSIEUR JOURDAIN, chantant et dansant.

Hou la ba, ba la chou, ba la ba, ba la da.

(Il tombe par terre.)
MADAME JOURDAIN.

Hélas ! mon Dieu ! mon mari est devenu fou !

MONSIEUR JOURDAIN, se relevant et s’en allant.

Paix, insolente. Portez respect à monsieur le mamamouchi.

MADAME JOURDAIN, seule.

Où est-ce donc qu’il a perdu l’esprit ? Courons l’empêcher de sortir. (Apercevant Dorimène et Dorante.) Ah ! ah ! voici justement le reste de notre écu[2]. Je ne vois que chagrin de tous côtés.


Scène II.

DORANTE, DORIMÈNE.
DORANTE.

Oui, madame, vous verrez la plus plaisante chose qu’on puisse voir ; et je ne crois pas que dans tout le monde il soit possible de trouver encore un homme aussi fou que celui-là. Et puis, madame, il faut tâcher de servir l’amour de Cléonte, et d’appuyer toute sa mascarade. C’est un fort galant homme, et qui mérite que l’on s’intéresse pour lui.

DORIMÈNE.

J’en fais beaucoup de cas, et il est digne d’une bonne fortune.

DORANTE.

Outre cela, nous avons ici, madame, un ballet qui nous revient, que nous ne devons pas laisser perdre ; et il faut bien voir si mon idée pourra réussir.

DORIMÈNE.

J’ai vu là des apprêts magnifiques, et ce sont des choses, Dorante, que je ne puis plus souffrir. Oui, je veux enfin vous empêcher vos profusions ; et, pour rompre le cours à toutes les dépenses que je vous vois faire pour moi, j’ai résolu de me marier promptement avec vous. C’en est le vrai secret, et toutes ces choses unissent avec le mariage, comme vous savez[3].

DORANTE.

Ah ! madame, est-il possible que vous ayez pu prendre pour moi une si douce résolution ?

DORIMÈNE.

Ce n’est que pour vous empêcher de vous ruiner ; et, sans cela, je vois bien qu’avant qu’il fût peu vous n’auriez pas un sou.

DORANTE.

Que j’ai d’obligation, madame, aux soins que vous avez de conserver mon bien ! Il est entièrement à vous, aussi bien que mon cœur ; et vous en userez de la façon qu’il vous plaira.

DORIMENE.

J’userai bien de tous les deux. Mais voici votre homme : la figure en est admirable.


Scène III.

MONSIEUR JOURDAIN, DORIMÈNE, DORANTE.
DORANTE.

Monsieur, nous venons rendre hommage, madame et moi, à votre nouvelle dignité, et nous réjouir avec vous du mariage que vous faites de votre fille avec le fils du Grand Turc.

MONSIEUR JOURDAIN, après avoir fait les révérences à la turque.

Monsieur, je vous souhaite la force des serpents et la prudence des lions.

DORIMÈNE.

J’ai été bien aise d’être des premières, monsieur, à venir vous féliciter du haut degré de gloire où vous êtes monté.

MONSIEUR JOURDAIN.

Madame, je vous souhaite toute l’année votre rosier fleuri. Je vous suis infiniment obligé de prendre part aux honneurs qui m’arrivent ; et j’ai beaucoup de joie de vous voir revenue ici, pour vous faire les très humbles excuses de l’extravagance de ma femme.

DORIMÈNE.

Cela n’est rien ; j’excuse en elle un pareil mouvement : votre cœur lui doit être précieux ; et il n’est pas étrange que la possession d’un homme comme vous puisse inspirer quelques alarmes.

MONSIEUR JOURDAIN.

La possession de mon cœur est une chose qui vous est tout acquise.

DORANTE.

Vous voyez, madame, que monsieur Jourdain n’est pas de ces gens que les prospérités aveuglent, et qu’il sait, dans sa grandeur, connoître encore ses amis.

DORIMÈNE.

C’est la marque d’une ame tout à fait généreuse.

DORANTE.

Où est donc Son Altesse turque ? nous voudrions bien, comme vos amis, lui rendre nos devoirs.

MONSIEUR JOURDAIN.

Le voilà qui vient ; et j’ai envoyé quérir ma fille pour lui donner la main.


Scène IV.

MONSIEUR JOURDAIN, DORIMÈNE, DORANTE, CLÉONTE, habillé en Turc.
DORANTE, à Cléonte.

Monsieur, nous venons faire la révérence à Votre Altesse, comme amis de monsieur votre beau-père, et l’assurer avec respect de nos très humbles services.

MONSIEUR JOURDAIN.

Où est le truchement, pour lui dire qui vous êtes, et lui faire entendre ce que vous dites ? Vous verrez qu’il vous répondra ; et il parle turc à merveille, (À cléonte.) Holà ! où diantre est-il allé ? Strouf, strif, strof, straf. Monsieur est un grande segnore, grande segnore, grande segnore ; et madame, une granda dama, granda dama. (Voyant qu’il ne se fait point entendre.) Ah ! (À Cléonte, montrant Dorante.) Monsieur, lui mamamouchi françois, et madame mamamouchie françoise. Je ne puis pas parler plus clairement. Bon ! voici l’interprète.


Scène V.

MONSIEUR JOURDAIN, DORIMÈNE, DORANTE ; CLÉONTE, habillé en Turc ; COVIELLE, déguisé.
MONSIEUR JOURDAIN.

OÙ allez-vous donc ? nous ne saurions rien dire sans vous. (Montrant Cléonte.) Dites-lui un peu que monsieur et madame sont des personnes de grande qualité, qui lui viennent faire la révérence, comme mes amis, et l’assurer de leurs services. (À Doriméne et à Dorante.) Vous allez voir comme il va répondre.

COVIELLE.

Alabala crociam acci boram alabamen.

CLÉONTE.

Catalequi tubal ourin soter amalouchan.

MONSIEUR JOURDAIN, à Dorimène et à Dorante.

Voyez-vous ?

COVIELLE.

Il dit que la pluie des prospérités arrose en tout temps le jardin de votre famille.

MONSIEUR JOURDAIN.

Je vous l’avois bien dit, qu’il parle turc.

DORANTE.

Cela est admirable.


Scène VI.

LUCILE, CLÉONTE, MONSIEUR JOURDAIN, DORIMÈNE, DORANTE, COVIELLE.
MONSIEUR JOURDAIN.

Venez, ma fille ; approchez-vous, et venez donner votre main à monsieur, qui vous fait l’honneur de vous demander en mariage.

LUCILE.

Comment ! mon père, comme vous voilà fait ! est-ce une comédie que vous jouez ?

MONSIEUR JOURDAIN.

Non, non, ce n’est pas une comédie ; c’est une affaire fort sérieuse, et la plus pleine d’honneur pour vous qui se peut souhaiter. (Montrant cléonte.) Voilà le mari que je vous donne.

LUCILE.

À moi, mon père ?

MONSIEUR JOURDAIN.

Oui, à vous. Allons, touchez-lui dans la main, et rendez graces au ciel de votre bonheur.

LUCILE.

Je ne veux point me marier.

MONSIEUR JOURDAIN.

Je le veux, moi, qui suis votre père.

LUCILE.

Je n’en ferai rien.

MONSIEUR JOURDAIN.

Ah ! que de bruit ! Allons, vous dis-je. Çà, votre main.

LUCILE.

Non, mon père ; je vous l’ai dit, il n’est point de pouvoir qui me puisse obliger à prendre un autre mari que Cléonte ; et je me résoudrai plutôt à toutes les extrémités, que de… (Reconnoissant Cléonte.) Il est vrai que vous êtes mon père ; je vous dois entière obéissance ; et c’est à vous à disposer de moi selon vos volontés.

MONSIEUR JOURDAIN.

Ah ! je suis ravi de vous voir si promptement revenue dans votre devoir ; et voilà qui me plaît, d’avoir une fille obéissante.


Scène VII.

MADAME JOURDAIN, CLÉONTE, MONSIEUR JOURDAIN, LUCILE, DORANTE, DORIMÈNE, COVIELLE.
MADAME JOURDAIN.

Comment donc ? qu’est-ce que c’est que ceci ? on dit que vous voulez donner votre fille en mariage à un carême-prenant[4].

MONSIEUR JOURDAIN.

Voulez-vous vous taire, impertinente ? Vous venez toujours mêler vos extravagances à toutes choses ; et il n’y a pas moyen de vous apprendre à être raisonnable.

MADAME JOURDAIN.

C’est vous qu’il n’y a pas moyen de rendre sage ; et vous allez de folie en folie. Quel est votre dessein, et que voulez-vous faire avec cet assemblage ?

MONSIEUR JOURDAIN.

Je veux marier notre fille avec le fils du Grand Turc.

MADAME JOURDAIN.

Avec le fils du Grand Turc ?

MONSIEUR JOURDAIN, montrant Covielle.

Oui. Faites-lui faire vos compliments par le truchement que voilà.

MADAME JOURDAIN.

Je n’ai que faire du truchement, et je lui dirai bien, moi-même, à son nez, qu’il n’aura point ma fille.

MONSIEUR JOURDAIN.

Voulez-vous vous taire, encore une fois ?

DORANTE.

Comment ! madame Jourdain, vous vous opposez à un honneur comme celui-là ? vous refusez Son Altesse turque pour gendre ?

MADAME JOURDAIN.

Mon Dieu ! monsieur, mélez-vous de vos affaires.

DORIMÈNE.

C’est une grande gloire qui n’est pas à rejeter.

MADAME JOURDAIN.

Madame, je vous prie aussi de ne vous point embarrasser de ce qui ne vous touche pas.

DORANTE.

C’est l’amitié que nous avons pour vous qui nous fait intéresser dans vos avantages.

MADAME JOURDAIN.

Je me passerai bien de votre amitié.

DORANTE.

Voilà votre fille qui consent aux volontés de son père.

MADAME JOURDAIN.

Ma fille consent à épouser un Turc ?

DORANTE.

Sans doute.

MADAME JOURDAIN.

Elle peut oublier Cléonte ?

DORANTE.

Que ne fait-on pas pour être grand’dame ?

MADAME JOURDAIN.

Je l’étranglerois de mes mains, si elle avoit fait un coup comme celui-là.

MONSIEUR JOURDAIN.

Voilà bien du caquet ! Je vous dis que ce mariage-le se fera.

MADAME JOURDAIN.

Je vous dis, moi, qu’il ne se fera point.

MONSIEUR JOURDAIN.

Ah ! que de bruit !

LUCILE.

Ma mère !

MADAME JOURDAIN.

Allez ! vous êtes une coquine.

MONSIEUR JOURDAIN, à madame Jourdain.

Quoi ! vous la querellez de ce qu’elle, m’obéit ?

MADAME JOURDAIN.

Oui ; elle est à moi aussi bien qu’à vous.

COVIELLE, à madame Jourdain.

Madame !

MADAME JOURDAIN.

Que me voulez-vous conter, vous ?

COVIELLE.

Un mot.

MADAME JOURDAIN.

Je n’ai que faire de votre mot.

COVIELLE, à monsieur Jourdain.

Monsieur, si elle veut écouter une parole en particulier, je vous promets de la faire consentir à ce que vous voulez.

MADAME JOURDAIN.

Je n’y consentirai point.

COVIELLE.

Écoutez-moi seulement.

MADAME JOURDAIN.

Non.

MONSIEUR JOURDAIN, à madame Jourdain.

Écoutez-le.

MADAME JOURDAIN.

Non ; je ne veux pas l’écouter.

MONSIEUR JOURDAIN.

Il vous dira…

MADAME JOURDAIN.

Je ne veux point qu’il me dise rien.

MONSIEUR JOURDAIN.

Voilà une grande obstination de femme ! Cela vous fera-t-il mal de l’entendre ?

COVIELLE.

Ne faites que m’écouter ; vous ferez après ce qu’il vous plaira.

MADAME JOURDAIN.

Hé bien ! quoi ?

COVIELLE, bas, à madame Jourdain.

Il y a une heure, madame, que nous vous faisons signe. Ne voyez-vous pas bien que tout ceci n’est fait que pour nous ajuster aux visions de votre mari ; que nous l’abusons sous ce déguisement, et que c’est Cléonte lui-même qui est le fils du Grand Turc ?…

MADAME JOURDAIN, bas, a Covielle.

Ah ! ah !

COVIELLE, bas, à madame Jourdain.

Et moi, Covielle, qui suis le truchement.

MADAME JOURDAIN, bas, à Covielle.

Ah ! comme cela, je me rends.

COVIELLE, bas, à madame Jourdain.

Ne faites pas semblant de rien.

MADAME JOURDAIN, haut.

Oui, voilà qui est fait, je consens au mariage.

MONSIEUR JOURDAIN.

Ah ! voilà tout le monde raisonnable, (à madame Jourdain.) Vous ne vouliez pas l’écouter. Je savois bien qu’il vous expliqueroit ce que c’est que le fils du Grand Turc.

MADAME JOURDAIN.

Il me l’a expliqué comme il faut, et j’en suis satisfaite. Envoyons quérir un notaire.

DORANTE.

C’est fort bien dit. Et afin, madame Jourdain, que vous puissiez avoir l’esprit tout à fait content, et que vous perdiez aujourd’hui toute la jalousie que vous pourriez avoir conçue de monsieur votre mari, c’est que nous nous servirons du même notaire pour nous marier, madame et moi.

MADAME JOURDAIN.

Je consens aussi à cela.

MONSIEUR JOURDAIN, bas, à Dorante.

C’est pour lui faire accroire.

DORANTE, bas, à monsieur Jourdain.

Il faut bien l’amuser avec cette feinte.

MONSIEUR JOURDAIN, bas.

Bon, bon ! (Haut.) Qu’on aille quérir le notaire.

DORANTE.

Tandis qu’il viendra et qu’il dressera les contrats, voyons notre ballet, et donnons-en le divertissement à Son Altesse turque.

MONSIEUR JOURDAIN.

C’est fort bien avisé. Allons prendre nos places.

MADAME JOURDAIN.

Et Nicole ?

MONSIEUR JOURDAIN.

Je la donne au truchement ; et ma femme, à qui la voudra.

COVIELLE.

Monsieur, je vous remercie, (À part.) Si l’on en peut voir un plus fou, je l’irai dire à Rome.

(La comédie finit par un petit ballet qui avoit été préparé.)

PREMIÈRE ENTRÉE.

Un homme vient donner les livres du ballet, qui d’abord est fatigué par une multitude de gens de provinces différentes, qui crient en musique pour en avoir, et par trois importuns qu’il trouve toujours sur ses pas.

DIALOGUE DES GENS.
qui en musique demandent des livres.
TOUS.

À moi, monsieur, à moi, de grace, à moi monsieur :
Un livre, s’il vous plaît, à votre serviteur.

HOMME DU BEL AIR.

Monsieur, distinguer-nous parmi les gens qui crient.
Quelques livres ici ; les dames vous en prient.

UN AUTRE HOMME DU BEL AIR.

Holà, monsieur ! monsieur, ayez la charité
D’en jeter de notre côté.

FEMME DU BEL AIR.

Mon Dieu, qu’aux personnes bien faites
On sait peu rendre honneur céans !

AUTRE FEMME DU BEL AIR.

Ils n’ont des livres et des bancs
Que pour mesdames les grisettes.

GASCON.

Ah ! l’homme aux libres, qu’on m’en vaille.
J’ai déjà lé poumon usé.
Bous boyez qué chacun mé raille ;
Et jé suis escandalisé.

Dé boie es mains de la canaille
Ce qui m’est par bous réfusé.

AUTRE GASCON.

Hé ! cadédis, monseu, boyez qui l’on pût être.
Un libret, je bous prie, au varon d’Asbarat.
Jé pensé, mordi, que lé fat
N’a pas l’honneur dé mé connoître.

LE SUISSE.

Montsir le donner de papieir,
Que vuel dire sti façon de fifre ?
Moi l’écorchair tout mon gosieir
À crieir,
Sans que je pouvre afoir ein lifre
Pardi, mon foi, montsir, je pense fous l’être ifre.

VIEUX BOURGEOIS BABILLARD.

De tout ceci, franc et net,
Je suis mal satisfait.
Et cela sans doute est laid,
Que notre fille
Si bien faite et si gentille,
De tant d’amoureux l’objet,
N’ait pas à son souhait
Un livre de ballet,
Pour lire le sujet
Du divertissement qu’on fait ;
Et que toute notre famille
Si proprement s’habille
Pour être placée au sommet
De la salle où l’on met
Les gens de l’entriguet !
De tout ceci, franc et net,
Je suis mal satisfait ;
Et cela sans doute est laid.

VIEILLE BOURGEOISE BABILLARDE.

Il est vrai que c’est une honte ;
Le sang au visage me monte ;
Et ce jeteur de vers, qui manque au capital.
L’entend fort mal :
C’est un brutal,
Un vrai cheval,
Franc animal,

De faire si peu de compte
D’une fille qui fait l’ornement principal
Du quartier du Palais-Royal,
Et que, ces jours passés, un comte
Fut prendre la première au bal.
Il l’entend mal,
C’est un brutal,
Un vrai cheval,
Franc animal.

HOMMES ET FEMMES DU BEL AIR.

Ah ! quel bruit !
Quel fracas !
Quel chaos !
Quel mélange !
Quelle confusion !
Quelle cohue étrange !
Quel désordre !
Quel embarras !
On y sèche.
L’on n’y tient pas.

GASCON.

Bentré ! je suis à vout.

AUTRE GASCON.

J’enrage, Diou mé damne.

LE SUISSE.

Ah ! que l’y faire saif dans sti sal de cians !

GASCON.

Je murs !

AUTRE GASCON.

Je perds la tramontane !

LE SUISSE.

Mon foi, moi le foudrois être hors de dedans.

VIEUX BOURGEOIS BABILLARD.

Allons, ma mie,
Suivez mes pas,
Je vous en prie,
Et ne me quittez pas.
On fait de nous trop peu de cas,
Et je suis las
De ce tracas.
Tout ce fracas,

Cet embarras,
Me pèse par trop sur les bras.
S’il me prend jamais envie
De retourner de ma vie
À ballet ni comédie,
Je veux bien qu’on m’estropie.
Allons, ma mie,
Suivez mes pas,
Je vous en prie,
Et ne me quittez pas.
On fait de nous trop peu de cas.

VIEILLE BOURGEOISE BABILLARDE.

Allons, mon mignon, mon fils,
Regagnons notre logis ;
Et sortons de ce taudis,
Où l’on ne peut être assis.
Ils seront bien ébaubis.
Quand ils nous verront partis.
Trop de confusion règne dans cette salle,
Et j’aimerois mieux être au milieu de la Halle.
Si jamais je reviens à semblable régale,
Je veux bien recevoir des soufflets plus de six.
Allons, mon mignon, mon fils,
Regagnons notre logis ;
Et sortons de ce taudis,
Où l’on ne peut être assis.

TOUS.

À moi, monsieur, à moi, de grace, à moi, monsieur ;
Un livre, s’il vous plaît, à vôtre serviteur.

DEUXIÈME ENTREE.

Les trois importuns dansent.

TROISIÈME ENTREE.
TROIS ESPAGNOLS, chantants.

Se que me muero de amor
Y solicito el dolor.
Aun muriendo de querer,
De tan buen ayre adolezce

Que es mas de lo que padexco,
Lo que quiero padecer,
Y no pudiendo excéder
A mi deseo el rigor.

Sé que me muero de amor
Y solicito el dolor.

Lisonxeame la fuerte
Con piedad tan advertida,
Que me assegura la vida
En el riesgo de la muerte.
Vivir de su golpe fuerte
Es de mi salud primor.

Sé que me muero de amor
Y solicito el dolor[5].

(Six Espagnols dansent)
TROIS MUSICIENS ESPAGNOLS.

Ay ! que locura, con tanto rigor
Quexarse de Amor,
Del nino benito
Que todo es dulzura.
Ay ! que locura !
Ay ! que locura !

ESPAGNOL, chantant.

El dolor solicita,
El que al dolor se da :
Y nadie de amor muere,
Sino quien no save amar.

DEUX ESPAGNOLS.

Dulce muerte es el amor
Con correspondencia igual ;
Y si esta gozamos hoy,
Porque la quieres turbar ?

UN ESPAGNOL.

Alegrese enamorado
Y tome mi parecer,
Que en esto de querer,
Todo. es hallar el vado.

TOUS TROIS ENSEMBLE.

Vaya, vaya de fiestas !
Vaya de bayle !
Alegria, alegria, alegria !
Que esto de dolor es fantasia[6].

QUATRIÈME ENTRÉE.
italiens.
UNE MUSICIENNE ITALIENNE fait le premier récit dont voici les paroles :

Di rigori armata il seno,
Contro Amor mi ribellai ;
Ma fui vinta in un baleno,
In mirar due vaghi rai.
Ahi ! che résiste puoco
Cor di gelo a stral di fuoco ?

Ma si caro è ’l mio tormento,
Dolce è si la piaga mia,
Ch’il penare è ’l mio contento,
Ahi ! sanarmi è tirannia.
Ahi ! che più giova e piace,
Quanto amor è più vivace !

Après l’air que la musicienne a chanté, deux Scaramouches, deux Trivelins et un Arlequin, représentent une nuit à la manière des comédiens italiens, en cadence. Un musicien italien se joint à la musicienne italienne, et chante avec elle les paroles qui suivent :

LE MUSICIEN ITALIEN.

Bel tempo che vole
Rapisce il contento :
D’Amor ne la scola
si coglie il momento.

LA MUSICIENNES.

Insin che florida
Ride l’ età,
Che pur tropp’orrida,
Da noi sen va :

TOUS DEUX.

Sù cantiamo,
Sù godiamo
Ne’ bei di di gioventù ;
Perduto ben non si racquista più.

MUSICIEN.

Pupilla ch’è vaga
Mill’ alme ineatena,
Fa dolce la piaga,
Felice la pena.

MUSICIENNE.

Ma poichè frigida
Langue l’ età,
Più l’ alma rigida
Fiamme non ha.

TOUS DEUX.

Sù cantiamo,
Su godiamo
Ne’ bei di di gioventù ;
Perduto ben non si racquista più#1.

Après les dialogues italiens, les Scaramouches et Trivelins dansent une réjouissance. [7]

CINQUIÉME ENTRÉE.
françois.
DEUX MUSICIENS POITEVINS dansent, et chantent les paroles qui suivent.
PREMIER MENUET.

Ah ! qu’il fait beau dans ces bocages !
Ah ! que le ciel donne un beau jour !

AUTRE MUSICIEN.

Le rossignol, sous ces tendres feuillages.
Chante aux échos son doux retour ;
Ce beau séjour,
Ces doux ramages
Ce beau séjour
Nous invite à l’amour.

DEUXIEME MENUET. — TOUS DEUX ENSEMBLES.

Vois ma Climéne,
Vois, sous ce chêne.
S’entre-baiser ces oiseaux amoureux :
Ils n’ont rien dans leurs vœux
Qui les gêne ;
De leurs doux feux
Leur ame est pleine.
Qu’ils sont heureux !
Nous pouvons tous deux

Si tu le veux,
Être comme eux.

Six autres François viennent après, vêtus galamment à la poitevine, trois en hommes et trois en femmes, accompagnés de huit flûtes et de hautbois, et dansent les menuets.
SIXIÈME ENTRÉE.
Tout cela finit par le mélange des trois nations, et les applaudissements en danse et en musique de toute l’assistance, qui chante les deux vers qui suivent :

Quels spectacles charmants ! quels plaisirs goûtons-nous ;
Les dieux mêmes, les dieux n’en ont point de plus doux.


    donnez la bastonnade. » Bastonata serait sûrement plus exact que bastonnara ; mais il fallait rimer avec dara. (Auger.)

  1. Grosse pelote que l’on portait dans les mascarades, comme si c’était une bourse contenant des enjeux. (Voir F Génin, Lexique, etc.)
  2. Expression figurée, prise du change des monnaies. Voici le resie de notre du ! c’est-à-dire : voici qui complète notre infortune. (F. Genin.)
  3. Ces mots, comme vous savez, sont ajoutés dans l’édition de 1682.
  4. C’est-à-dire à un masque du mardi gras. Voir plus haut la note sur carême-prenant, ibid., act. III, sc. iii.
  5. « Je sais que je me meurs d’amour, et je recherche la douleur. Quoique mourant de désir, je dépéris de si bon air, que ce que je désir souffrir est plus que ce que je souffre ; et la rigueur de mon mal ne peux excéder mon désir.


    Je sais, etc.

    Le sort me flatte avec une pitié si attentive, qu’il m’assure la vie dans le danger de la mort. Vivre d’un coup si tout est le [illisible] de mon salut.

    Je sais, etc. » (Auger.) « Ah ! quelle folie de se plaindre de l’Amour avec tant de rigueur ! de l’enfant gentil qui esl la douceur même ! Ah ! quelle folie ! ah ! quelle folie !

    La douleur tourmente celui qui s’ababandonne à la douleur : et personne ne se meurt d’amour, si ce n’est celui qui ne sait pas aimer.

    L’amour est une douce mort, quand on est payé de retour ; et si nous en jouissons aujourd’hui, pourquoi la veux-tu troubler ?

  6. Que l’amant se réjouisse, et adopte mon avis ; car lorsqu’on désire, tout est de trouver le moyen.

    Allons, allons, des fêtes ; allons, de La danse. Gai, gai, gai ; la douleur n’est qu’une fantaisie. (Auger.)
  7. « Ayant armé mon sein de rigueurs, je me révoltai contre l’Amour ; mais je fus vaincue, avec la promptitude de l’éclair, en regardant deux beaux yeux. Ah ! qu’un cœur de glace résiste peu à une flèche de feu ! Cependant mon tourment m’est si cher, et ma plaie [illisible] si douce [illisible] peine fait mon bonheur, et que me guérir serait une tyrannie. Ah ! plus l’amour est vif, plus il a de charmes et cause de plaisir.

    Le beau temps, qui s’envole, emporte le plaisir : à l’école d’Amour on apprend à profiter du moment.

    Tant que rit l’âge fleuri, qui trop promptement, héias ! s’éloigne de nous, Chantons, jouissons dans les beaux jours de la jeunesse ; un bien perdu ne se recouvre plus.

    Un bel œil enchaîne mille cœurs ; ses blessures sont douces ; le mal qu’il cause est un bonheur,

    Mais quand languit l’âge glacé, l’âme engourdie n’a plus de feux.

    Chantons, jouissont dans les beaux jours de la jeunesse ; un bien perdu ne se recouvre plus. » (Auger.)