Le Bourgeois gentilhomme/Édition Louandre, 1910/Acte II
ACTE SECOND.
Scène I.
Voilà qui n’est point sot, et ces gens-là se trémoussent bien.
Lorsque la danse sera mêlée avec la musique, cela fera plus d’effet encore ; et vous verrez quelque chose de galant dans le petit ballet que nous avons ajusté pour vous.
C’est pour tantôt, au moins ; et la personne pour qui j’ai fait faire tout cela me doit faire l’honneur de venir dîner céans.
Tout est prêt.
Au reste, monsieur, ce n’est pas assez ; il faut qu’une personne comme vous, qui êtes magnifique, et qui avez de l’inclination pour les belles choses, ait un concert de musique chez soi tous les mercredis ou tous les jeudis.
Est-ce que les gens de qualité en ont ?
Oui, monsieur.
J’en aurai donc. Cela sera-t-il beau ?
Sans doute. Il vous faudra trois voix, un dessus, une haute-contre, et une basse, qui seront accompagnées d’une basse de viole, d’un téorbe, et d’un clavecin pour les basses continues, avec deux dessus de violon pour jouer les ritournelles.
Il y faudra mettre aussi une trompette marine[2]. La trompette marine est un instrument qui me plaît, et qui est harmonieux.
Laissez-nous gouverner les choses.
Au moins, n’oubliez pas tantôt de m’envoyer des musiciens pour chanter à table.
Vous aurez tout ce qu’il vous faut.
Mais, surtout, que le ballet soit beau.
Vous en serez content, et, entre autres choses, de certains menuets que vous y verrez.
Ah ! les menuets sont ma danse, et je veux que vous me les voyiez danser. Allons, mon maître.
Un chapeau, monsieur, s’il vous plaît. (Monsieur Jourdain va prendre le chapeau de son laquais, et le met par-dessus son bonnet de nuit. Son maître lui prend les mains, et le fait danser sur un air de menuet qu’il chante.) La, la, la, la, la, la ; la, la, la, la, la, la, la ; la, la, la, la, la, la ; la, la, la, la, la, la ; la, la, la, la, la. En cadence, s’il vous plaît. La, la, la, la, la. La jambe droite, la, la, la. Ne remuez point tant les épaules. La, la, la, la, la, la, la, la, la, la. Vos deux bras sont estropiés. La, la, la, la, la. haussez la tête. Tournez la pointe du pied en dehors. La, la, la. Dressez votre corps.
Hé !
Voilà qui est le mieux du monde.
À propos ! apprenez-moi comme il faut faire une révérence pour saluer une marquise ; j’en aurai besoin tantôt.
Une révérence pour saluer une marquise ?
Oui. Une marquise qui s’appelle Dorimène.
Donnez-moi la main.
Non. Vous n’avez qu’à faire ; je le retiendrai bien.
Si vous voulez la saluer avec beaucoup de respect, il faut faire d’abord une révérence en arrière, puis marcher vers elle avec trois révérences en avant, et à la dernière vous baisser jusqu’à ses genoux.
Faites un peu. (Après que le maître à danser a fait trois révérences.) Bon.
Scène II.
Monsieur, voilà votre maître d’armes qui est là.
Dis-lui qu’il entre ici pour me donner leçon. (Au maître de musique et au maître à danser.) Je veux que vous me voyiez faire.
Scène III.
Allons, monsieur, la révérence. Votre corps droit. Un peu penché sur la cuisse gauche. Les jambes point tant écartées. Vos pieds sur une même ligne. Votre poignet à l’opposite de votre hanche. La pointe de votre épée vis-à-vis de votre épaule. Le bras pas tout à fait si tendu. La main gauche à la hauteur de l’œil. L’épaule gauche plus quartée. La tête droite. Le regard assuré. Avancez. Le corps ferme. Touchez-moi l’épée de quarte, et achevez de même. Une, deux. Remettez-vous. Redoublez de pied ferme. Un saut en arrière. Quand vous portez la botte, monsieur, il faut que l’épée parte la première, et que le corps soit bien effacé. Une, deux. Allons, touchez-moi l’épée de tierce, et achevez de même. Avancez. Le corps ferme. Avancez. Partez de là. Une, deux. Remettez-vous. Redoublez. Une, deux. Un saut en arrière. En garde, monsieur, en garde.
(Le maître d’armes lui pousse deux ou trois bottes, en lui disant : En garde.)
Hé !
Vous faites des merveilles.
Je vous l’ai déjà dit, tout le secret des armes ne consiste qu’en deux choses, à donner et à ne point recevoir ; et, comme je vous fis voir l’autre jour par raison démonstrative, il est impossible que vous receviez si vous savez détourner l’épée de votre ennemi de la ligne de votre corps ; ce qui ne dépend seulement que d’un petit mouvement du poignet, ou en dedans, ou en dehors.
De cette façon, donc, un homme, sans avoir de cœur, est sûr de tuer son homme, et de n’être point tué ?
Sans doute ; n’en vîtes-vous pas la démonstration ?
Oui.
Et c’est en quoi l’on voit de quelle considération nous autres nous devons être dans un État ; et combien la science des armes l’emporte hautement sur toutes les autres science inutiles, comme la danse, la musique, la…
Tout beau, monsieur le tireur d’armes ; ne parlez de la danse qu’avec respect.
Apprenez, je vous prie, à mieux traiter l’excellence de la musique.
Vous êtes de plaisantes gens, de vouloir comparer vos sciences à la mienne !
Voyez un peu l’homme d’importance !
Voilà un plaisant animal, avec son plastron !
Mon petit maître à danser, je vous ferois danser comme il faut. Et vous, mon petit musicien, je vous ferois chanter de la belle manière.
Monsieur le batteur de fer, je vous apprendrai votre métier.
Êtes-vous fou de l’aller quereller, lui qui entend la tierce et la quarte, et qui sait tuer un homme par raison démonstrative ?
Je me moque de sa raison démonstrative, et de sa tierce et de sa quarte.
Tout doux, vous dis-je.
Comment ! petit impertinent !
Hé ! mon maître d’armes !
Comment ! grand cheval de carrosse !
Hé ! mon maître à danser !
Si je me jette sur vous…
Doucement.
Si je mets sur vous la main…
Tout beau !
Je vous étrillerai d’un air…
De grace !
Je vous rosserai d’une manière…
Je vous prie…
Laissez-nous un peu lui apprendre à parler.
Mon Dieu ! arrêtez-vous !
Scène IV.
Holà ! monsieur le philosophe, vous arrivez tout à propos avec votre philosophie. Venez un peu mettre la paix entre ces personnes-ci.
Qu’est-ce donc ? qu’y a-t-il, messieurs ?
Ils se sont mis en colère pour la préférence de leurs professions, jusqu’à se dire des injures, et en vouloir venir aux mains.
Hé quoi, messieurs ! faut-il s’emporter de la sorte ? et n’avez-vous point lu le docte traité que Sénèque a composé de la colère ? Y a-t-il rien de plus bas et de plus honteux que cette passion, qui fait d’un homme une bête féroce ? et la raison ne doit-elle pas être maîtresse de tous nos mouvements ?
Comment, monsieur ! il vient nous dire des injures à tous deux, en méprisant la danse, que j’exerce, et la musique, dont il fait profession.
Un homme sage est au-dessus de toutes les injures qu’on lui peut dire ; et la grande réponse qu’on doit faire aux outrages, c’est la modération et la patience.
Ils ont tous deux l’audace de vouloir comparer leurs professions à la mienne !
Faut-il que cela vous émeuve ! Ce n’est pas de vaine gloire et de condition que les hommes doivent disputer entre eux ; et ce qui nous distingue parfaitement les uns des autres, c’est la sagesse et la vertu.
Je lui soutiens que la danse est une science à laquelle on ne peut faire assez d’honneur.
Et moi, que la musique en est une que tous les siècles ont révérée.
Et moi, je leur soutiens à tous deux que la science de tirer des armes est la plus belle et la plus nécessaire de toutes les sciences.
Et que sera donc la philosophie ? Je vous trouve tous trois bien impertinents de parler devant moi avec cette arrogance, et de donner impudemment le nom de science à des choses que l’on ne doit pas même honorer du nom d’art, et qui ne peuvent être comprises que sous le nom de métier misérable de gladiateur, de chanteur, et de baladin !
Allez, philosophe de chien.
Allez, bélître de pédant.
Allez, cuistre fieffé.
Comment ! marauds que vous êtes…
Monsieur le philosophe !
Infames, coquins, insolents !
Monsieur le philosophe !
La peste de l’animal !
Messieurs !
Impudents !
Monsieur le philosophe !
Diantre soit de l’âne bâté !
Messieurs !
Scélérats !
Monsieur le philosophe !
Au diable l’impertinent !
Messieurs !
Fripons, gueux, traîtres, imposteurs !
Monsieur le philosophe ! Messieurs ! Monsieur le philosophe ! Messieurs ! Monsieur le philosophe !
Scène V.
Oh ! battez-vous tant qu’il vous plaira : je n’y saurai que faire, et je n’irai pas gâter ma robe pour vous séparer. Je serois bien fou de m’aller fourrer parmi eux, pour recevoir quelque coup qui me feroit mal.
Scène VI.
Venons à notre leçon.
Ah ! monsieur, je suis fâché des coups qu’ils vous ont donnés.
Cela n’est rien. Un philosophe sait recevoir comme il faut les choses ; et je vais composer contre eux une satire du style de Juvénal, qui les déchirera de la belle façon. Laissons cela. Que voulez-vous apprendre ?
Tout ce que je pourrai ; car j’ai toutes les envies du monde d’être savant ; et j’enrage que mon père et ma mère ne m’aient pas fait bien étudier dans toutes les sciences, quand j’étois jeune.
Ce sentiment est raisonnable ; nam, sine doctrina, vita est quasi mortis imago. Vous entendez cela, et vous savez le latin, sans doute.
Oui ; mais faites comme si je ne le savois pas. Expliquez-moi ce que cela veut dire.
Cela veut dire que, sans la science, la vie est presque une image de la mort.
Ce latin-là a raison.
N’avez-vous point quelques principes, quelques commencements des sciences ?
Oh ! oui, je sais lire et écrire.
Par où vous plaît-il que nous commencions[3] ? Voulez-vous que je vous apprenne la logique ?
Qu’est-ce que c’est que cette logique ?
C’est elle qui enseigne les trois opérations de l’esprit.
Qui sont-elles, ces trois opérations de l’esprit ?
La première, la seconde, et la troisième. La première est de bien concevoir, par le moyen des universaux ; la seconde, de bien juger, par le moyen des catégories ; et la troisième, de bien tirer une conséquence, par le moyen, des figures : Barbara, Celarent, Darii, Ferio, Baralipton[4].
Voilà des mots qui sont trop rébarbatifs. Cette logique-là ne me revient point. Apprenons autre chose qui soit plus joli[5].
Voulez-vous apprendre la morale ?
La morale ?
Oui.
Qu’est-ce qu’elle dit, cette morale ?
Elle traite de la félicité, enseigne aux hommes à modérer leurs passions, et…
Non ; laissons cela. Je suis bilieux comme tous les diables, et il n’y a morale qui tienne : je me veux mettre en colère tout mon soûl, quand il m’en prend envie.
Est-ce la physique que vous voulez apprendre ?
Qu’est-ce qu’elle chante, cette physique ?
La physique est celle qui explique les principes des choses naturelles, et les propriétés des corps ; qui discourt de la nature des éléments, des métaux, des minéraux, des pierres, des plantes et des animaux, et nous enseigne les causes de tous les météores, l’arc-en-ciel, les feux volants, les comètes, les éclairs, le tonnerre, la foudre, la pluie, la neige, la grêle, les vents, et les tourbillons.
Il y a trop de tintamarre là dedans, trop de brouillamini.
Que voulez-vous donc que je vous apprenne ?
Apprenez-moi l’orthographe[6].
Très volontiers.
Après, vous m’apprendrez l’almanach, pour savoir quand il y a de la lune, et quand il n’y en a point.
Soit. Pour bien suivre votre pensée, et traiter cette matière en philosophe, il faut commencer, selon l’ordre des choses, par une exacte connoissance de la nature des lettres, et de la différente manière de les prononcer toutes. Et là-dessus j’ai à vous dire que les lettres sont divisées en voyelles, ainsi dites voyelles[7], parcequ’elles expriment les voix ; et en consonnes, ainsi appelées consonnes, parce qu’elles sonnent avec les voyelles, et ne font que marquer les diverses articulations des voix. Il y a cinq voyelles, ou voix : A, E, I, O, U.
J’entends tout cela.
La voix A se forme en ouvrant fort la bouche : A[8].
A, A. Oui.
La voix E se forme en rapprochant la mâchoire d’en bas de celle d’en haut : A, E.
A, E ; A, E. Ma foi, oui. Ah ! que cela est beau !
Et la voix I, en rapprochant encore davantage les mâchoires l’une de l’autre, et écartant les deux coins de la bouche vers les oreilles : A, E, I.
A, E, I, I, I, I. Cela est vrai. Vive la science !
La voix O se forme en rouvrant les mâchoires, et rapprochant les lèvres par les deux coins, le haut et le bas : O.
O, O. Il n’y a rien de plus juste : A, E, I, O, I, O. Cela est admirable ! I, O ; I, O.
L’ouverture de la bouche fait justement comme un petit rond qui représente un O.
O, O, O. Vous avez raison. O. Ah ! la belle chose que de savoir quelque chose !
La voix U se forme en rapprochant les dents sans les joindre entièrement, et allongeant les deux lèvres en dehors, les approchant aussi l’une de l’autre, sans les joindre tout à fait : U.
U, U Il n’y a rien de plus véritable : U.
Vos deux lèvres s’allongent comme si vous faisiez la moue : d’où vient que si vous la voulez faire à quelqu’un et vous moquer de lui, vous ne sauriez lui dire que U.
U, U. Cela est vrai. Ah ! que n’ai-je étudié plus tôt, pour savoir tout cela !
Demain, nous verrons les autres lettres, qui sont les consonnes.
Est-ce qu’il y a des choses aussi curieuses qu’à celles-ci ?
Sans doute. La consonne D, par exemple, se prononce en donnant du bout de la langue au-dessus des dents d’en haut : DA.
DA, DA. Oui ! Ah ! les belles choses ! les belles choses !
L’F, en appuyant les dents d’en haut sur la lèvre de dessous : FA.
FA, FA. C’est la vérité. Ah ! mon père et ma mère, que je vous veux de mal !
Et l’R, en portant le bout de la langue jusqu’au haut du palais ; de sorte qu’étant frôlée par l’air qui sort avec force, elle lui cède, et revient toujours au même endroit, faisant une manière de tremblement : R, RA[9].
R. R, RA ; R, R, R, R, R, RA. Cela est vrai. Ah ! l’habile homme que vous êtes, et que j’ai perdu de temps ! R, R, R, RA.
Je vous expliquerai à fond toutes ces curiosités.
Je vous en prie. Au reste, il faut que je vous fasse une confidence. Je suis amoureux d’une personne de grande qualité, et je souhaiterois que vous m’aidassiez à lui écrire quelque chose dans un petit billet que je veux laisser tomber à ses pieds.
Fort bien !
Cela sera galant, oui.
Sans doute. Sont-ce des vers que vous lui voulez ecrire ?
Non, non ; point de vers.
Vous ne voulez que de la prose ?
Non, je ne veux ni prose ni vers.
Il faut bien que ce soit l’un ou l’autre.
Pourquoi ?
Par la raison, monsieur, qu’il n’y a, pour s’exprimer, que la prose ou les vers.
Il n’y a que la prose ou les vers ?
Non, monsieur. Tout ce qui n’est point prose est vers, et tout ce qui n’est point vers est prose.
Et comme l’on parle, qu’est-ce que c’est donc que cela ?
De la prose.
Quoi ! quand je dis : Nicole, apportez-moi mes pantoufles, et me donnez mon bonnet de nuit, c’est de la prose ?
Oui, monsieur.
Par ma foi, il y a plus de quarante ans que je dis de la prose, sans que j’en susse rien ; et je vous suis le plus obligé du monde de m’avoir appris cela. Je voudrois donc lui mettre dans un billet : Belle marquise, vos beaux yeux me font mourir d’amour ; mais je voudrois que cela fût mis d’une manière galante, que cela fût tourné gentiment.
Mettre que les feux de ses yeux réduisent votre cœur en cendres ; que vous souffrez nuit et jour pour les violences d’un…
Non, non, non, je ne veux point tout cela. Je ne veux que ce que je vous ai dit : Belle marquise, vos beaux yeux me font mourir d’amour.
Il faut bien étendre un peu la chose.
Non, vous dis-je. Je ne veux que ces seules paroles-là dans le billet, mais tournées à la mode, bien arrangées comme il faut. Je vous prie de me dire un peu, pour voir, les diverses manières dont on les peut mettre.
On les peut mettre premièrement comme vous avez dit : Belle marquise, vos beaux yeux me font mourir d’amour. Ou bien : D’amour mourir me font, belle marquise, vos beaux yeux. Ou bien : Vos yeux beaux d’amour me font belle marquise, mourir. Ou bien : Mourir vos beaux yeux, belle marquise, d’amour me font. Ou bien : Me font vos yeux beaux mourir, belle marquise, d’amour.
Mais de toutes ces façons-là, laquelle est la meilleure ?
Celle que vous avez dite : Belle marquise, vos beaux yeux me font mourir d’amour.
Cependant je n’ai point étudié, et j’ai fait cela tout du premier coup. Je vous remercie de tout mon cœur, et vous prie de venir demain de bonne heure.
Je n’y manquerai pas.
Scène VII.
Comment ! mon habit n’est point encore arrivé ?
Non, monsieur.
Ce maudit tailleur me fait bien attendre pour un jour où j’ai tant d’affaires. J’enrage. Que la fiévre quartaine puisse serrer bien fort le bourreau de tailleur ! au diable le tailleur ! la peste étouffe le tailleur ! Si je le tenois maintenant, ce tailleur détestable, ce chien de tailleur-là, ce traître de tailleur, je…
Scène VIII.
Ah ! vous voilà#1 je m’allois mettre en colère contre vous.
Je n’ai pas pu venir plus tôt, et j’ai mis vingt garçons après votre habit.
Vous m’avez envoyé des bas de soie si étroits, que j’ai eu toutes les peines du monde à les mettre, et il y a déjà deux mailles de rompues.
Ils ne s’élargiront que trop.
Oui, si je romps toujours des mailles. Vous m’avez aussi fait faire des souliers qui me blessent furieusement.
Point du tout, monsieur.
Comment ! point du tout ?
Non, ils ne vous blessent point.
Je vous dis qu’ils me blessent, moi.
Vous vous imaginez cela.
Je me l’imagine parceque je le sens. Voyez la belle maison !
Tenez, voilà le plus bel habit de la cour, et le mieux assorti. C’est un chef-d’œuvre que d’avoir inventé un hahit sérieux qui ne fût pas noir ; et je le donne en six coups aux tailleurs les plus éclairés.
Qu’est-ce que c’est que ceci ? vous avez mis les fleurs en en bas.
Vous ne m’avez pas dit que vous les vouliez en en haut.
Est-ce qu’il faut dire cela ?
Oui, vraiment. Toutes les personnes de qualité les portent de la sorte.
Les personnes de qualité poilent les fleurs en bas.
Oui, monsieur.
Oh ! voilà qui est donc bien.
Si vous voulez, je les mettrai en en haut.
Non, non.
Vous n’avez qu’à dire.
Non, vous dis-je ; vous avez bien fait. Croyez-vous que mon habit m’aille bien[10] ?
Belle demande ! Je défie un peintre, avec son pinceau, de vous faire rien de plus juste. J’ai chez moi un garçon qui, pour monter une ringrave, est le plus grand génie du monde ; et un autre qui, pour assembler un pourpoint, est le héro de notre temps.
La perruque et les plumes sont-elles comme il faut ?
Tout est bien.
Ah ! ah ! monsieur le tailleur, voilà de mon étoffe du dernier habit que vous m’avez fait. Je la reconnois bien.
C’est que l’étoffe me sembla si belle, que j’en ai voulu lever un habit pour moi.
Oui : mais il ne falloit pas le lever avec le mien.
Voulez-vous mettre votre habit ?
Oui : donnez-le-moi.
Attendez. Cela ne va pas comme cela. J’ai amené des gens pour vous habiller en cadence, et ces sortes d’habits se mettent avec cérémonie. Holà ! entrez, vous autres.
Scène IX.
Mettez cet habit à monsieur, de la manière que vous faites aux personnes de qualité.
Les quatre, garçons tailleurs dansants s’approchent de monsieur Jourdain. Deux lui arrachent le haut-de-chausses de ses exercices ; les deux autres lui ôtent la camisole ; après quoi, toujours en cadence, ils lui mettent son habit neuf. Monsieur Jourdain se promène au milieu d’eux, et leur montre son habit pour voir s’il est bien.
Mon gentilhomme, donnez, s’il vous plaît, aux garçons quelque chose pour boire.
Comment m’appelez-vous ?
Mon gentilhomme.
Mon gentilhomme ! Voilà ce que c’est que de se mettre en personne de qualité ! Allez-vous en demeurer toujours habillé en bourgeois, on ne vous dira point : Mon gentilhomme (Donnant de l’argent.) Tenez, voilà pour Mon gentilhomme.
Monseigneur, nous vous sommes bien obligés.
Monseigneur ! Oh ! oh ! Monseigneur ! Attendez, mon ami ; Monseigneur mérite quelque chose, et ce n’est pas une petite parole que Monseigneur ! Tenez, voilà ce que Monseigneur vous donne.
Monseigneur, nous allons boire tous à la santé de Votre Grandeur.
Votre Grandeur ! Oh ! oh ! oh ! Attendez ; ne vous en allez pas. À moi, Votre Grandeur ! (Bas, à part.) Ma foi, s’il va jusqu’à l’Altesse, il aura toute la bourse. (Haut.) Tenez, voilà pour ma grandeur.
Monseigneur, nous la remercions très humblement de ses libéralités.
Il a bien fait, je lui allois tout donner.
Les quatre garçons tailleurs se réjouissent, en dansant, de la libéralité de monsieur Jourdain.
- ↑ Les actes de cette pièce sont séparés par des intermèdes à la manière des anciens ; et comme les mêmes personnages se retrouvent toujours sur la scène, rien ne seroit plus facile que de réunir les cinq actes en un seul. Le Bourgeois gentilhomme est donc en effet une pièce en un acte divisée par des ballets. Aucun autre ouvrage de Molière ne présente une pareille singularité. (Aimé Martin.)
- ↑ Instrument formé d’une seule corde fort grosse montée sur un chevalet, et qui rend un son assez semblable à celui de la trompe.
- ↑ Dans les Nuées d’Aristophane, Socrate fait la même question à Strepsiade : « Or çà ; par où voulez-vous commencer ? que voulez-vous apprendre ? Parlez, vous enseignerai-je à connaître les mesures ou règles des vers et de leur harmonie ? » (Acte II, scène i, vers 686 et suivants.)
- ↑ Ces mots servoient à désigner dans les anciennes écoles les différents modes de syllogismes réguliers.
- ↑ Aristophane se moque comme Molière de l’enseignement de la philosophie ; mais dans le poëte grec la satire est injuste, parce qu’elle s’adresse à Socrate, tandis que dans le poëte français elle ne frappe que sur les pédants.
- ↑ Ce trait est encore une imitation d’Aristophane. Dans la pièce grecque, Socrate, après beaucoup de questions semblables à celles du maître de philosophie, demande à Strepsiade ce qu’il veut apprendre : celui-ci, qui est poursuivi pour dettes, répond naïvement qu’il veut apprendre à ne rien rendre aux usuriers. Socrate termine la scène par donner une leçon de grammaire, qui n’est pas moins ridicule que celle du maître de philosophie. (Nuées, sc. iv, v. 433 et 436.) (Aimé Martin.)
- ↑ Var. Sont divisées en voyelles, parcequ’elles expriment les voix, etc.
- ↑ MM. Aimé Martin et Auger indiquent comme ayant inspirée Molière quelques traits de cette scène de pédagogie si plaisante, un livre publié deux ans avant le Bourgeois gentilhomme, par Cordemoy, membre de l’Académie française, sous le titre de Discours physique de la parole. Molière, du reste, en ridiculisant cet ouvrage, ne faisait pas seulement une critique particulière, il attaquait la méthode généralement suivie de son temps. Il travaillait par la moquerie, comme les solitaires de Port-Royal par la science, à la réforme de l’enseignement.
- ↑ Voici quelques passages du livre de Cordemoy, où on reconnaîtra facilement les emprunts de Molière :
« Si l’on ouvre un peu moins la bouche, en avançant la mâchoire d’en bas vers celle d’en haut, on formera une autre voix terminée en E.
Et si l’on approche encore un peu davantage les mâchoires l’une de l’autre, sans toutefois que les dents se touchent, on formera une troisième voix en I.
Mais si, au contraire, on vient à ouvrir les mâchoires, et à rapprocher en même temps les lèvres par les deux coins, le haut et le bas, sans néanmoins les fermer tout à fait, on formera une voix en O.
Enfin, si l’on rapproche les dents sans les joindre entièrement, et si, au même instant, on allonge les deux lèvres, sans les joindre tout à fait, on formera une voix en U.
Le D se prononce en approchant le bout de la langue au-dessus des dents d’en haut…
Et la lettre R en portant le bout de la langue jusqu’au haut du palais, de manière qu’étant frôlée par l’air qui sort avec force, elle lui cède, et revient souvent au même endroit. »
- ↑ Var. Croyez-vous que l’habit m’aille bien ?