Le Bourgeois d’Abbeville ou la Housse coupée en deux
ou la Housse coupée en deux
eux à qui dame nature a départi quelque talent devraient bien, pour amuser leur seigneur, s’exercer à mettre en fable ou en roman toutes les aventures jolies qu’ils apprennent. Dans un grand château où chaque jour vont et viennent tant de gens de toutes conditions et de tous pays, on entend conter mille historiettes agréables dont on pourrait aisément tirer parti. C’est ce que faisaient nos devanciers, aussi ont-ils acquis du renom qui leur a survécu. Si nous voulons en avoir à notre tour, suivons leur exemple et ne craignons point la peine, car il en coûte pour faire de jolis récits. Mais malheureusement on devient paresseux. Nos ménétriers se contentent de leurs vieux contes, et ne se piquent plus, comme autrefois, de ragaillardir leurs auditeurs par des nouveautés. Je vais, moi, Messieurs, vous en donner une. C’est une aventure arrivée, il y a dix-neuf à vingt ans, à un riche bourgeois d’Abbeville.
Il était fort riche en argent, meubles et maisons. Mais il entra en querelle avec une famille puissante, et la crainte qu’il eut d’en être persécuté lui fit prendre le parti de renoncer à sa ville et de venir s’établir à Paris avec sa femme et son fils. Là il fit hommage au roi et devint son homme.
Quelques connaissances qu’il avait en fait de négoce, et dont il profita pour établir un petit commerce, lui aidèrent encore à augmenter son pécule. On l’aima bientôt dans le quartier, parce qu’il était officieux et honnête. Il est si aisé quand on le veut, de se faire bien voir, on n’a besoin pour cela que de bonne volonté, souvent il n’en coûte pas une obole.
Le prud’homme passa ainsi sept années, au bout desquelles Dieu retira à lui sa femme. Il y en avait trente qu’ils étaient unis, sans avoir jamais eu ensemble le moindre différend. Leur fils, pendant plusieurs jours, parut si affligé de cette perte, que le père se vit obligé de le consoler. « Ta mère est morte, lui dit-il, c’est un grand malheur sans remède ; prions Dieu seulement qu’il lui fasse miséricorde : nos pleurs ne nous la rendront pas. Moi-même j’irai bientôt la rejoindre, il faut s’y attendre ; à mon âge on ne doit plus se flatter de vivre longtemps. C’est de toi maintenant, beau fils, que dépend ma consolation. Tous mes parents et amis sont restés en Picardie, je n’ai personne ici que toi ; tâche de devenir un joli sujet ; et si je trouve une fille sage et bien née dont la famille puisse me fournir une société agréable, je te la donnerai en mariage et je finirai près de vous deux mes vieux jours. »
Or, dans la même rue que le bourgeois et tout vis-a-vis de lui, logeaient trois frères, chevaliers, gentilshommes de père et de mère, et tous trois estimés pour leur valeur. L’aîné était veuf et avait une fille. Toute cette famille était pauvre, non qu’elle fût née sans fortune ; mais dans un moment de détresse elle avait été obligée de recourir à des usuriers. La dette, capital et intérêts, était vite montée à trois mille livres, et les biens de ces pauvres gens se trouvaient engagés ou saisis. Il ne restait guère au père que la maison qu’il habitait. Elle était si bonne qu’il eût pu aisément la louer vingt livres, il aurait mieux aimé la vendre, mais il ne le pouvait parce que c’était un bien de sa femme qui de droit revenait à la jeune fille.
Le bourgeois alla demander aux trois frères la main de la demoiselle pour son fils. Ceux-ci avant de lui répondre voulurent savoir quelle était sa fortune. « Tant en argent qu’en effets, répondit-il, je possède quinze cents livres : tout cela a été acquis très loyalement. J’en donnerai dès à présent la moitié à mon fils, et il aura l’autre moitié après ma mort. — Beau sire, reprirent les frères, ce n’est pas là ce qu’il nous faut. Vous promettez aujourd’hui de laisser à votre fils, après vous, une moitié de vos biens, et vous le promettez de bonne foi, nous n’en doutons pas. Mais d’ici à ce temps-là l’envie n’a qu’à vous prendre de vous faire moine ou templier, vous donnerez alors tout au couvent, et vos petits-enfants n’auront rien. »
Les trois frères exigèrent donc que le bourgeois fît, avant de conclure, une donation entière de tout ce qu’il possédait, sinon ils se refusaient au mariage. Le bonhomme, de son côté, résista tant qu’il put à de pareilles conditions ; mais l’amour paternel l’emportant enfin, il consentit à se dépouiller. En présence de quelques témoins qui furent convoqués dans la maison, il renonça solennellement à tout, sans se réserver seulement une écuelle pour déjeuner. Ce fut ainsi qu’il se mit dans la dépendance de ses enfants et qu’il se donna lui-même le coup mortel. Hélas ! s’il avait su quel sort lui était destiné, il n’eût eu garde vraiment de s’y abandonner.
Les deux époux eurent un fils qui crût en âge, et qui annonça beaucoup d’esprit et de bonnes qualités. Le vieillard, pendant ce temps, vécut tant bien que mal à la maison. On l’y souffrait, parce qu’il gagnait encore quelque chose par son industrie. Mais avec les années les infirmités s’accrurent ; il devint hors d’état de travailler, et alors on le trouva incommode. La dame surtout, qui était orgueilleuse et fière, ne pouvait le souffrir ; chaque jour elle menaçait de se retirer si on ne le renvoyait, et elle persécuta si fort son mari que l’ingrat, oubliant ce qu’il devait à la reconnaissance et à la nature, vint signifier à son malheureux père de chercher ailleurs un asile.
« Beau fils, que me dis-tu, s’écria le vieillard. Quoi, je t’ai donné le fruit de soixante années de sueurs, tu jouis par moi de toutes tes aises, et pour récompense tu me chasses ! Veux-tu donc me punir de t’avoir trop aimé ? Au nom de Dieu, cher fils, ne m’expose pas à mourir de faim. Tu sais que je ne peux plus marcher,
accorde-moi dans ta maison quelque coin inutile. Je ne te demande ni un lit ni les mets de ta table ; un peu de paille jetée sous cet appentis, du pain et de l’eau me suffiront. À mon âge il faut si peu pour vivre ! et d’ailleurs avec mes infirmités et mes chagrins, je ne te serai pas longtemps à charge. Si tu veux faire l’aumône en expiation de tes péchés, eh bien ! fais-la à ton père, en est-il une plus juste ? Cher fils, rappelle-toi tout ce qu’il m’en a coûté de soins pendant trente ans pour t’élever : songe à la bénédiction que Dieu promet à ceux qui honoreront ici-bas leurs parents, et crains qu’il ne te maudisse à jamais, si tu oses devenir toi-même le meurtrier de ton père. »
Ce discours touchant émut le fils ; mais il allégua l’aversion de sa femme, et, pour le bien de la paix, il exigea que le vieillard sortît. « Eh ! où veux-tu que j’aille ? répondit le prud’homme. Des étrangers me recevront-ils, quand mon propre fils me rejette ? Sans argent et sans ressources, il faut donc que je mendie le pain dont j’ai besoin aujourd’hui pour ne pas mourir. » En parlant ainsi la face du vieillard était baignée de larmes. Il prit néanmoins le bâton qui l’aidait à se soutenir, et se leva en priant Dieu de pardonner à son fils. Mais avant de sortir il demanda une dernière grâce. « L’hiver approche, dit-il, et si Dieu me condamne à vivre encore jusqu’à ce temps, je n’ai rien pour me défendre du froid. La robe que je porte est en lambeaux ; en reconnaissance de toutes celles qu’il m’a fallu te fournir pendant ta vie, beau fils, accorde-m’en une des tiennes. Je ne te demande que la plus mauvaise, celle que tu ne veux plus porter. »
Cette légère faveur lui fut encore refusée, la femme répondit qu’il n’y avait point à la maison de robe pour lui. Il demanda au moins l’une des deux couvertures qui servaient pour le cheval, et le fils, voyant alors qu’il ne pouvait s’en défendre, fit signe à son propre fils, qui se trouvait là, d’en apporter une.
Celui-ci n’avait pu voir sans attendrissement les adieux de son grand-père. Il avait dix ans, et je vous ai déjà dit qu’il était plein de bonnes qualités. Il alla prendre à l’écurie la meilleure des housses, la coupa en deux, et vint en apporter la moitié au vieillard. « Tout le monde veut donc ma mort ? s’écria l’aïeul en sanglotant. J’avais obtenu ce faible soulagement pour ma misère, et on me l’envie. » Le fils ne put s’empêcher de gronder l’enfant d’avoir outrepassé ses ordres. « Pardon, Sire, répliqua le jouvenceau, mais j’ai soupçonné que vous vouliez faire mourir bientôt votre père, et j’ai voulu seconder votre intention. L’autre moitié de couverture, au reste, ne sera pas perdue, je la garde pour vous la donner quand vous serez devenu vieux. »
Ce reproche si adroit frappa le fils coupable. Il sentit ses torts, et, se prosternant aux pieds de son père en lui demandant pardon, il le fit rentrer dans la maison, lui mit en main tous ses biens, et se conduisit à son égard dans la suite avec le respect et les soins qu’il lui devait.
Retenez bien cette histoire, vous autres pères qui avez les enfants à marier. Soyez plus sages que celui-ci, et n’allez pas comme lui vous jeter en un gouffre dont vous ne pourriez plus sortir. Vos enfants auront pour vous de l’amitié sans doute, et vous devez le croire ; mais le plus sûr cependant est de ne pas vous y fier. Qui s’expose à dépendre des autres s’expose nécessairement à bien des larmes.