LE BOUL’ MICH’



Quoique grisée par les sentimentalités des feuilletons, quoique gangrenée par les corruptions de l’atelier, Floflo avait été préservée d’une défloration précoce par la peur des sévérités de sa mère. Mais, à seize ans, quand elle s’était vue grande et jolie fille, elle avait quitté sa famille pour un vague apprenti bijoutier, un jeune garçon louche qui n’avait pas tardé à vivre de ses grâces. Bien que ce trafic lui fût une corvée répugnante, comme elle était prévue, et, dans son milieu faubourien, normale, Floflo s’y était vaillamment soumise, jusqu’au jour où le bruit des bonnes affaires qui s’y faisaient décidait son dos vert à venir faire bouillir la marmite au Boul’ Mich’. Ce transplantement réveillait en la pierreuse la grisette, en la dépravée des bastringues et de l’atelier la rêveuse romantique des feuilletons et des théâtres de drame. Le Boul’ Mich’, le quartier latin, c’était la patrie rose des amours, le nid des baisers et des rires ; c’était l’étudiant, le Roméo né des grisettes, l’amoureux rêvé, l’idéal vivant ; c’était l’amour dans la joie et sans la honte, la vie sans tracas et dans le bien-être, la satisfaction de ses rêves de jeune fille dans l’assouvissement de ses appétits naissants de fille ; c’était le cœur et le ventre pleins, l’amoureux joli et la robe fraîche.

Du coup, elle s’était rebellée, avait carrément refusé le turbin, renversé la marmite et, naïvement, couru le boulevard Saint-Michel à la recherche d’un amoureux. Malheureusement, sa mise éreintée de rouleuse, les usures de son jersey, les avachissements de ses bottines lui avaient beaucoup nui, et comme elle ne voulait pas s’offrir au premier passant venu sur l’asphalte du Boul’ Mich’, force lui avait été, pour ne pas crever la faim, d’aller faire le quart aux alentours des Halles. Charlot, aussi dépenaillé qu’elle, avait essayé de l’attendrir, de la raisonner, tenté de la battre, sans aucun résultat. Et c’était alors que, sur le conseil de ses confrères qui s’imposent aux pauvres filles novices par la menace de la police ou l’assurance de sa complicité, il l’avait dénoncée aux mœurs.

Floflo avait été tout de suite folle de Tatave, un poète, une sorte d’étudiant supérieur ; elle était ravie non seulement de sa beauté, mais de la finesse de sa peau, de la blancheur de ses mains, de la douceur de ses manières, du moelleux de ses caresses, de la politesse de son langage, de l’élégance de sa compagnie, de la distinction de son nom. Octave était l’amant de ses rêves d’amour, mais plus beau qu’elle ne l’avait imaginé, plus beau que les héros illustrés des livraisons à dix centimes, plus beau que les jeunes premiers du théâtre Beaumarchais. Pour tout dire, son idéal en mieux[1].



Floflo avait la taille fine et ronde, les traits menus, la figure mignonnement grasouillette des jeunes faubouriennes ; et aussi leur crâne caractéristique, énorme et comme enflé, qui semble fait à souhait pour le cancan des caprices, pour le chahut des chimères. Ses cheveux, d’un châtain lustré, peu abondants mais bien répandus, tombaient sur le dos en queue de vache, et sur le front, dont ils cachaient intelligemment la bombure, comme les dents d’un peigne rond. Ses yeux d’un gris bleu, très grands, très mobiles, voilés de longs cils ainsi que de rideaux propices, étaient les réflecteurs nécessaires des multiples fantaisies de sa cervelle inéquilibrée. Par contre, le bas de la face marquait par les dents bien rangées, par les lèvres maigres et serrées, par le menton gras et tant soit peu engaloché, l’entêtement et l’appétit. Pour un observateur, Floflo était l’un des produits les plus réussis de ces filles parisiennes à la fois envolées, capricieuses, entêtées, vaniteuses, goulues, taquinantes, personnelles, toujours à s’admirer dans les glaces, à se tapoter les jupes, à se parfaire la coiffure, à fureter, à questionner, à occuper tout le monde de leur amour-propre, à lanciner leurs amants des coups d’épingles de leurs malices, à leur crever le cœur comme un ventre de joujou. Elle avait dû être de ces gamines qu’on voit dans les rues suçant des sucres d’orge avec des airs vicieux, mordant dans une pomme comme dans du fruit défendu ; elle devait devenir de ces sphinges exquises et ignobles, rusées et stupides, changeantes et troubles, d’une invraisemblance et d’une fascination de sirènes[2].



— Doumerc ! avertit la patronne, Angèle…

— Tiens ! miss Crampon  ! fit Doumerc assez haut.

— Miss Crampon  ! fat que tu es, va ! Si tu t’imagines que je viens pour toi ! Qui m’offre un bock ? Tiens, toi, Georges, fit-elle à un jeune juteux.

— Est-il fort, ce Doumerc ! fit Jordan émerveillé, se débarrasser d’une femme d’un mot, chic !

— Oh ! il ne manque pas d’autres moyens, allez ! dit Angèle, et bien plus chics encore !

— Un Barbe-Bleue, tout simplement.

— Tu aurais pu plus mal dire.

— Angèle est sphingesque ce soir. Je lui trouve l’air d’une femme qui a un secret à garder, autrement dit une révélation à faire.

— Eh bien, oui ! là ! Mais je ne la ferai pas.

— Étrange !

— Ça gâterait l’effet, le coup de théâtre.

— Le coup de théâtre, l’effet ?

— Oui… Mais je suis bête, je vais tout vous dire. Heureusement que…

Et Angèle courut à la porte, au-devant d’une femme qui entrait.

— Blondine, demanda Brigitte, l’arrivante, une soucoupe !

— Le sans-cœur, il est encore là ! dit-elle à Angèle.

— Mais il ne sait rien.

— Eh bien ! il va savoir… Messieurs ! cria-t-elle en tendant une soucoupe, pour l’enterrement de Maïda !…

— Quelle est cette plaisanterie, Brigitte ? fit vivement Doumerc, se levant.

— Quoi ? de quoi te mêles-tu ? Tu veux qu’on l’enterre comme une chienne, peut-être ?

— Ma petite, je ne te comprends pas, je t’assure.

— Tu ne comprends pas ! Tu ne veux pas comprendre, voilà !… Que t’a-t-elle dit à 6 heures, devant moi, au Gargantua ?

— Est-ce que je sais ?

— « Si tu n’es pas rentré à dix heures, j’ai du charbon chez moi. »

— Eh bien ! quoi ? du charbon, en avril. Moi aussi, j’en ai.

— Oh ! c’est très drôle, fit Angèle, comme on riait. Très drôle : elle est morte.

— Elle s’est donc ratée ? dit placidement Tralala.

— Mais puisqu’on te dit qu’elle est morte !

— Eh bien ! c’est ce que je disais : elle est ratée. Eh oui ! ratée. Dame, à la longue !… La première fois qu’elle a réussi son coup de suicide, c’était pour Quinnsépatt, par trop de laudanum ; la seconde pour un pipo. Cette fois-là, elle s’est jetée d’un bateau-mouche à une heure de l’après-midi, en allant aux courses. Aujourd’hui, elle comptait que Doumerc ou quelque autre Desaix s’aboulerait avant l’asphyxie totale. Mais point ; au lieu, c’est Grouchy qui n’est pas venu. Après les Marengo les Waterloo : c’est dans l’ordre… Et voulez-vous mon opinion, tas de volailles ? Eh bien ! c’est au mieux. Il faut en finir avec la scie de : « ton amour ou ma vie », avec le chantage du désespoir…

— Quand tu voudras fermer ta boîte ! interrompit Angèle. Que donnes-tu pour les frais ?

— Mais, intervint Doumerc, je ne veux pas qu’il donne quoi que ce soit, ni personne. Cela me regarde.

— Non ! tu n’as plus le droit. C’est nous qui l’enterrerons à nos frais. Et, même, elle aura des chevaux blancs !

— Comme les vierges.

— Oui, là ! Et une messe, des bouquets, tout ! Nous mettrons nos bijoux au clou, s’il le faut !

Tandis qu’Angèle s’exaltait ainsi, Doumerc s’était approché de Brigitte, l’avait attirée à l’écart et, tout bas, suppliée de ne pas faire d’esclandre. « Franchement, il ne s’était douté de rien. Sans quoi, voyons ! Il ferait un convoi très convenable. Mais à quoi bon une manifestation toujours de mauvais goût sur une tombe ? »

— C’est que nous avons déjà ramassé quatre louis.

— Eh bien ! garde-les !… pour entretenir sa tombe de fleurs.

Le « garde-les » porta. Brigitte, calmée, l’invita à venir voir la morte.

— Nous y allons tous, déclara Tatave.

— Lestapy, vous restez, commanda doucement Floflo.



— Une scène impossible, raconta Jordan, le premier qui revint. La morte blanche dans les draps blancs ; des bougies d’un mètre éclairant les crispations de la face, enluminant ses cheveux épandus comme des algues blondes ; autour d’une table, trois étudiants, des gosses solennisés devant des anatomies et des codes. Le Travail consolant la Douleur. Quand arrive Doumerc, ils le fixent sévèrement, comme des juges, et, quand ils apprennent l’arrangement conclu par Brigitte, protestent tout haut, réclament une manifestation, l’apothéose de la vadrouilleuse morte en grisette. — « De quoi se mêle-t-on ? fait Doumerc avec un regard d’éclat d’épée. Le seul qui ait à ordonner ici, c’est moi. Et ceux qui voudront contester mon droit devront venir sur un autre terrain. — Au moins, nous sera-t-il permis de veiller la morte ? — Oui, si ça vous amuse. » Et les gosses, un peu plus solennels et navrés, de repiquer une tête dans leurs livres. Brigitte arrange Maïda, lui fait une tête, puis, quand elle n’a plus rien à farfouiller, pleurniche ; Doumerc va au pied du lit jouer les Hamlets ; Tralala éreinte la morte. C’est d’un amusant !…



— Tu es un Mirabeau, mon cher ! s’écria Lucasa, la main tendue, comme Tralala s’asseyait.

— Sans 89, marmotta Doumerc.

— Contente-toi de l’espérer, canaille ! Au surplus les[3][4] Mirabeaux qui n’ont pas de 89 les préparent : vois Diderot, ou les achèvent : vois Danton.

— Ah çà ! tu ne vas pas nous la faire au tribun, hein ?

— Népaul et Sarguez qui lui soufflent ça, dit tout bas Tatave.

— Pas de danger, répondit Tralala, dans un temps où, pour être tribun, il faut être avocat.

— À ce propos, hasarda l’oncle, pourquoi ne vous faites-vous pas avocat ?

— Parce qu’il n’y a pas d’aréopage où l’on puisse étaler la vérité nue comme Phryné.

— Et pourquoi ne faites-vous pas de l’art ? insinua Sartignac.

— Que préférez-vous du liebig ou du bouillon de viande ?

— Le bouillon de viande, naturellement.

— Moi aussi. Et c’est pourquoi je préfère la vie à l’art. L’art, c’est l’effort d’un homme pour être grand et surtout pour le paraître, le labour qui fera lever les moissons de la gloire ; c’est le collectionnement de ces papillons de l’esprit que sont les rêves ; c’est le génie mis à la caisse d’épargne ; c’est la tirelire où l’on laisse tomber les pensées comme des sous ; c’est la cuvaison des idées pour en faire du style : au bout du compte, le reportage de la postérité. Et, certainement, c’est très joli, tout ça, quand on est laid, ou pauvre, ou malheureux, ou simplement vaniteux ; quand on peut rester chez soi, regarder en soi, prendre des notes, couver des années un chef-d’œuvre. Mais quand on aime à vivre, quand on a la bourse pleine, le torse élégant, le coffre fort, quand on se fiche un peu de l’admiration des imbéciles, quand on prise trop son temps pour s’occuper de la postérité ; enfin, quoi ! quand on n’est pas organisé pour ça… Pourquoi je ne fais pas de l’art ? parce que je ne puis pas, parbleu ! Qui peut veut[5].



À cinq heures du matin, Tralala, pareil à un pur-sang forcé de galoper longtemps après le poteau dépassé, pérorait encore, assis par terre, un verre à la main, devant quelques pochards avachis et quelques filles bâillantes.

— Eh bien, quoi ! la morale, gueulait-il. Laquelle, d’abord ? Car il n’y en a pas qu’une ; pas que deux, ainsi qu’à la grande stupéfaction des bourgeois l’a dit M. Nisard ; pas que cent ; pas que mille ; il y en a autant que d’êtres, de moments et de circonstances. Prendre un vermouth est moral avant dîner, immoral après ; moral pour qui l’aime, immoral pour qui ne l’aime pas ; moral pour qui, ne l’aimant pas, doit y trouver un plaisir supérieur en intensité à son dégoût momentané : un surcroît d’appétit, par exemple ; immoral pour qui, l’aimant, doit en éprouver un dégoût comparativement plus fort que le plaisir d’absorption : des vomissements, si vous voulez. Il est moral pour un homme vulgaire de n’aimer que soi, moral pour un homme supérieur d’aimer autrui, par la raison que l’un a le cœur petit et que l’autre l’a grand. La philosophie moderne, forcément supérieure aux philosophies passées, parce qu’elle a grossi leur héritage de vérités nouvelles, la philosophie moderne, que nous appellerons le Passionnisme, ou le Normalisme, ou l’Équilibrisme, dit avec Épicure : jouissez ! avec Helvétius : aimez-vous ! avec Jésus : aimez les autres ! avec Épictète : connaissez-vous ! avec Mahomet : acceptez le sort ! avec Darwin : luttez pour la vie ! Elle dit plus particulièrement, avec l’esprit même du siècle : connaissez ! Connaissez, pour que le désir soit proportionnel à la puissance ; pour que le rêve devienne réalité ; pour que l’espérance ne crève pas en déception ; pour que le bond ne se termine pas en chute ; pour que le rut de toute votre vie soit rationnellement consacré à l’enfantement du bonheur. Le Passionnisme, outre qu’il comporte le développement logique des passions, pourrait donc être défini : la connaissance et la conquête du possible. Ma foi ! c’est, pour me servir d’une expression dont quelques fumistes ont abusé, un opportunisme tout simplement. En somme, on n’en retire que ce résultat-ci : se savoir et se vouloir ce qu’on est. Résultat énorme, mes enfants !… Eh quoi ! dormite, brutes ! fit Tralala, remarquant dans quel désert d’esprit il prêchait… Si je pionçais aussi, moi ? ce serait du Passionnisme en action. J’ai sommeil. Seulement ce parquet est bien dur, dur comme un de chambre correctionnelle. Mieux vaudrait gagner le divan. Le pourrai-je ? Si je ne dois pas le pouvoir, le Passionnisme me défend de le tenter. C’est embarrassant… Je crois, Tralala, que te voilà en train de bêcher ta philosophie. Bah ! personne ne le saura. Et puis, zut, si elle ne cadre pas à la vie ! Voyons un peu !… Si je le veux, c’est que je le peux. Par précaution, je vais ne pas le vouloir. Mais alors je triche. Non, laissons-nous faire et discutons à l’instar du Portique… Il s’agit de coucher ou non sur le divan. Le puis-je d’abord ? Non. Le veux-je maintenant ? Partant, non. Parbleu  ! l’équilibre, le voilà. On ne sait quand l’on veut qu’après que l’on peut. Ainsi, du moment que je ne puis me coucher ailleurs, il me plaît de me coucher sur ce parquet. Admirable, ma doctrine ! Avec elle, on est toujours content de soi, des autres, de tout. Le pire devient le mieux. Mais, tiens ! c’est l’Optimisme du Fatalisme…

— Voyons, Tralala, dit Sourire survenant, que fiches-tu par terre ?

— J’expérimente une philosophie.

— Pourquoi ne vas-tu pas t’étendre sur le divan ?

— Parce que je ne veux pas !

— Et pourquoi ne veux-tu pas ?

— Parce que je ne peux pas, à cause de mes jambes.

— Veux-tu que nous t’y portions ?… Monsieur Benoît !

— Si vous le pouvez, veuillez-le… Vous le pouviez, vous l’avez voulu, reprit Tralala, quand Sourire et le gérant l’eurent allongé sur le divan. Je vais vous expliquer. Comment ! vous filez ? Mais comme je ne puis les retenir, qu’ils s’en aillent !… Il n’y a pas, je suis mieux ici, bien mieux… Épatant, tout de même, le Passionnisme ! Il m’avait fait accepter le parquet en stoïcien ; il me fait jouir du divan en hédoniste. Je comprends même pourquoi je ne me suis pas endormi là-bas ; c’était parce que je ne devais pioncer que sur du cuir rembourré. Je suis déjà très fort en Passionnisme… Cette affirmation dernière est-elle orthodoxe ? N’est-elle pas l’infirmation du Fatalisme, l’un des ingrédients de mon orviétan philosophique ? Faudra voir… Pour l’instant, sachons si je veux dormir, rêver peut-être…

Moins d’une minute après, un léger ronflement témoignait qu’il voulait[6].

  1. Chapitre XIII.
  2. Chapitre XIV.
  3. Chapitre XLIX.
  4. Chapitre L.
  5. Chapitre LXIII.
  6. Chapitre LXIV.