J. Ferenczi & fils (p. 38-54).

Chapitre III

Les mystères de l’au-delà

— Stupéfiant ! prononça le docteur Cagliari. Baal et Moloch, venez donc voir cette extraordinaire ressemblance.

Baal et Moloch n’étaient pas des idoles phéniciennes. Baal était un ex-interne des hôpitaux, et Moloch un ancien élève de l’École de Pharmacie. Tous deux assistaient le docteur Cagliari dans les travaux de sa clinique. Revêtus de longs sarraus étroits, hermétiques, et gantés de caoutchouc, ils avaient sur le visage un masque qui leur donnait un aspect singulier et un peu effrayant. Moloch était long et maigre, avec des membres d’araignée. Baal était obèse et court et possédait des ailerons en guise de bras. Moloch avait une voix de basse-taille et son collègue un organe ténu, grêle, qui étonnait, émanant d’une pareille futaille humaine.

Tous deux étaient sortis à l’appel du docteur d’un laboratoire où des fourneaux allumés projetaient sur les murailles des tonalités sinistres ; et, leur apparition soudaine, dans le grand cabinet de consultation, était assez fantomatique pour impressionner les clients, que le docteur Cagliari soumettait à ses traitements de thérapeutique divinatoire.

La clinique du docteur était située dans une villa de Neuilly, non loin des bords de la Seine. C’était une grande maison carrée, entourée d’un parc assez vaste. On lisait sur une plaque de cuivre, à la porte, cette enseigne :

Docteur Saturne Cagliari
Thaumaturge. — Spirite. — Hypnotiseur.
Traitement des affections nerveuses et des lésions des méninges.
Cures magnétiques et talismaniques.
Capnomancie. — Lithomancie.
Molybdomancie. — Pégomancie. — Chiromancie.
Hydromancie. — Onéiromancie.
Sciences occultes en tous genres.

Toute cette nomenclature était dosée pour donner confiance aux clients. Le docteur était un adepte de la Médecine par les Simples.

Les Simples étaient les naïfs qui assiégeaient la clinique. Ils étaient nombreux, très fidèles, et augmentaient tous les jours. Si bien que la réputation de Cagliari s’amplifiait à tel point que les autres empiriques et charlatans, inquiets et jaloux de ce succès, avaient commencé une campagne contre leur prestigieux confrère.

En réalité, Cagliari se nommait plus prosaïquement Saturnin Fauchier (Cacandum, disaient ses ennemis). Ce nom et son pseudonyme étaient peu décoratifs. Saturnin avait donc profité de la publicité d’un film d’art pour s’approprier, à peu près, le titre et la silhouette d’un personnage popularisé par l’écran. Et les gens, qui voyaient passer, enveloppée dans son grand macfarlane, cette sombre figure hoffmannesque, se retournaient avec un peu d’émotion. Le docteur était personnellement une excellente affiche vivante pour sa clinique.

Celle-ci, extérieurement, ressemblait à l’immeuble d’un notaire. Elle possédait un jardin honnête, avec des allées de gravier et un bassin dont le jet d’eau abreuvait des poissons rouges. Les fenêtres du rez-de-chaussée étaient grillées et celles du premier étage munies de contre-vent à moitié cachés par un revêtement de lierre qui recouvrait une partie de la façade.

Mais, à peine entrés dans la maison, les visiteurs éprouvaient un effarement qui contribuait singulièrement à ébranler leur état mental.

Le vestibule donnait l’impression d’un temple des premières civilisations orientales. Les murs de l’escalier et des corridors étaient recouverts de bas-reliefs en plâtre peint, représentant toutes les divinités assyriennes et chaldéennes : les dieux ailés à tête de taureaux, les déesses à têtes de serpent, les Keroubis et les Istars, tous les symboles de la perversité et de la cruauté voluptueuse des Ninivites.

Il y avait également, au milieu d’inscriptions en caractères cunéiformes et de reproductions de carnage, les effigies des rois conquérants qui mirent les premiers en honneur le Militarisme Intégral.

Tiarées, gemmées, entourées des anneaux pétrifiés de leurs barbes, ces figures souveraines jetaient le javelot, conduisaient des chars d’assaut, tendaient la main vers l’ennemi et présidaient aux massacres avec une majesté inaltérable. Ils symbolisaient la terreur, le fanatisme et la stupidité. C’étaient des précurseurs, dont les noms éclataient comme des pétards même avant l’invention de la poudre. Ainsi les théories des Assharaddon, des Teglath-Phalazar, des Sennachérib, des Baldekatzar, des Schamshiramnan et des Sordubanal, se déployaient, avec les généalogies des défunts inscrites sur la pierre.

Le cabinet du docteur semblait une reconstitution du gynécée de Nabuchodonosor, tellement les effigies féminines, mélangées aux silhouettes bestiales, abondaient sur les tapisseries pendues aux Murs.

Le mobilier, composé de divans et de coussins, entourait une lourde table, qui affectait la forme d’un sarcophage.

Et, partout, sur des blocs massifs, se dressaient des statues informes ou mutilées, des fragments de bas-reliefs de pierre ou de bronze : tout un bric-à-brac d’antiquités copiées sur les trésors du Musée du Louvre.

Il ne manquait, au milieu de ces vestiges d’une civilisation disparue, qu’un guide et une caravane d’Anglo-Saxons, tous leur Bædeker à la main.

Car le docteur Cagliari, jaloux de la gloire de Lord Carnavon, qui avait entamé des relations avec la momie d’un Pharaon, prétendait avoir retrouvé le sarcophage d’un roi de Ninive, mentionné dans Hérodote ; la momie de Sémoikalphalzar, qui fut contemporain de Semiramis et s’introduisit même dans Babylone afin de séduire cette princesse.

Le docteur Saturne avait même reconstitué de toutes pièces la « Momie authentique » du potentat assyrien. Il ne lui manquait que la parole… Enfermée dans le sarcophage qui servait de bureau au docteur, la dépouille de Sémoikalphalzar jouait un rôle dans les expériences spirites. On évoquait le Double du Mort, dans des réunions théosophes qui procuraient à l’empirique une énorme considération.

Les jaloux affirmaient cependant que toutes ces cérémonies n’étaient qu’un éhonté battage. La momie n’avait rien d’authentique et n’était qu’un simple mannequin. Ils finirent par mettre au défi le docteur et le piquer à tel point que Cagliari, poussé à bout, s’engagea à faire revivre, pendant une heure, la momie de Sémoikalphalzar, par la maîtrise de ses conjurations, en présence d’une délégation de personnages scientifiques.

C’était tenter l’impossible. Même authentiques, les momies des Pharaons se refusent à revenir à l’irréel. À plus forte raison, la momie du roi assyrien, qui était une contrefaçon, risquait fort de demeurer sourde à toutes les exhortations.

Néanmoins, le docteur Cagliari conservait une sérénité parfaite et plastronnait avec un si bel estomac que ses détracteurs finirent par s’impressionner, et, attendirent l’expérience avec une certaine inquiétude.

Le docteur Saturne était capable de toutes les supercheries. Il avait demandé six mois de délai pour ses opérations. Enfermé dans sa clinique, il travaillait toutes les nuits avec ses deux aides, Moloch et Baal. Au moyen âge, il eût été déféré au tribunal de l’Inquisition. À notre époque d’incrédulité, il ne risquait que de faire fortune. Le public ne croit plus aux sorciers, mais il croit toujours aux bourreurs de crâne, et cela revient absolument au même.

Cette nuit-là, une agitation inusitée aurait inquiété les voisins de la villa Cagliari, si la villa n’avait pas été totalement isolée.

Il y avait eu des allées et venues de gens se parlant à voix basse. On avait amené, en auto, un client qui devait avoir besoin de soins immédiats, car tout le personnel de la clinique avait été mobilisé d’urgence.

Et c’est pourquoi Baal et Moloch, revêtus de leurs blouses de travail, observaient avec intérêt le sujet qui avait motivé l’exclamation du docteur.

— Stupéfaction !

— C’est renversant ! crut devoir ajouter le grand Baal.

— On dirait la réincarnation palpable de Sémoikalphalzar en personne, continua l’énorme Moloch.

Le docteur avait soulevé le dessus de son bureau et extrait une sorte de grande poupée enveloppée d’étoffes précieuses.

C’était la momie du roi assyrien. Elle fut immédiatement étendue sur un divan, puis les trois hommes comparèrent.

— Exacte reproduction, prononça le docteur. C’est lui-même.

— L’Amant de Sémiramis, murmura Baal.

— Un poivrot, conclut Moloch. Quelle déchéance !

— Il se réveille, fit Cagliari. Apportez-moi vite le flacon numéro six qui est sur l’étagère des stimulants.

Il y eut un bruit de verres entre-choqués, qui dut intéresser le client, car il ouvrit un œil curieux et regarda l’étrange pièce.

— Je suis mort ! dit-il faiblement.

Puis il referma sa paupière pour se confirmer dans cette opinion. Le bruit des verres l’arracha de nouveau à sa torpeur.

— Un bistro ! murmura-t-il d’un air ravi. Je dois être interné au Ciel. Quel filon !

Mais la vue du docteur Cagliari détruisit immédiatement cette hypothèse.

— Vade Metro ! Vade Metro ! fit-il avec une expression d’effroi. On s’est trompé. Je suis innocent. J’ai fait de mal à personne dans ma vie. J’ai même rendu service à mon pays. On peut regarder sur mon livret militaire. On ne peut pas m’adresser ici. C’est une erreur d’aiguillage. Vade Metro !

Il s’efforçait de se rappeler une formule complète d’exorcisme pour conjurer le mauvais esprit.

Ce dernier paraissait s’amuser beaucoup.

— Voyons, fit-il, après avoir laissé son sujet invoquer successivement deux ou trois saints influents, calmez-vous. C’est la Providence qui vous a mis sur mon chemin. Comment vous sentez-vous, monsieur Bicard ?

Une stupeur infinie se manifesta sur le visage du client du docteur.

— Vous me connaissez donc ? dit-il.

— Parfaitement, affirma Cagliari. Je suis même enchanté d’avoir fait votre connaissance.

Cette fois, Bicard ouvrit complètement les deux yeux. Le démon paraissait assez bon diable. Toutefois, le décor et surtout l’aspect de Baal et de Moloch qui revenaient avec une bouteille et des coupes à champagne, l’impressionnèrent de nouveau.

— Je suis mort, dit-il une seconde fois. Je suis enterré dans l’Au-delà. Je suis inconsistant et inamovible. Je suis…

La détonation du champagne, que Moloch débouchait, le ramena à une réalité moins sombre.

— Ça, c’est épatant ! On dirait… Seriez-vous le Bistro du Néant ? Si vous êtes réellement un bistro, je comprends qu’on m’ait adressé à vous, à cause des compétences incontestables que je possédais de mon vivant. J’ai été mastroquet du Palais-Bourbon…

Il s’interrompit brusquement, un peu vexé à la vue de Moloch et de Baal qui s’amusaient de ses paroles.

— j’ai jamais vu des garçons de café rigoler comme ces deux andouilles. Vous devriez mieux surveiller voire personnel. Moi, je n’ai jamais toléré qu’on mène en bateau les clients. Ainsi, à l’époque où que j’étais encore sur la terre…

— Vous y êtes toujours, Majesté, affirma le docteur en souriant.

Du coup, Bicard se dressa tout à fait sur son séant. Il s’aperçut alors que son veston et ses autres vêtements avaient été remplacés par un pyjama aux couleurs vives, avec des dessins de fleurs et d’oiseaux. Le coloris de ce vêtement était assorti aux tentures de la pièce.

Une glace renvoya au Bouif son image. Une image prodigieusement effarée !

— Sans blague, fit-il, en se tâtant. J’ai pourtant été écrasé cette nuit par un tramway. Je me suis donné la mort de ma propre volonté.

— Non, fit de nouveau l’assyriologue, car nous vous avons trouvé évanoui sur une voie d’aiguillage. Vous aviez, il est vrai, la tête posée sur le sol à dix centimètres de la voie principale. Un faux mouvement et… c’était la mort. Nous sommes fort heureusement intervenus à temps…

— De quel droit ? hurle le rescapé. De quoi vous êtes-vous mêlé ?

— Mais…

— Un suicide que j’avais préparé avec tant de soin que cela ressemblait à une œuvre d’art !…

— Cependant…

— Pourquoi que vous m’avez extrait de l’insensibilité du Néant dans laquelle j’étais introduit. Tout est à recommencer grâce à vous. Il y a toujours des gens qui s’ostinent à embêter leur concitoilliens. Est-ce que vous étiez chargés de contrôle mon existence ? Est-ce que ma vie ne m’appartient pas ? Je devrais vous attaquer devant les tribunaux et vous demander des dommages.

Il parlait haut, s’animait, s’indignait, prenait à témoin Baal et Moloch, parlait d’écrire aux journaux ou de faire déposer une interpellation à la Chambre, où il comptait des amis… etc.

Cagliari attendit froidement la fin de ce déluge de paroles.

— Majesté, fit-il lentement, je n’ai jamais eu le dessein de contrarier vos projets. Chacun ses idées. Les uns tiennent à l’existence, les autres préfèrent le Néant. Malheureusement, le Néant véritable n’existe pas.

— Qu’en savez-vous ? grogna le Bouif. Qui vous l’a dit ?

— Ceci, continua le docteur, en désignant la momie du roi assyrien. Regardez-vous bien, Majesté ! Voici ce que vous avez été il y a environ trois mille ans. Concentrez vos souvenirs. Cherchez bien.

L’assyriologue parlait avec une telle autorité que Bicard ne trouva rien à dire et se contenta de murmurer.

— Ne charriez pas.

— Je parle toujours sérieusement, continua Cagliari. Bicard, vous avez été autrefois le plus puissant roi du monde. Vous avez dominé Ninive et Babylone. Vous fûtes l’amant de Sémiramis. Vous avez eu des armées, des courtisans, des femmes, des palais, des trésors. Enfin, vous avez été le splendide Sémoikalphalzar, dont la momie a été retrouvée par Mme Dieulafoy dans les fouilles de Ninive. Bicard, chaque homme vivant n’est que la réincarnation d’une autre unité d’une génération disparue. On ne peut se détruire tout à fait. Le corps se désagrège peut-être, mais l’esprit demeure ; l’individualité ressuscite et la ressemblance également. On ne peut nier l’évidence même. Regardez bien. Vous avez exactement la même taille, les mêmes traits, le même angle facial, la même conformation et, sans doute, la même intelligence, les mêmes passions, les mêmes instincts que ceux qui animent cette momie.

« Comme le commun des mortels, vous vous ignoriez vous-même, Majesté ! Mais, au milieu de cette reconstitution d’une époque où vous avez vécu, puissant, respecté et craint, vos souvenirs vont se ranimer ; votre réincarnation va remonter le cours des siècles ; vous allez redevenir le Roi des Rois, Sémoikalphalzar, fils de Sennachérib.

« Sémoikalphalzar, réveillez-vous !… »

Il y eut dans la pièce un silence profond. Sans doute l’injonction impérative du docteur opérait sur le monarque réincarné.

Il avait l’air méditatif et fort embarrassé. Abruti par la grandeur de son rôle, il interrogeait du regard Baal et Moloch, comme pour solliciter un conseil.

Puis, comme Baal et Moloch demeuraient figés dans leur attitude réservée, le roi Sémoikalphalzar se gratta légèrement l’occiput et prononça simplement :

— Merde !

Évidemment, ce potentat de l’antiquité répudiait la majesté de son histoire.

— Mande pardon à ces messieurs, expliquait l’ex-monarque assyrien, mais je n’ai pas pu trouver d’autre mot pour vous exprimer ce que j’éprouve. À quoi ça peut-il me servir de savoir que j’ai été un souverain empaillé et que j’m’appelais Falzar Ier dans le Gotha des temps disparus ? J’aurais préféré décéder cette nuit sans m’en apercevoir et renaître sous une nouvelle création… Cheval de courses par exemple, ou poule de luxe, ou bien Américain miyonnaire. Parce que ce n’est pas avec les moyens d’existence que je possède en ce moment dans ma poche que je pourrai soutenir mon grade et faire figure dans une dynastie politique. J’avais dit adieu à la vie. C’était réglé. De quoi que j’aurai l’air à présent, de me dégonfler sur une décision irrévocable ? Laissez-moi retourner sous mon tramway. Si mon esprit est inamovible, mon corps est à moi, uniquement.

— Je vous l’achète, dit froidement le docteur Cagliari.

Ce fut une seconde douche pour Bicard, qui regarda avec effarement l’assyriologue. Ce dernier avait sorti un portefeuille de sa lévite.

— Sire ! fit-il avec un respect qui acheva de bouleverser le cerveau du réincarné malgré lui, j’ai besoin du corps de Votre Majesté toute-puissante pour une expérience scientifique. Je vous en offre cinquante mille francs… de suite.

— Sans blague ? murmura Sémoikalphalzar, dit le Bouif.

— Voici déjà cinquante louis pour vous prouver ma bonne foi, continua Cagliari, en offrant à Bicard un billet de banque. Prenez sans crainte, Majesté, ce n’est pas une mystification. C’est une réalité tangible. À présent, causons affaires.

il fit un signe à Baal et Moloch qui allèrent dans le laboratoire et revinrent avec une table toute garnie, sur laquelle deux couverts voisinaient avec un pâté de foie, une volaille froide, une langouste et une seconde bouteille de champagne.

Cette vision amena un sourire de satisfaction sur les lèvres du réincarné.

Il avait toujours remarqué, dans ses existences antérieures, que les grandes questions politiques et les grands marchés commerciaux se traitaient beaucoup mieux à table.

Les émotions de la journée et de la nuit l’avaient excessivement déprimé. Il avait faim et Il avait soif.

Le billet de banque qu’il avait glissé dans la poche de son pyjama avait achevé de lui rendre son assurance. Il ne craignait plus Cagliari, ni les mystères de l’Au-delà.

— Causons ! fit-il en s’installant. À votre santé, la coterie !

— À votre santé, Majesté, répondit Cagliari. Je vois que ma proposition vous intéresse.

— Ça dépend, murmura le roi réincarné, la bouche pleine. Causez toujours.

— J’ai entrepris, expliqua l’assyriologue, de faire revivre cette momie.

Il désigna du geste le sarcophage et la dépouille desséchée.

— Mon esquelette, fit Bicard.

— Oui ! Évidemment, je ne puis pas ordonner à votre âme réincarnée de reprendre cette forme usagée. Mais je puis, par un traitement approprié, donner à votre corps actuel l’apparence de ce vieux débris.

— Soyez respectueux, gouailla Bicard. Un Falzar n’est pas une peau de lapin. Expliquez-moi ensuite par quel moyen…

— Peu vous importe ! Il n’y a aucune souffrance à craindre. Un soir, vous vous endormirez, comme d’habitude, et vous vous réveillerez desséché, avec la couleur, l’aspect, la rigidité de cette momie. Vous serez la momie vivante de Sémoikalphalzar, que je ressusciterai publiquement. Vous deviendrez une curiosité surnaturelle et vous toucherez un tant pour cent sur les bénéfices assurés de cette exhibition de l’au-delà.

— Et les cinquante mille francs ? s’enquit Bicard.

— Vous les toucherez à la signature du contrat que voici. J’ai préparé un projet par lequel vous vous engagerez à m’abandonner la libre disposition de votre enveloppe corporelle, pour servir les intérêts des sciences hermétiques, dont vous avez été toute votre vie un adepte des plus convaincus.

— Je ne sais pas exactement ce que vous voulez dire, mais j’ai idée que la transformation dont vous parlez ne doit pas s’opérer sans quelques risques.

— Beaucoup moins de risques que sur la voie du tramway où vous pensiez trouver la mort.

— C’était un décès que j’avais choisi, tandis qu’être empaillé de mon vivant me semble une opération répulsive. Et puis, ça m’humilie de servir à des expériences et d’être vivisexé par un médecin comme un cove-boye.

— Un cobaye, rectifia le docteur.

— En français, on dit cove-boye, assura le Bouif.

Il était devenu songeur. Son ardeur de suicide s’était un peu calmée. Il reprenait goût à la vie.

— Qu’est-ce que vous risquez de me promettre cinquante mille francs, fit-il, si votre expérience vient à rater ?

Le docteur Cagliari eut un petit rire fort diabolique.

— Majesté, cet argent n’est qu’un à-compte destiné à vous procurer quelques satisfactions fort légitimes avant d’abandonner votre apparence actuelle. Mieux vaut passer joyeusement les quelques jours où vous serez encore le nommé Bicard, en attendant de renaître sous la forme de Sémoikalphalzar.

Il remplit une nouvelle coupe de champagne et l’offrit à son convive.

Ce dernier était encore perplexe.

— Finir mon rôle dans cette vie en faisant la nouba me sourit assez, fit-il après quelques instants de réflexion. Seulement…

— Quoi ?

— Vous êtes sûr qu’une fois déguisé en Falzar, Ugénie ne me reconnaîtra plus ?

— Je vous le jure.

— Ceci me décide, déclara le Bouif, en vidant son dixième verre de champagne. Apportez le papier. Je marche !

— J’en étais sûr, Majesté, fit Cagliari avec son petit rire désagréable. Voici le texte de votre engagement. Ce sous-seing privé vous lie à moi intégralement. Naturellement, j’aurai sur vous tous les droits et j’exercerai une surveillance occulte sur vos allées et venues jusqu’au moment où, mes préparatifs étant achevés, nous commencerons l’expérience.

— Vous me préviendrez bien quelques jours avant ?

— Ne vous inquiétez pas de savoir de quelle façon je m’y prendrai. Soyez assuré que vous ne vous apercevrez de rien et que vous n’éprouverez aucune souffrance. Le sourire aux lèvres, vous dormirez dans les bras d’une euthanasie délicieuse…

— Je voudrais qu’elle soit blonde ! soupira Bicard, qui identifiait l’euthanasie avec une poule de luxe.

— Elle le sera ! fit Cagliari dans un sourire. Signez !

Il poussa la complaisance jusqu’à tremper lui-même la plume dans l’encrier et il la mit dans la main de son client.

Sa longue silhouette dessinait une ombre bizarre sur les tapisseries étranges de la pièce. On eût juré une scène diabolique, un pacte infernal entre Satan et un désespéré vendant son âme.

Le désespéré semblait, toutefois, de fort joyeuse humeur, car le champagne avait rendu au Bouif toute sa verve de vieux Parigot.

Et ce fut avec un grand éclat de rire qu’il tendit au docteur l’engagement tout éclaboussé par une plume qui avait écrasé sur le papier cette étonnante signature :

Alfred Bicard,
Ancien Ministre ! Ex-bistro ! !
Roi d’Assyrie ! ! !

Le Bouif s’était attribué un troisième galon. Dans la joie que lui causait cet avancement, il ne s’aperçut point que le docteur venait de jeter dans sa coupe, constamment remplie de champagne par les soins de Baal et Moloch, une pilule noirâtre qui fondit immédiatement.

— Voici les cinquante billets. Je tiens ma parole, Majesté, fit très haut Cagliari.

Il venait de prendre l’engagement et posait sur la table un portefeuille bourré de billets qu’il compta.

— Vérifiez, Majesté.

Ébloui à la vue de ce pactole, Bicard eut un geste de roi.

— Inutile, je m’en rapporte…

Puis il vida jusqu’à la dernière goutte la coupe droguée.

L’effet fut presque immédiat. Une animation subite sembla s’emparer de lui. La face un peu congestionnée, il commença un interminable discours, appela Cagliari « mon vieux Saturne », trinqua avec Baal et Moloch, imagina un plan de réformes sociales pour l’Assyrie, dont il était souverain plénipotentiaire et interchangeable, parla de ses conquêtes féminines et des chevaux qu’il aurait dans son harem. Il divaguait avec de grands éclats de rire.

Tout à coup ses yeux devinrent fixes. Il ouvrit la bouche convulsivement et murmura avec difficulté :

— Sémi…ra…mis ! Ne dites jamais à Ugénie que j’ai connu Sémi…ra…

Il n’acheva point, mais s’effondra sur la table, culbutant la verrerie et les bouteilles, et se mit à ronfler comme un monarque.

— C’est fait ! prononça le docteur Cagliari en subtilisant vivement le portefeuille aux billets de banque. Baal et Moloch, transportez cet imbécile au laboratoire. Nous allons commencer l’expérience.