Le Bouddhisme au Tibet/Chapitre 10

Traduction par Léon de Milloué.
Texte établi par Musée Guimet, Impr. Pitrat Ainé (p. 67-87).

CHAPITRE X

traits caractéristiques de la religion du peuple

Somme de connaissance religieuse. — Dieux, génies et esprits malins. — Les esprits Lhamayin et Doudpos. Légendes sur Lhamo, Tsangpa et Chakdor. — Prières.

somme de connaissance religieuse

Une religion qui contient tant de spéculation philosophique et se divise en tant de systèmes, écoles et sectes différents, ne peut évidemment pas être connue dans sa plénitude par les basses classes qui forment la masse de la population ; elle n’est intelligible que pour ceux qui possèdent un certain degré d’instruction. Csoma qui, pendant ses études, prêta une grande attention à la somme générale de connaissance religieuse dans les diverses classes de la société tibétaine, donne les détails suivants dans ses « Notices »[1].

Les systèmes Vaibhashika, Sautrantika, Yogāchārya et Madhyamika, sont bien connus de beaucoup de savants tibétains ; mais beaucoup aussi ne les connaissent que de nom. Les ouvrages explicatifs des théories Yogāchārya et Madhyamika ne peuvent être compris que par les savants, car ils emploient trop de termes abstraits et de distinctions subtiles ; la plupart des gens religieux (ou du clergé) préfèrent les livres Tantrika, le Kandjour, le Doulva ou discipline et quelques extraits du Do ou Soutras. » Il ajoute que les Tibétains sont assez familiarisés avec les dogmes des « Trois Véhicules » (tib. Thegpasoum, sansc. Triyāna)[2]. Ce dogme, emprunté à l’école Mahāyāna, est expliqué avec détail dans les abrégés tibétains appelés Lamrin ou chemin graduel de perfection ; le plus en renom de ces traités a été écrit par Tsonkhapa. L’argumentation de ces livres est tirée de la considération que les dogmes du Bouddha s’appliquent aussi bien aux intelligences les plus faibles qu’aux plus élevées, puisqu’ils contiennent des principes bas ou vulgaires, moyens et sublimes ; ainsi de la connaissance de chacune de ces classes découle un degré particulier de perfection. Ils décrivent ensuite, dans les termes suivants, ce qu’un homme doit croire selon ses moyens :

1. Les hommes d’intelligence vulgaire doivent croire qu’il y a un Dieu, qu’il y a une vie future où ils récolteront le fruit de leurs œuvres en cette vie terrestre.

2. Ceux qui ont un degré moyen d’intelligence, outre qu’ils admettent ces premières propositions, doivent savoir que toute chose composée est périssable, qu’il n’y a point de réalité dans les choses, que toute imperfection est douleur et que la délivrance de la douleur, ou existence corporelle, constitue le bonheur final, ou béatitude.

3. Les plus intelligents doivent savoir en plus des dogmes ci-dessus énoncés que, depuis le corps ou dernier objet jusqu’à l’âme suprême, rien n’existe par soi-même ; qu’on ne peut pas dire que rien ne saurait exister toujours ou cesser absolument, mais que tout existe par dépendance ou connexion causale ou concaténation.

4. Dans la pratique les intelligences vulgaires se contentent de l’exercice des dix vertus. Les moyennes remplissent les dix vertus et s’efforcent d’exceller en moralité, méditation et habileté ou sagesse. Les esprits sublimes pourront à ces vertus premières joindre la pratique des six vertus transcendantes. Il y a donc trois degrés distincts dans le summum bonum de béatitude ou de perfection. Les uns se contentent d’une heureuse transmigration et bornent leurs désirs à renaître comme dieux, hommes ou assuras. D’autres espèrent être récompensés par la renaissance à Soukhavati et la délivrance de la douleur et de l’existence corporelle. Une troisième classe ne veut pas seulement atteindre Nirvāna, mais aussi en montrer plus tard le chemin aux autres comme très parfaits Bouddhas.

Ce pouvoir ne peut appartenir qu’à ceux qui entrent dans le clergé ou, selon l’expression des lamas, qui prennent les vœux, Dom. De nombreuses légendes expliquent les mérites qui s’acquièrent par l’entrée dans les ordres religieux, et affirment la nécessité de cette détermination[3]. L’idée que les laïques ne peuvent atteindre la Bodhi dans leur existence actuelle, mais seulement dans l’avenir, est devenue un véritable dogme. Leurs occupations religieuses leur assurent la récompense de renaître dans une heureuse condition ou dans le royaume céleste d’Amitabha ; mais quant à atteindre au rang suprême de Bouddha, tous leurs efforts ne peuvent servir qu’à les y préparer.

Clairs et intelligibles comme le sont ces principes, ils ont encore été trouvés trop savants pour les disciples laïques du bouddhisme et, pour les répandre plus généralement, on a composé un code des huit devoirs spéciaux, qui forme un résumé pratique des lois de la religion bouddhique.

Voici comment Csoma traduit ce code populaire :

1. Chercher refuge dans Bouddha seulement.

2. Prendre la résolution de s’efforcer d’atteindre aux plus hauts degrés de perfection, afin de s’unir à l’intelligence suprême.

3. Se prosterner devant l’image de Bouddha et l’adorer.

4. Déposer devant lui des offrandes agréables aux six sens, telles que lumières, fleurs, guirlandes, encens, parfums ; toutes sortes de choses qui se mangent ou se boivent (crues ou préparées) ; des étoffes, des toiles pour vêtements ou tentures, etc.

5. Faire de la musique, chanter des hymnes, célébrer les louanges du Bouddha, de sa personne, de sa doctrine, de son amour, de sa miséricorde, de ses perfections ou attributs et de ses actes ou entreprises pour le bien de tous les êtres.

6. Confesser ses péchés d’un cœur contrit, en demander le pardon et prendre la résolution sincère de n’en plus commettre.

7. Se réjouir des mérites moraux de tous les êtres et souhaiter qu’ils puissent désormais obtenir la délivrance finale ou la béatitude.

8. Prier et supplier tous les Bouddhas qui sont en ce moment dans le monde de tourner la roue de la religion (ou d’enseigner leurs doctrines) et de ne pas quitter le monde trop tôt, mais d’y rester pendant plusieurs siècles ou kalpas.

dieux, génies et esprits malins

Les bouddhistes tibétains croient que bonheur et malheur proviennent également de l’intervention des dieux, des génies et des esprits malins[4]. Les dieux sont très nombreux ; ils tirent leur nature divine d’une parcelle de l’intelligence suprême, qui possède un pouvoir si grand et si illimité qu’elle peut se diviser entre un nombre infini de créatures. Tous les dieux sont donc des personnifications et des multiplications d’une seule et même sagesse suprême, créés dans le but de choisir le meilleur moyen de sauver l’humanité du samsara (le monde)[5]. En présence de tous ces dieux les lamas osent soutenir avec emphase que le monothéisme est le véritable caractère du bouddhisme.

Le nom collectif tibétain de ces divinités (dieux et génies) est Lha ; appellation similaire au sanscrit Deva, qui signifie un dieu, une divinité. Ils ont tous un nom particulier sous lequel ils sont adorés, comme ils ont aussi chacun une sphère particulière, hors de laquelle ils n’ont aucun pouvoir, mais dans laquelle ils ne subissent l’influence d’aucun autre dieu. Ils assistent matériellement les hommes dans leurs entreprises et éloignent les dangers dont ils sont menacés, actions qui leur procurent satisfaction et plaisir et qu’ils accomplissent dans un état de calme, Zhiva.

Il y a des divinités mâles et femelles ; ces dernières sont les épouses des dieux et tirent leur pouvoir de celui de leur époux ; d’autres sont douées de puissances spéciales qui leur sont propres. Parmi celles-ci sont les Samvaras (en tibétain Dechog), et les Héroukas, génies féminins dont le pouvoir égale celui des Bouddhas et dont on trouve les images dans plusieurs tableaux religieux[6].

Les esprits malins ont des noms qui expriment leur hostilité contre les hommes, tels que Da « ennemi », Geg « diable » ; les plus redoutés sont les Lhamayin et les Doudpos.

Aux Lhamayins, parmi lesquels l’homme peut aussi renaître (voy. p. 58), sont soumis les Yakshas, les Nâgas, les Rakshasas et plusieurs autres groupes de mauvais esprits ; leurs adversaires particuliers sont quatre Maharajas (tib. Gyalchen Zhi), qui habitent le quatrième gradin du mont Mérou[7]. Parmi ces méchants esprits on doit remarquer tout particulièrement ceux qui causent le Dousmayinpar chi, ou « la mort prématurée ». Selon la croyance des Tibétains, la mort prématurée est celle qui, contrairement au cours ordinaire de la nature, est accélérée par les mauvais esprits, tels que Sringan, Dechad, Djoungpo et d’autres. La conséquence de la mort prématurée est la prolongation du « Bardo ». C’est l’état intermédiaire entre la mort et la renaissance qui ne la suit pas immédiatement ; cet intervalle est plus court pour les bons que pour les méchants. La prolongation de cet état intermédiaire est une punition causée par les mauvais esprits qui n’ont de pouvoir que sur les pécheurs. L’âme pendant ce temps n’a aucune forme et les malheureux qui sont la proie des esprits s’épuisent en vains efforts pour rentrer dans un corps. Alors ils apparaissent aux hommes sous l’aspect de morceaux de chair crue informe et ces visions sont regardées comme funestes, présages de maladies ou de mort. Les Dharanis et des offrandes spéciales éloignent ces visions redoutées ; les riches ont dans ce but des sentences magiques ou des traités imprimés ; voici ceux que l’on rencontre le plus fréquemment[8] : Choichi gyalpoi shed doul, « briser le pouvoir de Choigyal », épithète de Shindje ; Tamdin gyalpoi sri nanpa, « soumettre l’honorable roi Tamdin ». Dragpo Chinsreg[9], « le cruel sacrifice », Djig grol gyi pavo, « le héros délivrant du danger « (du Bardo)[10].

Les Doudpos, serviteurs de Shindje, le juge des morts, appelés aussi Shindjes, habitent la région Paranirmita Vasavartin, « qui exerce un pouvoir sur les métamorphoses produites par d’autres », la plus élevée dans le monde de désir. Ils s’efforcent d’empêcher le dépeuplement du monde en favorisant les mauvais désirs de l’homme et en éloignant les Bodhisattvas du Bodhi ; ce sont eux qui troublent la dévotion des bouddhistes assemblés et coupent court à la méditation la plus profonde en prenant la forme d’une femme admirablement belle, en suggérant des idées plaisantes, en affirmant que ceux qui ne prennent pas leur part des plaisirs de la vie doivent renaître en enfer et bien d’autres tours de même nature. Ce sont aussi ces mêmes esprits qui, quand l’heure de la mort a sonné, saisissent l’âme délivrée et l’amènent devant Shindjé, leur roi, pour être jugée et condamnée selon ses œuvres. La contradiction apparente de cette fonction avec leur tendance à pousser l’homme à se livrer aux plaisirs de l’existence s’explique par le dogme « que naissance et déclin sont inséparables », d’où il résulte que les dieux en provoquant l’existence mettent simultanément en action la puissance destructive, qui est l’inévitable conséquence de l’existence[11].

Soumettre les mauvais esprits est l’un des devoirs les plus importants des dieux et des génies, et ils prennent un aspect horrible quand ils les combattent ; dans ces terribles rencontres ils deviennent positivement enflammés de colère. Tous les dieux peuvent, quand ils le veulent, soumettre les démons ; mais il y en a une classe qui se sont voués spécialement à l’extermination des esprits malins, vocation confirmée par un terrible serment entre les mains du Bouddha Vadjradhara[12]. Ces dieux sont nommés Dragsheds[13], « les cruels bourreaux » ; selon les légendes, leur fureur contre les démons provient des innombrables tours dont ils ont été victimes.

Il y a encore des subdivisions parmi les Dragsheds. Celui qui est appelé Yabyoum choudpa, « le père qui embrasse sa mère », outre qu’il peut tenir en échec toute une légion de démons, a encore le pouvoir de délivrer les hommes de leurs péchés, à la condition qu’ils se repentent sincèrement et



INVOCATION
À LA
DÉESSE LHAMO
EN SANSCRIT KALADEVI


༄༄ ༄༄ པདག་ ཉིད་ ཀྱི་ ཐུགས་ཀའི་ཏྰུཾ་སོྔམ་པོའི་འོད་ཟེར་ལྕགས་ཀྱུ་རྒམ་ཕ་ཅན་པང་གར་མུ་འི་དིང་གི་རྒྱ་མཚོ་ཆེན་པོ་ནས་འདེད་ཁམས་དབང་ཕྱུག་དཔལ་ལྡན་དམག་ཟེར་གྱི་རྒྱའལ་མོ་རི་མ་ཏེ་འཁོར་དང་པཅས་པ་སྐད་ཅིག་གི་གན་འྲྡདིད་སླྲན་དྲངས ། ། ། །



confessent leurs fautes prosternés devant son image. Les représentations de ces dieux nous les montrent dans une curieuse position, avec une femme tendrement enlacée autour d’eux.

En plus des nombreuses légendes racontées par Pallas sur les huit Dragsheds implorés de préférence par les Mongols, je joins ici les légendes de Lhamo (sanscrit Kâlâdevi), Tsangpa (sanscr., Brahma) et Chakdor ou Chakna dordje (sanscr., Vadjrapāni), adversaires des démons.

LÉGENDE DE LHAMO (SANSCRIT KÂLÂDEVI)

La déesse Lhamo[14] était mariée avec Shindje, roi des Doudpos qui, à l’époque de ce mariage, prit la forme du roi de Ceylan. La déesse avait fait vœu d’adoucir les habitudes cruelles et méchantes de son époux et de le bien disposer pour la religion du Bouddha, ou, si elle échouait, d’exterminer une race royale si hostile à sa croyance, par le meurtre des enfants qui pourraient naître de son mariage. Par malheur il n’était pas en son pouvoir de changer les mauvais instincts de son époux et elle résolut de tuer son fils, tendrement aimé par le roi, qui voyait en lui l’instrument futur de la ruine complète du bouddhisme à Ceylan. Pendant une absence de ce monarque, la déesse met son projet à exécution ; elle écorche vif son enfant, boit son sang dans son crâne et mange sa chair ; puis elle quitte le palais et se dirige vers sa patrie septentrionale. De la peau de son fils elle fait une selle pour le meilleur cheval des écuries du palais. À son retour le roi, apprenant ce qui s’était passé, saisit un arc et avec une incantation terrible, décoche une flèche empoisonnée à sa redoutable épouse. La flèche frappe le dos du cheval et y reste fixée ; mais la reine neutralise l’effet de l’imprécation, arrache l’arme mortelle et prononce la sentence suivante : « Puisse la blessure de mon cheval devenir un œil assez large pour embrasser d’un seul regard les vingt-quatre régions et puissé-je moi-même exterminer la race de ces méchants rois de Ceylan ! » Elle continue son voyage vers le Nord, traversant en grande hâte l’Inde, le Tibet, la Mongolie, une partie de la Chine, puis elle s’arrête sur le mont Oikhan dans le district d’Olgon, que l’on suppose situé dans la Sibérie orientale. Cette montagne est, dit-on, entourée par de vastes et inhabitables déserts et par l’océan Mouliding[15].

LÉGENDE DE TSANGPA (BRAHMA)

Tsangpa, un des disciples du Bouddha, s’était retiré dans les forêts, il était sur le point de découvrir les secrets de la doctrine du Bouddha, grâce à une méditation extraordinaire et à la pratique de toutes les vertus, quand un Doudpo lui apparut sous la forme d’une femme splendidement belle qui lui offrit des friandises délicieuses. Tsangpa accepta sans défiance, bientôt il s’enivra et dans sa fureur tua le bélier sur lequel le démon chevauchait. Cette action violente lui fit perdre le fruit des bonnes œuvres amassées avec tant de peine et jamais il ne put atteindre un rang plus élevé que celui de simple suivant, ou Oupasâka (tib. Genyen)[16]. Plein de rage contre les esprits malins, Tsangpa fit un serment affreux entre les mains du Bouddha Vadjradhara, promettant d’employer toutes ses forces à exterminer la race pernicieuse qui lui faisait perdre son rang[17].

LÉGENDE DE CHAKDOR (VADJRAPANI)[18]

Il y a fort longtemps, les Bouddhas se réunirent un jour sur le sommet du mont Mérou, pour délibérer sur les moyens de se procurer l’eau de la vie, Doutsi (sanscrit Amrita), qui était cachée dans les profondeurs de l’Océan. Dans leur bonté ils voulaient la distribuer à la race humaine, comme un


Vajrapani ou Chakdor, le dompteur des démons
Vajrapani ou Chakdor, le dompteur des démons
བཛྲ་བྰནི།། ཕྱག་དོར​།།

VAJRAPANI OU CHAKDOR,
LE DOMPTEUR DES DÉMONS.
Pierre gravée d’un mur à prières à Sikkim.

antidote puissant contre le violent poison Hala-hala, dont les démons se servaient à cette époque, avec un malfaisant succès, contre l’humanité.

Pour se procurer ce contre-poison ils résolurent de baratter l’Océan avec le mont Mérou afin de faire venir à la surface l’eau de la vie. Ainsi fut fait et l’eau remise à Vadjrāpani, avec l’ordre de la tenir en sûreté jusqu’à une prochaine réunion, dans laquelle on devait distribuer cette eau bienfaisante aux humains. Mais le monstre Rāhou[19] (tib. Dachan), un lhamayin, entendit parler de cette précieuse découverte et ayant soigneusement épié les mouvements de Vadjrāpani, il saisit l’occasion d’une absence du dieu pour boire toute l’eau de la vie ; puis il s’épancha dans le vase devenu vide. Alors il s’enfuit aussi vite que possible et se trouvait déjà bien loin quand Vadjrāpani survint et, s’apercevant du larcin, se mit à la poursuite du coupable. Dans sa fuite Rāhou avait déjà dépassé le soleil et la lune, les menaçant de sa vengeance, s’ils s’avisaient de le trahir. Les recherches de Vadjrāpani étant infructueuses, il interrogea le soleil sur Rāhou. L’astre du jour répondit évasivement qu’il avait bien vu passer quelqu’un, mais qu’il y avait longtemps et, qu’il n’avait pas pris garde qui ce pouvait être. La lune répondit franchement, demandant seulement à Vadjrāpani de ne le point répéter à Rāhou. Sur ses renseignements le démon fut bientôt pris ; Vadjrāpani le frappa d’un tel coup de son sceptre que le corps fut fendu en deux ; la partie inférieure fut entièrement séparée.

Les Bouddhas se réunirent de nouveau afin de choisir le meilleur moyen de se débarrasser de l’urine de Râhou. La répandre eût été dangereux pour les vivants, à cause de la grande quantité de poison Hala-hala qu’elle contenait ; ils décidèrent que Vadjrāpani la boirait en punition de la négligence qui avait causé la perte de l’eau de la vie. Il dut s’exécuter et, par l’effet de cette boisson, son beau teint doré devint subitement noir. Il en conçut une haine violente contre tous les démons et particulièrement contre Rāhou, qui, grâce à cette eau salutaire, survivait à toutes ses blessures. Cette eau toute-puissante dégouttant de ses blessures, tomba sur la terre et, là où elle toucha le sol, fit éclore les plantes médicinales. Les Bouddhas infligèrent à Rāhou une punition sévère ; ils en firent un monstre horrible, une queue de dragon remplaça ses jambes, sa tête brisée en forma neuf autres, ses blessures principales devinrent une gorge énorme, les plus petites furent changées en autant d’yeux.

Rāhou s’était toujours distingué par sa scélératesse, les dieux eux-mêmes dans leur jeunesse avaient eu à souffrir de ses méchancetés ; il devint après sa transformation plus redoutable que jamais. Il tourna surtout sa rage contre le soleil et la lune qui l’avaient trahi ; constamment il essaye de les dévorer, particulièrement la lune qui s’est montrée plus hostile à son égard. En s’efforçant de les dévorer, il les cache aux yeux, ce qui cause les éclipses ; mais il ne peut réussir à les détruire, grâce à la vigilance incessante de Vadjrāpani[20].

PRIÈRES

Les prières sont, dans le sens usuel du mot, des appels à la divinité pour implorer son secours, ou des remerciements et des louanges pour les grâces[21] obtenues. Le bouddhisme primitif ne les connaît que sous forme d’hymnes pour honorer et glorifier les Bouddhas et Bodhisattvas d’avoir enseigné aux hommes, par leur parole et leur exemple, le vrai chemin qui mène à Nirvāna. Dans le bouddhisme mahâyâna l’homme n’est pas dirigé seulement par des enseignements, il peut espérer l’aide et l’assistance divine ; car les Bodhisattvas, au lieu d’imiter le calme des Bouddhas, errent continuellement dans les mondes pour assurer aux hommes, par leur puissante assistance, l’obtention de l’éternelle félicité. Ici nous trouvons des prières qui, dans leur première forme du moins, ne présentent pas le caractère de demandes ou de remerciements, mais expriment seulement le souhait du dévot d’atteindre aux hautes facultés dont jouissent les Bodhisattvas eux-mêmes. D’après les légendes, toutes les fois qu’un bouddhiste accomplit quelque action méritoire, il prononce ces mots : « Puissé-je être délivré de toute peine par le mérite de cette action et puissé-je conduire tous les êtres à la délivrance par mon exemple et mes actions ! » Dans les ouvrages qui appartiennent à la dernière école mahâyâna et aux écoles mystiques nous trouvons ces souhaits liés intimement au dogme de la charité illimitée des Bodhisattvas envers les hommes. Comme exemple je citerai un Tantra du Kandjour, dans lequel sept Bouddhas imaginaires souhaitent, tout en pratiquant une vie de sainteté pour devenir Bouddhas, que tous les êtres animés (ou créatures) qui souffrent telle ou telle sorte particulière de misère ou de détresse puissent, au même moment où eux deviendront Bouddhas, jouir de toutes sortes de prospérités et de bonheur.

Dans les écritures sacrées de tous ces systèmes, les Bouddhas mythologiques, habitants des diverses régions en dehors de la terre, sont fréquemment implorés par des prières dans la stricte acception du mot ; le récit des prières est recommandé comme le meilleur expédient pour effacer les péchés et écarter les obstacles qui empêchent d’obtenir l’émancipation finale.

Telle est aussi dans le Tibet, l’opinion actuelle sur la prière (tib. Monlam). La confiance générale des bouddhistes tibétains en son efficacité est due principalement à ce qu’elle jouit du caractère et possède les vertus des Dhāranis ; les prières sont dotées de pouvoirs surnaturels et exercent une influence magique sur les divinités auxquelles elles sont adressées. Il est clairement évident que c’est là leur but, par la forme même de maintes prières, qui ne sont ordinairement que de simples incantations. Voici par exemple une invocation à la déesse Lhamo : « Accours à mon aide de la région Nord-Est entourée par le grand océan Mouliding, je t’en conjure par la lettre bleue Houm, tracée sur mon cœur, qui répand un rayon de lumière par ses crochets de fer, toi, la souveraine et puissante maîtresse, reine Rimate et tes serviteurs[22]) D’autres prières sont par leur forme, des louanges, ou des hymnes, ou des supplications où figure le nom de la divinité implorée, comme celle-ci : « Om Vadjrapâni houm »  ; d’autres fois le nom est omis, comme dans la célèbre prière à six syllabes : « Om mani padme houm », Ô joyau dans le Lotus, Amen. Cette prière est une invocation à Pâdmapāni (v. p. 56), à qui est attribuée sa révélation aux Tibétains ; c’est la plus usitée de toutes, et par cette raison elle a excité la curiosité des premiers visiteurs du Tibet. Son véritable sens fut longtemps douteux, c’est seulement par les plus récentes recherches qu’on a pu le déterminer d’une façon positive[23]. On sait que le Lotus (Nymphoæ Nehimba, Linné) est le symbole de la suprême perfection ; il rappelle dans ce cas la genèse de Pâdmapāni, qui est issu de cette fleur. Chaque syllabe de la prière possède un pouvoir magique spécial[24] ; peut-être que cette croyance a aidé à sa vulgarisation plus encore que l’origine divine qu’on lui prête.

Dans nos planches cette prière porte le no XIV ; c’est une impression d’après un bloc de bois original. Dans un cylindre à prières[25] que j’eus occasion d’ouvrir, je trouvai cette sentence imprimée en six lignes et répétée un nombre de fois incalculable sur une feuille de 49 pieds de long sur 4 pouces de large. Quand le baron Schilling de Cannstadt fit sa visite au temple Souboulin en Sibérie, les Lamas étaient occupés à préparer 100 millions de copies de cette prière pour les mettre dans un cylindre. Ils acceptèrent avec empressement l’offre d’en faire exécuter le nombre nécessaire à Saint-Pétersbourg et en retour de 150 millions de copies qu’il leur adressa, il reçut une édition du Kandjour qui comprend près de 40,000 feuillets.

Quand les lettres de cette sentence ornent le commencement des livres religieux, ou sont gravées sur les revêtements des murs à prières[26], elles sont souvent combinées en forme d’anagramme. Les lignes longitudinales qui se trouvent dans les lettres « mani padme houm » sont tracées serrées les unes contre les autres et, à gauche, sont appendues à la ligne longitudinale


Prière Om Mani Padme Hum d’après un bois du Tibet oriental
Prière Om Mani Padme Hum d’après un bois du Tibet oriental

PRIÈRE OM MANI PADME HUM
d’après un bois du Tibet oriental

Prière à six syllabes : Om Mani Padme Hum
Prière à six syllabes : Om Mani Padme Hum

PRIÈRE À SIX SYLLABES : « OM MANI PADME HUM ».

extérieures les lignes courbes. La lettre « Om » est remplacée par un signe symbolique au-dessus de l’anagramme ; ce signe représente un croissant surmonté d’un disque d’où sort une flamme représentant le soleil. Cette combinaison de lettres est appelée en tibétain Nam chou vangdan, « les dix entièrement puissants » (sous-entendu caractères, il y a six consonnes et quatre voyelles) ; le pouvoir de cette sentence sacrée est beaucoup augmenté quand on l’écrit dans cette forme. Ces anagrammes sont toujours bordés par un cadre représentant la feuille du figuier.

  1. Journ. As. Soc. Beng., vol. VII, p. 145.
  2. Voyez page 16.
  3. Voyez pages 19 et 26. Je cite comme exemple Schmidt, Dsang-lun, Der Weise und der Thor, page 108.
  4. On trouvera dans les auteurs qui ont écrit sur le Tibet beaucoup d’exemples de cette croyance commune à tous les bouddhistes de race asiatique. Schmidt, Forschungen, p. 137 ; Ssanang Ssetsen, p. 252 ; Marsden, The travels of Marco Polo, p. 139, 163.
  5. Schmidt, dans les Mémoire de l’Académie de Saint-Pétersbourg, vol. I, p. 119.
  6. Csoma, dans son analyse, As. Res., vol. XX, p. 489, considère ces êtres divins comme deux dieux ou démons, et dans un autre passage, p. 491, il appelle le Hérouka un saint déifié qui ressemble à Siva et le Samvara un Dâkini. Il les prend donc tous deux au singulier ; mais Burnouf, Introduction, p. 538, doute que Samvara soit un nom propre et son opinion est appuyée par ce fait qu’on trouve plusieurs Samvaras et Heroukas dans les peintures, ainsi que dans le traité tibétain Dechogi gyout, qui signale de nombreux Héroukas et Samvaras. Il en est de même pour Shindje, le juge des morts (voyez p. 59), dont les aides, Doudpos, sont aussi appelés Shindjes.
  7. Voyez Burnouf, Introduction, p. 603. Schmidt, Mémoire de l’Académie de Saint-Pétersbourg vol. III, p. 33 et suivantes.
  8. La mort prématurée est aussi indiquée dans un Tantra du Kandjur comme un des sujets de crainte contre lesquels les Dharanis assurent protection. Csoma, Analyse, As. Res., vol. XX, p. 519. Sur le dogme de Bardo, voyez Wassiljew, Der Buddhismus, p. 110.
  9. Chinsreg est le nom tibétain pour l’holocauste dont on trouvera une description au chapitre XV, no 2 ; sur Tamdin, voyez no 5.
  10. Le titre complet est : Bardo phrang grol gyi sol debjig grol, gyi pavo zhechava, invocation protégeant contre l’abîme du Bardo, ou un héros délivrant du danger (du Bardo).
  11. Foe Koue Ki, traduction anglaise, p. 248 ; Schmidt, Mémoire de l’Académie de Saint-Pétersbourg, vol. II, p. 24 ; Sanang Setsen, p. 340.
  12. Voyez sur ce Bouddha, p. 34 et suivantes.
  13. De Dragpo, cruel, plein de rage, et Gshed-ma, bourreau. En Mongolie on adore particulièrement huit de ces Dragsheds ; ils sont appelés (suivant Pallas, Mongol Völker, vol. II, page 95), Naiman Dokshot.
  14. Dans une prière adressée à cette déesse, qui est imprimée planche XII, elle est invoquée sous le nom de Rima. Cette légende est relatée dans le livre Paldan Lhamoi kang shag, se confesser devant la vénérable Lhamo. Ce traité se lit quand on offre un sacrifice à la déesse. Un exemplaire de ce livre en tibétain et en mongol est à la bibliothèque de l’université de Saint-Pétersbourg. L’édition mongole présente quelques détails en kalmouk, qui n’existent pas dans la version tibétaine.
  15. Un portrait de Lhamo, la même que la déesse Okkin Yaneri des Mongols et que la Lhammo ou Lchamou de Pallas (Mongol Völker, vol. II, p. 98), se trouve aussi sur la peinture des trente-cinq Bouddhas de confession décrite p. 61. Une représentation semblable de la même déesse se trouve dans la planche VI de l’ouvrage de Pallas.
  16. J’ai déjà établi que ces génies ne sont pas admis au rang des Bouddhas.
  17. Cette légende me porte à croire que ce ne fut pas par ordre de Sakya, comme le dit Pallas, que Manjusri Bodhisattva, dieu de la sagesse (voyez p. 42), prit pour repousser le criminel Choichishalba, la forme de Yamantaka (Voyez Mongol Völker, vol. II, p. 96), mais que ce fut volontairement et par suite d’un serment.
  18. Cette légende se trouve dans le livre Drimed shel preng, guirlande de cristaux sans tache. Voir planche XIII, l’image de Vadjrapani.
  19. Dans son Manual of Buddhismus, p. 58, Hardy a emprunté aux livres singalais les mesures fabuleuses du corps de Rāhou : « Rāhou a 76000 milles de haut ; 19000 milles de large entre les épaules ; sa tête a 14500 milles de tour ; son front 4800 milles de large ; d’un sourcil à l’autre, il mesure 800 milles ; sa bouche a 3200 milles de largeur et 4800 de profondeur ; la paume de ses mains a 5600 milles ; les phalanges de ses doigts ont 800 milles ; la plante de ses pieds 12000 ; du coude au bout de ses doigts, on mesure 19000 milles, et d’un de ses doigts, il peut couvrir le soleil ou la lune de façon à les obscurcir.
  20. Cette légende tire son origine des récits hindous, d’où elle est tirée presque sans altération. Selon ceux-ci, l’eau de la vie (amato), fut récoltée en barattant l’Océan et distribuée entre tous les dieux. Rāhou, monstre avec une queue de dragon, se déguisa en dieu et en reçut une portion ; sa faute fut dénoncée par le soleil et la lune, et Vishnou lui trancha la tête ; mais le liquide nectarien lui assurait l’immortalité. Voyez Fr. Wilford, On Egypt and the Nile. As. Res., vol. III, p. 351, 419 ; Essay on the Sacred Isles In the West. As. Res., vol. XI, p. 141.
  21. Schott, Ueber den Buddhaismus in Hoch Asien, p. 58. Wassiljew, l. c., p. 136, 139, 166. Csoma, Analysis, As. Res., vol. XX. p. 308. Voyez aussi l’adresse aux Bouddhas de Confession dans le chapitre suivant. — Sur les Geyas, ou ouvrages en vers à la gloire des Bouddhas et Bodhisattvas, voyez Burnouf, Introduction, p. 52.
  22. Voyez, planche no XII, le texte tibétain qu’Adolphe fit écrire par un Lama.
  23. Voyez Klaproth, Fragments bouddhiques, p. 27 ; Schmidt, Mémoire de l’Académie de Saint-Pétersbourg, vol. I, p. 112 ; Foe Koue Ki, traduction anglaise, p. 116 ; Hodgson, Illustration, p. 171 ; Schott, Ueber den Buddhaismus, p. 9 ; Hoffman, Beschreibung von Nippon, vol. V, p. 175.
  24. Schmidt, Forschungen, p. 200 ; Pallas, Mongol. Völkerschaften, vol. II, p. 90. La puissance de chaque sentence ou de chaque livre augmente si l’écriture en est rouge, argent ou or. L’encre rouge par exemple ajuste 108 fois plus de pouvoir que la noire. Schilling de Candstadt, Bul. hist. phil. de Saint-Pétersbourg, vol. IV, p. 331, 333.
  25. Pour plus amples renseignements sur cet instrument, voyez le chapitre suivant.
  26. Voyez à propos de ces murs, chap. xii.