Le Bouclier de Hèraklès (Hésiode, traduction Leconte de Lisle)

Pour les autres traductions de ce texte, voir Le Bouclier d’Héraclès.


Le Bouclier de Hèraklès
Traduction: Leconte de Lisle







LE BOUCLIER DE HÈRAKLÈS



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Telle Alkmènè, fille du prince des peuples Élektryôn, quittant ses demeures et la terre de la patrie, vint dans Thèba avec le brave Amphitryôn. Et, certes, elle surpassait toute la race des femmes femelles ; et, pour la beauté et la haute stature, nulle des mortelles qui avaient enfanté après avoir couché avec des hommes ne pouvait lutter contre elle. De sa tête et de ses paupières bleues émanait un charme pareil à celui d’Aphroditè d’or ; et, dans son cœur, elle honorait son mari [10] plus qu’aucune autre femme n’avait encore honoré le sien.

Cependant, Amphitryôn, irrité pour des bœufs, avait tué, en le domptant par la force, l’illustre père d’Alkmènè ; et, quittant alors la terre de la patrie, il était venu, comme un suppliant, dans Thèba, vers les Kadméiones porteurs de boucliers ; et c’est là qu’il demeurait avec sa noble femme, mais privé de son amour, car il ne lui était point permis de monter sur le lit de la fille aux belles chevilles d’Élektryôn, avant qu’il eût vengé le meurtre des frères magnanimes de sa femme et qu’il eût brûlé les villes des héros Taphiens et Tèléboens. [20] Et ceci lui avait été imposé, les Dieux en étant témoins ; et c’est pourquoi, redoutant leur colère, il se hâtait d’accomplir promptement sa grande entreprise, ainsi que Zeus le lui avait ordonné. Et avec lui marchaient, pleins du désir de la guerre, les Boiôtiens dompteurs de chevaux, respirant au-dessus de leurs boucliers, et les Lokriens qui combattaient avec des armes courtes, et les magnanimes Phôkèens. Et le noble fils d’Alkaios était leur chef, se glorifiant de ces peuples.

Et le Père des hommes et des Dieux ourdit un autre dessein dans son esprit, afin d’engendrer pour les Dieux et les hommes industrieux un héros qui écarterait le danger loin d’eux. [30] Aussitôt, ourdissant des ruses, il descendit de l’Olympos, étant plein de désirs nocturnes pour une femme à la belle ceinture. Et il vint sur le Typhaonios. Puis, le sage Zeus monta sur le plus haut sommet du Phikios, où il s’assit, méditant dans son esprit ses desseins merveilleux. Et, dans cette même nuit, il s’unit d’amour à la fille aux belles chevilles d’Élektryôn et accomplit son désir ; et, dans cette même nuit, le prince des peuples, l’illustre héros Amphitryôn, revint dans sa demeure après avoir achevé sa grande entreprise. Et il ne voulut point aller vers ses serviteurs et [40] ses bergers avant de monter sur le lit de sa femme, si violent était le désir qui possédait le prince des peuples. De même qu’un homme échappe avec joie au malheur, à la maladie ou à de rudes chaînes, ainsi Amphitryôn, libre de son entreprise, revint plein de joie dans sa demeure et coucha cette nuit avec sa femme vénérable, jouissant des dons d’Aphroditè d’or. Et Alkmènè, ainsi domptée par un Dieu et par le plus brave des hommes, enfanta, dans Thèba aux sept portes, deux fils jumeaux, [50] mais dissemblables d’esprit, quoique frères ; l’un très-inférieur, et l’autre le plus irréprochable et le plus brave des hommes, la terrible et puissante Force Hèrakléenne ; et elle conçut celui-ci de Zeus Kroniôn qui amasse les noires nuées, et Iphiklès du prince des peuples Amphitryôn. Ils étaient dissemblables, car elle avait conçu l’un d’un mortel et l’autre de Zeus Kroniôn qui commande à tous les Dieux.

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Hèraklès tua Kyknos, fils magnanime d’Arès. Il le rencontra dans un bois sacré de l’Archer Apollon : lui et son père Arès insatiable de combats, [60] tous deux resplendissant sous leurs armes de la splendeur du feu ardent, debout dans leur char. Et leurs chevaux rapides battaient la terre de leurs sabots trépignants, et la poussière tourbillonnait autour des roues et des pieds des chevaux impatients de courir. Et l’irréprochable Kyknos se réjouissait, espérant tuer avec l’airain le brave fils de Zeus et son compagnon et enlever leurs armes illustres ; mais Phoibos Apollôn n’exauça pas son désir et il excita contre lui la Force Hèrakléenne. [70] Et tout le bois sacré et le temple d’Apollôn Pagaséen resplendissaient des armes d’Arès et de ce Dieu lui-même, et le feu sortait étincelant de ses yeux. Quel mortel vivant eût osé soutenir son choc, excepté Hèraklès et le brave Iolaos ? En effet, leur force était grande, et leurs bras indomptables s’allongeaient de leurs épaules sur leurs membres robustes. Et, alors, Hèraklès dit au brave Iolaos :

— Héros Iolaos, le plus cher de tous les mortels, certes, Amphitryôn a mal agi envers les Dieux heureux qui habitent [80] l’Ouranos, quand il est venu dans Thèba aux belles murailles, ayant quitté Tirynthos bien bâtie, après avoir tué Élektryôn à cause des bœufs au large front. Il vint vers Kréôn et Hènokhiè au long péplos, qui le reçurent avec amitié, lui offrirent toutes les choses nécessaires et l’honorèrent comme il convient d’honorer les suppliants, et plus encore. Et il vivait ainsi joyeux, avec sa femme, l’Élektryonide aux belles chevilles. Et, après le cours des années, nous naquîmes promptement, ton père et moi, dissemblables d’esprit et de corps. Et Zeus troubla l’intelligence de ton père, qui, [90] abandonnant sa demeure et ses parents, alla servir l’injuste Eurystheus. Le malheureux en gémit plus tard lamentablement, regrettant sa faute qui était irrévocable. Mais moi, un Daimôn contraire m’infligea de rudes travaux. Ô cher, saisis promptement les rênes pourprées des chevaux aux pieds rapides, et pousse tout droit, et audacieusement, le char léger et la force des chevaux aux pieds rapides, sans t’effrayer de la fureur du tueur d’hommes Arès qui emplit maintenant de ses clameurs le bois sacré [100] de l’Archer Apollôn, et qui sera bientôt rassasié du combat, quoiqu’il soit plein de force.

Et l’irréprochable Iolaos lui répondit :

— Ô bien-aimé, certes, le Père des hommes et des Dieux et le Tauréen qui ébranle la terre et qui garde et défend la citadelle de Thèba honorent extrêmement ta tête, puisqu’ils poussent dans tes mains cet homme grand et robuste, afin que tu remportes une gloire éclatante ! Allons ! revêts tes armes belliqueuses, afin que, rapprochant avec promptitude le char d’Arès et le nôtre, [110] nous combattions. Il n’épouvantera ni le brave fils de Zeus, ni le fils d’Iphiklès, mais je pense qu’il fuira plutôt les deux fils de l’irréprochable Alkéide, qui, tous deux, courent à lui, désireux du combat et du carnage par lesquels ils sont plus illustres que par les festins.

Il parla ainsi, et la Force Hèrakléenne sourit, se réjouissant dans son cœur, car Iolaos avait bien parlé. Et il lui dit ces paroles ailées :

— Ô divin héros Iolaos, la rude bataille n’est pas éloignée. Si tu as toujours été brave, maintenant dirige bien le grand cheval Ariôn aux crins noirs, et seconde-moi autant que tu le pourras.

Ayant ainsi parlé, il lia autour de ses jambes des knèmides d’oreikhalkos blanc, illustre don de Hèphaistos ; puis il enveloppa sa poitrine d’une belle cuirasse d’or, aux ornements variés, que Pallas Athènaiè, fille de Zeus, lui avait donnée quand il se rua pour la première fois aux combats terribles. Il pendit ensuite autour de ses épaules le fer qui repousse le danger ; puis l’homme effrayant jeta sur son dos [130] le creux carquois empli de flèches vibrantes, dispensatrices de la mort silencieuse, portant à leurs pointes la mort et le deuil, longues et polies par le milieu et revêtues de plumes d’aigle noir. Puis il saisit la lance terrible, aiguë, armée d’airain ; puis il posa sur sa tête un casque d’acier, beau et bien forgé, qui s’adaptait à ses tempes et protégeait la tête du divin Hèrakles. Enfin il saisit de ses mains le bouclier aux ornements variés que [140] rien ne pouvait percer, ni rompre, admirable à voir, environné de gypse et d’ivoire blanc, éclatant d’ambre et d’or, et enlacé de cercles bleus.

Au milieu était la terreur inénarrable d’un Dragon qui regardait en arrière avec des yeux flamboyants et dont la gueule était pleine de dents blanches, féroces et implacables. Au-devant de lui volait la détestable Éris, horrible et troublant l’esprit des guerriers [150] qui osaient offrir le combat au fils de Zeus ; et les âmes de ces guerriers descendaient sous terre, dans le Hadès, et, sur la terre noire et sous l’ardent Seirios, leurs ossements pourrissaient dépouillés de chair. Là étaient figurés la Poursuite et le Retour, le Tumulte et la Terreur, et le Carnage furieux ; ici s’agitaient Éris et le Désordre ; et la Kèr terrible saisissait, ou un vivant récemment blessé, ou un autre encore sain et sauf, ou un cadavre qu’elle traînait à travers la mêlée, par les pieds. Sa robe tachée de sang humain flottait autour de ses épaules ; [160] elle regardait avec des yeux effrayants et poussait des clameurs. Là se dressaient les douze têtes affreuses de serpents inénarrables qui terrifiaient sur la terre les races de guerriers qui osaient offrir le combat au fils de Zeus ; et leurs dents grinçaient tandis que l’Amphitryôniade combattait. Et toutes ces figures merveilleuses resplendissaient, et il y avait des taches sur le dos bleu des ces dragons horribles, et leurs mâchoires étaient noires.

Et là étaient des sangliers mâles et des lions qui se regardaient entre eux, plein de fureur et désirant mordre, [170] et se jetant en foule les uns sur les autres ; et ni les uns, ni les autres ne tremblaient, et ils hérissaient leurs cous. Et déjà un grand lion gisait mort, et deux sangliers étaient privés de vie, et, de leurs corps, un sang noir ruisselait sur la terre, et ils gisaient morts, la tête renversée sous les lions féroces ; mais, des deux côtés, les sangliers mâles et les lions farouche étaient encore pleins de rage et du désir de combattre.

Et là était le combat des guerriers Lapithes, autour du roi Kaineus, de Dryas, d’Exadios, de Peirithoos, [180] de Hopleus, de Phalèros, de Prolokhos, du Titarésien Mopsos Ampykide, fleur d’Arès, et de Thèseus Aigéide, semblable aux Dieux immortels. Ils étaient d’argent et revêtus d’armes d’or. De l’autre côté, les Kentaures étaient assemblés autour du grand Pétraios, du divinateur Asbolos, d’Arktos, de Hourios, de Mimas aux crins noirs, et des deux Peukéides, Périmèdeus et Dryalos. Ils étaient d’argent et ils avaient aux mains des massues d’or. Et tous semblaient vivants [190] et ils se ruaient combattant de près avec des lances et des massues.

Et là étaient les chevaux aux pieds rapides du terrible Arès, et ils étaient d’or. Et le féroce Arès, enleveur de dépouilles, était là, la lance en main, commandant aux piétons, rouge de sang, dépouillant les guerriers encore vivants, et debout sur son char. Et auprès de lui se tenaient les spectres Deimos et Phobos, pleins du désir d’entrer dans la mêlée des hommes.

Et la dévastatrice Tritogénéia, fille de Zeus, était là, semblant vouloir s’armer pour le combat, la lance en main, le casque d’or en tête [200] et l’Aigide autour des épaules, et elle se jetait dans la rude bataille.

Et là était le chœur sacré des Dieux immortels, et au milieu d’eux, le fils de Lètô et de Zeus faisait résonner la kithare d’or. Et, devant le Pavé des Dieux, s’élevait le clair Olympos en cercles infinis autour de l’Agora bien-heureuse ; et, dans cette lutte des Dieux, les Déesses Piéride, les Muses, conduiraient le chant, et semblaient chanter harmonieusement.

Et là s’ouvrait un port de la mer indomptée, tout en étain, de forme circulaire, et semblant plein de flots. Au milieu de ce port, de nombreux [210] Dauphins semblaient nager çà et là, poursuivant les poissons ; et deux dauphins d’argent, soufflant l’eau par les narines, saisissaient les poissons muets, et ceux-ci, qui étaient d’airain, se débattaient entre leurs dents. Et un pêcheur était assis sur le rivage, les regardant et tenant un filet qu’il allait jeter.

Et là était le cavalier Perseus, fils de Danaè à la belle chevelure, ne touchant pas son bouclier des pieds, mais n’en étant pas loin ; et, par un prodige difficile à comprendre, il n’y était attaché par aucun point. Et l’illustre Boiteux des deux pieds l’avait fait [220] en or. Il avait aux pieds des sandales ailées ; et l’épée d’airain, pendant du baudrier, autour de ses épaules, était enfermée dans la gaine noire ; et il volait comme la pensée. La tête du terrible monstre Gorgô couvrait son dos, et autour, chose admirable, flottait une besace d’argent d’où pendaient des fanges étincelantes d’or. Et autour des tempes du Roi terrible était le casque d’Aidès, enveloppé de la nuit noire. Et lui-même, Perseus, fils de Danaè, semblait se hâter en s’allongeant, et derrière lui, [230] les Gorgones, insaisissables et innommables, couraient désirant le saisir ; et devant leur poursuite le bouclier d’acier clair résonnait à grand bruit. A leurs ceintures pendaient deux dragons aux sifflements aigus, qui, levant la tête et dardant leurs langues, grinçaient des dents et jetaient des regards féroces. Et sur les têtes horribles des Gorgones planait une immense terreur.

Et là des hommes combattaient, couverts d’armes guerrières. Les uns repoussaient la ruine loin de leur ville et de leurs parents ; [240] les autres accouraient promptement ; et beaucoup étaient tombés déjà, et beaucoup d’autres combattaient. Les femmes, sur les tours bien construites, poussaient des clameurs aiguës en déchirant leurs joues de leurs ongles, et elles semblaient vivantes, étant l’ouvrage illustre de Hèphaistos. Les hommes accablés de vieillesse étaient assemblés hors des portes et levaient les mains vers les Bienheureux en tremblant pour leurs enfants. Et ceux-ci combattaient, et autour d’eux les Kères noires, grinçant de leur dents blanches, [250] aux voix farouches, au visage terrible, fatales et insatiables, se disputaient ceux qui tombaient, et toutes désiraient boire le sang noir et saisir le premier qui tomberait blessé. Et elles étendaient leurs grands ongles sur lui, afin d’emporter l’âme dans le Hadès et vers le Tartaros glacé. Puis, afin de se rassasier de sang humain, elles rejetaient le cadavre derrière elles, et elles se ruaient de nouveau dans la mêlée.

Et là étaient aussi Klôthô et Lakhésis, et Atropos qui n’était pas une grande déesse, mais qui, certes, [260] était la plus antique et la plus puissante des trois. Et elles se disputaient affreusement un même homme, se regardant avec fureur et entrelaçant avec audace leurs mains et leurs ongles. Et près d’elles était debout Akhlys, lamentable, horrible, blême, desséchée par la faim et avec des genoux épais. Les ongles de ses mains étaient très-longs ; une odeur affreuse s’exhalait de ses narines ; et, de ses mâchoires, le sang coulait sur la terre. Elle était debout, grinçant des dents, et un tourbillon de poussière épaisse enveloppait ses épaules, et cette poussière [270] était humide de larmes.

Auprès, était une ville aux belles tours et aux sept portes d’or bien ajustées sur leurs portants. Les hommes s’y réjouiraient par les festins et les danses. Ils conduisaient, sur un char bien construit, une jeune femme à son mari ; et de tous côtés on chantait Hyménaios ; et dans les mains des servantes la splendeur des torches les précédait et des chœurs dansants les suivaient. Les uns, de leurs lèvres délicates faisaient résonner leur voix harmonieuse, en même temps que les flûtes, et le son s’en répandait au loin ; [280] les autres accompagnaient le chœur sur des kithares, et d’autres jeunes hommes se charmaient de la flûte, et d’autres se plaisaient à la danse et au chant, et d’autres souriaient de les entendre et de les voir. Et les festins et les danses emplissaient toute la ville, et des cavaliers couraient autour sur le dos des chevaux.

Et là des laboureurs ouvraient la terre divine, après avoir noué leurs tuniques. Et il y avait aussi une épaisse moisson ; et des moissonneurs coupaient les tiges hérissées de barbes aiguës [290] et lourdes des épis de Dèmètèr, et d’autres les liaient en gerbes et remplissaient l’aire. D’autres vendangeaient, ayant des serpes aux mains ; et d’autres emportaient dans les corbeilles les raisins blancs ou noirs pris aux grands ceps chargés de feuilles et aux rameaux d’argent. Auprès était une plantation en or, ouvrage de l’habile Hèphaistos, couverte de feuilles, aux échalas d’argent, [300] et chargée de grappes qui devenaient noires. Et les uns foulaient le raisin et les autres puisaient dans les cuves, et d’autres combattaient au pugilat ou à la lutte. Des chasseurs poursuivaient les lièvres aux pieds rapides, et deux chiens aux longues dents voulaient les saisir, mais les lièvres s’enfuyaient. Auprès, des cavaliers luttaient de vitesse. Debout sur leurs chars bien construits : et lâchant les rênes, ils poussaient les chevaux rapides et ceux-ci volaient bondissants, et les chars solides et les moyeux résonnaient avec bruit ; [310] et les cavaliers continuaient leur course, et la victoire ne se décidait pas, et le combat restait douteux. Au milieu de l’arène était un grand trépied d’or, ouvrage illustre de l’habile Hèphaistos.

Et l’Okéanos semblait rouler ses flots autour du bouclier aux ornements variés. Des cygnes, volant dans l’air, poussaient de hautes clameurs, et beaucoup d’autres nageaient sur la face de l’eau, et, auprès, jouaient les poissons chose merveilleuse, même pour Zeus retentissant qui avait ordonné que Hèphaistos fît ce bouclier grand et solide [320] que le vigoureux fils de Zeus saisit et agita dans ses mains, en sautant dans son char, semblable à la foudre du père Zeus tempêtueux. Et le robuste Iolaos, assis sur le siége, dirigeait le char recourbé.

Et la Déesse Athènè aux yeux clairs, s’approchant d’eux, leur dit ces paroles ailées :

— Salut, race de l’illustre Lyggeus ! Que Zeus qui commande aux Bienheureux vous donne maintenant la force de tuer Kyknos et d’enlever ses armes illustres ! [330] Mais écoute les paroles que je vais te dire, ô le plus brave des hommes ! Quand tu auras privé Kyknos de la douce lumière, laisse-le, lui et ses armes, et surveille Arès fléau des hommes. Quand, de tes yeux, tu verras celui-ci non abrité de son beau bouclier, alors, à cet endroit découvert, frappe-le de l’airain aigu. Puis, recule aussitôt, car il ne t’est point permis par la destinée de saisir ses chevaux, ni d’enlever ses armes illustres.

Ayant ainsi parlé, la noble Déesse monta rapidement sur le char, portant dans ses mains immortelles la victoire et la gloire. [340] Et, aussitôt, le divin Iolaos excita les chevaux par un cri terrible, et ceux-ci, épouvantés de ce cri, emportèrent le char rapide, en soulevant la poussière de la plaine, car Athènè aux yeux clairs, brandissant l’Aigide, avait redoublé leurs forces, et la terre retentit tout autour.

Et tous deux s’avançaient ensemble, pareils au feu et à la tempête, Kyknos dompteur de chevaux et Arès aux clameurs effrayantes. Et les chevaux, s’étant rencontrés, poussèrent des hennissements aigus, et le son en retentissait tout autour. Et, tout d’abord, la Force Hèrakléenne leur parla ainsi :

— [350] Lâche Kyknos, pourquoi pousser tes chevaux rapides contre nous qui sommes des hommes éprouvés par les travaux et les souffrances ? Fais reculer ton beau char et cède moi le chemin, car je vais à Trèkhina, auprès du roi Kèyx qui, puisant et respecté, commande dans Trèkhina ; et tu le sais assez toi-même, puisque tu as pour femme sa fille Thémistonoiè aux yeux bleus. Lâche ! Arès n’écartera point la mort loin de toi, si nous nous heurtons dans le combat. Déjà, en effet, je pense qu’il a éprouvé ma lance, quand, furieux et insatiable, [360] il me combattit dans la sablonneuse Pylos. Trois fois atteint par ma lance, il tomba contre terre, le bouclier rompu ; et, la quatrième fois, je lui perçai la cuisse en l’accablant de toute ma vigueur, et il tomba la face dans la poussière sous le choc impétueux de ma lance. Et, ainsi déshonoré parmi les Immortels et dompté par mes mains, il me laissa ses dépouilles sanglantes.

Il parla ainsi, mais Kyknos habile au combat ne voulut pas céder à sa demande, et détourner les chevaux qui traînaient son char. [370] Et, alors, du haut de leurs chars bien construits sautèrent promptement à terre le fils du grand Zeus et le fils du roi Arès ; et les deux conducteurs des chars poussèrent les uns contre les autres les chevaux aux belles crinières, et, sous leurs pieds trépignants, la vaste terre trembla.

De même que, du haut sommet d’une grande montagne, des rochers roulent et bondissent en tombant, et que leur chute irrésistible rompt les chênes aux feuillages élevées et les pins nombreux, et les peupliers aux racines profondes qui roulent jusque dans la plaine, ainsi, avec de hautes clameurs, les deux guerriers se rencontrèrent. [380] Et toute la ville des Myrmidones, l’illustre Iaôlkos, et Arnè, et Hélikè, et l’herbeuse Anthéia, retentirent des clameurs des deux guerriers tandis qu’ils se heurtaient. Et le sage Zeus tonna fortement et fit pleuvoir des gouttes de sang de l’Ouranos pour donner à son brave fils le signal du combat. De même que, dans les gorges d’une montagne, un sanglier farouche aux dents recourbées, plein du désir furieux de combattre des chasseurs, aiguise ses blanches défenses en baissant la tête, et que l’écume ruisselle de ses mâchoires prêtes à déchirer, [390] que ses yeux sont pareils au feu ardent, et que les soies de son dos et de son cou se hérissent, de même le fils de Zeus sauta de son char.

C’était quand la cigale sonore, aux ailes noires, assise sur un rameau verdoyant, commence à chanter l’été pour les hommes, elle qui n’a que la rosée pour boisson et pour nourriture, et qui, pendant tout le jour, depuis le matin, chante au milieu de l’ardente chaleur, tandis que Seirios dessèche les corps ; c’était quand se dressent les épis du millet qui se sème en été ; quand rougissent les raisins que [400] Dionysos a donnés aux hommes pour leur joie et pour leur malheur ; c’était dans cette saison qu’ils combattaient en poussant de hautes clameurs.

Ainsi deux lions, autour d’une biche morte, furieux, se jettent l’un sur l’autre. Leur rugissement est terrible et leurs dents grincent. Ainsi deux vautours aux ongles et au bec recourbés, au faîte d’une roche élevée, combattent en criant pour une chèvre qui paissait sur les montagnes, ou pour une grasse biche des bois qu’un archer robuste a blessée d’une flèche. Tandis que le chasseur erre au hasard, les vautours qui s’en aperçoivent se jettent l’un sur l’autre. [410] Ainsi, en poussant des clameurs, se ruèrent les deux guerriers.

Kyknos, méditant de tuer le fils du très-puissant Zeus, frappa de sa lance d’airain le bouclier de Hèraklès, mais il ne put le rompre, car le don d’un Dieu préservait le guerrier. Alors, l’Amphitryôniade, la Force Hèrakléenne, le frappa rapidement de sa longue lance entre le casque et le bouclier, là où le cou était nu ; et le frêne tueur d’hommes s’enfonça au-dessous de la barbe [420] et trancha les deux muscles, car une grande vigueur avait accablé Kyknos. Et celui-ci tomba comme un chêne ou comme un haut rocher frappé par l’ardente foudre de Zeus. Il tomba ainsi et ses armes d’airain retentirent autour de lui. Et le fils de Zeus, au cœur inébranlable le laissa, voyant Arès, le fléau des hommes qui s’avançait en le regardant avec des yeux terribles. De même qu’un lion qui, ayant trouvé une proie vivante, lui déchire les chairs avec des ongles acharnés et lui arrache aussitôt sa chère âme, et dont le cœur est plein d’une noire fureur, et qui regarde avec des yeux flamboyants et terribles, [430] fouettant de sa queue ses flancs et ses épaules et creusant la terre de ses griffes, de sorte que nul n’oserait le braver, ni le combattre ; de même l’Amphitryôniade, insatiable de clameurs guerrières, redoublant d’audace, courut au-devant d’Arès qui s’approchait, le cœur plein de douleur. Et tous deux, avec des cris, se ruèrent l’un contre l’autre.

De même qu’un rocher tombé d’un haut sommet, roule au loin en bondissant avec un bruit immense, jusqu’à ce qu’un rocher plus élevé l’arrête en s’opposant à lui ; [440] de même le terrible Arès qui fait gémir les chars se rua en criant ; mais l’Amphitryôniade l’arrêta inébranlablement. Et Athènaiè, fille de Zeus tempêtueux, vint au-devant d’Arès avec la noire Aigide ; et, le regardant d’un œil sombre, elle lui dit ces paroles ailées :

— Ô Arès ! retiens ta force impétueuse et tes mains inévitables, car il ne t’est point permis de tuer Hèraklès, le fils audacieux de Zeus, ni d’enlever ses armes illustres. Va ! retire-toi du combat et ne me résiste pas.

[450] Elle parla ainsi, mais elle ne persuada pas le cœur magnanime d’Arès, et celui-ci, avec de hautes clameurs, et brandissant ses armes semblables à la flamme, se rua promptement contre la Force Hèrakléenne, désirant le tuer. Et irrité de la mort de son fils, il lança sa rapide pique d’airain dans le grand bouclier. Mais Athènè aux yeux clairs, se penchant hors du char, détourna l’impétuosité de la pique. Et une violente douleur saisit Arès, et, tirant son épée aiguë, il se jeta sur le brave Hèraklès. Mais, comme il accourait, l’Amphitryôniade, insatiable de clameurs guerrières, [460] frappa sa cuisse nue sous le bouclier bien travaillé. La lance rompit le bouclier et traversa la cuisse, et le Dieu tomba sur la terre. Et aussitôt Phobos et Deimos firent avancer les chevaux et le char aux belles roues, et, l’enlevant de la terre aux larges chemins, ils le placèrent dans le char bien construit ; et, aussitôt, fouettant les chevaux, ils parvinrent à l’immense Olympos.

Puis, le fils d’Alkmènè et l’illustre Iolaos, ayant dépouillé Kyknos de ses belles armes, partirent aussitôt, et, traînés par leurs chevaux rapides, arrivèrent dans Trèkhina. [470] Et Athènè aux yeux clairs remonta dans le grand Olympos et dans les demeures de son père.

Et Kèyx ensevelit Kyknos. Et le peuple innombrable qui habitait les villes du roi illustre, Anthéia, Hélikè, et la ville des Myrmidones, la riche Iaôlkos, et Arnè, tout ce peuple se réunit pour honorer Kèyx cher aux Dieux heureux. Mais le torrent Anauros, grossi par les pluies hivernales, fit disparaître le tombeau et le monument. Ainsi, en effet, l’avait ordonné le Lètoide Apollôn, parce que Kyknos, se mettant en embuscade, dépouillait violemment [480] tous ceux qui amenaient d’illustres hécatombes à Pythô.



fin du bouclier de hèraklès.