Le Bossu — 6e partie
A. Dürr (p. 127-148).


V

— Cœur de mère. —


Dona Cruz souriait parmi ses larmes. La princesse la pressait follement contre son cœur.

— Croirais-tu, murmura-t-elle, Flor, ma chérie, je n’ose pas encore l’embrasser comme cela… ne te fâche pas… c’est elle que j’embrasse sur ton front et sur tes joues…

Elle s’éloigna d’elle tout à coup pour la mieux regarder.

— Tu dansais sur les places publiques, toi, fillette ?… reprit-elle d’un accent rêveur ; tu n’as point de famille… l’aurais-je moins adorée si je l’avais retrouvée ainsi ?… Mon Dieu ! mon Dieu ! que la raison est folle !… l’autre jour je disais : Si la fille de Nevers avait oublié un instant la fierté de sa race… Non, je n’achèverai pas… J’ai froid dans les veines en songeant que Dieu aurait pu me prendre au mot… Viens remercier Dieu, Flor, ma gitanita, viens…

Elle l’entraîna vers l’autel et s’y agenouilla.

— Nevers ! Nevers ! s’écria-t-elle, j’ai ta fille !… j’ai notre fille !… Dis à Dieu de voir la joie et la reconnaissance de mon cœur.

Certes, son meilleur ami ne l’eût point reconnue. Le sang revenu colorait vivement sa joue. Elle était jeune, elle était belle ; son regard brillait ; sa taille souple ondulait et frémissait. Sa voix avait de doux et délicieux accents.

Elle resta un instant perdue dans son extase.

— Es-tu chrétienne, Flor ? reprit-elle ; oui, je me souviens… elle le dit… tu es chrétienne… Comme notre Dieu est bon, n’est-ce pas ?… donne-moi tes deux mains et sens mon cœur…

— Ah ! fit la pauvre gitanita qui fondait en larmes, si j’avais une mère comme vous, madame !

La princesse l’attira contre son cœur encore une fois.

— Te parlait-elle de moi ?… demanda-t-elle ; de quoi causiez-vous ?… Ce jour où tu la rencontras, elle était encore toute petite ?… — Sais-tu, s’interrompit-elle, car la fièvre lui donnait ce besoin incessant de parler ; je crois qu’elle a peur de moi… j’en mourrai, si cela dure… Tu lui parleras pour moi, Flor, ma petite Flor, je t’en prie !…

— Madame, répondit dona Cruz, dont les yeux mouillés souriaient, n’avez-vous pas vu là-dedans combien elle vous aime ?

Elle montrait du doigt les feuilles éparses du manuscrit d’Aurore.

— Oui… oui…, fit la princesse, saurais-je dire ce que j’ai éprouvé en lisant cela ?… Elle n’est pas triste et grave comme moi, ma fille… elle a le cœur gai de son père… mais moi… moi qui ai tant pleuré, j’étais gaie autrefois… la maison où je suis née était une prison, et pourtant je riais, je dansais,… jusqu’au jour où je vis celui qui devait emporter au fond de son tombeau toute ma joie et tous mes sourires…

Elle passa rapidement la main sur son front qui brûlait :

— As-tu vu jamais une pauvre femme devenir folle ? demanda-t-elle avec brusquerie.

Dona Cruz la regarda d’un air inquiet.

— Ne crains rien ! ne crains rien ! fit la princesse ; le bonheur est pour moi une chose si nouvelle !… Je voulais te dire, Flor : As-tu remarqué ? ma fille est comme moi… sa gaieté s’est évanouie, le jour où l’amour est venu… sur les dernières pages, il y a bien des traces de larmes.

Elle prit le bras de la gitanita pour regagner sa place première. À chaque instant, elle se tournait vers le lit de jour où sommeillait Aurore, mais je ne sais quel vague sentiment semblait l’en éloigner.

— Elle m’aime, oh ! certes ! reprit-elle ; mais le sourire dont elle se souvient, le sourire penché au-dessus de son berceau, c’est celui de cet homme… qui lui donna les premières leçons… ces chères leçons entremêlées de baisers et de caresses ? cet homme… qui lui apprit le nom de Dieu ? encore cet homme !… oh ! par pitié, Flor, ma chérie, ne lui dis jamais ce qu’il y a en moi de colère, de jalousie, de rancune contre cet homme !…

— Ce n’est pas votre cœur qui parle, madame ! murmura dona Cruz.

La princesse lui serra le bras avec une violence soudaine.

— C’est mon cœur !… s’écria-t-elle, c’est tout mon cœur… ils allaient ensemble dans les prairies qui entourent Pampelune, les jours de repos… il se faisait enfant pour jouer avec elle… Est-ce un homme qui doit agir ainsi ? cela n’appartient-il pas à la mère ? Quand il rentrait après le travail, il apportait un jouet, une friandise… qu’eussé-je fait de mieux si j’avais été pauvre, en pays étranger, avec mon enfant ?… Il savait bien qu’il me prenait, qu’il me volait toute sa tendresse !

— Oh ! madame !… voulut interrompre la gitanita.

— Vas-tu le défendre ? fit la princesse qui lui jeta un regard de défiance ; es-tu de son parti ?… Je le vois, se reprit-elle avec un amer découragement ; tu l’aimes mieux que moi, toi aussi…

Dona Cruz éleva la main qu’elle tenait jusqu’à son cœur.

Deux larmes jaillirent des yeux de la princesse.

— Oh ! cet homme ! balbutia-t-elle parmi ses pleurs ; je suis veuve… il ne me restait que le cœur de ma fille… il m’a pris le cœur de ma fille !…

Dona Cruz resta muette devant cette suprême injustice de l’amour maternel.

Elle comprenait cela, cette fille ardente au plaisir, cette folle qui voulait jouer hier avec le drame de la vie. Son âme contenait en germe tous les amours passionnés et jaloux.

La princesse venait de se rasseoir dans son fauteuil. Elle avait pris les pages du manuscrit d’Aurore. Elle les tournait et retournait en rêvant.

— Combien de fois, prononça-t-elle avec lenteur, lui a-t-il sauvé la vie ?…

Elle fit comme si elle allait parcourir le manuscrit. Mais elle s’arrêta aux premières pages.

— À quoi bon ?… murmura-t-elle d’un accent abattu ; moi je ne lui ai donné la vie qu’une fois. C’est vrai, c’est vrai, cela ! reprit-elle, tandis que son regard avait des éclats farouches ; elle est à lui bien plus qu’à moi !

— Mais vous êtes sa mère, madame !… fit doucement dona Cruz.

La princesse releva sur elle son regard inquiet et souffrant.

— Qu’entends-tu par là ? demanda-t-elle ; tu veux me consoler ?… C’est un devoir, n’est-ce pas, que d’aimer sa mère ?… si ma fille m’aimait par devoir, je sens bien que je mourrais !

— Madame ! madame ! relisez donc les passages où elle parle de vous… que de tendresse !… que de respectueux amour…

— J’y songeais, Flor, mon petit cœur !… mais il y a une chose qui m’empêche de relire ces lignes que j’ai si ardemment baisées… Elle est sévère, ma fille ! Il y a des menaces là-dedans ! quand elle vient à soupçonner que l’obstacle entre elle et son ami, c’est sa mère… sa parole devient tranchante comme une épée… nous avons lu cela ensemble : tu te souviens de ce qu’elle dit… elle parle des mères orgueilleuses…

La princesse eut un frisson par tout le corps.

— Mais vous n’êtes pas de ces mères-là, madame ! dit dona Cruz qui l’observait.

— Je l’ai été !… murmura Aurore de Caylus en cachant son visage dans ses mains.

À l’autre bout de la chambre, Aurore de Nevers s’agita sur son lit de jour. — Des paroles indistinctes s’échappèrent de ses lèvres.

La princesse tressaillit, — puis elle se leva et traversa la chambre sur la pointe des pieds.

Elle fit signe à dona Cruz de la suivre, comme si elle eût senti le besoin d’être accompagnée et protégée.

Cette préoccupation qui perçait en elle sans cesse parmi sa joie, cette crainte, ce remords, cet esclavage, quel que soit le nom qu’on veuille donner aux bizarres angoisses qui étreignaient le cœur de la pauvre mère et lui gâtaient sa joie, avait quelque chose d’enfantin et de navrant à la fois.

Elle se mit à genoux aux côtés d’Aurore. — Dona Cruz resta debout au pied du lit.

La princesse fut longtemps à contempler les traits de sa fille. — Elle étouffait les sanglots qui voulaient étouffer sa poitrine.

Aurore était pâle. Son sommeil agité avait dénoué ses cheveux, qui tombaient, épars, jusque sur le tapis.

La princesse les prit à pleines mains et les appuya contre ses lèvres en fermant les yeux.

— Henri !… murmura Aurore dans son sommeil. Henri ! mon ami !…

La princesse devint si pâle, que dona Cruz s’élança pour la soutenir.

Mais elle fut repoussée. La princesse, souriant avec angoisse, dit :

— Je m’accoutumerai à cela !… si seulement mon nom venait aussi dans son rêve…

Elle attendit. Le nom ne vint pas. Aurore avait les lèvres entr’ouvertes, son souffle était pénible.

— J’aurai de la patience, fit la pauvre mère ; une autre fois, peut-être qu’elle rêvera de moi.

Dona Cruz se mit à genoux devant elle.

Madame de Gonzague lui souriait et la résignation donnait à son visage une beauté sublime.

— Sais-tu, fit-elle, la première fois que je te vis, Flor, je fus bien étonnée de ne pas sentir mon cœur s’élancer vers toi… Tu es belle pourtant… tu as le type espagnol que je pensais retrouver chez ma fille… mais regarde ce front… regarde !

Elle écarta doucement les masses de cheveux qui cachaient à demi le visage d’Aurore.

— Tu n’as pas cela, reprit-elle en touchant les tempes de la jeune fille ; cela, c’est Nevers… quand je l’ai vue et que cet homme m’a dit : Voilà votre fille, mon cœur n’a plus hésité… il me semblait que la voix de Nevers, descendant du ciel tout à coup, disait comme lui : C’est ta fille !…

Ses yeux avides parcouraient les traits d’Aurore. Elle poursuivit :

— Quand Nevers dormait, ses paupières retombaient ainsi… et j’ai vu souvent cette ligne autour de ses lèvres… Il y a quelque chose de plus semblable encore dans le sourire… Nevers était tout jeune et on lui reprochait d’avoir une beauté un peu efféminée… mais ce qui me frappa surtout, ce fut le regard… Oh ! que c’est bien le feu rallumé de la prunelle de Nevers !… Des preuves !… Ils me font compassion avec leurs preuves !… Dieu a mis notre nom sur le visage de cette enfant… Ce n’est pas ce Lagardère que je crois, c’est mon cœur !

Madame de Gonzague avait parlé tout bas ; cependant, au nom de Lagardère, Aurore eut comme un faible tressaillement.

— Elle va s’éveiller, dit dona Cruz.

La princesse se releva ; son attitude exprimait une sorte de terreur.

Quand elle vit que sa fille allait ouvrir les yeux, elle se jeta vivement en arrière.

— Pas tout de suite ! fit-elle d’une voix altérée, ne lui dites pas tout de suite que je suis là… il faut des précautions…

Aurore étendit les bras ; puis son corps souple se roidit convulsivement, comme on fait souvent au réveil.

Ses yeux s’ouvrirent tout grand du premier coup. Son regard parcourut la chambre, et un étonnement profond vint se peindre sur ses traits.

— Ah !… fit-elle ; Flor !… ici !… je me souviens… je n’ai donc pas rêvé !…

Elle porta ses deux mains à son front.

— Cette chambre…, reprit-elle ; ce n’est pas celle où nous étions cette nuit… Ai-je rêvé ?… ai-je vu ma mère ?…

— Tu as vu ta mère, répondit dona Cruz.

La princesse, qui s’était reculée jusqu’à l’autel de deuil, avait des larmes de joie plein les yeux. — C’était à elle la première pensée de sa fille !

Sa fille n’avait pas encore parlé de lui ! Tout son cœur monta vers Dieu pour rendre grâces.

— Mais pourquoi suis-je brisée ainsi ? demanda Aurore ; chaque mouvement que je fais me blesse et mon souffle déchire ma poitrine… À Madrid, au couvent de l’Incarnation, après une grande maladie, quand la fièvre et le délire me quittèrent, je me souviens que j’étais ainsi… j’avais la tête vide… et je ne sais quel poids sur le cœur… chaque fois que j’essayais de penser, mes yeux éblouis voyaient du feu et ma pauvre tête semblait prête à se briser…

— Tu as eu la fièvre, répondit dona Cruz ; tu as été bien malade.

Son regard allait vers la princesse comme pour lui dire : C’est à vous de parler ; venez.

La princesse restait à sa place, timide, les mains jointes, adorant de loin.

— Je ne sais comment dire cela, murmura Aurore ; c’est comme un poids qui écrase ma pensée… Je suis sans cesse sur le point de percer le voile de ténèbres étendu autour de mon pauvre esprit… mais je ne peux pas… non… je ne peux pas !…

Sa tête faible retomba sur le coussin, tandis qu’elle ajoutait :

— Ma mère est-elle fâchée contre moi ?

Quand elle eut dit cela, son œil s’éclaira tout à coup. Elle eut presque conscience de sa position. Mais ce ne fut qu’un instant. La brume s’épaissit au-devant de sa pensée et le rayon qui venait de s’allumer dans ses beaux yeux s’éteignit.

La princesse avait tressailli aux dernières paroles de sa fille. D’un geste impérieux elle ferma la bouche de dona Cruz qui allait répondre.

Elle vint de ce pas léger et rapide qu’elle devait avoir aux jours où, jeune mère, le cri de son enfant l’appelait vers le berceau.

Elle vint. — Elle prit par derrière la tête de sa fille et déposa un long baiser sur son front.

Aurore se prit à sourire. C’est alors surtout qu’on put deviner la crise étrange que subissait son intelligence.

Aurore semblait heureuse, mais heureuse de ce bonheur calme et doux qui est le même chaque jour et qui depuis longtemps dure.

Aurore baisa sa mère comme l’enfant accoutumé à donner et à rendre tous les matins le même baiser.

— Mère, murmura-t-elle, j’ai rêvé de toi… et tu as pleuré toute cette nuit dans mon rêve… — Pourquoi Flor est-elle ici ? s’interrompit-elle ; Flor n’a point de mère… mais que de choses se passent dans une nuit !

C’était encore la lutte. Son esprit faisait effort pour déchirer le voile.

Mais elle céda, vaincue, à la douloureuse fatigue qui l’accablait.

— Que je te voie, mère, dit-elle ; viens près de moi… prends-moi sur tes genoux.

La princesse, riant et pleurant, vint s’asseoir sur le lit de jour et prit Aurore dans ses bras. Ce qu’elle éprouvait, comment le dire ? Y a-t-il en aucune langue des paroles pour blâmer ou flétrir ce crime divin : l’égoïsme du cœur maternel ?

La princesse avait son trésor tout entier ; sa fille était sur ses genoux, faible de corps et d’esprit : une enfant, une pauvre enfant. — La princesse voyait bien Flor qui ne pouvait retenir ses larmes.

Mais la princesse était heureuse, et, folle aussi, elle berçait Aurore dans ses bras en murmurant malgré elle je ne sais quel chant doux et naïf.

Et Aurore mettait sa tête dans son sein. C’était charmant et c’était navrant. Dona Cruz détourna les yeux.

— Mère, dit Aurore, j’ai des pensées tout autour de moi et je ne peux les saisir… Il me semble que c’est toi qui ne veux pas me laisser voir clair… Pourtant je sens bien qu’il y a en moi quelque chose qui n’est pas moi-même. Je devrais être autrement avec vous, ma mère…

— Tu es sur mon cœur, enfant, chère enfant, répondit la princesse dont la voix avait d’indicibles douceurs. Ne cherche rien au delà… repose-toi contre mon sein… sois heureuse du bonheur que tu me donnes…

— Madame… madame ! dit dona Cruz qui se pencha jusqu’à son oreille ; le réveil sera terrible !

La princesse fit un geste d’impatience. Elle voulait s’endormir dans cette étrange volupté qui pourtant lui torturait l’âme.

Avait-on besoin de lui dire que tout ceci n’était qu’un rêve ?

— Mère, reprit Aurore, si tu me parlais… je crois bien que le bandeau tomberait de mes yeux… Si tu savais… Je souffre…

— Tu souffres ? répéta madame de Gonzague en la pressant passionnément contre sa poitrine.

— Oui… je souffre bien… j’ai peur… horriblement, ma mère… et je ne sais pas… je ne sais pas…

Il y avait des larmes dans sa voix ; ses deux belles mains pressaient son front.

La princesse sentit comme un choc intérieur dans cette poitrine qu’elle collait à la sienne.

— Oh !… oh !… fit par deux fois Aurore. Laissez-moi… c’est à genoux qu’il me faut vous contempler, ma mère… Je me souviens… chose inouïe ! tout à l’heure, je pensais n’avoir jamais quitté votre sein…

Elle regarda la princesse avec des yeux effarés.

Celle-ci essaya de sourire, mais son visage exprimait l’épouvante.

— Qu’avez-vous ? qu’avez-vous, ma mère ? demanda Aurore ; vous êtes contente de m’avoir retrouvée, n’est-ce pas ?

— Si je suis contente, enfant adorée !…

— Oui… c’est cela… vous m’avez retrouvée… Je n’avais pas de mère…

— Et Dieu qui nous a réunies, ma fille, ne nous séparera plus !

— Dieu ?… fit Aurore dont les yeux agrandis se fixaient dans le vide ; Dieu ?… Je ne pourrais pas le prier en ce moment… je ne sais plus ma prière…

— Veux-tu la répéter avec moi, ta prière ? demanda la princesse, saisissant cette diversion avec avidité.

— Oui, ma mère… attendez !… Il y a autre chose…

— Notre père qui êtes aux cieux…, commença madame de Gonzague en joignant les mains d’Aurore entre les siennes.

— Notre Père qui êtes aux cieux…, répéta Aurore comme un petit enfant.

— Que votre nom soit sanctifié…, continua la mère.

Aurore, cette fois, au lieu de répéter, se roidit.

— Il y a autre chose, murmura-t-elle encore, tandis que ses doigts crispés pressaient ses tempes mouillées de sueur. — Autre chose… Flor ! tu le sais, dis-le moi…

— Petite sœur…, balbutia la gitanita.

— Tu le sais ! tu le sais, dit Aurore dont les yeux battirent et devinrent humides. — Oh ! personne ne veut donc venir à mon secours ?…

Elle se redressa tout à coup et regarda sa mère en face.

— Cette prière !… prononça-t-elle en saccadant ses mots ; cette prière… est-ce vous qui me l’avez apprise, ma mère ?

La princesse courba la tête, et sa gorge rendit un gémissement.

Aurore fixait sur elle ses yeux ardents.

— Non… ce n’est pas vous…, murmura-t-elle.

Son cerveau fit un suprême effort. Un cri déchirant s’échappa de sa poitrine.

— Henri !… Henri !… dit-elle ; où est Henri ?…

Elle était debout. Son regard farouche et superbe couvrait la princesse.

Flor essaya de lui prendre les mains. Elle la repoussa de toute la force d’un homme.

La princesse sanglotait, la tête sur ses genoux.

— Répondez-moi ! s’écria Aurore ; Henri !… qu’a-t-on fait d’Henri ?…

— Je n’ai songé qu’à toi, ma fille…, balbutia madame de Gonzague.

Aurore se retourna brusquement vers dona Cruz.

— L’ont-ils tué ?… interrogea-t-elle la tête haute et le regard brûlant.

Dona Cruz ne répondit point. Aurore revint vers sa mère.

Celle-ci se laissa glisser à genoux et murmura :

— Tu me brises le cœur, enfant… je te demande pitié.

— L’ont-ils tué ? répéta Aurore.

— Lui ! toujours lui ! s’écria la princesse en se tordant les mains ; dans le cœur de cette enfant il n’y a plus de place pour l’amour de sa mère !

Aurore avait les yeux fixés au sol.

— Elles ne veulent pas me dire si on me l’a tué ! pensa-t-elle tout haut.

La princesse tendit les bras vers elle, puis se renversa en arrière, évanouie.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Aurore tenait les deux mains de sa mère. Son visage était pourpre, son œil tragique.

— Sur mon salut, je vous crois, madame, dit-elle ; vous n’avez rien fait contre lui… et c’est tant mieux pour vous, si vous m’aimez comme je vous aime… Si vous aviez fait quelque chose contre lui…

— Aurore ! Aurore ! interrompit dona Cruz, qui lui mit sa main sur la bouche.

— Je parle, interrompit à son tour mademoiselle de Nevers avec une dignité hautaine ; je ne menace pas… nous nous connaissons depuis quelques heures seulement, ma mère et moi : il est bon que nos cœurs se mettent à nu… Ma mère est une princesse, je suis une pauvre fille : c’est ce qui me donne le droit de parler haut à ma mère… Si ma mère était une pauvre femme, faible, abandonnée, je ne me serais pas relevée encore et je ne lui aurais parlé qu’à genoux !

Elle baisa les mains de la princesse qui la contemplait avec admiration.

C’est qu’elle était belle ! C’est que cette angoisse profonde qui torturait son cœur sans abaisser sa fierté, mettait une auréole à son front de vierge !

Vierge, nous avons bien dit, mais vierge-épouse, ayant toute la force et toute la majesté de la femme.

— Il n’y a que toi au monde pour moi, ma fille, dit la princesse ; si je ne t’ai pas, je suis faible et je suis abandonnée… Juge-moi, mais avec la pitié qu’on doit à ceux qui souffrent… Tu me reproches de ne point avoir arraché le bandeau qui aveuglait ta raison… mais tu m’aimais quand tu avais le délire… et c’est vrai ! c’est vrai !… je craignais ton réveil !…

Aurore glissa un regard du côté de la porte.

— Est-ce que tu veux me quitter ? s’écria la mère effrayée.

— Il le faut, répondit la jeune fille ; quelque chose me dit qu’Henri m’appelle en ce moment, et qu’il a besoin de moi !

— Henri !… toujours Henri !… murmura madame de Gonzague avec l’accent du désespoir ; tout pour lui, rien pour ta mère !

Aurore fixa sur elle ses grands yeux fixes et brûlants :

— S’il était là, madame, répliqua-t-elle avec douceur, et que vous fussiez, vous, loin d’ici, en danger de mort, je ne lui parlerais que de vous !

— Est-ce vrai, cela ? s’écria la princesse charmée, est-ce que tu m’aimes autant que lui ?

Aurore se laissa aller dans ses bras en murmurant :

— Que ne l’avez-vous connu plus tôt, ma mère.

La princesse la dévorait de baisers.

— Écoute ! disait-elle ; je sais ce que c’est qu’aimer un homme… mon noble et cher époux qui m’entend et dont le souvenir emplit cette retraite, doit sourire aux pieds de Dieu en voyant le fond de mon cœur… oui, je t’aime plus que je n’aimais Nevers, parce que mon amour de femme se confond avec mon amour de mère… c’est toi, mais c’est lui aussi que j’aime en toi, Aurore, mon espoir chéri, mon bonheur… Écoute ! pour que tu m’aimes, je l’aimerai… Je sais que tu ne m’aimerais plus, tu l’as écrit, Aurore, si je le repoussais… je lui ouvrirai mes bras…

Elle pâlit tout à coup parce que son regard venait de tomber sur dona Cruz.

La gitanita passa dans un cabinet dont la porte s’ouvrait derrière le lit de jour.

— Vous lui ouvrirez vos bras, ma mère ! répéta Aurore.

La princesse était muette et son cœur battait violemment.

Aurore s’arracha de ses bras.

— Vous ne savez pas mentir ! s’écria-t-elle ; il est mort… vous le croyez mort !

Avant que la princesse, qui était tombée sur un siége, pût répondre, dona Cruz reparut et barra le passage à Aurore qui s’élançait vers la porte.

Dona Cruz avait sa mante et son voile.

— As-tu confiance en moi, petite sœur ? dit-elle ; tes forces trahiraient ton courage… tout ce que tu voudras faire, moi je le ferai.

Puis s’adressant à madame de Gonzague, elle ajouta :

— Ordonnez d’atteler, je vous prie, madame la princesse !

— Où vas-tu, petite sœur ? demanda Aurore défaillante.

— Madame la princesse va me dire, répliqua la gitanita d’un ton ferme, où il faut aller pour le sauver.