Le Bossu — 5e partie
A. Dürr (p. 165-181).


X

— Triomphe du bossu. —


C’était encore cette chambre du rez-de-chaussée, où nous avons vu Aurore et dona Cruz aux premières heures du petit souper. Aurore était seule, agenouillée sur le tapis ; mais elle ne priait pas.

Le bruit qui venait du premier étage avait redoublé depuis quelques instants. C’était le combat singulier entre Chaverny et le bossu. Aurore n’y prenait point garde.

Elle songeait. Ses beaux yeux, fatigués par les larmes, s’égaraient dans le vide. Elle ne donna point attention, tant était profonde sa rêverie, au bruit léger que fit dona Cruz en entrant dans la chambre.

Celle-ci s’approcha sur la pointe des pieds et vint baiser ses cheveux par-derrière.

Aurore tourna la tête lentement ; le cœur de la gitanita se serra en voyant ces pauvres joues pâles et ces yeux éteints déjà par les pleurs.

— Je viens te chercher, dit-elle.

— Je suis prête, répondit Aurore.

Dona Cruz ne s’attendait point à cela.

— Tu as réfléchi, depuis tantôt ?

— J’ai prié… Quand on prie, les choses obscures deviennent claires…

Dona Cruz se rapprocha vivement.

— Dis-moi ce que tu as deviné ? fit-elle.

Il y avait là encore plus d’intérêt affectueux que de curiosité.

— Je suis prête, répéta Aurore ; prête à mourir.

— Mais il ne s’agit pas de mourir, pauvre petite sœur…

— Il y a longtemps, interrompit Aurore d’un ton de morne découragement, que j’ai eu cette idée pour la première fois… C’est moi qui suis son malheur, c’est moi qui suis le danger dont il est menacé sans cesse… C’est moi qui suis son mauvais ange… Sans moi, il serait libre, il serait tranquille, il serait heureux !

Dona Cruz l’écoutait et ne la comprenait pas.

— Pourquoi, reprit Aurore en essuyant une larme, pourquoi n’ai-je pas fait hier ce que je médite aujourd’hui ?… Pourquoi ne me suis-je pas enfuie de la maison ?… Pourquoi ne suis-je pas morte ?…

— Que dis-tu là !… s’écria la gitanita.

— Tu ne peux savoir, Flor ma sœur chérie, la différence qu’il y a entre hier et aujourd’hui… J’ai fait un rêve, depuis hier… J’ai vu s’entr’ouvrir pour moi le paradis… Une vie tout entière de belles joies et de saintes délices m’est apparue… Il m’aimait, Flor !

— Ne le sais-tu donc que depuis hier ? demanda dona Cruz.

— Si je l’avais su plus tôt, Dieu seul peut dire si nous eussions affronté les inutiles dangers de ce voyage… Je doutais… J’avais peur… Oh ! folles que nous sommes, ma sœur !… Il faudrait frémir, et non s’extasier, quand s’offrent à nous ces grandes allégresses qui feraient descendre sur terre les félicités… Cela est impossible, vois-tu… Le bonheur n’est point ici-bas.

— Mais qu’as-tu résolu ? interrompit la gitanita dont la vocation n’allait point dans le sens du mysticisme.

— Obéir, répondit Aurore, afin de le sauver.

Dona Cruz se leva enchantée.

— Partons ! s’écria-t-elle ; partons… le prince nous attend.

Puis, s’interrompant tout à coup, tandis qu’un nuage voilait son sourire :

— Sais-tu, dit-elle, que je passe ma vie à faire de l’héroïsme avec toi !… Je n’aime pas comme toi, certes, mais j’aime à ma manière, et je te trouve toujours sur mon chemin.

Le regard étonné d’Aurore l’interrogeait.

— Ne t’inquiète pas trop, reprit dona Cruz en souriant ; moi, je n’en mourrai pas, je te le promets… Je compte aimer ainsi plus d’une fois avant de mourir… mais il est certain que, sans toi, je n’eusse pas renoncé ainsi au roi des chevaliers errants… au beau Lagardère !… Il est certain encore qu’après le beau Lagardère, le seul homme qui m’ait fait battre le cœur, c’est cet étourdi de Chaverny…

— Quoi ? voulut dire Aurore.

— Je sais ! je sais !… Sa conduite peut paraître légère… mais que veux tu ?… Sauf Lagardère, moi, je déteste les saints… Ce monstre de petit marquis me trotte dans la cervelle…

Aurore lui prit la main en souriant.

— Petite sœur, dit-elle, ton cœur vaut mieux que tes paroles… Et pourquoi, d’ailleurs, aurais-tu ces délicatesses altières des grandes races ?…

Dona Cruz se pinça les lèvres.

— Il paraît, murmura-t-elle, que tu ne crois pas à ma haute naissance ?

— C’est moi qui suis mademoiselle de Nevers, répondit Aurore avec calme.

La gitanita ouvrit de grands yeux.

— Lagardère te l’a dit ? murmura-t-elle sans même songer à faire des objections.

Celle-là n’était pas ambitieuse !

— Non, répondit Aurore ; et c’est là le seul tort que je puisse lui reprocher en sa vie… S’il me l’eût dit ?…

— Mais alors, fit dona Cruz, qui donc ?

— Personne… Je le sais, voilà tout… Depuis hier, les divers événements qui se sont passés depuis mon enfance ont pris pour moi une nouvelle signification. Je me suis souvenue ; j’ai comparé ; la conséquence s’est dégagée d’elle-même… L’enfant qui dormait dans les fossés de Caylus pendant qu’on assassinait son père, c’était moi… Je vois encore le regard de mon ami, quand nous visitâmes ce lieu funeste : c’était moi… Mon ami ne me fit-il pas baiser le visage de marbre de Nevers au cimetière Saint-Magloire ?… Et ce Gonzague dont le nom me poursuivit depuis mon enfance, ce Gonzague qui aujourd’hui va me porter le dernier coup, n’est-il pas le mari de la veuve de Nevers ?…

— Puisque c’est lui, interrompit la gitanita, qui voulait me rendre à ma mère…

— Ma pauvre Flor, nous n’expliquerons pas tout, je le sais bien. Nous sommes des enfants, et Dieu nous a gardé notre bon cœur : comment sonder l’abîme des perversités, et à quoi bon ? Ce que Gonzague voulait faire de toi, je l’ignore ; mais tu étais un instrument dans ses mains… Depuis hier, j’ai vu cela… Et depuis que je te parle, tu le vois toi-même.

— C’est vrai, murmura dona Cruz qui avait les paupières demi-closes et les sourcils froncés.

— Hier seulement, reprit Aurore, Henri m’a avoué qu’il m’aimait…

— Hier seulement ?… interrompit la gitanita au comble de la surprise.

— Pourquoi cela ?… Il y avait donc un obstacle entre nous ?… Et quel pouvait être cet obstacle, sinon l’honneur ombrageux et scrupuleux de l’homme le plus loyal qui soit au monde : c’était la grandeur de ma naissance ; c’était l’opulence de mon héritage qui l’éloignaient de moi !

Dona Cruz sourit. Aurore la regarda en face, et l’expression de son charmant visage fut une fierté sévère.

— Faut-il me repentir de t’avoir parlé comme je l’ai fait ? murmura-t-elle.

— Ne me gronde pas, fit la gitanita qui lui jeta les deux bras autour du cou ; je souriais en songeant que je n’aurais point deviné cet obstacle-là, moi qui ne suis pas princesse.

— Plût à Dieu qu’il en fut ainsi de moi ! s’écria Aurore les larmes aux yeux ; la grandeur a ses joies et ses souffrances… Moi qui vais mourir à vingt ans, de la grandeur je n’aurai connu que les larmes !

Elle ferma d’un geste caressant la bouche de sa compagne qui allait protester encore, et reprit :

— Je suis calme. J’ai foi en la bonté de Dieu qui ne nous éprouve pas au-delà des limites de ce monde… Si je parle de mourir, ne crains pas que je puisse hâter ma dernière heure… Le suicide est un crime : un crime qu’on ne peut expier et qui ferme la porte du ciel… Si je n’allais pas au ciel, où l’attendrais-je ?… Non… d’autres se chargeront de ma délivrance ; ceci, je ne le devine point : je le sais.

Dona Cruz était toute pâle.

— Que sais-tu ? interrogea-t-elle d’une voix altérée.

— J’étais ici, toute seule, répondit lentement Aurore ; je réfléchissais à tout ce que je viens de dire… et à d’autres choses encore… Les preuves abondaient… C’est parce que je suis mademoiselle de Nevers qu’on m’a enlevée hier ; c’est parce que je suis mademoiselle de Nevers que la princesse de Gonzague poursuit de sa haine Henri, mon ami… Et sais-tu, Flor, c’est cette dernière pensée qui m’a pris tout mon courage… L’idée de me trouver entre ma mère et lui, tous deux ennemis, m’a traversé le cœur comme un coup de poignard… L’heure viendrait où il faudrait choisir… que sais-je ? Depuis que je connais le nom de mon père, j’ai l’âme de mon père. Le devoir m’apparaît pour la première fois, et sa voix, la voix du devoir, est déjà en moi aussi impérieuse que la voix du bonheur lui-même… Je ne sais rien ici-bas qui fût capable, hier, de me séparer d’Henri… aujourd’hui…

— Aujourd’hui ?… répéta dona Cruz, voyant qu’elle s’arrêtait.

Aurore détourna la tête pour essuyer une larme.

Dona Cruz la regardait tout émue.

Dona Cruz abandonnait ces brillantes illusions que Gonzague avait fait naître en elle, sans effort et sans regret. Elle était comme l’enfant qui sourit au réveil aux chimères dorées d’un beau songe.

— Ma petite sœur, reprit-elle, tu es Aurore de Nevers ; je le crois… Et il n’y a pas beaucoup de duchesses pour avoir des filles comme toi… Mais tu as prononcé tout à l’heure des paroles qui m’inquiètent et qui me font peur.

— Quelles paroles ? demanda Aurore.

— Tu as dit, répliqua dona Cruz : — D’autres se chargeront de ma délivrance !…

— J’oubliais… fit Aurore ; j’étais donc ici toute seule, la tête pleine et brûlante… C’est la fièvre sans doute qui m’a donné ce courage… Je suis sortie de cette chambre… J’ai pris le chemin que tu m’avais montré… l’escalier dérobé, le couloir… et je me suis retrouvée dans ce boudoir où nous étions toutes deux naguère… Je me suis approchée de la porte derrière laquelle ces hommes t’appelaient, le bruit avait cessé. J’ai mis mon œil à la serrure. Il n’y avait plus aucune femme autour de la table.

— On nous avait éloignées… dit dona Cruz.

— Sais-tu pourquoi, ma petite Flor ?

— Gonzague nous a dit… commença la gitanita.

— Ah ! fit Aurore en frissonnant, cet homme qui semblait commander aux autres, c’était donc Gonzague ?

— C’était le prince de Gonzague.

— Je ne sais pas ce qu’il vous a dit, reprit Aurore ; mais il a dû mentir.

— Pourquoi supposes-tu cela, petite sœur ?

— Parce que, s’il avait dit vrai, tu ne viendrais pas me chercher, ma Flor chérie !

— Quelle est donc la vérité ?… Tu me rendras folle !

Il y eut un silence, pendant lequel Aurore sembla rêver, le front appuyé contre le sein de sa compagne.

— As-tu remarqué, dit-elle, ces bouquets de fleurs qui ornent la table ?

— Oui… de belles fleurs.

— Et Gonzague ne t’a-t-il pas répété : — Si elle refuse, elle sera libre !

— Ce sont ses propres paroles.

— Eh bien, poursuivit Aurore en posant sa main sur celle de dona Cruz, c’était ce Gonzague qui parlait quand j’ai regardé par le trou de la serrure… Les convives l’écoutaient immobiles, muets, tous la pâleur au front. J’ai mis mon oreille à la place de mon œil… J’ai entendu…

Un bruit se fit du côté de la porte.

— Tu as entendu ?… répéta dona Cruz.

Aurore ne répondit point. La figure blême et doucereuse de M. de Peyrolles se montrait sur le seuil.

— Eh bien ! mesdames, dit-il, on vous attend !

Aurore se leva aussitôt.

— Je suis prête, dit-elle.

En montant l’escalier, dona Cruz se rapprocha d’elle et dit tout bas :

— Achève !… Que parlais-tu de ces fleurs ?

Aurore lui serra la main doucement et répondit avec un calme sourire :

— De belles fleurs ! Tu l’as dit… M. de Gonzague a des galanteries de grand seigneur… En refusant, non seulement je serai libre… mais j’aurai un bouquet de ces belles fleurs…

Dona Cruz la regarda fixement. Elle sentait qu’il y avait derrière ces paroles quelque chose de menaçant et de tragique. Mais elle ne devinait point.

— Bravo ! bossu !… On te nommera roi des tanches !

— Tiens bon, Chaverny ! ferme ! ferme !

— Chaverny vient de verser un demi-verre sur ses dentelles !… C’est triché !

— Au moins Ésope II boit rubis sur l’ongle !

On apportait les grands verres demandés par le bossu. Il y eut un long cri de joie : c’étaient deux vidrecomes de Bohême dont on se servait l’été pour les boissons à la glace. Chacun d’eux tenait bien une pinte.

Le bossu versa dans le sien une bouteille de champagne. Chaverny voulut l’imiter ; mais sa main tremblait.

— Vas-tu me faire perdre mes cinq petites-filles ! s’écria la Nivelle.

— Comme elle aurait bien prononcé le qu’il mourût, cette Nivelle ! dit Navailles.

— Dame ! riposta la fille du Mississipi, on a assez de peine à gagner son argent !

Il y avait foule de paris engagés dans le cercle, et chacun était un peu de l’avis de la Nivelle. La Fleury qui n’était point joueuse, ayant risqué l’avis qu’il était temps de mettre le holà, il y eut un cri général de réprobation.

— Nous ne sommes qu’au commencement, dit le bossu en riant ; aidez M. le marquis à remplir son verre.

Nocé, Choisy, Gironne et Oriol étaient autour de Chaverny. On emplit son vidrecome jusqu’aux bords.

— Eh ! donc ! soupira Cocardasse junior, c’est perdre le vin du bon Dieu !

Passepoil se tenait à quatre pour résister à ses passions. Ses yeux blancs caressaient tour à tour la Nivelle, la Fleury, la Desbois. Il murmurait à vide des paroles enflammées, il se trémoussait, il suait sang et eau.

Certes, cette organisation riche et tendre est faite pour inspirer beaucoup d’intérêt.

— À votre santé ! messieurs ! dit le bossu qui leva son énorme verre.

— À votre santé, balbutia Chaverny.

Gironne et Nocé soutenaient son bras tremblotant.

Le bossu reprit en saluant à la ronde :

— Cette rasade doit être bue d’un trait et sans reprendre haleine.

— C’est un bijou que ce pécaïre ! pensa Cocardasse.

— Vous aller le tuer ?… dirent quelques voix de femmes.

— Ferme, marquis ! ferme, ferme ! cria Nivelle pour ses actions.

Le bossu approcha le verre de ses lèvres et but sans se presser, mais d’une seule lampée.

On battit des mains avec fureur.

Chaverny, déjà soutenu par ses parrains, absorba aussi son vidrecome, mais chacun put augurer que c’était son dernier effort.

— Encore un ! proposa le bossu dispos et gai en tendant son verre vide.

— Encore dix ! répondit Chaverny chancelant.

— Tiens bon, marquis ! s’écrièrent les joueurs ; ne regarde pas le lustre.

Il eut un rire idiot.

— Restez tranquilles, balbutia-t-il ; arrêtez la balançoire… et empêchez la table de tourner.

Nivelle prit aussitôt son parti. Elle était brave.

Elle mit un retentissant baiser sur la joue du bossu, — un baiser qui retentit jusqu’au fond du cœur sensible de Passepoil et faillit le faire tomber en syncope.

— Petit trésor, dit-elle, c’était pour rire… On m’étranglerait plutôt que de me faire parier contre toi !

Elle fourra son portefeuille dans sa poche et passa, accablant Chaverny d’un dédaigneux regard.

— Allons ! allons ! fit le bossu ; à boire ! j’ai soif.

— À boire ! répéta le petit marquis ; je boirais la mer !… Arrêtez la balançoire !

Les verres s’emplirent. Le bossu prit le sien d’une main ferme.

— À la santé de ces dames ! s’écria-t-il.

— À la santé de ces dames ! murmura Passepoil à l’oreille de Nivelle.

La fille du Mississipi le regarda du haut en bas. Passepoil laissa échapper un roucoulement, ses pistoles chantèrent d’elles-mêmes dans son gousset. — Nivelle sourit et dit :

— Pourquoi pas, mon brave ?

Cette Nivelle, affable et pleine d’aménité, ne repoussait jamais les gens du commun quand ils avaient la poche garnie.

Chaverny fit un suprême effort pour lever son verre. Le vidrecome plein s’échappa de sa main tremblante, à la grande indignation de Cocardasse.

As pas pur ! grommela-t-il, on devrait mettre en prison ceux qui perdent le vin.

— À recommencer ! dirent les tenants de Chaverny.

Le bossu offrit galamment son vidrecome qu’on remplit.

Mais les paupières de Chaverny se prirent à battre comme les ailes de ces papillons martyrs que les enfants clouent à la tapisserie avec une épingle. C’est la fin.

— Tu faiblis, Chaverny ! s’écria Oriol.

— Chaverny, tu pâlis ! ajouta Navailles.

— Chaverny ! tu chancelles ! Chaverny, tu t’en vas !

— Hourra ! le petit homme !… vive Ésope II !

— Portons le bossu en triomphe !

Ce fut un tumulte général, puis un grand silence.

On avait cessé de soutenir Chaverny.

Son corps se prit à vaciller sur le fauteuil, tandis que ses mains amollies essayaient en vain de saisir un point d’appui.

— On n’avait pas dit que la maison tomberait… murmura-t-il ; la maison avait l’air solide… Ce n’est pas de jeu !

— Chaverny bat la campagne…

— Chaverny menace ruine… Chaverny perd plante…

— Submergé, Chaverny… Chaverny disparu !

Chaverny venait de glisser sous la table. — Un second hourra retentit.

Le bossu triomphant leva le verre qu’on venait d’emplir pour le vaincu et l’avala, debout sur la nappe. — Il était ferme comme un roc.

La salle faillit crouler sous les applaudissements.

— Qu’est-ce que cela ? demanda le prince de Gonzague qui s’approcha.

Ésope II sauta lestement à bas de la table.

— Vous me l’avez donné, monseigneur, dit-il.

— Où est Chaverny ? fit encore Gonzague.

Le bossu poussa du pied les jambes du petit marquis qui passaient.

— Le voici ! répondit-il.

Gonzague fronça le sourcil et murmura :

— Ivre mort !… c’est trop… Nous avions besoin de lui.

— Pour les fiançailles, monseigneur ? repartit le bossu qui chiffonna, ma foi, son jabot en grand seigneur et salua en jetant son feutre sous l’aisselle.

— Oui, pour les fiançailles, répondit Gonzague.

— Palsambleu ! fit Ésope II d’un ton dégagé, un de perdu, un de retrouvé… Tel que vous me voyez, monseigneur, je ne serais pas fâché de m’établir et je m’offre à faire votre affaire.

Un grand éclat de rire accueillit cette proposition inattendue. Gonzague regardait attentivement le bossu qui s’était campé devant lui, tenant toujours un vidrecome à la main.

— Sais-tu ce qu’il faudrait faire pour remplacer celui qui est là ? demanda tout bas Gonzague en montrant Chaverny.

— Oui, répondit le bossu ; je sais ce qu’il faudrait faire.

Et, te sens-tu de force ?… commença le prince.

Ésope II eut un sourire à la fois orgueilleux et cruel.

— Vous ne me connaissez pas, monseigneur, dit-il ; j’ai fait mieux que cela !