Le Bonheur conjugal (trad. Bienstock/Partie2/1

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DEUXIÈME PARTIE




I

Les jours, les semaines, deux mois de la vie à la campagne passèrent, pour nous, inaperçus. Et cependant, durant ces deux mois il y avait assez de sentiments, d’émotions, de bonheur pour remplir la vie entière. Ses rêves et les miens sur l’organisation de notre vie de campagne se réalisèrent tout autrement que nous le pensions. Mais notre vie n’était pas pire que nos rêves. Il n’y avait pas ce travail austère, cet accomplissement du devoir, ce sacrifice de soi-même et de la vie pour un autre que je m’imaginais quand j’étais fiancée. Au contraire, c’était un sentiment égoïste d’amour l’un pour l’autre, le désir d’être aimée, la joie incessante sans cause et l’oubli de tout au monde. Parfois, il est vrai, il allait dans son bureau s’occuper de quelque travail, parfois pour ses affaires il partait en ville ou dans le domaine, mais je voyais quels efforts il lui coûtait de se détacher de moi. Et après, lui-même avouait que tout endroit où je n’étais pas lui semblait si stupide qu’il ne pouvait même comprendre comment on pouvait s’y intéresser en quelque façon. De mon côté, c’était la même chose. Je lisais, je faisais de la musique, je m’occupais de ma belle-mère, de l’école, mais tout cela exclusivement parce que chacune de ces occupations avait quelque rapport avec lui et obtenait son approbation. Mais dès que la pensée de lui ne se mêlait pas à quelque travail, mes mains tombaient et il me paraissait étrange de penser qu’il existait au monde quelque chose, hors lui. C’était peut-être un sentiment mauvais, égoïste, mais ce sentiment me donnait le bonheur, et me soulevait bien au-dessus de tout. Lui seul existait pour moi et je le considérais comme le meilleur des hommes, le plus impeccable qui fût ; c’est pourquoi je ne pouvais vivre pour d’autres que pour lui, mais pour paraître à ses yeux telle qu’il me jugeait. Et il me considérait comme la meilleure des femmes, il m’attribuait toutes les vertus possibles. Et je tâchais d’être cette femme aux yeux du meilleur et du plus remarquable des hommes.

Une fois il entra dans ma chambre pendant que je priais. Je me retournai vers lui et continuai ma prière. Il s’assit près de la table pour ne pas me déranger et ouvrit un livre. Mais il me sembla qu’il me regardait et je me retournai. Il sourit, je me mis à rire et ne pus continuer de prier.

— Ta prière est déjà faite ?

— Oui.

— Mais continue, je m’en irai.

— J’espère que tu pries ?

Il voulait s’en aller sans répondre, mais je l’arrêtai.

— Mon ami, je t’en prie, dis les prières avec moi.

Il se mit à côté de moi et, baissant gauchement les bras, le visage sérieux, en hésitant, il se mit à prier.

De temps en temps il se tournait vers moi et cherchait sur mon visage l’approbation et l’aide.

Quand il eut terminé, je ris et l’enlaçai.

— Toujours la même ! Comme si j’avais encore dix ans, — dit-il en rougissant et baisant mes mains.

Notre maison était une de ces vieilles maisons de campagne, où l’on respecte les traditions, où quelques générations vécurent l’une après l’autre et s’aimèrent. De tout se dégageaient des souvenirs de famille, bons, honnêtes, qui soudain, dès mon entrée dans cette maison, devinrent comme miens.

L’aménagement et l’ordre de la maison étaient tenus à l’ancienne mode par Tatiana Sémionovna.

On ne pouvait dire que tout fût élégant et beau, mais tout était en quantité, depuis les domestiques jusqu’aux meubles et aux plats ; tout était soigné, solide, exact et imposait le respect. Dans les salons, les meubles et les portraits étaient placés symétriquement, des tapis et des passages étaient fixés aux parquets.

Dans le divan se trouvaient un vieux piano, deux chiffonniers de formes différentes, des divans et des petites tables incrustées. Mon cabinet de travail, arrangé par les soins de Tatiana Sémionovna, avait les plus jolis meubles, de styles divers, entre autres un vieux trumeau, où d’abord je ne pouvais me regarder sans confusion, mais qui, ensuite, me devint cher comme un vieil ami. On n’entendait pas Tatiana Sémionovna, mais toute la maison marchait comme une montre bien réglée, malgré le trop grand nombre de domestiques. Mais tous ces domestiques, chaussés de pantoufles de feutre, sans talons (pour Tatiana Sémionovna, le grincement des semelles et le bruit des talons étaient la chose la plus désagréable au monde), semblaient fiers de leurs occupations, tremblaient devant la vieille maîtresse, ou nous regardaient, moi et mon mari, avec une tendresse protectrice et semblaient faire leur besogne avec un plaisir particulier. Chaque samedi, régulièrement, on lavait les parquets et brossait les tapis.

Le 16 de chaque mois avait lieu un service religieux avec la bénédiction de l’eau. Le jour de la fête de Tatiana Sémionovna, et pour celle de son fils (et la mienne pour la première fois cet automne), on donnait un festin à tout le village. Et tout cela se faisait immanquablement, d’aussi loin que se rappelait Tatiana Sémionovna. Mon mari ne se mêlait de rien dans la maison, il ne s’occupait que du domaine et des paysans et s’en occupait beaucoup. Même l’hiver, il se levait très tôt, de sorte qu’en m’éveillant je ne le trouvais déjà plus. Il rentrait ordinairement pour le thé que nous prenions seuls, et presque toujours à cette heure, après les soucis et les désagréments de l’exploitation, il se trouvait dans cette disposition d’esprit particulièrement gaie, que nous appelions «transport sauvage.»

Souvent j’exigeais qu’il me racontât ce qu’il avait fait le matin et il racontait de telles bêtises que nous éclations de rire ; parfois j’exigeais un récit sérieux, et, les sourcils levés, il se mettait à raconter. Je regardais ses yeux, ses lèvres qui remuaient, et ne comprenais rien, je me réjouissais seulement de le voir et d’entendre sa voix.

« Eh bien ! Que disais-je donc ? Répète ? » — disait-il.

Mais je ne pouvais rien répéter. Cela me semblait si drôle qu’il pût me raconter à moi quelque chose ne concernant ni lui ni moi, mais autrui. N’étais-je pas indifférente à tout ce qui se faisait là-bas ?

Beaucoup plus tard seulement, je commençai à comprendre un peu et à m’intéresser à ses travaux.

Tatiana Sémionovna ne paraissait pas avant le dîner, elle prenait le thé seule et par quelqu’un nous envoyait le bonjour. Dans notre intimité infiniment heureuse cela sonnait si étrangement, ce soin modéré, correct, que souvent je ne pouvais me retenir de rire au message de la femme de chambre qui, les mains l’une sur l’autre, rapportait à voix lente que Tatiana Sémionovna « a ordonné de prendre de vos nouvelles, si l’on a bien dormi après la promenade d’hier ; en ce qui la concerne, elle a ordonné d’informer que toute la nuit elle a eu mal au côté et qu’un stupide chien a aboyé au village, ce qui l’a empêchée de dormir. Elle a encore ordonné de demander si les gâteaux d’aujourd’hui ont plu et prie de remarquer qu’ils n’ont pas été préparés par Tarass, mais, pour la première fois, et comme essai, par Nikolaï et que ce n’est pas du tout mal, surtout les petites couronnes, mais qu’elle a trop laissé cuire le gâteau ». Jusqu’au dîner nous étions très peu ensemble. Je jouais, lisais seule ; il écrivait, sortait ; mais pour le dîner, vers quatre heures, nous nous réunissions au salon. Maman émergeait de sa chambre suivie de pauvresses, des pèlerines ; car toujours deux ou trois habitaient à la maison. Régulièrement, chaque jour, mon mari, par une vieille habitude, offrait son bras à sa mère, mais elle exigeait qu’il me donnât l’autre, et régulièrement, chaque jour, nous nous heurtions dans les portes. Le dîner était toujours présidé par ma belle-mère, et la conversation était raisonnable, correcte et un peu solennelle. Mes paroles simples et celles de mon mari rompaient agréablement la solennité de ces séances à table. Une discussion s’établissait parfois entre le fils et la mère et j’aimais particulièrement ces discussions et ces railleries, car en elles s’accusait très fort l’affection tendre et profonde qui les liait. Après le dîner, belle-maman s’installait dans le salon ; on coupait les livres nouvellement reçus et nous lisions à haute voix ou allions dans le divan, près du clavecin. Nous lûmes beaucoup ensemble à cette époque. Mais la musique était notre plaisir préféré et le plus grand, qui chaque fois faisait vibrer en nos cœurs une nouvelle corde et nous révélait l’un à l’autre. Quand je jouais son morceau favori, il s’asseyait sur le divan éloigné, d’où je le voyais à peine, et par une sorte de gêne, il tâchait de cacher l’impression que faisait sur lui la musique. Mais souvent, quand il ne s’y attendait pas, je me levais du piano, m’approchais de lui et essayais de saisir sur son visage des traces d’émotion ; l’éclat inusité et l’humidité des yeux, qu’il s’efforcait en vain de me cacher. Maman avait souvent le désir de venir avec nous, quand nous étions au divan, mais elle craignait sans doute de nous gêner, et parfois, feignant de ne pas nous regarder, avec un air sérieux et indifférent elle traversait le divan ; mais je savais qu’elle n’avait pas besoin d’aller chez elle et de retourner si vite. Je servais le thé du soir dans le grand salon et de nouveau tous les familiers se retrouvaient autour de la table. Cette séance solennelle près du samovar, et la distribution des tasses et des verres, longtemps me fit confuse. Il me semblait toujours que je n’étais pas digne de cet honneur, que j’étais trop jeune et trop frivole pour tourner le robinet de ce grand samovar, pour poser les verres sur le plateau de Nikita en prononçant :

« À Piotre Ivanovitch ; à Maria Minitchna » ou demander : « Est-ce assez sucré ? » et laisser les morceaux de sucre à la vieille bonne, et aux autres vieux serviteurs.

— Bon, — ajoutait souvent mon mari, — comme une grande !

Et j’étais encore plus confuse.

Après le thé, ma belle-mère faisait une patience ou écoutait la bonne-aventure que lui disait Maria Minitchna, ensuite elle nous embrassait, nous bénissait et nous allions chez nous. Presque toujours cependant nous restions tous deux jusqu’après minuit et c’était le moment le plus agréable. Il me racontait son passé, nous faisions des plans, parfois nous philosophions et tâchions de parler toujours bas pour qu’on ne nous entendit pas d’en haut et que Tatiana Sémionovna, qui voulait que nous nous couchions de bonne heure, ne songeât pas à nous. Parfois, ayant faim, nous allions tout doucement au buffet ; avec la protection de Nikita, nous nous procurions un souper froid et mangions à la lueur d’une seule bougie, dans mon cabinet de travail. Nous vivions comme des étrangers dans cette vieille et grande maison où planait au-dessus de tout l’esprit sévère des temps anciens et de Tatiana Sémionovna. Non seulement elle, mais les domestiques, la vieille bonne, les meubles, les tableaux, m’inspiraient du respect, une certaine peur et la conscience qu’ici nous n’étions pas tout à fait à notre place, qu’il nous fallait agir très prudemment, en regardant autour de nous.

Quand j’y songe, maintenant, je comprends combien incommodes et désagréables étaient cet ordre immuable qui nous liait et cette foule de gens oisifs, curieux, de notre maison. Mais alors cette gêne même avivait encore plus notre amour. Non seulement moi, mais lui aussi, nous nous gardions de montrer que quelque chose nous déplaisait. Au contraire, il paraissait même se dissimuler ce qui était mauvais. Le valet de ma belle-mère, Dmitrï Sidérov, grand amateur de la pipe, chaque jour régulièrement, après le dîner, quand nous étions au divan, allait dans le cabinet de mon mari prendre du tabac dans sa boîte, et il fallait voir avec quelle peur gaie Sergueï Mikhaïlovitch s’approchait de moi sur la pointe des pieds, et, en faisant signe de la main et clignant des yeux, me montrait Dmitrï Sidérov qui ne se doutait nullement que nous le voyions ; et quand Dmitrï Sidérov se retirait sans nous avoir remarqués, joyeux que tout se fût bien passé, mon mari disait, comme en toute occasion semblable, que j’étais un charme, et m’embrassait. Parfois ce calme, cette indulgence, cette indifférence à tout me déplaisait ; je ne remarquais pas la même chose en moi et considérais cela comme une faiblesse. « C’est comme un enfant qui n’ose pas montrer sa volonté », pensais-je.

« Ah ! mon amie, me répondit-il, une fois que je me déclarais étonnée de sa faiblesse, peut-on être mécontent de quelque chose quand on est aussi heureux que moi ? C’est plus facile de céder que de courber les autres, je m’en suis convaincu depuis longtemps et il n’y a pas de situation où bon ne puisse être heureux, et nous sommes si bien que je ne puis me fâcher ; pour moi, maintenant il n’y a plus de méchants, il n’y a que des malheureux et des grotesques. Et surtout : le mieux est l’ennemi du bien. Le croirais-tu, quand j’entends la sonnette, quand je reçois une lettre, ou tout simplement quand je m’éveille, je suis tout troublé, troublé à la pensée qu’il faut vivre, que quelque chose changera et que rien ne peut être mieux que maintenant.

Je le croyais mais sans le comprendre, je trouvais tout bien, mais il me semblait que tout devait être précisément ainsi et non autrement et que cela devait arriver, à tous, mais qu’il y avait quelque part encore un autre bonheur, pas plus grand peut-être mais différent.

Deux mois s’écoulèrent ainsi ; l’hiver vint avec le froid et les tourmentes de neige, et moi, malgré sa présence je commençai à me sentir seule, à sentir que la vie se répétait et qu’il n’y avait ni en moi, ni en lui, rien de nouveau et qu’au contraire nous paraissions retourner à l’ancien. Il commença à s’occuper de ses affaires, sans moi, plus qu’auparavant, et de nouveau il me sembla voir en son âme un monde particulier où il ne voulait pas me laisser entrer. Son calme perpétuel m’agaçait. Je ne l’aimais pas moins qu’auparavant, j’étais heureuse de son amour, mais mon amour s’arrêtait et ne grandissait plus, et outre l’amour, un sentiment nouveau, inquiet commençait à se glisser en mon âme. Pour moi, c’était peu d’aimer après avoir éprouvé le bonheur d’aimer pour la première fois. Je désirais le mouvement et non le cours tranquille de la vie. Je voulais des émotions, des dangers et des sacrifices d’amour. J’avais en moi un excédent de forces qui ne savait où s’employer dans notre vie calme. J’étais prise de crises d’ennui que j’essayais de lui cacher comme quelque chose de mauvais, et des heures de tendresse et de gaîté exubérantes qui l’effrayaient. Il remarqua le premier mon état d’esprit et me proposa d’aller nous installer en ville, mais je lui demandai de n’y pas aller, de ne pas changer notre façon de vivre, de ne pas briser notre bonheur. Et en effet, j’étais heureuse, mais j’étais ennuyée de ce que ce bonheur ne me coûtât aucune peine, aucun sacrifice, alors que les forces du travail et du sacrifice me tourmentaient. Je l’aimais et je voyais que j’étais tout pour lui, mais je voulais que tous vissent notre amour, qu’on y mît obstacle, afin de l’aimer malgré tout. Mon esprit et même mon cœur étaient occupés, mais il y avait en moi, un autre sentiment, celui de la jeunesse, du besoin de mouvement qui ne trouvait pas à se satisfaire dans notre vie calme. Pourquoi m’a-t-il dit que nous pourrions aller en ville dès que je le voudrais ? S’il ne m’avait pas dit cela, peut-être aurais-je compris que le sentiment qui m’oppressait n’était que vilaine sottise, que jen étais coupable, que le sacrifice que je cherchais était ici, devant moi, dans la destruction de ce sentiment. L’idée que je ne pouvais échapper à l’ennui qu’en allant à la ville, malgré moi m’obsédait ; et en même temps, de le détacher de tout ce qu’il aimait à cause de moi, cela me faisait honte et me donnait des remords. Et le temps s’écoulait, la neige entourait de plus en plus les murs de la maison et nous étions toujours les mêmes l’un envers l’autre. Et là-bas, quelque part, dans la splendeur et le bruit, se mouvaient, souffraient et se réjouissaient une foule de gens, sans penser à nous, à notre existence qui s’en allait. Le pire pour moi, c’est que je sentais que l’habitude enfermait chaque jour notre vie dans une forme définitive, que notre affection devenait moins libre et se soumettait au cours régulier, indifférent du temps. Le matin nous étions gais, au dîner, respectueux, le soir, tendres : « Faire le bien ! » me disais-je. C’est parfait de faire le bien et de vivre honnêtement, comme il dit, mais pour cela nous aurons encore le temps et il y a quelque chose pourquoi j’ai actuellement des forces. » J’avais besoin d’autre chose, j’avais besoin de la lutte, il fallait que les sentiments nous guidassent dans la vie et non pas que la vie se guidât sur nos sentiments. J’avais le désir de m’approcher avec lui de l’abîme et de lui dire : « Un pas et je me jette là-bas ; un mouvement et je suis perdue », et que lui, pâle, au bord de l’abîme me prit dans ses bras vigoureux, me soulevât au-dessus du gouffre, de sorte que mon cœur cessât de battre, et qu’il m’emportât où il voulait.

Cet état agissait même sur ma santé, et mes nerfs commençaient à se déranger. Un matin, je me sentis pire qu’à l’ordinaire. Il revenait des bureaux de mauvaise humeur, ce qui lui arrivait rarement. Je m’en aperçus aussitôt et lui en demandai le pourquoi. Mais il ne voulait pas me le dire et se débarrassa en disant : « Ça n’en vaut pas la peine ». J’ai su après que le chef de police du district avait fait appeler nos paysans et que, comme il était mal avec mon mari, il exigeait d’eux des choses illégales et les menaçait. Mon mari ne pouvait se contenter de penser que c’était seulement ridicule et pitoyable, il était agacé, et c’est pourquoi il ne voulait pas en causer avec moi. Mais il me sembla qu’il ne le voulait pas parce qu’il me considérait comme une enfant incapable de comprendre ce qui l’occupait. Je me détournai de lui ; je me tus et donnai l’ordre d’appeler pour le thé Maria Minitchna, qui habitait chez nous. Après le thé, que je pris particulièrement vite, j’emmenai Maria Minitchna au divan et commençai à lui dire à haute voix des bêtises quelconques qui n’étaient pas du tout intéressantes pour moi. Il marchait dans la chambre et nous regardait de temps en temps. Ces regards, je ne sais pourquoi, agissaient sur moi de telle façon que je voulais parler encore et encore et même rire. Tout ce que je disais et tout ce que disait Maria Minitchna me semblait drôle. Sans me dire un mot, il s’en alla dans son cabinet et ferma la porte derrière lui. Aussitôt qu’eut disparu le bruit de ses pas, toute ma gaîté s’envola, si bien que Maria Minitchna, étonnée, me demanda ce qui m’était arrivé. Sans lui répondre, je m’assis sur le divan et voulais pleurer. « Eh ! qu’invente-t-il là-bas ? pensais-je, une bêtise quelconque qui lui semble importante, et s’il essaye de me la dire, je lui prouverai que ce sont des sottises. Non, il a besoin de penser que je ne le comprends pas, il lui est nécessaire de m’humilier par son calme majestueux, et d’avoir toujours raison contre moi. C’est pour cela que je m’ennuie, que je sens le vide, que je veux vivre, me mouvoir et non rester à la même place et sentir comment le temps fuit derrière moi. Je veux aller en avant et chaque jour, chaque heure, trouver quelque chose de nouveau, et lui veut s’arrêter et m’arrêter avec lui. Et comme ce lui serait facile ! Pour cela, il ne lui est pas nécessaire de m’amener en ville, il faut seulement être telle que moi, ne pas poser, ne pas se retenir, mais vivre tout simplement. C’est ce qu’il me conseille… et lui n’est pas simple, voilà ! »

Je sentais que les larmes me venaient à la gorge, et j’étais agacée contre lui. Effrayée de cet agacement, j’allai le trouver. Il était assis dans le cabinet et écrivait. Au bruit de mes pas, il se tourna pour un moment, et, indifférent, continua d’écrire. Ce regard ne me plut pas. Au lieu de m’approcher de lui, je m’assis près de la table où il écrivait et, ouvrant un livre, je me mis à le parcourir. Il se détacha de son travail encore une fois, et me jeta un regard.

— Macha, tu es de mauvaise humeur ! me dit-il. Je répondis avec un regard froid qui disait : Il n’y a pas à le demander, que signifie cette amabilité ?

Il hocha la tête et sourit timidement, mais pour la première fois, mon sourire ne répondit pas au sien.

— Qu’as-tu, aujourd’hui ? demandai-je, pourquoi ne me l’as-tu pas dit ?

— Rien, un petit désagrément, répondit-il. Cependant je puis, maintenant, te le raconter. Deux moujiks sont partis en ville…

Mais je ne le laissai pas achever.

— Pourquoi ne me l’as-tu pas raconté pendant le thé, quand je te l’ai demandé ?

— Je t’aurais dit des bêtises ; j’étais alors irrité.

— C’est précisément alors qu’il fallait me le dire.

— Pourquoi ?

— Pourquoi penses-tu que je ne puis jamais t’aider en rien ?

— Comment, je pense ? fit-il en jetant sa plume. Je pense que sans toi je ne puis pas vivre. En tout, non seulement tu m’aides, mais tu fais tout. En voilà des histoires ! dit-il se mettant à rire, je ne vis que par toi. Tout me semble bon, seulement parce que tu es ici, qu’il te faut…

— Oui, je sais, je suis une charmante enfant qu’il faut calmer, dis-je d’un tel ton, qu’étonné il me regarda comme s’il me voyait pour la première fois, je ne veux pas de calme, il y en a bien assez, en toi, trop, ajoutai-je.

— Eh bien ! Voici en quoi consiste l’affaire, commença-t-il en se hâtant de m’interrompre, comme s’il craignait de me laisser tout dire. Comment la jugerais-tu ?

— Maintenant, je ne veux pas, répondis-je, malgré mon désir de l’écouter, mais il m’était agréable de détruire son calme, je ne veux pas jouer à la vie, je veux vivre comme toi.

Sur son visage où tout se reflétait rapidement et avec intensité parut une souffrance et l’attention forcée.

— Je veux vivre en égale avec toi…

Mais je ne pouvais achever, une tristesse trop profonde se lisait sur son visage. Il se tut un moment.

— Mais en quoi ne vis-tu pas comme mon égale ? — dit-il, — parce que c’est moi et non toi qui me débrouille avec le chef de police et les moujiks ivres…

— Non seulement en cela, — dis-je.

— De grâce, comprends-moi, mon amie, — continua-t-il. — Je sais qu’à cause des discussions, il nous arrive des choses très pénibles. J’ai vécu, et je sais cela. Je t’aime et alors je ne puis pas ne pas désirer te débarrasser de ces soucis. Ma vie est en cela, en l’amour pour toi. Alors ne m’empêche pas de vivre ainsi.

— Tu as toujours raison, — dis-je sans le regarder. J’étais irritée de ce que tout en son âme fut clair et calme quand moi je ressentais du dépit et quelque chose comme du repentir.

— Macha ! qu’as-tu ? — dit-il. — Il ne s’agit pas de savoir si j’ai raison, ou si c’est toi, mais de tout autre chose : qu’as-tu contre moi ? Ne parle pas d’un coup, réfléchis et dis-moi tout ce que tu penses, tu es mécontente de moi et sûrement tu as raison, mais laisse-moi comprendre en quoi je suis coupable.

Mais comment pouvais-je lui ouvrir mon âme ?

Ce fait qu’il m’avait comprise si bien, tout d’un coup, que j’étais de nouveau une enfant devant lui, que je ne pouvais rien faire qu’il ne le vît et me prévînt, m’émouvait encore plus.

— Je n’ai rien contre toi, — dis-je — tout simplement je m’ennuie et je ne veux pas m’ennuyer ; mais tu dis qu’il le faut ainsi et de nouveau tu as raison ! — Et je le regardai.

J’avais atteint mon but, son calme disparut, la crainte et l’émotion étaient sur son visage.

— Macha, — fit-il d’une voix basse, émue, — ce ne sont pas des plaisanteries que nous faisons maintenant. C’est notre vie qui se décide. Je te demande de ne rien répondre et de m’écouter. Pourquoi veux-tu me tourmenter ?

Mais je l’interrompis.

— Je sais que tu auras raison, mieux vaut ne pas parler, tu as raison, — dis-je comme si ce n’était pas moi, mais un esprit méchant qui parlait en moi.

— Si tu savais ce que tu fais, — prononça-t-il d’une voix tremblante.

Je me mis à pleurer et me sentis soulagée. Il était assis près de moi et se taisait. J’avais peine pour lui, honte pour moi et du dépit pour ce que je faisais. Je ne le regardais pas. Il me semblait qu’en ce moment il me regardait étonné ou sévère. Je me retournai, un regard doux, tendre, implorant le pardon, était fixé sur moi. Je lui pris la main et lui dis :

— Pardonne-moi. Je ne sais moi-même ce que je disais.

— Oui, mais moi je le sais et tu as dit la vérité.

— Quoi ? — demandai-je.

— Qu’il nous faut partir à Pétersbourg ; ici, pour le moment, nous n’avons rien à faire.

— Comment ?… tu veux ?… — dis-je.

Il m’enlaça et m’embrassa.

— Pardonne-moi, — dit-il, — je suis coupable envers toi.

Ce soir je jouai longtemps pour lui, et il marchait dans la chambre en murmurant quelque chose. Il avait cette habitude et souvent je lui demandais ce qu’il murmurait, et lui, après avoir réfléchi, me disait toujours exactement ce que c’était.

Le plus souvent c’étaient des vers, parfois d’affreuses bêtises, mais telles, qu’après cela, je connaissais son état d’esprit.

— Qu’est-ce que tu murmures aujourd’hui ? — demandai-je.

Il s’arrêta, réfléchit et en souriant me récita deux vers de Lermontov :

«… Et lui, le fou, demande la tempête,
Comme si dans la tempête il y a le calme ! »

— « Non, il est plus qu’un homme, il sait tout, comment ne pas l’aimer ! » pensai-je.

Je me levai, lui pris la main et nous marchâmes ensemble en tâchant de nous mettre au pas.

— Oui ? — demanda-t-il en souriant et me regardant.

— Oui, — chuchotai-je, — et la gaîté nous gagna tous deux ; nos yeux riaient, nous faisions des pas de plus en plus grands, nous montions de plus en plus sur la pointe des pieds, et, du même pas, à la grande indignation de Grigori et à l’étonnement de ma belle-mère qui faisait uue patience dans le salon, nous partîmes à travers toutes les chambres dans la salle à manger ; là nous nous regardâmes, et nous arrêtant, nous éclatâmes de rire.

Deux semaines plus tard, avant les fêtes, nous étions à Pétersbourg.