Le Bonheur (Sully Prudhomme)/La Philosophie antique

Œuvres de Sully Prudhomme, Poésies 1879-1888Alphonse Lemerre, éditeurPoésies 1879-1888 (p. 227-238).


V

LA PHILOSOPHIE ANTIQUE


Comme un fleuve, miroir d’un ciel sans ombre, glisse,
Coulait leur calme vie en un constant délice,
Depuis que leur hymen avait trouvé son nid
Sur cet astre où l’amour donne à ceux qu’il unit.
Avec le seul trésor qui, partagé, se double.
Une félicité renaissante et sans trouble.
Celle qu’avant sa mort Faustus d’en bas rêvait.
Pourtant tout l’homme en lui n’était pas satisfait :
Par moments, une vague et sourde inquiétude,
Le souci de savoir, que nul front fier n’élude,
Le mal de l’inconnu, l’avait déjà hanté ;
Hélas ! il en était maintenant tourmenté.
Pendant que sa compagne à son côté sommeille
Et laisse errer son âme au gré d’un songe, il veille.

Quand la plaine a bruni sous le crêpe du soir.
Que l’ombre y pose enfin son tapis le plus noir.

Qu’en haut, très loin du sol où s’effacent les formes,
D’innombrables points d’or font sentir plus énormes
Les espaces comblés seulement par la nuit,
Quand la vie a cessé son travail et son bruit,
Sous ce grand deuil semé de lointaines lumières,
Perdant le proche appui des choses coutumières.
Seul, devant l’univers qui va s’amplifiant,
L’esprit déconcerté devient moins confiant.
Sans le fard bigarré qui pour l’œil le diapré,
L’Être oppose un refus plus sinistre et plus âpre
A l’interrogatoire anxieux qu’il subit,
Obstinément muet, adjuré sans répit.

Faustus veut, à son tour, au silence du gouffre
Arracher le secret dont, toujours homme, il souffre.

______« Loin du monde cruel et vil
______D’où m’a sauvé la mort, dit-il.
______J’ai passé des heures si douces !
______Les ans, que je ne comptais plus,
______Insensiblement révolus,
______M’emportaient d’un vol sans secousses ;

______« Et sans nulle peine conquis
______Tous les plaisirs les plus exquis
______A mes sens versaient leur ivresse ;
______Les bonheurs les plus délicats
______Offraient, exempts de tous combats,
______A mon cœur aussi leur caresse.


______« Je n’ai fait qu’aimer et sentir.
______Mais sans pouvoir anéantir
______Ma pensée et sa vieille attache ;
______Il couve en ma joie un tourment,
______Car sous l’objet le plus charmant
______Je veux saisir ce qu’il me cache,

______« L’invisible sous les couleurs
______Et l’impalpable sous les fleurs
______Où j’appuie, en songeant, ma tête ;
______Je ne peux plus l’y reposer :
______Si je tends ma bouche au baiser,
______L’inconnu se dresse et m’arrête.

______« Hé bien ! prenons-le corps à corps !
______Que, terrassé par mes efforts.
______Le monstre vaincu me réponde !
______Que, sous le grand masque étoilé,
______Je contemple en Dieu dévoilé
______La cause et la raison du monde ! »

Accoudé sur sa couche et le front dans la main,
Faustus, près de tenter cet assaut surhumain,
Rassemble quelque temps sa force et son courage,
Mais il se sent chétif pour un si haut ouvrage.
Isolé dans le vide, y cherchant des soutiens,
Il réclame leur aide à ses maîtres anciens,
Aux penseurs qui, sur terre, avec la même audace,
Ont regardé le sphinx impénétrable en face,
Et, de l’énigme épris, s’ils n’en ont révélé

Le véritable mot, l’ont du moins épelé !
A travers les splendeurs dont le présent se dore,
Leur gloire obstinément à ses yeux luit encore.
Leurs grands noms sont pareils à des astres lointains
Que le soleil levant n’a pas encore éteints ;
Et, célébrés jadis par des bouches sans nombre,
Bien qu’ils n’aient ébranlé qu’un air épais et sombre,
Ces noms, certes, pourront sur ses lèvres vibrer
Dans l’air d’un paradis sans le déshonorer.
Il tâche d’évoquer, au fond de sa mémoire.
Des systèmes fameux la longue et noble histoire,
Afin d’en recueillir le suc essentiel,
Comme l’abeille emprunte à mille fleurs son miel.
Il voit, sages ou non, sereines ou chagrines.
Dans le passé surgir et tomber ces doctrines
Au souffle de l’esprit qui se porte en avant,
Comme les blés courbés tour à tour par le vent.
Toutes il les recense, épiant l’étincelle,
La lueur ou l’éclair, que chacune recèle ;
Et dans sa veille ardente il prononce à mi-voix
Ces paroles, écho des leçons d’autrefois :
 
« Les penseurs inquiets sont les plus grands des hommes !
Qu’on vante l’or, les blés des cités économes.
Par-dessus tout la Grèce aimait la Vérité !
Milet, Samos, Élée, habitantes des plages,
Vos poètes sont purs comme l’onde, et vos sages
Comme elle sont profonds, et leur témérité
Ouvrit sur l’inconnu de lumineux passages.


« Dans la grande Nature ils entraient éblouis,
Avec ferveur, sans choix, sans art ; leur premier songe
Errait émerveillé, comme la main qui plonge
Dans les trésors confus par l’avare enfouis !
Qu’est-ce que l’Univers ? Il vit : quelle en est l’âme ?
Quel en est l’élément ? L’eau, le souffle, ou la flamme ?
Thalès y perd ses jours, Héraclite en pâlit.
Démocrite en riant a broyé la matière ;
Il livre à deux amours cette immense poussière,
Et le repos y nait d’un incessant conflit.
Phérécyde a crié : « Je ne suis pas une ombre !
« Je sens de l’être en moi pour une éternité. »
Et Pythagore, instruit dans les secrets du nombre.
Recompose le monde en triplant l’unité.
Le Zodiaque énorme à ses oreilles gronde.
Zenon jette l’esprit dans une peur profonde :
Sa raison, malgré lui, le cloue au même point ;
Le cynique en marchant ne le rassure point.
Faisant tomber des sens les mirages multiples,
Parménide, son maître, a déjà pénétré
L’Être unique, le Dieu de ses futurs disciples,
Qu’il a nommé l’esprit ineffable et sacré.
Ces chercheurs étaient grands ; ils se jetaient sans crainte
Au travers de la nuit sans guide ni sentier ;
Ignorant la prière, ils usaient de contrainte.
Et pressant l’Inconnu d’une superbe étreinte,
Pour penser dignement l’embrassaient tout entier.
Ils vouaient leur génie à cette œuvre illusoire ;
Se fiant à lui seul, fiers de se hasarder,

Ils dédaignaient leurs sens, ils ne pouvaient pas croire
Qu’ayant l’intelligence ils dussent regarder.
Mais ils erraient perdus : les essences confuses
Formaient un air subtil où mourait leur flambeau,
Et déjà le sophiste aux misérables ruses
Jouait comme un enfant au bord d’un vieux tombeau.

« Et que faisaient les dieux, pendant que la pensée
Portait sa bouche pâle à sa source épuisée ?
Les dieux régnaient toujours. Indifférents vainqueurs.
Ils s’imposeront même à la fierté romaine,
Car ils n’ont de changeant que leur figure humaine,
Et forts comme la vie ils sont dans tous les cœurs.
C’étaient, comme autrefois, comme au temps d’Hésiode,
Cybèle, le Chaos, le Tartare et l’Amour ;
En dépit des rhéteurs Pégase enlevait l’Ode ;
Pan faisait soupirer sept roseaux tour à tour ;
Et c’était Zeus levant sa droite souveraine,
Foudre au poing, pour servir la justice ou la haine.
Toujours, comme une injure aux martyrs de l’esprit,
Les rayons, les parfums, pour fêter la matière,
Baisaient le torse blanc d’une Aphrodite altière
Dont la divinité s’admire et se sourit.
L’ignorance peuplait tout l’inconnu d’idoles.
Pourtant, comme autrefois, l’esprit voulait savoir,
Et sur le torrent trouble et fuyant des écoles
Flottait comme une épave un immortel espoir.
L’esprit avait gardé l’ambition première
De percer toute l’ombre et d’y tout éclairer.


«  Oh ! que sous un portique inondé de lumière
Aux côtés de Socrate il était bon d’errer !
Il enseignait le beau, sa nature, ses charmes,
Solliciteurs puissants d’inexplicables larmes,
La vertu, la justice, et le bonheur certain.
Car il dépend de l’âme et non pas du Destin.
Ce sage apprend à l’homme à plonger en soi-même ;
Le sophiste le craint, et le disciple l’aime.
Quand son art indulgent par mille adroits circuits
Les avait tour à tour à leur insu conduits
Au piège où sa raison souriante et profonde
Surprenait des rhéteurs la perfide faconde.
Il les interrogeait, et ce qu’il tirait d’eux
Contre l’erreur l’armait de leurs propres aveux.
Le maître en se jouant les éprouvait encore ;
Puis, quand de leur détresse il les vo5’ait rougir,
Il faisait poindre en eux et lentement surgir
Des hautes vérités la merveilleuse aurore.

« Platon va dans la nuit au-devant du matin
Où dans la brume, au ciel, la Vérité se lève.
Et son langage aisé d’un laborieux rêve
En un flot d’ambroisie épanche le butin.
Quand nous déracinons l’odorante verveine,
Que trouvons-nous ? De l’ombre, un terrain brut et noir ;
Telle d’un chaos sombre éclôt, charmante à voir,
Douce à sentir, la fleur de la pensée humaine.
Le réel, humble ébauche, aspire, inachevé :
L’esprit avec Platon vole au temple rêvé,

Vestiaire sacré des formes éternelles.
Où les mondes grossiers ont leurs divins pareils,
Où trône l’Idéal, dont les claires prunelles
Enseignent la splendeur à leurs pâles soleils.
Platon surpris contemple au fond de sa pensée
Le Beau, l’Être sans borne et qui ne peut finir.
Et sent que d’une extase autre part commencée
L’âme apporte à la terre un divin souvenir !

« Pyrrhon passe en doutant, comme une ombre inquiète
Qui se tâte elle-même et ne se trouve pas.

« Aristote au savoir a marqué sa conquête
Et, le premier, l’oblige à monter pas à pas.
Il voit l’univers même, artisan de sa forme,
Sous l’aiguillon du Bien vers le Beau se mouvant,
Sans modèle étranger qui dans l’absolu dorme,
Car son propre idéal tressaille en lui vivant.
Du principe et des fins il règle l’harmonie.
Par un puissant retour de la raison sur soi
Il se rend spectateur de son propre génie,
Il en suspend le vol pour en saisir la loi.
Du vrai monde observant la cause et la structure.
Il laissait aux rêveurs leurs mondes creux et froids ;
Il a surpris la vie au cœur de la Nature,
Il a discipliné les penseurs et les rois !
 
« Ô grand Zénon, patron de ces héros sans nombre
Accoudés sur la Mort comme on s’assied à l’ombre

Et n’offrant qu’au devoir leur pudique amitié,
Tu fus le maître aussi du divin Marc-Aurèle,
Celui dont la douceur triste et surnaturelle
Était faite à la fois de force et de pitié !
Dieu, c’est la Raison même, universelle et stable :
Par la raison tout homme est le parent de Dieu,
Et cette parenté l’égale à son semblable,
Et le respect s’impose entre égaux de haut lieu.
Dans l’acte, c’est vertu que la raison se nomme ;
Le prix de bien agir n’est que d’agir en homme.
La Nature, phénix par soi se consumant,
De son propre bûcher naît éternellement.

« Fidèle à Démocrite, inventeur des atomes,
Épicure des dieux dissipe les fantômes.
Ne pas souffrir, voilà pour lui le vrai bonheur :
L’excès est du plaisir le traître empoisonneur ;
Il préfère le calme à l’ivresse troublante.
Sa tempérance au cœur n’offre que des berceaux.
Il propose la paix de la vie excellente
A ceux dont Aristippe avait fait des pourceaux.
Mais Lucrèce ni lui n’ont compris la merveille
D’un dévoûment qui souffre et se plaît à souffrir.
Épictète est vaincu ; si rien ne la réveille
______La fierté même va périr.

______« Oui, se sont écriés les hommes,
______Le cœur et le cerveau lassés :
______Du jour qui fuit plus économes,

 
______Sachons vivre heureux où nous sommes ;
______On y peut sentir, c’est assez !
 
______« Qu’elle aille n’importe où, la Terre !
______Elle est solide, et l’air est bleu.
______Le plaisir n’est pas un mystère :
______Libre à l’abime de se taire.
______Libre à nous d’ignorer son Dieu !
 
______« Que l’amour voltige et nous baise !
______Poursuivons d’un fouet de raisin
______L’âne du vieux Silène obèse
______Qui, chancelant d’un gai malaise,
______Roule sa tête sur son sein !

______« De la verdure et des sourires !
______Des parfums d’Asie et du vin !
______De beaux esclaves et des lyres !
______Sapho, Sapho, quand tu délires,
______Nous aimons, tout le reste est vain !

______« Que sous mille métamorphoses,
______Changeant de vie et, tour à tour,
______Saveur de miel, odeur de roses,
______Le cœur transporté dans les choses
______Échappe à l’esprit, son vautour !

______« Allons tous, allons nous suspendre
______Aux lèvres de la Volupté,

______Et que la Mort venant nous prendre
______Ne trouve qu’un amas de cendre
______Par son léger souffle emporté ! »

« Et tous s’étaient rués dans les lâches délices.
Ils s’étaient attablés au grand banquet des vices :
Les uns chantaient debout ; les autres hors des lits
Laissaient leurs bras pesants d’un sang épais remplis
Pendre, oubliant le sein des pâles courtisanes.
Les maigres jeunes gens, pris de gaités profanes
Et fous d’ivresse, offraient la fumante boisson
Aux lèvres sans couleur des Marcellus de pierre,
Et sur les piédestaux dansaient, chargeant de lierre
Des fronts qu’avaient ornés le chêne et le gazon.
Soudain, quand la joyeuse et misérable troupe
Ne se soutenait plus pour se passer la coupe.
Une perle y tomba, plus rouge que le vin…
Ils levèrent les yeux : cette sanglante larme
D’un flanc ouvert coulait, et, par un tendre charme,
Allait rouvrir le cœur au sentiment divin.
La coupe de nectar devient l’amer calice,
Le lit voluptueux se transforme en bûcher,
La tunique de fête en un rude cilice ;
Le corps souffre, et l’esprit recommence à chercher. »

Comme à la nuit tombante une ville muette.
Profilant sur le ciel sa noire silhouette,
Ne laisse discerner parmi ses toits fumants
Que les dômes hardis de ses hauts monuments.

Dans l’esprit de Faustus les doctrines insignes
Ont, sauves de l’oubli, dressé leurs grandes lignes
Dominant tout le reste, entassement confus
De rêves où passaient des éclairs entrevus.
Mais il évoque en vain les plus fameux systèmes :
Il n’a pu voir encore, hélas ! dans ceux-là mêmes,
Qu’un stérile chaos de pensers remués,
D’édifices naissants jamais continués.
Il s’arrête au milieu du long pèlerinage
Qu’il fait vers l’inconnu lentement, d’âge en âge,
Et laisse, reconquis par son mol oreiller,
Son front déjà vaincu s’abattre et sommeiller.