Paul Ollendorff (p. 69-83).
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VII


J’allai un matin vers le jardin. C’était déjà l’automne et il y avait un livre sur le banc ; je sus ainsi qu’elle était venue là avant moi. Une feuille morte détachée d’un châtaignier faisait un signet entre les pages. Peut-être elle s’était interrompue de lire à cet endroit. Peut-être, en y glissant la feuille, voulut-elle simplement marquer un passage de la lecture qui l’avait frappée. J’ouvris le livre, je cherchai aussitôt si quelque pensée se rapportait à notre état d’esprit ou à la condition de notre vie. Mais ces lignes étaient sans analogie immédiate avec nous-mêmes : je n’y trouvai que des vérités noblement exprimées, de ces vérités desquelles on peut dire qu’elles sont intérieures, à la joie profonde de les avoir déjà senties en soi comme la paroi divine de l’être ; et toutes disaient la beauté de la vie si elle est vécue pour les choses qu’elle porte surnaturellement en elle. Elles étaient comme de clairs miroirs où l’âme apprenait à se connaître, où elle s’apparaissait à elle-même du fond de ses voiles.

Aucune cependant ne s’appliquait plus particulièrement à nous, bien que toutes eussent un sens qui était encore notre vie. Et je me demandai si ce n’était pas cette feuille morte entre les pages qui renfermait un symbole. Fréda, en l’intercalant dans le livre, en regard des pensées qui exaltaient la haute vie des âmes, en voulut-elle faire un signe pour exprimer qu’il faut toujours en revenir à la mort ? C’eût été alors, cette sèche et nerveuse arborescence au dessin d’une main palmée, comme un fermoir qui à jamais, avec un funèbre emblème, scellait, par-dessus le livre de vie, l’inutilité de l’espérance.

Ma rêverie s’attrista. Ô Fréda, pensais-je, toi seule de nous deux avais donc cessé de croire encore à la vie ? Le ciel nébuleux soudain s’éclaira par-dessus le jardin et toutes les feuilles, à peine damasquinées de rouilleuses fibrures, tenaient encore au grand arbre : il n’en était tombé qu’une, que Fréda avait glissée dans le livre.

La lumière dora l’arbre, les feuilles eurent le bruit joyeux des mains d’une foule. Je ne pensai plus à la mort ; l’espoir, la vie, les forces furent en moi ; et une page resta ouverte d’où quelqu’un, d’un doigt divin, repoussait la feuille morte.

Elle s’envola au vent de la vie, au vent venu des limites du jardin. Je la regardai un instant tournoyer et puis elle ne demeura plus visible. Et je détachai du châtaignier une feuille verte, toute fraîche encore d’été et la plaçai au cœur du bon livre, au trésor des vérités secourables, en signe de jeune immortalité, là même où régna l’autre symbole. Ensuite je m’en allai, pensant qu’elle reviendrait chercher le livre. Et une jeunesse légère circulait en moi.

Cependant, quand je la revis, elle ne me parla pas du livre ; et depuis l’autre fois, nous ne nous étions plus retrouvés ensemble dans le jardin.

Aux heures tièdes, des malades y venaient s’asseoir près d’un bassin où grésillait un jet d’eau : c’était pour eux la terre verte, après la réclusion affligée des salles. Le musical tintement de la girande leur versait une joie de délivrance, un espoir infini de guérison comme s’ils entendaient en eux-mêmes monter toujours plus haut le jet d’eau gracieux, la claire fontaine de vie. N’étais-je pas, moi aussi, un malade blessé aux fibres profondes ? Je n’espérais rien de la vie et j’espérais tout de Fréda : elle était pour moi un jardin bien plus délicieux que celui qui rafraîchissait ces âmes douloureuses. Une source ne cessait de s’y épancher et cette source était ses charités vivantes.

Un jour, comme je m’étais arrêté sous le châtaignier, elle apparut sur la porte. Elle n’était pas seule ; elle soutenait par le bras une jeune femme rongée d’un mal horrible et dont le visage était masqué d’un capuce. Ensemble elles s’avancèrent par les allées ; un soleil pâle bruinait entre les feuilles ; l’air était très doux ; et elles ressemblaient à des ombres. Mais une seule, sous ses voiles, avait l’apparence d’une de ces ombres désolées comme en vit Virgile dans sa descente aux Enfers.

Fréda à pas lents mena sa triste compagne vers le banc ; elle l’assit près d’elle, et je ne sais pourquoi encore une fois elle parut avoir mis entre nous l’image de la mort. Cette femme, en effet, avec sa face dévastée jusqu’à l’os, était bien pareille aux figures dont un goût funèbre décore les anciens tombeaux et qui, sous un pan de draperie soulevée, laissent apercevoir un masque macabre.

Fréda, à côté d’elle, apparaissait la consolatrice, celle qui lève le doigt vers le ciel et annonce les palmes bienheureuses. Jamais je ne compris mieux la beauté fraternelle qui la rendait désirable aux malades comme une urne miraculeuse, le charme inexprimablement secourable de sa présence auprès des lits où, telles de monstrueuses fleurs vénéneuses, suppurait l’infection hideuse des races. Elle se montrait et déjà ils étaient allégés. Ses approches se parfumaient de l’odeur des ardentes roses de sa pitié. Elle portait dans les mains le vase précieux des Saints Chrêmes, apparue devant leurs yeux blêmes comme une sœur des inépuisables miséricordes, comme une des saintes femmes qui se donnent en holocauste aux agonies des malheureux. Et je pensai : Se peut-il que ce soit la même femme que j’ai connue autrefois ? Une grande douleur, une infiniment triste destinée seule a pu faire fleurir la splendeur de telles charités. Mes souffrances à moi ne sont rien à côté de celles qu’elle dut endurer. Et à présent tout limon terrestre s’en est allé, il ne reste plus en elle que la créature spirituelle, dans une beauté de vie accomplie.

Je levai un doigt vers l’arbre, je lui dis :

— Ô Fréda ! toutes les feuilles ne sont pas mortes. Il n’en est tombé qu’une et les autres sont vertes.

Elle ne regarda pas l’arbre, elle comprit le sens mystérieux de mes paroles.

— Oui répondit-elle, l’été est passé, l’ardent et sombre été, et cependant il y a là toujours des feuilles et elles sont encore vertes après tant de temps.

Une émotion délicieuse coula. Elle tenait doucement ses yeux fixés sur les miens. Et je dis encore :

— Chaque feuille est comme une pensée d’espoir dans le grand arbre de vie.

Alors, de dessous le capuce, s’agita le visage supplicié de la femme. Elle écarta le tissu, elle avait gardé la beauté des yeux dans l’impureté du mal, et maintenant elle considérait aussi le châtaignier.

— Ô comme il est vert ! s’écria-t-elle. Je puis le voir encore avant que l’automne ait achevé de le faner. N’est-ce pas un heureux présage pour moi ?

Elle avait la voix mélodieuse du jet d’eau là-bas grésillant sous les feuillages. Et Fréda lui prit la main et dit :

— Il ne faut jamais finir d’espérer, madame.

Cependant, entre les pages du livre, il y avait une feuille morte.

— Ô Fréda ! m’écriai-je, est-ce bien là toute votre pensée ?

Et elle me répondit :

— Il y a toujours une feuille morte qui tombe avant les autres. On ne sait pas pourquoi elle s’est détachée de l’arbre vert. Elle nous parle de ce qui n’est plus. Et ensuite un vent la disperse.

Ainsi nous nous entretenions avec mystère ; et nos paroles avaient un sens perceptible pour nous seuls. La femme était restée perdue dans la contemplation du châtaignier et ne nous entendait pas. Et dans cette minute profonde, nous avions tenu à la fois le passé et l’avenir. Ensuite nous ne nous dîmes plus rien comme si tout eût été dit et que nous fussions demeurés sans force pour épuiser ce qu’elle contenait d’éternel. Fréda, au bout d’un peu de temps, se leva ; toutes deux remontèrent l’allée ; et l’ombre douloureuse, pour avoir vu l’arbre toujours vert, sembla aussi délivrée.

Fréda du seuil me fit un signe d’adieu. Elle n’avait plus le même visage triste et grave : une jeunesse divine, une fraîcheur de vie lui donna tout à coup une beauté inconnue et claire.

— Oh ! me dis-je, c’est bien là le pardon ! C’est bien là l’oubli ! Et son cher visage est à présent celui d’une autre femme qui ne semble pas avoir connu la douleur.