Paul Ollendorff (p. 47-56).
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V


Je repris mon service au bout de quinze jours : on ne s’attendait à me revoir que vers la fin du mois. Fréda vint ; elle resta un instant sans parler ; ses paupières battaient très vite, et elle avait gardé l’aimable et facile rougeur de certaines jeunes femmes ; les roses d’une ardente sensibilité fleurissaient ses joues pour des émois légers. Elles reparurent, elles s’étendirent comme un sang de vie, comme le bruinement de la fontaine intérieure, mais pâlies, devenues les roses languissantes et frêles des derniers jours de l’automne. Je me rappelai qu’elle avait rougi ainsi dans la fraîcheur de son été, à l’âge de ses roses vives, chaque fois qu’en me voyant apparaître sous le soir des lampes chez ses parents, elle avait l’illusion ingénue de croire m’apercevoir pour la première fois.

Cependant ce ne fut pas là un signe de joie comme j’osai l’espérer un instant ; une ombre attristait ses yeux, descendue de la palpitation rapide de ses cils ; et peut-être elle ne se rendit pas compte des sentiments qui l’agitaient.

Je lui pris la main, je lui dis :

— Fréda, je n’aurais pu rester plus longtemps là-bas…

Le son de ma voix dans le grand silence des salles m’effraya ; je fus troublé de l’avoir appelée publiquement par ce nom familier qui était celui dont secrètement je l’évoquais dans mes pensées, dont pendant la solitude de mes vacances, je n’avais pas cessé de me la rendre présente.

Elle eut un léger sursaut, comme si j’avais porté mes mains sur sa personne. Une des deux dames qui étaient près de nous me regarda avec une expression singulière d’étonnement et de confusion, et puis tout à coup baissa les yeux : elle n’eût pas eu une attitude différente si elle nous avait surpris en faute. Mais l’autre dame me sourit ; et je ne savais plus comment réparer mon imprudence.

Je restai entre elles trois inquiet et gauche, avec la sensation d’avoir brisé sous mes pouces un vase fragile d’où une fine essence s’était répandue.

J’appris plus tard que la première ignorait le déchirement de notre vie : elle ne devait jamais pardonner par la suite à ma chère Fréda la beauté de son sacrifice. Mais notre destinée déjà n’était plus inconnue de celle qui resta notre amie et nous garda la constance de son bienveillant et un peu malicieux sourire.

Fréda, au bout d’un petit temps, révéla la présence d’esprit d’une femme qui sait dissimuler sans cesser d’être sincère. Elle se mit à son tour à sourire et leur dit :

— Il n’y a là rien d’étonnant. Le docteur m’a connue quand j’étais encore jeune fille.

Une situation spécieuse se dessina ; j’insistai discrètement :

— Mais oui, Mme  Darbois n’est pas tout à fait une inconnue pour moi.

Un charme de connivence régna, l’aimable jeu d’une entente entre deux personnes qui subtilement voilent sous un badinage léger le secret d’une ancienne douleur. Je croyais encore qu’à la faveur des années, la prescription de l’oubli s’était étendue sur notre vie. L’imprévu de notre rencontre me semblait avoir ajouté au mystère qui recouvrait son passé et le mien.

Fréda, en m’aidant dans mes tristes offices, garda ce jour-là une apparence d’enjouement qui n’était pas dans son caractère. Je la remerciai intérieurement d’avoir ainsi voulu réparer à mes propres yeux l’ennui d’un mouvement inconsidéré. Le ton léger dont elle s’entretint avec moi fut comme un retour à l’âge de la jeune fille heureuse qu’elle avait été quand nous ne connaissions encore que la joie. Cependant nous ne parlions que des choses qui nous entouraient.

— J’ai fait de mon mieux, me dit-elle, pour ne pas trop vous faire regretter de nos malades.

Et doucement elle appuya sur ce possessif qui nous attribuait une communauté dans des maux consolés par un même souci d’humanité fraternelle.

J’entrevis soudain la profondeur du sentiment qui, après les autres liens rompus, me rattachait à elle. Une lumière brilla, éclaira les parties obscures de mon être comme si un homme inconnu m’était né, comme si seulement je commençais à me connaître après une période trouble où je m’étais demeuré ignoré. Quelque chose de plus fort que l’amour nous avait rapprochés et c’était encore de l’amour, mais un amour agrandi de toute la passion souffrante de la créature, de toute la religion divine de la pitié.

Ainsi une beauté nouvelle chez Fréda s’était levée sur l’orgueil de la beauté ancienne. Elle portait entre ses mains la lampe des charités éternelles, et un rayon en était parti qui, venu jusqu’à moi, élucida la connaissance de ce qu’il nous était donné de devenir l’un pour l’autre.

Je remarquai que nos malades la considéraient d’un air de respect attendri, comme si dans leurs souffrances elle leur fût apparue l’étoile même du salut. Ses gestes délicats effeuillaient l’espoir sur leurs visages torturés ; il leur restait aux yeux une clarté après avoir bu dans les siens la lumière secourable qui les emplissait.

— Je voudrais, lui dis-je, qu’ils se souviennent un peu de moi à travers le charme bienfaisant de votre présence.

Elle comprit ma pensée et détourna la tête. Je ne pouvais m’en aller, je prolongeai de plus d’une heure le temps habituel de mon service.

Il me resta la douceur d’avoir communié avec elle dans une joie très haute, dans la céleste sympathie. Mes mains furent parfumées de l’odeur des plaies qu’elle aussi avait touchée.