Paul Ollendorff (p. 95-101).
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IX


Une dernière fois ensuite nous allâmes sous l’arbre. C’était la fin de l’automne ; toutes les feuilles étaient tombées. Et nous nous dîmes sans tristesse :

— Oui, c’est bien ainsi, les feuilles sont tombées. Mais l’arbre vit. Il garde au cœur un trésor de sèves généreuses ; sa vieillesse, comme un jeune renouveau, sera rafraîchie par de jaillissantes sèves.

Ainsi elle et moi, nous devisions depuis l’autre divine minute sur le banc : un flot merveilleux de jeunesse lui montait constamment du cœur aux lèvres. Mais quelquefois, elle ne pouvait trouver de mots pour fixer la beauté de ses sentiments et ses yeux seuls me parlaient. Je suivais dans leur lumière le reflet de ses pensées ; elles s’adaptaient aux miennes ; nous n’aurions pu dire lequel de nous deux les avait conçues d’abord.

Or encore une fois, en évoquant la force d’éternité du grand arbre, elles s’étaient confondues. Nos paroles à notre insu prirent un sens qui pour tous deux se rapportait à la jeune vie qui profondément nous rafraîchissait. Il n’y avait plus de soleil ; les feuilles s’épaississaient molles et denses autour de nos pieds. Soudain une abeille vola, une de ces abeilles virgiliennes, filles de la mort. Fréda ne connaissait pas la fable latine ; mais un nom, un souvenir comme une abeille spirituelle vola à sa bouche. Et ce fut encore l’âme d’un poète, d’un brahme pensif et ébloui, le tendre Michelet de l’Insecte.

— Ah ! me dit-elle, comme il eut raison ! Ce n’est pas l’abeille de la mort, mais de la résurrection !

Le mot élucida toute l’immense ténèbre. D’un élan de son cœur, d’un pressentiment adorable elle dit la conjecture, peut-être la solution véritable. Nos âmes renouvelaient le miracle de penser la même chose, la chose divine montée des sources de l’être.

Fréda ainsi fut confondue à mon acte de foi ; elle m’apparut la communion dans la vie sans arrêt, l’éternité des races. Et la mort s’en alla de nos esprits comme déjà elle s’en était allée de notre vie. Il ne demeura plus que la petite abeille venue sur le tard, aux approches des jours malades de l’hiver et qui, volante entre deux éternités, refaisait avec les germes de la mort la substance de la vie nouvelle.

— La mort, Fréda, lui dis-je, n’existe pas. Et tout renaît, tout est métamorphoses. Le flot pousse le flot vers les rivages d’éternité.

D’intimes effusions montèrent à nos yeux, s’emplirent de la rosée des grandes joies silencieuses. Et l’infini s’était révélé. Elle m’avait abandonné sa main et je la retenais entre les miennes.

Fréda, dans cet instant prophétique, m’apparut très haute et lumineuse, avec des doigts de mystère et qui avaient touché au mystère pour en faire jaillir la connaissance. Elle était comme la vestale qui souffle avec la bouche sur le feu de l’amour et de la vie. Elle fut elle-même le symbole divin du miraculeux recommencement des choses. Et ses mains entre les miennes étaient froides d’affres exquises comme en un départ de l’âme, l’évanouissement de la forme matérielle sur des seuils de clarté. Je ne pensais plus à l’ancienne femme que j’avais connue.

Ce fut la dernière fois que nous allâmes sous l’arbre, car ensuite il vint des jours de pluie ; mais nous portions en nous la sensation d’éternité, nous avions marché devant les autres hommes jusqu’au bout des chemins. Nous avions approché de l’inconnu de nous-mêmes et de la vie. Et une lumière longtemps resta dans nos regards.