Paul Ollendorff (p. 1-13).
II  ►


I


Elle passa droite, aux plis sévères de sa robe noire, portant le tablier des infirmières. Je ne pouvais voir son visage ; sa démarche ne me rappelait aucune démarche connue ; et de son côté, elle ne prenait pas attention à moi. Il venait souvent des dames nouvelles dans cette Maison des douleurs. Mais un peu de temps après, elle repassa encore ; j’étais penché sur l’horrible mal d’un vieillard entré là depuis une semaine. Elle traversa diagonalement la salle et il me sembla que cette fois elle m’avait longuement regardé. Je levai moi-même les yeux. Déjà elle s’était rapprochée de la porte ; je ne vis que la main avec laquelle elle la refermait sur son passage ; et puis je cessai de penser à cela. Je terminai tranquillement le pansement.

Les dames se partageaient entre elles les jours de service : chacune avait son jour qui la ramenait là deux fois la semaine ; elles alternaient ainsi leur part des pénibles corvées de la maison.

Le samedi suivant, elle revint donc et encore une fois elle passa dans la salle. Je fus étonné de ne l’avoir pas reconnue dès le premier jour. Je n’éprouvais pas d’autre sentiment ; je ne croyais pas que je l’aurais jamais revue sous ce tablier d’infirmière.

Cependant nos yeux ne s’étaient pas rencontrés. J’avais détourné les miens ; elle sembla n’avoir fait aucun effort pour ne pas m’apercevoir ; et elle était toujours belle, mais sans l’orgueil de sa beauté ancienne. Ce ne fut qu’après qu’elle eut passé que je m’en voulus de ne pas l’avoir saluée. Vingt ans, je songeais, il y a déjà vingt ans ! Alors aussi j’étais jeune, j’avais dans les veines un sang de passion et de mauvais désir. Et j’enlevai avec calme mes pansements comme s’il n’y avait eu là nulle chose extraordinaire.

Mais la troisième fois qu’elle parut, je me sentis moins maître de moi : j’inclinai à demi la tête sans la regarder ; je ne relevai les yeux qu’au moment où elle ne put plus me voir ; et alors il me vint un mouvement étrange. Je ne sais pas si ce fut du dépit ; non, je ne puis le croire ; je n’avais plus aucun droit sur elle, et néanmoins mes mains tremblaient, je détachai maladroitement le pansement du vieillard. Il cria, elle se retourna et cette fois nous nous étions reconnus.

Il me parut qu’au fond je lui en voulais de son arrivée dans cette maison comme si c’était pour moi qu’elle y fût venue. Je n’étais pas touché de la grande charité fraternelle qui lui faisait assumer un sévère devoir. Ni l’un ni l’autre nous n’étions plus jeunes ; mais j’avais vieilli plus qu’elle. Je ne croyais pas qu’elle eût porté si légèrement les soucis de la vie.

Il arriva qu’elle échangea son jour avec une des dames de l’Œuvre, et ainsi elle entra dans le service d’un autre médecin. Je ne la vis plus pendant près de trois semaines. Quelquefois son nom était prononcé devant moi, son nom de jeune fille comme si le reste n’eût point existé, comme si elle eût toujours été la jeune fille dont elle portait le nom.

Personne ne paraissait se douter qu’il pût exister autre chose dans sa vie. C’était alors en moi une impression singulière qui me faisait souffrir et n’était pas sans charme. Moi aussi, je l’avais longtemps appelée par son nom de jeune fille !

Mme Darbois ne vient donc plus ? demandai-je à l’une de mes aides.

Le nom passa difficilement : j’avais manqué en dire un autre.

— Mais si… Seulement elle a changé son jour.

Je le savais ; j’ignore ce qui me fit poser cette question.

D’abord j’avais mis ce changement sur le compte d’une discrétion bien naturelle : il nous eût été trop pénible à elle comme à moi de nous rencontrer avec assiduité auprès de nos malades. Et puis, avec les jours, ce fut un sentiment différent que je ne m’avouai pas.

Au fond j’étais ennuyé qu’elle parût m’éviter ; je lui aurais serré la main sans arrière-pensée comme après une longue absence, comme après une ancienne querelle pardonnée. Mais non, elle a bien fait, ce serait trop ridicule, protestait la raison en moi.

Aussi simplement qu’elle était partie, elle revint ; celle des dames avec qui elle avait permuté était tombée malade et elle reprenait son service.

— Mais j’y pense, nous dit la directrice en souriant, on ne vous a jamais présentés… Mme Darbois…

Ce nom aussitôt perdit sa douceur ; il me sembla que je me rendais complice d’une outrageante comédie.

Elle parut me voir pour la première fois, leva très vite les paupières, les abaissa dans une inclination légère de la tête ; et elle n’avait rien dit. Je m’aperçus qu’elle devenait très pâle. Je n’étais pas moins troublé qu’elle. Je pensais : Vingt ans… Il y a vingt ans déjà ! Et elle s’en alla, reparut avec une burette d’huile, car je détachais en ce moment un pansement raidi par les suppurations.

Je l’eus ainsi près de moi chaque fois que mon service me ramenait dans la maison.

Elle touchait aux plaies avec des mains merveilleusement légères et secourables : ces belles mains autrefois n’avaient touché qu’aux choses heureuses. Et une odeur triste, l’âcre relent des antiseptiques émanait de sa robe, de ses longs gestes attentifs qui avaient ondulé dans les parfums voluptueux. Je la trouvais bien plus belle à travers la beauté grave de son ministère, dans cet asile de la miséricorde et de la souffrance où elle passait avec la tristesse apitoyée des filles de Dieu. Sa présence avait le don d’apaiser les épouvantables grimaces torturées qui se convulsaient au bord des lits. La pâleur livide des sclérotiques s’avivait aux mansuétudes de ses regards bienfaisants et limpides.

Cependant je ne la traitais pas autrement que mes aides habituelles. À peine nous nous parlions. Je ne lui disais que des paroles qui se rapportaient aux infirmités qui nous entouraient. Une fois elle mit quelque retard à m’apporter un liniment que je lui avais demandé ; j’entrai dans une violente colère ; je lui reprochai son indifférence ; jamais je n’avais parlé aussi rudement aux admirables femmes qui m’assistaient.

Elle ne me répondit pas ; ma gorge se serra ; je restai sans voix pour lui demander pardon ; et ensuite, rentré chez moi, je pleurai longtemps.

Ce fut alors que je commençai à l’appeler en moi-même par un nom plus tendre, comme la première fois que nos mains s’étaient jointes. Et un jour, à force de me le répéter, ce nom d’intimité, ce nom que je n’avais plus le droit de prononcer tout haut, je m’oubliai et lui dis :

— Fréda !

Mes lèvres restèrent tremblantes pour l’avoir laissé échapper ; elle eut un triste sourire ; et je ne sus plus ce que j’avais voulu lui dire.

Je me trouvai soudain très malheureux, dans une grande solitude, abandonné des autres et de moi-même. J’eus de mauvais jours. Personne, l’heure venue, ne sera là pour me fermer les yeux, me disais-je. Jamais, avant ce temps, je n’avais songé à la mort. J’avais bien assez à faire d’y songer pour le compte des autres. Mais la sensation subsista : on me mettait en bière ; je n’avais pas de femme, pas d’enfants ; nulle main pour renouveler les cierges ; et puis des gens que je n’aimais pas, d’envieux collègues arrivaient vanter mes mérites avec des gestes pathétiques au bord de la fosse. Après tout, ne l’avais-je pas voulu ?