A. Le Chevalier (p. 42-45).


PLUS À PLAINDRE QU’À BLAMER.



Une autre variété du Bohême en habit noir est celle de l’amuseur de salons, souvent navrante et cachant plus d’une douleur !

On l’invite, parce qu’il joue du piano, parce qu’il chante la chansonnette, parce qu’il mène bien un cotillon ; en un mot, parce qu’il est un boute-en-train de plaisir et que nos réunions gourmées, empesées, ennuyeuses, manquent de boute-en-train.

Je connais un pauvre et vieil employé de ministère dont toute la jeunesse s’est passée à amuser ainsi le grand monde :

« J’avais une assez jolie voix, me disait-il un jour ; j’étais musicien ; je chantais avec goût ; je pouvais faire ma partie dans un duo, dans un quatuor ; de toute part on m’invitait. J’ai chanté avec des princesses auxquelles, à deux pouces du nez, j’ai dit : « Je t’aime ! » On me grisait d’éloges, On me faisait entrevoir je ne sais quel avenir doré…

« En attendant, tous mes appointements passaient à l’entretien de ma toilette du soir, qu’il fallait irréprochable. J’habitais une mansarde à vingt francs et je dînais… Dieu sait de quelle façon !… Combien de fois même, comme l’homme de Ponsard, me suis-je passé de dîner pour acheter des gants !…

« Ayant toujours eu plus de vanité que d’ambition, mes triomphes éphémères me suffisaient. Je ne cherchai jamais au delà. Jamais l’idée ne me vint de tirer parti de mes connaissances haut placées pour mon avancement dans l’administration.

« Aussi, me voilà toujours employé subalterne ; toujours logé dans ma mansarde — qui coûte quarante francs aujourd’hui !… Mais je n’ai plus de voix, ma verve s’est éteinte ; on me laisse de côté ; et pas un de ceux qui m’accablaient autrefois de poignées de main et de sourires ne daigne maintenant me reconnaître dans la rue, quand je passe… »