Le Bhâgavata Purâna/Livre III/Chapitre 29

Traduction par Eugène Burnouf.
Imprimerie royale (tome 1p. 305-309).
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CHAPITRE XXIX.

LE YOGA DE LA DÉVOTION.


1. Dêvahûti dit : La définition de l’Intelligence et des autres principes, et celle de la Nature et de l’Esprit, définitions qui font connaître d’une manière fondamentale la nature propre de ces éléments,

2. Viennent de m’être données conformément au système Sâm̃khya ; expose-moi maintenant en détail la voie du Yoga de la dévotion, qu’on dit être l’objet de l’énumération des principes.

3. Indique-moi, ô Bhagavat, les diverses routes de l’existence pour ce monde mortel, afin que l’homme puisse s’affranchir d’une manière complète de tout attachement.

4. Expose-moi la nature du Temps, de cette forme du souverain Seigneur, qui n’est autre que toi, toi l’Être supérieur aux êtres les plus élevés, et à cause de qui les hommes pratiquent la vertu.

5. Car tu as apparu comme le soleil du Yoga pour éclairer l’homme aveugle qui croit se trouver dans ce qui n’existe réellement pas, qui sommeille depuis longtemps au sein d’une obscurité profonde, et que fatiguent ses pensées attachées à l’action.

6. Mâitrêya dit : Le grand solitaire ayant accueilli avec joie les belles paroles de sa mère, lui répondit, ému de compassion.

7. Bhagavat dit : Le Yoga de la dévotion, ô ma mère, se divise en autant d’espèces que les hommes prennent de moyens de le pratiquer ; or, les inclinations des hommes sont aussi variées que les natures individuelles avec leurs qualités diverses.

8. L’homme emporté et croyant à la distinction, qui dans des pensées de violence, d’hypocrisie ou d’envie, me témoigne de l’affection, est un être livré aux Ténèbres.

9. L’homme attaché à la distinction, qui songeant aux objets extérieurs, à la gloire ou à la puissance, m’honore en me rendant un culte ou d’autres hommages, est un être livré à la Passion.

10. L’homme également attaché à la distinction, qui dans la vue d’anéantir ses œuvres ou de les diriger vers l’Être suprême, célèbre le sacrifice en se disant : « Le devoir est de sacrifier, » est un être qui participe de la qualité de la Bonté.

11. Le mouvement d’un cœur qui, de même que l’eau du Gange se rend à la mer, est incessamment attiré vers moi, moi l’asile de toutes les âmes, par le seul désir d’entendre le récit de mes qualités,

12. C’est là le signe du pur Yoga de la dévotion au meilleur des Esprits, dévotion désintéressée qui ne se distingue plus de moi.

13. Ceux [qui en sont animés] n’acceptent pas, lors même qu’on le leur offrirait sans qu’ils m’adorassent, le bonheur d’habiter le même monde que moi, d’avoir la même grandeur, d’être en ma présence, d’avoir la même forme et de ne faire qu’un avec moi.

14. C’est là ce qu’on appelle le Yoga de la dévotion. Yoga qui est définitif, et qui aidant l’homme à surmonter les trois qualités, l’unit infailliblement à ma nature.

15. Par l’accomplissement absolu et désintéressé de ce qui forme le devoir propre de chacun, par l’observation irréprochable des cérémonies, par l’absence constante de toute disposition à nuire,

16. Par la vue et le toucher des formes où je réside, par le culte, les louanges et les hommages qu’on leur adresse, par la foi en ma présence au sein des êtres, par la vertu et par le détachement,

17. Par le respect profond que l’on montre aux sages, par la compassion qu’on ressent pour les malheureux, par l’amitié qu’on témoigne à ceux en qui on retrouve les mêmes qualités qu’en soi, et par la pratique des vertus et des devoirs religieux,

18. Par l’attention qu’on prête aux discours relatif à l’Esprit suprême, par la récitation de mon nom, par la rectitude, par le commerce des hommes respectables, par l’absence d’égoïsme,

19. Par toutes ces vertus, dis-je, l’esprit de l’homme qui suit ma loi, s’élevant à l’état de pureté parfaite, n’a qu’à entendre le récit de mes qualités pour se réunir aussitôt à mon essence.

20. Comme une odeur enlevée par le vent du lieu de son origine vient s’emparer de l’odorat, de même l’esprit, qui s’attache au Yoga, arrive à saisir lui-même son essence immuable.

21. Je réside perpétuellement au sein de tous les êtres dont je suis l’âme ; l’homme qui ne sait pas me reconnaître avec ce caractère, n’a que la fausse image de la piété.

22. Celui qui me néglige, moi le souverain Seigneur, moi l’âme de tous les êtres au sein desquels j’habite, pour remplir dans sa folie des devoirs religieux, ne sacrifie que dans la cendre.

23. Le cœur de l’homme égoïste et attaché à la distinction, qui me hait dans le corps d’un autre, et qui a de l’aversion pour les créatures, ne parvient pas à la quiétude.

24. Non, je ne suis pas satisfait, ô ma mère, d’un sacrifice célébré avec les substances les plus diverses, quand celui qui me l’offre méprise les êtres vivants.

25. Que l’homme, tout en accomplissant les œuvres qui lui sont imposées, me rende un culte religieux et d’autres hommages, tant qu’il n’est pas parvenu à me voir dans son cœur, moi le Seigneur suprême qui réside au sein de tous les êtres.

26. Celui qui, attaché à la distinction, aperçoit la moindre différence entre son âme et l’Être suprême, doit redouter de la part de Mrǐtyu, qui n’est autre que moi, le danger le plus terrible.

27. Aussi l’homme doit-il, sans faire aucune distinction, m’honorer, moi qui réside au sein de tous les êtres dont je suis l’âme, par ses offrandes, par ses respects et par son amour.

28. Les êtres qui ont la vie sont supérieurs à ceux qui ne l’ont pas ; ceux qui ont le souffle vital sont supérieurs à ceux qui ont la vie ; ceux qui ont l’intelligence, à ceux qui ont le souffle vital ; ceux qui possèdent des organes des sens, à ceux qui ont l’intelligence.

29. Parmi ceux même qui possèdent des organes, ceux qui ont le sens du goût sont supérieurs à ceux qui ont celui du toucher ; puis viennent ceux qui ont le sens de l’odorat, et au-dessus de ces derniers, ceux qui perçoivent le son.

30. Au-dessus de ces derniers viennent ceux qui perçoivent les diverses formes, ensuite ceux qui ont une double rangée de dents ; parmi ces derniers, ceux qui ont beaucoup de pieds sont supérieurs aux autres ; puis viennent ceux qui ont quatre pieds, et enfin l’homme qui n’en a que deux.

31. Au-dessus de l’homme sont les quatre classes ; parmi elles, la première est celle des Brâhmanes ; parmi les Brâhmanes eux-mêmes, les premiers sont ceux qui connaissent les Vêdas, et entre ces derniers, ceux qui en possèdent le sens,

32. Au-dessus de celui qui possède le sens des Vêdas, vient celui pour lequel ce sens n’a rien de douteux ; au-dessus de ce dernier, celui qui accomplit les œuvres qui lui sont imposées ; puis celui qui, détaché de tout, ne s’inquiète pas du résultat de ses œuvres.

33. Au-dessus de ce dernier est celui qui, après avoir dirigé vers moi toutes ses actions, les conséquences de ses actions et sa propre personne, ne se distingue pas de moi ; car je ne vois pas d’être supérieur à l’homme qui, ayant dirigé son âme vers moi et déposé en moi ses œuvres, n’agit [réellement] plus et ne voit plus que moi en lui-même.

34. Que le sage vénère en son cœur tous ces êtres avec un grand respect, en se disant : « C’est Bhagavat, l’Être suprême, qui y est entré avec l’âme individuelle, portion [de sa substance]. »

35. Je viens de t’exposer, femme vertueuse, le Yoga de la dévotion et le Yoga [de la méditation], ces deux doctrines par lesquelles l’homme parvient également jusqu’à Purucha.

36. Cette forme de Bhagavat qui est Brahma et Paramâtman, forme qui est à la fois l’Être suprême, la Nature, l’Esprit et la Destinée, d’où résultent les conséquences diverses des œuvres,

37. Qui est le divin réceptacle des diverses formes : voilà ce qu’on nomme le Temps, le Temps qui est la terreur des êtres émanés de l’Intelligence, quand ils s’attachent à la distinction.

38. Celui qui après avoir pénétré au sein des créatures, les détruit par d’autres créatures, cet Être dont l’univers est la demeure, et que l’on nomme Vichṇu, le chef suprême du sacrifice, c’est là le Temps, le plus puissant de ceux qui ont l’empire.

39. Il n’y a pour lui ni ami, ni ennemi, ni allié ; toujours vigilant, il saisit l’homme qui ne songe pas à lui, pour mettre un terme à son existence.

40. C’est par crainte du Temps que le vent souffle, pair crainte du Temps que le soleil éclaire, par crainte du Temps qu’Indra verse la pluie, par crainte du Temps que brille la troupe des astres.

41. C’est par crainte du Temps que les rois des forêts, avec les arbrisseaux et les plantes annuelles, se couvrent chacun au temps marqué de fleurs et de fruits.

42. C’est par crainte du Temps que coulent les fleuves, que l’océan ne franchit pas ses limites, que le feu brûle, que la terre avec les montagnes ne s’enfonce pas [dans l’Abîme].

43. C’est par son ordre que l’atmosphère donne aux êtres qui respirent un séjour habitable ; que l’Intelligence développe le monde qui est son corps, et qu’entourent sept enveloppes ;

44. Que les Dêvas, auxquels appartiennent les qualités, se livrent, dans chaque âge, à la création, [à la conservation et à la destruction] de cet univers, eux sous l’empire de qui est le monde mobile et immobile.

45. Voilà quel est le Temps infini et qui met fin à tout, qui est sans commencement et qui fait tout commencer, qui est impérissable, qui produit la créature par la créature, et qui détruit par la mort le Dieu de la destruction.


FIN DU VINGT-NEUVIÈME CHAPITRE AYANT POUR TITRE :
YOGA DE LA DÉVOTION,
DANS LE TROISIÈME LIVRE DU GRAND PURÂṆA,
LE BIENHEUREUX BHÂGAVATA,
RECUEIL INSPIRÉ PAR BRAHMÂ ET COMPOSÉ PAR VYÂSA.