Le Bhâgavata Purâna/Livre III/Chapitre 26

Traduction par Eugène Burnouf.
Imprimerie royale (tome 1p. 287-294).
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CHAPITRE XXVI.

ÉNUMÉRATION DES PRINCIPES.


1. Bhagavat dit : Je vais maintenant t’exposer la définition de chacun des principes ; l’homme qui parvient à en posséder la science est affranchi des qualités de la Nature,

2. Je vais te communiquer la science qui fait connaître l’Esprit, et qui tranche le nœud du cœur, cette science que les sages ont exposée pour assurer à l’homme la béatitude.

3. Purucha, qui est l’Esprit, est sans commencement et sans qualités ; il est supérieur à la Nature ; il rayonne au dedans de lui-même ; il est toute lumière ; il occupe l’univers entier.

4. Cet Être qui pénètre toutes choses, s’est uni de lui-même à la Nature, cette énergie divine, insaisissable [aux sens], dont les qualités forment l’essence, et qui se présentait à lui en se jouant.

5. En voyant la Nature qui, à l’aide des qualités, produisait des créatures variées, semblables à elle-même, l’Esprit s’oublia subitement en ce monde avec celle qui cache la science.

6. C’est ainsi que l’Esprit s’attribue à lui-même la qualité d’agent, tandis que les actions sont faites par les qualités de la Nature, sous la direction d’un autre agent que lui.

7. C’est là le lien de l’Esprit qui est [réellement] inactif et témoin, lien d’où résulte la dépendance et la condition mortelle de cet Être souverain et essentiellement heureux.

8. Les sages ont dit que l’état d’effet, celui de cause et celui d’agent proviennent de la Nature, mais que c’est l’Esprit qui, supérieur à la Nature, jouit du plaisir et de la peine.

9. Dêvahûti dit : Donne-moi, ô le meilleur des Esprits, la définition de la Nature et de l’Esprit, de cette double cause de l’univers. et fais-moi connaître la forme grossière et la forme subtile de ce monde, formes dont la Nature et l’Esprit sont l’essence.

10. Bhagavat dit : La cause première, douée des trois qualités, non développée, éternelle, qui est à la fois ce qui existe comme ce qui n’existe pas [pour nos organes], s’appelle Prakrǐti ; essentiellement privée d’attributs, elle en revêt cependant.

11. On appelle Brahma la série des principes qui procèdent de la cause première au nombre de vingt-quatre, divisés ainsi qu’il suit : cinq, puis cinq,, puis quatre, puis dix.

12. Les grands éléments sont au nombre de cinq : ce sont la terre, l’eau, le feu, le vent, l’éther. Les molécules élémentaires sont en nombre égal : ce sont l’odeur et les autres qualités.

15. Les organes des sens sont au nombre de dix : ce sont les oreilles, la peau, les yeux, la langue, les narines, l’appareil vocal, les mains, les pieds, les organes de la génération, et en dixième lieu, les organes excrétoires.

14. Le cœur, l’Intelligence, la Personnalité, l’esprit, constituent l’organe interne ; cet organe se divise ainsi en quatre facultés, d’après les fonctions qu’on y distingue.

15. Enfin le Temps que j’ai défini l’état de Brahma uni aux qualités [de la Nature qu’il a pénétrée], est compté comme le vingt-cinquième principe.

16. D’autres nomment puissance de Purucha le Temps, qui est une cause de terreur pour l’Esprit livré à l’action, qui, uni à la Nature, est égaré par la Personnalité.

17. Or le Temps, qui est Bhagavat lui-même, ô fille de Manu, est ainsi défini : C’est ce d’où vient le mouvement des qualités, qui sont balancées au sein de la Nature, dans un équilibre parfait, et n’y sont pas distinguées les unes des autres.

18. Bhagavat, c’est celui qui, au moyen de la Mâyâ dont il dispose, réside à la fois tout entier au dedans des êtres, sous la forme de l’Esprit, et en dehors des êtres, sous la forme du Temps.

19. L’Esprit suprême déposa sa semence dans sa matrice [la Nature], dont les qualités étaient agitées par le Destin ; cette matrice produisit le principe de l’Intelligence qui resplendit comme l’or.

20. Manifestant au dehors l’univers qui était [précédemment] rentré dans son sein, ce principe inaltérable [de l’Intelligence], qui est la racine du monde, épuisa par sa splendeur l’obscurité profonde dans laquelle il s’était endormi [au temps de la destruction du monde].

21. La qualité de la Bonté, qui est parfaitement transparente et calme, qui est la forme de Bhagavat, et que l’on a appelée [dans la mythologie] du nom de Vâsudêva, c’est là l’esprit dont le principe de l’Intelligence forme l’essence.

22. La transparence parfaite, l’immutabilité, le calme : c’est ainsi que l’on définit l’esprit d’après les attributs qui lui sont propres ; sa nature ressemble à l’état primitif de l’eau.

23. Du principe de l’Intelligence, né de la semence de Bhagavat et se transformant, sortit la Personnalité qui est triple, et à qui appartient la faculté de l’action.

24. La Personnalité est modifiée, passionnée et obscure ; c’est d’elle, [en tant que possédant ces trois qualités,] que procède la création du cœur, celle des sens et celle des grands éléments.

25. C’est ce principe dont les éléments, les sens et le cœur forment l’essence, que l’on nomme [mythologiquement] Sam̃karchaṇa, le serpent aux cent têtes, ou Ananta, qui est Purucha.

26. Il a pour caractère d’être agent, cause et effet ; on lui donne encore pour attributs le calme, la passion et l’aveuglement.

27. Le principe du cœur est né de la transformation de la Personnalité modifiée ; de la volonté et de la délibération qui appartiennent au cœur procède l’assentiment [donné à l’action].

28. C’est ce principe qu’on désigne [mythologiquement] sous le nom d’Aniruddha, le chef suprême des sens, Aniruddha qui est noir comme un nénuphar d’automne, et que les Yôgins ne parviennent à renfermer dans leur cœur que lentement.

29. De la transformation de la manifestation passionnée de la Personnalité est sorti le principe [qu’on nomme] la faculté de connaître, principe qui est et la connaissance distincte par laquelle [nous] apparaissent les choses, et le guide secourable des sens.

30. Le doute, l’erreur, la certitude, le souvenir, le sommeil : c’est de cette manière que l’on définit la faculté de connaître d’après ses opérations diverses.

31. De la manifestation passionnée [de la Personnalité] sortent également les sens, que l’on divise en organes de l’action et en organes de la connaissance ; car l’énergie de l’action appartient au souffle de vie, et l’énergie de la connaissance à la faculté de connaître.

32. De la manifestation obscure de la Personnalité transformée et mise en action par l’énergie de Bhagavat, procéda la molécule élémentaire du son, et de cette dernière l’éther ; [au son correspond] l’ouïe, qui le perçoit.

33. Le son désigne les choses ; il est la manifestation du principe qui voit [en nous] ; il est la molécule élémentaire de l’éther ; tels sont les caractères que les sages reconnaissent au son.

34. L’éther donne aux êtres l’espace où ils se tiennent ; il est au dedans et au dehors [de toutes choses] ; il est la demeure du souffle de vie, des sens et du cœur ; telle est la définition qu’on donne de l’éther d’après ses fonctions.

35. De l’éther ayant pour molécule élémentaire le son, et transformé par la marche du Temps, naquit l’attribut tangible ; de ce dernier le vent, et la peau qui perçoit l’attribut tangible.

36. Le poli, la rudesse, le froid, le chaud : ce sont là les qualités par lesquelles est perçu l’attribut tangible, qui est aussi la molécule élémentaire du vent.

37. Le vent agite ; il mêle ; il touche ; il dirige [l’ouïe et l’odorat] vers le son et vers les corps [odorants], il est l’âme de tous les sens ; telle est la définition que l’on donne du vent d’après ses effets.

38. Du vent ayant pour molécule élémentaire l’attribut tangible, naquit, par l’action du Destin, la forme, et de celle-ci la lumière, puis la vue qui perçoit la forme.

39. La lumière donne à chaque chose sa figure ; elle est dépendante ; elle est la forme même de l’objet [qu’elle nous montre] ; ce sont là les propriétés essentielles de la lumière, et les fonctions de cet élément qui a pour molécule la forme.

40. La lumière éclaire ; elle mûrit ; elle fait exécuter les actes du boire et du manger ; elle fond la neige ; elle sèche ; elle donne la faim et la soif ; ce sont là les fonctions de la lumière.

41. De la transformation de la lumière ayant pour élément la forme, naquit, par l’action du Destin, la molécule élémentaire de la saveur ; et de celle-ci l’eau, et le goût qui perçoit la saveur.

42. La saveur, qui est une en elle-même, se divise, par suite des modifications qu’éprouvent les substances matérielles, en saveur âpre, douce, amère, piquante et acide.

43. L’eau mouille ; elle se forme en boules ; elle sert aux libations ; elle alimente le souffle vital ; elle désaltère ; elle polit ; elle apaise la chaleur ; elle se renouvelle avec abondance : ce sont là les propriétés de l’eau.

44. De la transformation de l’eau ayant pour molécule élémentaire la saveur, naquit, par faction du Destin, la molécule élémentaire de l’odeur, et de celle-ci la terre ; [à l’odeur correspond] l’odorat qui la perçoit.

45. L’odeur, qui est une en elle-même, se divise, par suite de l’inégale répartition des molécules dont se composent les corps, en odeur mêlée, fétide, agréable, douce, forte et acide.

46. La terre [fournit la matière dont on] fait les images de Brahmâ ; elle repose sur elle-même ; elle soutient tout ; elle est la limite dernière des éléments ; elle est l’origine des qualités qui distinguent les créatures les unes des autres ; telle est la définition que l’on donne de la terre d’après ses propriétés.

47. Ce qui a pour objet la qualité distinctive de l’éther, se nomme l’ouïe ; ce qui a pour objet la qualité distinctive du vent, se nomme le toucher.

48. Ce qui a pour objet la qualité distinctive de la lumière, se nomme la vue ; ce qui a pour objet la qualité distinctive de l’eau, se nomme le goût ; ce qui a pour objet la qualité distinctive de la terre, se nomme l’odorat.

49. La condition de l’élément supérieur se retrouve dans l’élément inférieur en vertu du rapport qui les unit l’un à l’autre, [celui de la cause à l’effet ;] de là vient que les attributs des divers éléments se retrouvent en commun dans la terre.

50. Cependant comme ces sept principes, à commencer par l’Intelligence, restaient séparés les uns des autres [sans s’unir], l’Être qui existe avant l’univers pénétra dans leur sein avec le temps, l’action et les qualités.

51. Ensuite, de ces principes rassemblés et mis en mouvement par cet Être, sortit un œuf privé de sentiment, du sein duquel s’éleva Virâdj, qui est Purucha.

52. Cet œuf, nommé Viçêcha (l’enveloppe matérielle du monde), était environné par l’eau et par les autres éléments, qui s’élevaient en une progression décuple les uns au-dessus des autres, et qui étaient enveloppés à l’extérieur par la Nature ; c’est au sein de cet œuf que s’étend le développement visible des mondes, qui est la forme du bienheureux Hari.

53. Après s’être levé du milieu de cet œuf d’or qui gisait sur l’eau, le grand Dêva, le pénétrant tout entier, pratiqua de nombreuses ouvertures [dans son propre corps].

54. La bouche s’ouvrit d’abord : la voix en sortit, puis, avec la voix, le feu. Les narines s’ouvrirent ensuite, et il en sortit l’odorat, dont l’existence repose sur celle du souffle de vie ;

55. Après l’odorat parut le vent. Les yeux s’ouvrirent : la vue en sortit, et après elle le soleil. Les oreilles s’ouvrirent : l’ouïe en sortit, puis les points de l’horizon.

56. La peau de Virâdj s’ouvrit ; les poils, tels que la barbe [et les cheveux,] en sortirent, ensuite parurent les plantes annuelles. L’organe de la génération s’ouvrit,

57. Et il en sortit la semence, et ensuite les eaux. Les voies excrétoires s’ouvrirent : le souffle expiré en sortit, et de ce dernier, Mrĭtyu qui répand l’épouvante dans le monde.

58. Les mains s’ouvrirent : la force en sortit, et ensuite le Dieu qui resplendit par lui-même (Indra). Les pieds s’ouvrirent : il en sortit la marche, et ensuite Hari.

59. Les veines s’ouvrirent, et le sang se trouva transporté par elles ; les fleuves en sortirent ensuite. Le ventre s’ouvrit :

60. Il en sortit la faim et la soif, et l’océan parut après eux. Le cœur s’ouvrit ensuite : du cœur sortit le sentiment ;

61. Du sentiment sortit la lune. L’Intelligence parut ensuite : le Maître de la parole en sortit. La Personnalité parut, puis Rudra, et enfin l’esprit d’où sortit l’esprit individualisé.

62. Ces êtres divins qui se tenaient debout essayèrent vainement de faire lever Virâdj ; ils rentrèrent donc l’un après l’autre dans les cavités de son corps, afin de le mettre debout.

63. Le feu rentra dans la bouche avec la voix : Virâdj ne se releva pas. Le vent, accompagné de l’odorat, rentra dans les narines : Virâdj ne se releva pas.

64. Le soleil rentra dans les yeux avec la vue : Virâdj ne se releva pas. Les points de l’horizon rentrèrent avec l’ouïe dans les oreilles : Virâdj ne se releva pas.

65. Les plantes annuelles rentrèrent dans la peau avec les poils : Virâdj ne se releva pas. Les eaux rentrèrent dans l’organe de la génération avec la semence : Virâdj ne se releva pas.

66. Mrǐtyu rentra dans les voies excrétoires avec le souffle expiré ; Virâdj ne se releva pas. Indra rentra dans les mains avec la force : Virâdj ne se releva pas.

67. Vichṇu rentra dans les pieds avec la marche : Virâdj ne se releva pas. Les fleuves rentrèrent dans les veines avec le sang : Virâdj ne se releva pas.

68. L’océan rentra dans le ventre avec la faim et la soif : Virâdj ne se releva pas. La lune rentra dans le cœur avec le sentiment : Virâdj ne se releva pas.

69. Brahmâ (le Maître de la parole) rentra dans le cœur avec l’Intelligence : Virâdj ne se releva pas. Rudra y rentra aussi avec la Personnalité : Virâdj ne se releva pas.

70. Mais quand l’esprit individualisé, qui est l’âme humaine. rentra dans le cœur avec l’esprit [portion de Purucha], en ce moment Virâdj, qui est Purucha, se dressa du milieu de l’océan. 71. Celui que l’Intelligence, le cœur, les sens et le souffle de vie ne peuvent relever par leurs seules forces, et qui reste gisant comme un homme endormi, s’il n’intervient lui-même ;

72. Cet Être, qui est l’âme individuelle, doit être reconnu d’une manière distincte dans la personne [humaine], et il faut méditer sur lui avec dévotion, avec une indifférence complète [pour le monde], et avec un esprit exercé au Yoga et éclairé par la science.


FIN DU VINGT-SIXIÈME CHAPITRE, AYANT POUR TITRE :
ÉNUMÉRATION DES PRINCIPES,
DANS LE TROISIÈME LIVRE DU GRAND PURÂṆA,
LE BIENHEUREUX BHÂGAVATA,
RECUEIL INSPIRÉ PAR BRAHMÂ ET COMPOSÉ PAR VYÂSA.