Le Bhâgavata Purâna/Livre II/Chapitre 9

Traduction par Eugène Burnouf.
Imprimerie royale (tome 1p. 141-146).
◄  VIII.
X.  ►

CHAPITRE IX.

ORIGINE DU BHÂGAVATA.


1. Çuka dit : Sans l’Illusion, dont dispose l’Esprit suprême qui est tout intelligence, l’alliance de l’Esprit avec les choses n’aurait pas lieu ; cette alliance n’existe pas plus réellement que celle de l’âme avec les images qu’elle voit en songe.

2. C’est par l’effet des formes nombreuses de Mâyâ, que le principe intelligent paraît revêtu de tant de formes ; c’est parce qu’il se plaît au milieu des qualités, attributs de Mâyâ, qu’il croit au moi et au mien.

3. Et quand, affranchi du trouble de l’ignorance, il se plaît à rentrer dans sa grandeur qui est au-dessus du temps et de Mâyâ, alors il s’y repose, après avoir renoncé à cette double croyance,

4. Or ce qui procure la connaissance de la nature de l’esprit, c’est ce que dit à Brahmâ, en lui montrant sa forme véritable, Bhagavat auquel le Dieu avait adressé son hommage sans arrière-pensée.

5. Brahmâ, le premier des Dêvas, le précepteur suprême des mondes, du haut du siége ou il était assis, réfléchissait à l’œuvre de la création ; mais en vain songeait-il aux moyens de créer l’univere, il ne pouvait se rendre maître de l’objet de ses pensées.

6. Pendant qu’il était livré à ses réflexions, il entendit un jour, sur l’océan, répéter deux fois près de lui un mot de deux lettres, la seizième et la vingt et unième consonne (ta-pa, fais pénitence), mot que l’on appelle la richesse de ceux qui ont renoncé à tout.

7. À peine eut-il entendu ce mot, que désireux de voir qui l’avait prononcé, il porta ses regards sur tous les points de l’horizon, mais il n’aperçut rien autre chose que lui-même ; alors remontant sur son siège et reconnaissant la justesse de cette parole, il se mit à se livrer à la pénitence, comme cela semblait lui être ordonné.

8. Le Dieu dont le regard est fécond, maître de sa respiration, de son cœur et des organes de l’action et de la connaissance, Brahmâ, le plus austère des pénitents, accomplit dans un recueillement profond, pendant mille années divines, une pénitence qui devait produire tous les mondes.

9. Bhagavat, l’objet de sa dévotion, lui montra le monde où il habite, monde supérieur à tout ce qui existe de plus parfait, exempt de chagrin, d’erreur et de trouble, et qui est le sujet des louanges des Dieux qui ont reconnu l’Esprit en eux-mêmes ;

10. Ce monde où n’existent ni les qualités des Ténèbres et de la Passion, ni pelle de la Bonté dans son mélange avec les deux autres, ni la puissance du Temps, ni Mâyâ, ni à plus forte raison les autres imperfections ; ce monde habité par les serviteurs de Hari, que révèrent les Suras et les Asurâs,

11. Ces serviteurs noirs et beaux, ayant des yeux semblables au lotus et des vêtements jaunes, aimables et doués de belles formes, ayant tous quatre bras et des ornements d’or rehaussés de l’éclat de joyaux précieux, brillants de splendeur, ayant la couleur du corail, du lapis-lazuli et des fibres de la tige du lotus, ornés de guirlandes, de diadèmes et de pendants d’oreilles étincelants.

12. Éclairé par les charmes éblouissants des plus belles femmes, ce monde, avec ses lignes de chars resplendissants, montés par de magnanimes personnages, brille de toutes parts comme le ciel avec ses lignes de nuages illuminés par la foudre.

13. C’est là que la belle Çrî, par mille actes de sa toute-puissance, rend aux pieds de celui qui doit être chanté au loin, un culte constant, elle qui, assise dans sa litière autour de laquelle bourdonne l’essaim des esclaves de la saison des fleurs, célèbre les actions de son bien-aimé.

14. C’est dans ce monde que Brahmâ vit le maître des Sâtvats réunis, le maître de la prospérité, du sacrifice, des mondes, le Seigneur suprême, entouré des chefs de ses serviteurs, Sunanda, Nanda, Prabala, Arhaṇa et d’autres ;

15. Accordant à ses esclaves la faveur de sa présence, enivrant de joie les regards de ceux qui contemplaient son visage où brillaient ses yeux bruns embellis par le sourire de la bienveillance, ayant une aigrette, des pendants d’oreilles, quatre bras, un vêtement jaune, et pour ornement, Çrî sur sa poitrine ;

16. Assis sur un trône digne des plus profonds hommages, élevé au-dessus de tous les êtres, environné des énergies au nombre de quatre, seize et cinq, doué des attributs exclusivement propres à sa nature, et en même temps des caractères [moins intimes à lui] qui se retrouvent dans d’autres êtres, se complaisant dans sa propre essence, et maître souverain de toutes choses.

17. L’âme inondée de la joie que lui causait ce spectacle, sentant sur tout son corps le frissonnement du plaisir, les yeux baignés des larmes que lui arrachait l’excès de l’affection, le créateur de l’univers adora le lotus des pieds de Bhagavat, auquel on ne peut parvenir que par la voie de la contemplation profonde.

18. En voyant ainsi incliné devant lui avec respect Brahmâ, le premier chantre inspiré, qui était comblé de joie, et digne de recevoir ses ordres pour la production des créatures, Bhagavat satisfait lui adressa la parole d’une voix embellie par un léger sourire, comme un ami s’adresse à son ami, en lui touchant la main.

19. Bhagavat dit : Je suis complètement satisfait, ô Brahmâ, source des Vêdas, quoique je sois difficile à satisfaire, de la longue pénitence à laquelle tu t’es soumis pour créer, ô chef des Yôgins !

20. Demande-moi la faveur que tu désires, et puisse le bonheur être avec toi ! car je suis le dispensateur des bienfaits ; et les peines, ô Brahmâ, que l’homme se donne pour atteindre à la béatitude, ont pour terme le bonheur de me contempler.

21. Si j’ai éprouvé le désir que tu visses le monde que j’habite, c’est que, te conformant à la parole que tu avais entendue en secret, tu t’es livré à une rude pénitence.

22. C’est moi qui t’ai donné ce conseil au moment où tu étais troublé par la pensée de l’œuvre que tu avais à faire ; car les austérités sont mon cœur, et je suis l’âme des austérités.

23. C’est par les austérités que je crée cet univers, c’est par les austérités que je le détruis ; c’est par les austérités que je soutiens le monde ; les austérités sont mon énergie si difficile à vaincre.

24. Brahmâ dit : Bhagavat ! toi qui résides comme spectateur dans l’intelligence de tous les êtres, certes, avec ta science qu’aucun obstacle n’arrête, tu connais tout ce qu’ils désirent.

25. Je te demande toutefois, et daigne, ô mon maître, exaucer ma prière, je te demande de me faire connaître tes formes, l’une supérieure, l’autre inférieure, ô toi qui, en réalité, n’as pas de forme.

26. Comment, uni à la Mâyâ dont tu disposes, te revêtant de toi-même comme d’une forme pour créer, conserver et détruire l’univers, composé de tes nombreuses énergies,

27. Te joues-tu, ô toi dont la volonté est infaillible, [au milieu de ces apparences,] semblable à l’araignée qui s’enveloppe de sa toile ? vainqueur de Madhu, donne-moi l’intelligence nécessaire pour que je puisse saisir ce mystère.

28. Puissé-je exécuter sans relâche ce que Bhagavat m’aura enseigné, afin qu’au milieu de mes efforts pour créer les êtres, je puisse, par sa faveur, ne pas être l’esclave de mon œuvre !

29. Moi que tu as traité comme un ami traite son ami, ô souverain Seigneur ! puissé-je, pendant que livré sans trouble, et pour te rendre un culte, à la production des créatures, je distribuerai les êtres en classes distinctes, n’éprouver jamais l’ivresse de l’orgueil à la pensée que je suis incréé !

30. Bhagavat dit : Reçois de moi la connaissance de ce que je suis ; cette connaissance la plus mystérieuse de toutes et qui est accompagnée de la science parfaite, je vais te la révéler avec ses secrets et avec les moyens faits pour la procurer.

31. Apprends qui je suis, quelle est ma nature, quels sont ma forme, mes qualités, mes actes, et obtiens ainsi par ma faveur l’intuition claire de mon essence.

32. J’étais, oui, j’étais seul avant la création, et il n’existait rien autre chose que moi, ni ce qui est, ni ce qui n’est pas [pour nos organes], ni le principe élémentaire de cette double existence ; depuis la création, je suis cet univers ; et celui qui doit subsister quand rien n’existera plus, c’est moi.

33. Ce qui passe sans raison pour être dans l’Esprit, comme ce qui passe pour n’y être pas, c’est cela qui est la Mâyâ dont je m’enveloppe ; c’est comme, la réflexion ou l’éclipsé d’un corps lumineux.

34. De même qu’après la création, les grands éléments ont pénétré tout ensemble et n’ont pas pénétré les êtres supérieurs et inférieurs, de même je suis à la fois et je ne suis pas dans ces éléments.

35. Aussi la seule chose que doive chercher à comprendre celui qui désire connaître la nature de l’Esprit, c’est le principe qui, uni aux choses et cependant distinct d’elles, existe partout et toujours.

36. Ainsi, fais de cette vérité l’objet d’une méditation profonde, et l’œuvre de créer des êtres divers dans chaque Kalpa n’aura plus rien qui puisse te troubler.

37. Çûka dit : Après avoir instruit de cette manière le Maître souverain des créatures, Hari, l’Être incréé, déroba sa forme véritable aux regards de Brahmâ qui la contemplait.

38. Joignant les mains pour adorer Hari, dont la forme saisissable à ses organes venait de disparaître, le Dieu, dont la réunion des êtres forme le corps, créa cet univers comme il avait fait précédemment.

39. Le chef des créatures, maître de la loi, ayant en vue le bien des êtres, se livrait, un jour, dans le désir d’atteindre son but, à la pratique de toutes les vertus et de tous les devoirs religieux.

40. Le grand solitaire Nârada, celui de ses enfants qui lui était le plus cher, son fils dévoué, docile, animé du désir de connaître la Mâyâ de Vichṇu, le Maître de l’illusion,

41. Et entièrement dévoué à Bhagavat, faisait, par sa vertu, par sa tendresse et par sa douceur, les délices de son père.

42. Voyant que son père, le grand ancêtre des mondes, était content, le Rĭchi des Dêvas lui demanda ce que toi-même tu me demandes aujourd’hui.

45. L’auteur des créatures, satisfait de son fils, lui exposa ce Bhâgavata Purâṇa qui est distingué par dix caractères propres, et qu’il avait reçu lui-même de Bhagavat.

44. Nârada le transmit à Vyâsa, ce solitaire, ô roi, d’une splendeur incomparable, qui méditait au bord de la Sarasvatî sur le suprême Brahma.

45. Et moi, [en te le communiquant aujourd’hui,] je répondrai à ce que tu m’as demandé quand tu voulais connaître comment cet univers fut produit par Purucha devenu Virâdj, ainsi qu’à tes autres questions, sans en rien omettre.


FIN DU NEUVIÈME CHAPITRE, AYANT POUR TITRE :
ORIGINE DU BHÂGAVATA,
DANS LE DEUXIÈME LIVRE DU GRAND PURÂṆA,
LE BIENHEUREUX BHÂGAVATA,
RECUEIL INSPIRÉ PAR BRAHMÂ ET COMPOSÉ PAR VYÂSA.