Le Bhâgavata Purâna/Livre I/Chapitre 9

Traduction par Eugène Burnouf.
Imprimerie royale (tome 1p. 41-46).
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CHAPITRE IX.

YUDHICHṬHIRA RECOUVRE LE TRÔNE.


SÛTA dit :

1. Ainsi, effrayé du meurtre de ses sujets, et désireux de connaître l’ensemble des devoirs, le roi se rendit à Vinaçana (Kurukchêtra), où était tombé Dêvavrata (Bhîchma).

2. En même temps venaient à sa suite, sur des chars ornés d’or et traînés par de bons chevaux, tous ses frères, puis les Brahmanes Vyâsa, Dhâumya et d’autres,

3. Et Bhagavat avec Dhanam̃djaya sur son char ; au milieu d’eux, le roi [Yudhichṭhira] brillait comme Kuvêra entouré du cortège des Guhyakas.

4. Les fils de Pâṇḍii et leur suite, avec le héros armé du Tchakra, en voyant renversé par terre Bhîchma, semblable à un Dieu tombé du ciel, se prosternèrent à ses pieds.

5. Là se trouvaient réunis, pour voir le héros de la race de Bharata (Bhîchma), tous les Rĭchis des Dêvas, des Brâhmanes et des rois :

6. Parvata, Nârada, Dhâumya, le bienheureux Vâdarâyaṇa, puis Vrĭhadaçva, Bharadvâdja avec ses disciples, le fils de Rêṇukâ (Paraçurâma),

7. Vasichṭha, Indrapramada, Trita, Grĭtsamada, Asita, Kâkchîvat, Gâutama, Atri, Kâuçika et Sudarçana.

8. D’autres pieux solitaires, ô Brâhmane, tels que Brahmarâta (Çuka), y vinrent également, entourés de leurs disciples, ainsi que Kaçyapa, le fils d’Ag̃giras (Vrĭhaspati) et d’autres encore.

9. À la vue de ces saints personnages réunis, Vasûttama (Bhîchma), habile dans la loi et connaissant les divisions du temps et des lieux, les salua avec respect.

10. Il adressa aussi son hommage à Krĭchṇa dont il connaissait la puissance, au maître de l’univers qui résidait dans son propre cœur, mais que la forme trompeuse dont il était revêtu lui montrait assis à ses côtés.

11. Quand les fils de Pâṇḍu, qui s’empressaient autour du héros avec amitié et respect, se furent assis, Bhîchma leur adressa la parole, les yeux obscurcis par les larmes de l’affection.

12. Bhîchma dit : Ô malheur ! ô honte ! Non, vous ne devez pas vivre ainsi dans l’infortune, enfants de Dharma, vous dont Atchyuta, Dharma et le Brâhmane (Vyâsa) sont le refuge.

13. Après la mort de Pâṇḍu, qui possédait beaucoup de chars, Prǐthâ sa femme, restée seule avec des fils en bas âge, souffrit, à cause de vous, bien des chagrins, malheureuse dans ses enfants.

14. Oui, c’est Kâla qui fut la cause de votre infortune, lui qui dispose à son gré du monde et des rois, comme le vent qui pousse les nuages amoncelés ;

15. Lorsque le parti que soutenaient le royal fils de Dharma, le héros armé de la massue (Krĭchṇa), le guerrier au ventre de loup (Bhîma), Ardjuna, l’ami de Krĭchṇa et le possesseur de l’arc Gâṇḍîva, fut obligé de céder.

16. C’est que nul mortel, ô roi, ne pénétra jamais les desseins de cet Être supérieur, ces desseins qui confondent l’intelligence elle-même des chantres inspirés qui s’appliquent à les connaître.

17. Aussi, héros de la race de Bharata, reconnaissant que toutes choses sont soumises au Destin, et te conformant à sa volonté, sois le chef, grand roi, des peuples qui n’ont pas de chef.

18. C’est Bhagavat, l’Esprit, le premier des êtres, Nârâyana lui-même, qui trompant le monde à l’aide de Mâyâ, vit caché parmi les descendants de la race de Vrĭchṇi.

19. Le bienheureux Çiva, Nârada, le Rĭchi des Dêvas, le bienheureux solitaire Kapila, connurent, ô roi des hommes, le mystère de la grandeur de celui

20. Que tu prends pour le fils de ton oncle maternel, que tu aimes, dont tu te crois aimé, du plus dévoué de tes alliés, de celui dont tu as fait, dans ta confiance, ton ministre, ton ambassadeur et ton écuyer.

21. C’est que cet Être qui est l’âme de l’univers, qui voit tout avec la même indifférence, qui est affranchi de la dualité, de l’égoïsme et de toute passion, remplit ces divers rôles, sans que l’égalité de ses sentiments en soit jamais altérée.

22. Et cependant, ô maître des hommes, vois toute sa compassion pour ceux qui lui sont exclusivement dévoués : au moment où je vais rendre le dernier soupir, Krĭchṇa lui-même consent à se montrer à moi.

23. Il est délivré des désirs et des œuvres, le sage appliqué au Yoga qui, au moment d’abandonner ce corps, célèbre d’une voix [mourante] le nom de Krĭchṇa, après avoir déposé en lui son cœur avec dévotion.

24. Qu’il jette donc un regard sur moi, à l’instant où je me sépare de mon corps, le Dieu des Dêvas, aux quatre bras, dont les yeux bruns animés par le sourire de la bienveillance éclairent un visage beau comme le lotus, Bhagavat, la voie de la contemplation !

SÛTA dit :

25. Ainsi parlait le héros couché sur un lit de flèches ; Yudhichaṭhira l’ayant entendu, le pria de lui exposer les différentes espèces de devoirs, pendant que les Rĭchis écouteraient.

26. Les devoirs imposés à l’homme par sa nature, par sa classe, par sa condition, et qui se rapportent au double état de l’homme [l’action et l’inaction], états dont l’un est caractérisé par la passion et l’autre par l’absence de passion ;

27. Les devoirs de l’aumône, les devoirs des rois, les devoirs du salut dans tous leurs détails, les devoirs des femmes, les devoirs qui plaisent à Bhagavat, présentés tantôt d’une manière abrégée, tantôt avec des développements ;

28. Les règles relatives à la vertu, à la richesse, au plaisir, au salut, avec les moyens d’obtenir ces divers biens : tout cela, ô solitaire, fut exposé par Bhîchma d’une manière approfondie, et conformément aux Itihâsas conservés dans les histoires variées.

29. Pendant qu’il enseignait la loi, arriva l’instant désiré par le Yôgin qui dispose à son gré de ses derniers moments, lorsque le soleil dirige sa course vers le nord.

30. Alors le héros, qui avait commandé des milliers de guerriers, retenant sa voix, déposa, sans fermer les yeux, son cœur libre de tout attachement dans le sein de Krĭchṇa, d’Âdipurucha (le premier Esprit), qui se tenait en face de lui, avec quatre bras et couvert de vêtements lumineux de couleur jaune.

31. Délivré de ses maux par cette pieuse confiance, guéri bientôt, par le regard du Dieu, de l’épuisement du combat, soustrait au trouble causé par les mouvements divers des sens, il chanta les louanges de Djanârdana (Vichṇu) en abandonnant son corps.

32. Bhîchma dit : J’ai fixé ma pensée libre de tout désir sur Bhagavat, le héros des Sâtvatas, qui, détaché de la pluralité, se repose dans sa propre béatitude, et qui, quelquefois, s’unit à la Nature pour se livrer à ces jeux d’où naît la succession des êtres.

33. Puissé-je éprouver un amour désintéressé pour l’ami de Vidjaya (Ardjuna) dont les trois mondes aiment le corps noir comme le Tamâla (Xanthocymus pictorius), couvert de purs vêtements dorés comme les rayons du soleil, et le visage aussi beau que le lotus, entouré des boucles d’une épaisse chevelure !

34. Puisse mon âme être en Krĭchṇa, dont la cuirasse resplendissante et dont le corps portaient l’empreinte de mes flèches acérées, alors que, dans le combat, son visage brillait des gouttes de sueur tombées de sa chevelure flottante et jaunie par la poussière que soulevaient les coursiers !

35. Puissé-je éprouver de l’amour pour l’ami de Pârtha (Ardjuna), lui qui, à l’instant où il entendit la voix de son ami, conduisant et arrêtant son char entre les deux armées rivales, destinait à la mort, par son regard, les guerriers défenseurs de son ennemi [Duryôdhana] !

56. Puissé-je éprouver de l’amour pour les pieds de cet Être supérieur, qui, lorsque Ardjuna jetant un regard sur les guerriers placés à la tête de l’armée opposée, se détournait par le sentiment de la faute qu’il allait commettre en tuant des hommes de sa race, dissipa son abattement par la connaissance de ce qu’est l’Esprit !

37. Qu’il soit mon salut, ce Bhagavat, ce Mukunda qui, manquant à sa parole et descendant rapidement à terre pour réaliser ce que j’avais promis moi-même, s’avança portant la roue de son char, dépouillé de son vêtement supérieur, et faisant trembler la terre sous ses pas, comme un lion qui attaque un éléphant,

38. Et qui, blessé par mes flèches acérées, la cuirasse brisée, couvert du sang qui sortait de ses blessures, se précipita violemment contre moi son ennemi, pour me donner la mort, [malgré les efforts que faisait Ardjuna pour me sauver].

39. Puissé-je, au moment où je désire mourir, éprouver de l’amour pour Bhagavat, qui soigne, comme un fils, le char de Vidjaya, porte l’aiguillon, tient les rênes des chevaux, et qui est si admirable par son adresse à conduire un char ; Bhagavat que les guerriers, mourant sur le champ de bataille, n’ont qu’à voir pour se réunir à sa forme !

40. Les bergères dont la démarche gracieuse, les caresses, les agréables sourires, les respects et les regards témoignaient de leur adoration profonde, et qui devinrent éperdues d’amour en représentant ses hauts faits, n’ont-elles pas aussi participé à sa nature ?

41. Celui qui, pendant le sacrifice royal célébré par Yudhichṭhira, au milieu d’une assemblée composée de solitaires et de nobles princes, admiré de tous, obtint les hommages universels, ce Dieu, âme du monde, veut bien aujourd’hui se manifester à mes yeux.

42. Et moi, secouant l’erreur de la distinction, je me réunis à l’Être incréé, qui siégeant dans le cœur de chacune des créatures douées d’un corps, produit spontané [des qualités], n’en est pas pour cela plus multiple que le soleil pour les milliers de regards qui le contemplent.

SÛTA dit :

43. Après avoir ainsi déposé dans Krĭchṇa, dans Bhagavat, dans l’âme universelle, son âme avec sa pensée, sa parole et son regard, le héros, ramenant sa respiration en lui-même, cessa de parler.

44. Quand les guerriers virent que Bhîchma s’était réuni à Brahma, l’Être absolu, tous gardèrent le silence, comme les oiseaux à la chute du jour.

45. Alors retentirent les timbales frappées par les Dêvas et par les hommes ; les plus nobles guerriers poussèrent des acclamations ; une pluie de fleurs tomba du ciel.

46. Yudhichṭhira ayant fait porter au bûcher, pour célébrer ses funérailles, le corps du héros dont l’âme était sauvée, éprouva un instant un chagrin profond.

47. Les solitaires pleins d’allégresse célébraient Krĭchṇa avec ses noms mystérieux ; puis, portant Krĭchṇa dans leur cœur, ils regagnèrent leurs ermitages.

48. Yudhichṭhira étant ensuite parti avec Krĭchṇa pour la ville qui tire son nom de celui de l’éléphant, consola le père [de Duryôdhana] et Gândhârî, qui était plongée dans la douleur.

49. Avec la permission du [vieux] père et l’agrément du fils de Vasudêva, le roi exerça avec justice un pouvoir qu’il tenait de son père et de son aïeul.


FIN DU NEUVIÈME CHAPITRE, AYANT POUR TITRE :

RECOUVREMENT DU ROYAUME PAR YUDHICHṬHIRA,

DE L’ÉPISODE DE PARÎKCHIT, DANS LE PREMIER LIVRE DU GRAND PURÂṆA,

LE BIENHEUREUX BHÂGAVATA,

RECUEIL INSPIRÉ PAR BRAHMÂ ET COMPOSÉ PAR VYÂSA.