Le Bhâgavata Purâna/Livre I/Chapitre 3

Traduction par Eugène Burnouf.
Imprimerie royale (tome 1p. 9-13).
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CHAPITRE III.

MYSTÈRE DES NAISSANCES DE BHAGAVAT.


SÛTA dit :

1. Au commencement, Bhagavat, désireux de créer l’univers, prit la forme de Purucha (l’Esprit et l’Homme-monde), forme composée de seize parties, de Mahat (l’Intelligence), et des autres principes.

2. Pendant qu’il reposait sur l’océan, plongé dans le sommeil de la méditation, de son nombril, comme d’un étang, sortit un lotus, duquel naquit Brahmâ, le chef des architectes de l’univers.

3. La forme de Bhagavat, des membres duquel s’est développée l’étendue des mondes, est pure, énergique ; c’est la Bonté même.

4. Les hommes qui ont un regard pénétrant, voient cette forme merveilleuse qui a des milliers de pieds, de cuisses, de bras, de bouches, des milliers de têtes, d’oreille, d’yeux, de nez, qui est ornée de milliers de diadèmes, de parures et de pendants d’oreilles.

5. C’est là le dépôt, la racine impérissable des diverses incarnations ; des parties produites par des parties de sa substance, sont créés les Dêvas, les hommes et les animaux.

6. C’est cet Être divin qui, commençant par la création où figure Sanatkumâra, se soumit, sous la forme de Brahmâ, à une pénitence rude et non interrompue.

7. Secondement, afin de donner l’existence à ce monde, ce Dieu, chef du sacrifice, revêtit la forme d’un sanglier pour retirer la terre des profondeurs de l’Abîme où elle était tombée.

8. Troisièmement, se livrant à la création des Rǐchis, et prenant le titre de Rǐchi des Dévas, il révéla le Tantra des Sâtvats, par lequel ceux qui se livrent à l’action apprennent à s’en rendre indépendants.

9. Quatrièmement, créant pour Dharma une autre portion de lui-même, il naquit sous le nom des Rĭchis Nara et Nârâyana, et accomplit une rude mortification, propre à donner le repos à l’âme.

10. Cinquièmement, sous le nom de Kapila, chef des Siddhas (Bienheureux), il révéla au Brahmane Âsuri la doctrine Sâm̃khya, où se trouve démontré l’ensemble des principes, et qui s’était perdue dans le cours des temps.

11. Sixièmement, choisi par Atri pour être son fils, et obtenu par Anasûyâ, il communiqua la connaissance de l’Esprit à Prahrâda, Alarka, et aux autres sages.

12. Septièmement, il naquit de Rutchi et d’Akûti sous le nom de Yadjna ; et avec les Yâmas et les autres troupes des Suras, il régna sur le Manvantara, nommé Svâyambhuva.

13. Huitièmement, fils de Nâbhi et de Mêrudêvî, le Dieu dont la force est immense montra aux justes la voie révérée par les hommes de tous les ordres.

14. Neuvièmement, sollicité par les Rǐchis, il prit le corps de Prĭthu, et fit sortir de la terre, ô Brahmanes, les herbes bienfaisantes ; aussi cette incarnation est-elle particulièrement aimable.

15. Ensuite, après le débordement des eaux qui suivit le Manvantara de Tchâkchucha, il revêtit la forme d’un poisson ; et, faisant de la terre un vaisseau, il sauva le Manu Vâivasvata.

16. Onzièmement, pendant que les Suras et les Asuras agitaient l’océan, l’Être suprême prit la forme d’une tortue, et soutint sur son dos la montagne dont ils se servaient pour remuer la mer.

17. Douzièmement et treizièmement, il s’incarna en Dhanvantari, et fit boire aux Suras l’ambroisie, pendant que, sous la figure d’une femme enchanteresse, il répandait le trouble parmi les Asuras.

18. Quatorzièmement, sous la forme d’un homme-lion, il mit en pièces le puissant chef des Dâityas qu’il avait placé sur sa cuisse, lui déchirant la poitrine avec ses ongles, aussi facilement qu’un couteau tranche un brin d’herbe.

19. Quinzièmement, sous la figure d’un nain, il se rendit au sacrifice de Bali, ne demandant que l’étendue de trois pas, mais voulant [en réalité] s’emparer des trois mondes.

20. Seizièmement, voyant que les rois tyrannisaient les Brâhmanes, dans sa fureur, il purgea vingt et une fois la terre de la race des Kchattriyas.

21. Dix-septièmement, fils de Satyavatî et de Parâçara, voyant que les hommes avaient peu d’intelligence, il divisa en rameaux l’arbre du Vêda.

22. Ensuite, prenant le rôle de Dieu des hommes (de roi), dans le désir d’être utile aux Suras, il accomplit plusieurs actions héroïques, telle que celle de jeter un pont sur l’océan.

23. Dans la dix-neuvième et dans la vingtième incarnation, naissant deux fois parmi les Vrĭchṇis, sous les noms de Râma (Balarâma) et de Krĭchna, Bhagavat débarrassa la terre du fardeau qui l’accablait.

24. Enfin, dans le cours de l’âge Kali, voulant troubler les ennemis des Suras, il naîtra parmi les Kîkaṭas, sous le nom de Buddha, fils d’Añdjana.

25. Et lorsque, vers le crépuscule de ce Yuga, les rois ne seront plus que des brigands, le maître du monde naîtra de Vichṇuyaças, sous le nom de Kalki.

26. Sages Brâhmanes, les incarnations de Hari, trésor de Bonté, sont sans nombre, comme les mille canaux qui sortent d’un lac inépuisable.

27. Les Rĭchis, les Manus, les Dêvas, les fils des Manus et les Pradjâpatis (les Chefs des créatures), tous brillants de splendeur, sont tous des manifestations de portions diverses de Hari lui-même.

28. Ces êtres ne sont que des manifestations de parties détachées des portions de l’Esprit ; Krîchna seul est Bhagavat tout entier ; mais toutes ces manifestations sont destinées, dans chaque Yuga, à consoler le monde opprimé par les ennemis d’Indra.

29. L’homme pieux qui répète soir et matin avec dévotion le mystère des naissances de Bhagavat, est délivré des maux de ce monde.

30. Oui, c’est par les qualités de Mâyâ, qui sont l’Intelligence et les autres principes, qu’est produite dans l’âme cette forme de Bhagavât, qui n’a pas de forme réelle, qui est tout esprit.

31. De même que pour les ignorants la masse des nuages appartient au ciel ou la poussière terrestre au vent, ainsi c’est à ce qui voit (l’esprit) qu’ils attribuent la condition de ce qui est visible (le corps).

32. Quant à l’autre forme différente de celle-là, forme insaisissable parce qu’elle résulte de la réunion des qualités non encore organisées, [et] que sa substance échappe à la vue et à l’ouïe, c’est l’âme individuelle qui renaît en ce monde.

33. Or quand ces deux formes, celle qui existe comme celle qui n’existe pas [pour nos organes], ces formes que l’ignorance crée au sein de l’Esprit, ont été niées par la science, qui reconnaît ce qu’elles sont, c’est alors que l’on voit Brahma.

34. Que l’action de la divine Mâyâ, ce désir de la souveraine intelligence, vienne à s’arrêter, voilà, disent les sages, un homme parvenu au comble de la perfection ; il resplendit de la grandeur suprême, devenue la sienne.

35. C’est ainsi que les chantres inspirés décrivirent jadis les naissances et les actions de celui qui réellement n’agit pas et qui n’est pas né, du souverain des cœurs, mystères révélés des Vêdas.

36. Oui, cet être dont les manifestations ne sont pas un jeu inutile, crée, conserve et détruit cet univers, mais il n’y est pas enchaîné. Indépendant au sein des créatures où il est renfermé, il perçoit les diverses impressions qui s’adressent à chacun des six sens, dont il est le maître.

37. Ce n’est pas l’homme, avec sa raison imparfaite, qui peut, à l’aide du raisonnement, comprendre le tissu des noms et des formes que déroulent la parole et la pensée du Créateur ; l’homme est comme un ignorant qui assiste à une représentation dramatique.

38. Mais il connaît la voie du Créateur suprême, dont l’énergie est infinie, dont la main porte le Tchakra, celui qui, avec une dévotion constante et sincère, adore le lotus parfumé de ses pieds.

39. Aussi les sages sont-ils heureux, accomplis, lorsque, comme vous, ils dirigent exclusivement l’exercice de leur intelligence vers le fils de Vasudêva, le souverain de tous les mondes, s’affranchissant ainsi de la loi terrible de la renaissance.

40. C’est le bienheureux Rǐchi (Vyâsa) qui a composé ce Bhâgavata Purâṇa, égal aux Vêdas, et contenant les histoires de celui dont la gloire est excellente. Il a fait pour le bonheur du monde cette œuvre grande, fortunée, qui donne le salut.

41. Vyâsa communiqua au chef des sages maîtres d’eux-mêmes, à Çuka, cette composition formée de l’essence de ce qui est contenu dans chacun des Védas et des Itihâsas.

42. Çuka la fit entendre au grand roi Parîkchit, au moment où, entouré des premiers Rǐchis, il se livrait, au bord du Gange, à son dernier jeûne.

43. Ce fut lorsque Krǐchna, avec la loi, la science et les autres vertus, eut regagné sa demeure, que ce soleil des Purâṇas se leva dans l’âge Kali pour les hommes privés de lumières.

44. C’est là que, pendant le récit de ce glorieux Rǐchi des Brâhmanes, admis par sa faveur [à l’entendre], j’en ai eu connaissance ; et maintenant je vais vous le raconter, ô Brâhmanes, tel que je l’ai lu, et selon les forces de mon intelligence.


FIN DU TROISIÈME CHAPITRE, AYANT POUR TITRE :

MYSTÈRE DES NAISSANCES, DE L’ÉPISODE DE LA FORET NÂIMICHA, DANS LE PREMIER LIVRE DU GRAND PURÂṆA, LE BIENHEUREUX BHAGAVATA, RECUEIL INSPIRÉ PAR BRAHMÂ ET COMPOSÉ PAR VYÂSA.