Oronte ayant desir de faire un festin solemnel aux plus gentils bergers qui furent jamais en Brie, avoit faict dresser une longue table sous un berceau de son jardin pour les mieux traicter à la pastoralle. On fut tout estonné de voir qu’il estoit vestu en berger, et quelques gens de sa maison aussi. Lysis en fut si content qu’il les alla embrasser tous avec une joye extreme : mais il fut bien plus ravy lors qu’il vid venir Floride, Leonor, et Angelique avec des habits blancs, à la façon des bergeres. Il leur dit qu’il ne croyoit plus estre jamais miserable, puis qu’il avoit eu le bon heur de voir de si parfaites personnes eslire le genre de vie qu’il avoit choisi pour soy. Toutesfois il ne se put tenir de rompre son compliment pour demander où estoit la belle Charite. Il ne faut point que nous vous celions la verité, dit Angelique ; vostre Charite a esté si glorieuse qu’elle n’a voulu ny changer de condition ny d’habit, quelque supplication que nous luy en ayons faite. Elle à pris nos persuasions pour des importunitez, et nous a en fin obligees à la quereller, si bien qu’elle à juré qu’elle ne viendroit point avec nous ny d’une façon ny d’autre. Lysis crut cecy fermement, encore que ce ne fust qu’une mocquerie, car si Charite ne paroissoit point, c’estoit que n’estant que servante elle ne mangeoit pas à la table où estoit sa maistresse. Faut-il que cette compagnie demeure imparfaite, s’escria l’amoureux berger, Charite ne quitera t’elle jamais cette humeur severe qui la fait tousjours tenir loin des autres ? Angelique voyant que Lysis commençoit à s’affliger envoya chercher Charite, mais elle ne voulut pas se monstrer, et Lisette l’ayant esté trouver elle se tint avec elle. L’on ne laissoit pas donc d’estre quasi en deliberation de se mettre à table et tout sur le champ, voyla deux bergers inconnus qui arrivent. C’estoit deux gentils hommes de la connoissance d’Oronte qu’il avoit fait deguiser, lesquels ayans demande ou estoit Lysis l’on leur monstra celuy qu’ils cherchoient. Ils le salüerent courtoisement, et le plus âgé des deux parla ainsi. Illustre berger, nous avons esté envoyez vers vous de la part de plusieurs personnes de marque qui ayant veu la lettre et l’affiche que vous avez envoyé à Paris, ont eu un desir extreme de vous venir trouver pour aprendre de vous cet art admirable de devenir heureux ; ils sont plus de deux cent tant garçons que filles, en deliberation de venir prendre icy l’habit de berger. Pour nous nous l’avons desja pris afin de ne paroistre devant vous qu’en habit decent en faisant nostre ambassade. La charge que l’on nous à donnee, est de vous offrir le service de nos compagnons, et de vous asseurer qu’il s’en viendront vers vous des aussi tost qu’ils seront asseurez que vous leur ferez une reception telle qu’ils meritent. Ils fussent desja venus icy eux mesmes, n’eust esté qu’ils ont considere qu’il y a beaucoup de tromperie dans le monde, et qu’il se pouvoit bien faire que quelques imposteurs eussent fait l’affiche au lieu de vous. Lysis estant ayse au possible de cette legation respondit ainsi aux ambassadeurs. Gentils bergers, je ne puis desaprouver l’intention de nos braves pasteurs parisiens. Ils n’ont pas mal fait de vous envoyer icy pour voir s’il estoit vray qu’il y eust un berger Lysis qui eust entrepris de rendre au monde sa felicité premiere. Vous verrez ce que je sçay, et estant venus tout à propos en cette belle compagnie, vous y gousterez de nos plaisirs pour en faire apres un fidelle raport à vos compagnons. Le berger ayant dit cecy chacun fit des interrogations aux ambassadeurs. L’un leur demandoit les noms des plus illustres bergers parisiens ; l’autre vouloit sçavoir comment ils avoient pû trouver Lysis qui n’avoit pas couché chez Bertrand la nuict passee. Ils respondirent à tout le mieux qu’ils purent, et cependant Anselme et Montenor arriverent.

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L’on n’attendoit plus qu’apres vous, leur dit Lysis, mais vous ne venez pas avec un habit qui me soit agreable. Voulez vous ressembler à ce Clarimond qui est si obstiné en ce qu’il croid, qu’il penseroit estre des-honoré s’il s’estoit habillé en berger ? Anselme et Montenor voyans alors qu’Oronte et plusieurs autres estoient habillez en bergers, furent marris de ne l’estre point aussi, afin que ce ne fussent point eux qui aportassent de l’inegalité en l’assemblee. Toutesfois ils n’en firent point d’excuse, et s’amuserent à apprendre la nouvelle de l’ambassade que Lysis venoit de recevoir. Au mesme temps un de ces parisiens qui se faisoit appeller Silvian, oyant nommer Clarimond par plusieurs fois, luy demanda devant tout le monde, estes vous ce Clar imond dont j’ay tant ouy parler en nostre ville, et qui a faict un petit livre intitulé le banquet des dieux, lequel court par tout escrit a la main ? Je suis l’autheur de ce livre sans doute, respondit Clarimond, je ne veux point desavoüer mon ouvrage. Ha ! Dieu que j’ay de nouvelles à vous dire ; poursuivit Silvian, il faut que vous sçachiez que le banquet des dieux et quelques autres pieces que vous avez faites qui taxent les escrivains, vous ont acquis tant d’ennemis que je ne m’imaginois pas de vous trouver encore en vie. L’un vous menace de vous battre, l’autre de vous tuer ; il y en a qui sont en branle de vendre leur meilleur manteau afin d’avoir de l’argent pour donner à des assassins, et quand à ceux qui sont dans la cour ils s’asseurent sur l’autorité de leurs maistres, et croyent que par leur moyen ils vous pourront ruiner entierement. Clarimond ne connoissoit point Silvian ny son compagnon Menelas, qui jura que tout ce que l’autre disoit estoit veritable. Il ne sçavoit s’il les devoit croire : mais quoy qu’il en fut, n’y ayant rien en cela qui le pust esmouvoir, il respondit ainsi froidement. Vous venez de bien loing m’apprendre des choses que je sçavois des-ja, je me doutois bien que ce que j’ay dit me feroit hayr de ceux contre qui j’ay parlé. Il ne faloit pas estre grand devin pour juger cela, et il faut que vous sçachiez qu’il ne m’est rien arrivé que je n’aye desiré. Il vaut mieux estre hay des sots et des impertinens que d’estre aymé d’eux, car pour leur complaire il faudroit leur estre semblable, ce que j’eviteray le plus qu’il me sera possible. Au reste pour leurs menaces elles ne m’estonnent point : car je ne m’estime pas moins puissant qu’eux et au pis aller quand leur hayne seroit mortelle, je sçay bien le moyen de les apaiser. Que je leur donne une fois à disner, et que je leur face boire du meilleur les voyla mes amys intimes. Ce sont des escrivains mercenaires, des piliers de cabaret, des escorniffleurs de bonnes tables, et des bouffons infames qui sont à qui plus leur donne. Je voudrois bien pouvoir parler à quelqu’un de leur bande en presence de si braves gens comme il y en a icy, vous verriez comme

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je les rendrois confus. Mais dites moy, n’ont ils point envie de se faire bergers suivant la priere que Lysis leur en à faite ? Ils ont leu sa lettre attentivement, respondit Silvian, mais ils ont dit qu’elle estoit de vostre stile, et se mocquant de vostre invention n’ont pas voulu croire qu’il y eust un berger Lysis au monde. Comment ceux qui me devroient respecter me mesprisent ? Interrompit Lysis, quoy les poëtes et les romanistes dont je voulois faire valoir le mestier me meconnoissent ? Où pourront ils trouves un meilleur suport que moy ? Envers qui est ce qu’ils auront plus de credit ? Ha ! J’abandonne la protection de leurs personnes, quoy que j’embrasse tousjours celle de leur doctrine, et puisque Clarimond à deliberé de disputer contre eux, je luy en donne toute permission. Je voudrois qu’ils se fussent desja rencontrez pour avoir le plaisir de leurs controverses. Ne vous mettez point en colere, je vous prie, s’en vint dire alors Oronte à Lysis, voyla mes valets qui aportent la viande, elle se refroidira cependant que vostre esprit s’eschauffe. Ayant dit cecy il fit laver les mains à tout le monde, et donna à chacun sa place selon la qualité qu’il pretendoit, sans oublier le seigneur Carmelin. Lysis voulant donner bonne opinion de soy, a Silvian et à Menelas, et leur faire croire que la vie qu’il menoit estoit fort douce, avoit quité une partie de sa tristesse, et s’imaginoit que par ce moyen ils ne diroient rien de luy à leurs amys qui ne fust à son avantage. Il ne fut pas des derniers à faire la guerre à Clarimond touchant les menaces des escrivains du temps, et Clarimond voyant que chacun se mesloit de le gausser là dessus, repartit de cette sorte. Il faut que je vous avoüe que je n’ay pas beaucoup gaigné envers nos poëtastres en leur remonstrant leurs sottises, car ils sont si opiniastres que l’on ne leur peut faire voir la verité, et je n’ay rien fait autre chose que d’irriter des fous contre lesquels il n’y à pas beaucoup de gloire à disputer. Toutefois ma peine n’est pas perdue, puisque j’ay trouvé en leur langue ce mouvement perpetuel que plusieurs philosophes ont tant cherché, et que j’ay connu que dans leur cerveau estoit ce vuide que plusieurs ont estimé impossible en la nature. Outre cela j’ay obligé les honestes gens qui sont bien aises de voir que je leur ayde à sortir de l’erreur où des ignorans taschoient de les mettre. Pour ce qui est de la crainte que l’on s’efforce de me donner, me remonstrant que j’ay affaire à des gens qui ont moins à perdre que moy, et qui font des affronts à tous ceux qu’ils hayssent, je vous respons qu’il est impossible de me toucher de ce costé là, car je ne croy pas que quand ils m’auroient attaqué, cela pust nuire d’avantage à ma reputation que si l’un de ces insensez qui vont par Paris m’estoit venu quereller, et pour leurs injures elles ne m’affligent non plus que le braire d’un asne. Clarimond alloit dire beaucoup

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d’autres choses au mespris de ses ennemys, lors qu’Oronte l’interrompit, luy disant qu’il ne faloit plus parler de querelles, et que c’estoit troubler la tranquillité de leur vie pastoralle. La compagnie commença donc à se resjouir tout à faict, et Lysis s’amusant à considerer la diversité des viandes, dit à Oronte, je pense gentil berger que tu as envie de saouler nos yeux aussi bien que nostre estomach. La pluspart des oyseaux que je voy sur cette table me semblent estre encore vivans. Je croy plustost qu’ils sont prests à manger, qu’à estre mangez. Pour ceux qui sont dans des saulses où dans des potages, il m’est avis qu’ils y nagent comme dans des estangs, et quant aux autres qui sont ailleurs, je les trouve encore si gays que je crains qu’i ls ne s’envolent de dessus nostre table. Afin d’empescher cettui-cy de s’envoler, dit Oronte, en coupant quelque piece, voila une aisle que je luy rogne, et que je vous offre. Lysis accepta ce present, et ayant veu de meilleures choses en un endroit où il ne pouvoit attaindre, il dit librement, je me connoy un peu au vol des oyseaux ; j’ay apris le mestier des augures romains. Tous ces oyseaux vulgaires qui sont devant moy me semblent malencontreux : mais si ceux que je voy plus loin pouvoient passer par icy, j’aurois de bons presages pour toutes mes affaires. Le presage ne vaudra rien si l’on les faict voler vers vous, repartit Clarimond, car il faut que cela se fasse par hazard, et non pas de propos delibere. Il n’importe, dit Oronte, que nostre devin fasse comme il l’entend, et en achevant ces paroles, il envoya de bons morceaux vers Lysis, admirant l’invention dont il s’estoit servy pour les avoir, mais l’amoureux berger se monstra si honneste qu’il les refusa, disant que s’il les avoit demandez, ce n’estoit que par risee, et pour esprouver ce que l’on luy respondroit, et qu’au reste il n’estoit pas si incivil que de paroistre gourmand devant une si belle assemblee, luy qui faisoit sa principale nourriture de pensees amoureuses. Apres cecy il ne laissa pas de manger de tout, et cependant Oronte incita tous les bergers à boire les uns aux autres. Ne beuvons nous point à l’honneur de nos maistresses, dit Philiris, n’avallerons nous pas autant de verres de vin qu’il y a de lettres en leur nom ? Je ne manque jamais à boire au nom de Charite, encore que je n’en parle point, repartit Lysis, l’invention que tu nous donnes ne m’est pas nouvelle. J’ay desja beu trois fois au nom des trois premieres lettres du plus beau mot que l’on puisse prononcer. Personne n’en a rien veu, reprit Philiris, ç’a esté en cachettes, recommencez le jeu avec moy. Tu n’y entens pas finesse, dit Lysis, apren que si je recommençois, je ferois une grande faute, parce que les verres de vin que j’ay beus devroient tousjours estre comptez, et qu’estant mis avec ceux que je bevrois avec toi par cy apres, cela composeroit un nombre plus grand que celuy des lettres du nom de Charite, tellement

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que je contrevien drois au vœu que j’ay fait il y a long-temps de faire tout au nombre de sept. Ainsi le berger Lysis fit connoistre que rien ne luy pouvoit faire quitter ses premiers desseins, de sorte que les autres faisans bande à part, luy permirent de se traiter à sa fantaisie. Pour Carmelin, chacun beuvoit à luy, et il estoit de si gentille humeur, qu’il jura qu’il vouloit faire mentir ceux qui disoient qu’il n’avoit point de raison, et qu’il la vouloit faire à tout le monde. Il se rendit si beau garçon que lors qu’il fut hors de table, il chanceloit a tous coups, et je vous asseure qu’il y en avoit assez qui ne luy cedoient guere, soit qu’ils fussent yvres tout a faict, ou qu’ils feignissent de l’estre. Lysis se prit à rire, ayant long temps considere comme ils begayoient et se choquoient l’un contre l’autre. Voila de beaux enfans disoit-il, ils ne se sont pas contentez d’estre possedez de deux fureurs à sçavoir de la poëtique et de la venerienne, ayans leu quelque part, qu’il y en avoit encore une troisiesme, qui est la bacchique, ils ont voulu en estre espris ; je ne le trouve pas mauvais, pourveu qu’ils ne facent point d’insolences trop grandes. Bacchus est un dieu plaisant et aymable qu’il faut reverer à tout le moins une fois le mois, quand l’on se trouve avec ses amys. Je n’ay garde de deffendre à personne de converser avec luy, veu que je voy que les poësies antiennes sont aussi pleines d’yvrogneries que d’amours, et que je sçay qu’il y a des poëtes qui n’ont jamais pû composer, qu’estant yvres. Pleurez maintenant d’avoir trop beu, gentils bergers, demain vous pleurerez d’amour ; que vostre vie soit diversifiee ! Lysis parloit ainsi avec son jugement accoustumé, pource qu’encore qu’il eust beu ses sept coups, il n’en avoit pas pris beaucoup à la fois, n’estant pas des plus sujets au vin. Clarimond estoit bien fasché de le voir d’un esprit si rassis, car il eust bien voulu esprouver quelle extravagance il eust faicte si l’yvrognerie eust esté meslee avec sa follie. Pour Carmelin il avoit tant beu et tant mangé, qu’il s’en alla rendre gorge en un lieu un peu escarté, dequoy son maistre s’estant aperceu, il luy dit, ha ! Vilain, faut il scandaliser une si bonne compagnie par de telles salletez ? Je veux bien que tu te resjouysses, et que tu boives, mais non pas que tu oublies la qualité d’homme et de berger, et que tu participes à la brutalité des bestes. Oronte qui entendoit ce discours s’en vint dire alors à Lysis, vous avez tort de blasmer un si honneste homme. Considerez que si ce qu’il jette dehors, est une chose si salle, qu’elle vous fait horreur seulement à la voir, il a raison de la rejetter : car comment voudriez vous qu’il la pust souffrir sur son estomach ? Ce que tu dis est bon pour le present, repliqua Lysis, mais pourquoy est ce que par le passé il à eu si peu de prudence que d’avaller ce qui luy devoit estre nuisible ? Je veux bien qu’on soit yvre jusqu’à

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la gayeté, mais non pas jusqu’à la stupidité. Je ne suis point yvre, mon maistre, dit Carmelin, c’est que j’ay beu dans un verre gras, qui m’a fait si mal au cœur, qu’il à falu que j’aye vomy comme vous voyez. Ce discours fut entrecoupé par trois ou quatre hoquets, et par autant de fois il poussa dehors du vin et du potage qu’un chien d’Oronte vint aussi tost lescher, levant le nez en haut à tous coups pour voir s’il n’en tomberoit point encore. Lysis aprouva les raisons specieuses de son fidelle Carmelin, et s’en retourna vers le reste de la troupe pour sçavoir ce que l’on estoit deliberé de faire. L’on fut averty qu’il se faisoit une nopce assez prés de là, tellement que l’on prit dessein d’y aller pour passer le temps. Au bout de la maison d’Oronte il y avoit un hameau de cinq ou six maisons, dans l’une desquelles il y avoit une paysane qui se marioit à un fermier d’un village prochain ; l’on avoit fait venir de Coulommiers la grand’bande des violons qui concistoit en une basse, une taille, et une poche qui servoit de superius. Les conviez ayans desja disné, et payé l’escot et presenté les dons à la maniere accoustumee, cette musique commençoit à resjouyr l’assemblee par son harmonie, et il n’y avoit si chetif pitault qui ne prist son amoureuse pour la mener danser à sa mode. Nos gentils bergers arriverent alors lesquels voulurent estre de la partie, et se meslant parmy les villageois danserent des branles où chacun monstra à peu pres ce qu’il sçavoit faire, encore qu’il y en eust quelques uns qui faisoient des pas en accent circonflexe et qui ne pouvoient caprioller qu’à un demy poulce de la terre. Les paysans voyant tant de gentils hommes de qualité tenir des postures si ridicules, et encore avec des habits extraordinaires comme ceux qu’ils avoient, s’imaginerent que l’on avoit dessein de se mocquer d’eux, si bien qu’ils n’estoient guere contens. Lors qu’Oronte fut las de danser et les autres aussi il fut d’avis que l’on jouast à des petits jeux. Regardez, dit Lysis à la compagnie, si vous voulez joüer à l’amour bandé, ce jeu est fort pastoral. Il est pratiqué par Amarylle et ses compagnes dans le pasteur fidelle, et il m’est avis qu’il à beaucoup de ressemblance à celuy que tous les enfans sçavent, et qu’ils apellent collin maillard. Pour estre plus ingenieux, je desirerois bien que nous ne prissions point d’autre jeu que celuy que messire Philippes Sidney faict pratiquer aux bergers d’Arcadie dans ce long poëme qui est ce me semble dans le premier tome de son ouvrage incomparable, mais il est si subtil que personne n’y entend rien. Chacun fut d’avis que l’on jouast a l’amour bandé, et s’estans tous retirez un peu loin du lieu où se faisoit la nopce, il n’y eut personne qui ne donnast sa voix à Carmelin pour estre l’amour. L’on luy banda donc les yeux d’un torchon salle, et chacun s’estant écarté, Lysis aprit aux autres les paroles du jeu, puis au lieu de traicter le pauvre amour doucement, l’on le frapa

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à grands coups de mottes qui venoient dessus luy de tous costez avec tant de roideur qu’il fut contrainct de se debander et de s’enfuir, jurant que de sa vie il ne joueroit à un si mauvais jeu. Ayant choisi son azile vers les paysans, il ayma mieux se resjouyr avec eux, et ayant aperceu Lisette dont le bel oeil l’avoit grandement feru, il la voulut mener danser une courante. Les gentils hommes bergers revindrent aussi tost pour en avoir leur passe-temps. Ils virent que Carmelin n’estoit guere malade, et qu’il faisoit d’assez bons pas pour faire mourir de jalousie les plus braves danseurs de tous les vilages circonvoysins. La servante de cuisine de Leonor se trouva aussi en ce lieu, et Lysis l’ayant abordee, se proposa de luy demander beaucoup de particularitez touchant sa maistresse. Il se souvenoit que lors qu’il avoit esté saigné, il luy avoit semblé et à Clarimond aussi, que l’on voyoit dedans son sang la figure de Charite. Il eust bien voulu sçavoir si de mesme l’on ne voyoit point la sienne dans le sang de cette belle, où si le visage de quelque autre amant y paroissoit. Il croyoit qu’il pourroit connoistre par là, s’il estoit aymé ou non. Il fit donc sa demande à la servante, pource qu’il s’imaginoit qu’elle avoit esté presente lors que Charite avoit esté saignee il y avoit trois ou quatre jours. Elle luy respondit qu’il estoit un conteur de follies ; qu’elle n’entendoit rien à tous ses beaux discours, et que pour toute satisfaction, elle ne luy pouvoit dire autre chose sinon que personne ne s’estoit amusé à considerer le sang de charite, et que l’on l’avoit jetté dans un retraict dés le jour qu’il avoit esté tiré. Ha ! Quelle imprudence, et quelle impudence tout ensemble ? S’escria le berger, ne faloit il pas conserver une si pretieuse chose ? Qu’eussiez vous voulu que l’on en eust faict, repartit la servante, en eussions nous faict du boudin ? Ne vous mocquez point, la belle, reprit Lysis, je suis bien fasché moy-mesme de ce que Carmelin a jetté mon sang, car il estoit assez digne d’estre conservé, puis qu’il portoit l’image de ma maistresse. Une autre fois avertissez nous de tout cecy, dit la servante, mais pour ce qui est faict, il n’y a plus de remede. Tandis que cét entretien se passa entre le berger et la servante Carmelin ne se contenta pas d’avoir mené une fois danser Lisette, il la voulut mener deux fois encore, et comme il vint apres un jeune paysan pour la prendre aussi, il le repoussa, et luy dit avecque mespris, que ce n’estoit pas la viande pour ses oyseaux. Ce rustique se voyant blessé en son honneur, donna un grand coup de poin dans l’estomach de Carmelin, et estoit pres de redoubler, lors que Lysis arrivant s’escria, hola, hola, garçons, voulez vous que cette nopce soit aussi pleine de carnage que celle d’Andromede où Persee transforma en pierre Phinee le temeraire, apres avoir tué ses compagnons. Desirez vous renouveller les nopces d’Hypodamie ou les centaures se battirent

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contre les lapithes. J’interpos e icy mon authorité, cessez de vous outrager je vous prie. Nonobstant ces paroles, tous les paysans vinrent entourer Carmelin, s’aprestans à revancher leur compagnon, mais Lysis renforçant sa voix, continua ainsi de parler. Vile canaille, rustiques infames, osez vous bien faire des impudences devant moy qui suis le premier berger du monde, et devant Hircan qui est le plus sçavant magicien de ce siecle ? Ne craignez vous point nostre courroux ? Les paysans de Lycie ayans offencé Latone furent changez en grenoüilles. Aprenez a estre modestes par l’exemple de vos predecesseurs, car nous pourrions bien vous metamorphoser en des crapaux venimeux, ou en des couleuvres sifflantes. Au mesme temps qu’il crioit ainsi, Oronte alla rudement repousser les paysans et les contraignit de se reculer. Toutesfois ils ne quitterent pas le dessein de se vanger quand ils pourroient de Carmelin et de son maistre qui les avoit injuriez. Le tumulte estant apaisé en aparence, les joüeurs de violon qui s’en estoient fuys de peur que l’on ne cassast leurs instrumens dans la meslee, s’en vindrent resjoüyr la trouppe au son des branles de Poictou. Voyla le desordre qui cesse maintenant, dit Lysis, j’en suis fort aise, car cela estoit de tres mauvais exemple, et c’estoit un presage fort sinistre pour les mariez. Ces violons me resjouyssent tout : il faut croire qu’ils sont apellez aux nopces pour nous faire souvenir que le mary et la femme doivent tousjours vivre en bon accord ensemble, et garder une harmonie semblable à celle des instrumens de musique. Ils avertissent aussi les personnes conviees qu’elles doivent vivre en bonne intelligence les unes avec les autres, tout au moins pour ce seul jour, afin de faire honneur à ceux qui les ont mandees. Apres ce discours Lysis voulut que sa compagnie laissast danser les paysans sans se mesler d’oresnavant parmy eux, et ayant fait venir Silvian et Menelas pres de luy il leur parla de cette sorte. Vous avez la cervelle si bien faite, messieurs les deputez, que je ne croy pas que vous puissiez sortir d’avec nous tout depitez. Quelque idiot le penseroit ayant veu le tumulte qui se vient de faire, et il y en auroit qui s’imagineroient qu’apres une chose si estrange et si blasmable, vous iriez raporter à vos compatriotes, que je ne mets pas si bon ordre dans ce païs cy comme je me suis vante : mais je m’asseure que vous considerez bien, que nostre estat n’estant pas encore estably, et n’ayant pas assez d’hommes, je ne suis pas assez puissant pour chasser les seditieux de cette terre. D’ailleurs vous devez remarquer que ceux qui ont fait icy du desordre, ne sont pas des bergers illustres comme vous et moy ; ce sont des paysans infames, qui ne sçavent ny bien ny honneur, et n’ont jamais leu aucun livre. Afin que personne ne soit plus trompé desormais et que leur voyant mener des moutons, l’on ne

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pense point qu’ils soient de nostre bande, j’ordonne qu’ils ne porteront pas mesme nom que nous, et qu’ils seront apellez pastres, au lieu que nous serons apellez bergers ou pasteurs. Carmelin mesme ne sera que de leur degré, jusqu’à tant qu’il ayt temoigné par quelque signalee action qu’il merite d’estre du nostre. Vous avez tres-bien avisé, repartit Silvian, et neantmoins je vous asseure que sans cela nous ne lairrions pas de croire que nous n’avons rien trouvé qui puisse nuire à vostre reputation. Toutefois vous nous feriez plaisir de nous dire icy en bref quelles sont les principales choses que vous desirez faire pour ramener le siecle d’or. Nous ne sommes pas icy en une salle propre pour donner audience à des ambassadeurs, reprit Lysis, et nonobstant cela je ne feray point de difficulté de vous contenter, pource que je pren plaisir à temoigner ma franchise et à m’eloigner de la pompe des roys. Vous sçaurez donc qu’encore que du siecle d’or l’on soit passé en celuy d’argent, d’airin, et de fer, je vous remeneray au premier sans remonter par ces degrez. Vous ne passerez pas mesme au siecle d’argent pour parvenir au siecle d’or, c’est à dire qu’il ne vous en coustera rien. Pour le culte divin qui doit aller le premier ; je vous averty que nous revererons toutes les divinitez que les antiens ont adorees, mais outre cela comme je fay profession d’adjouster aux choses antiennes, lors qu’elles ne sont pas accomplies, je mettray en credit quelques divinitéz nouvelles, comme par exemple je veux qu’il y ayt un dieu des romans dont pas un poëte n’a eu l’esprit de s’aviser, encore qu’ils fassent plusieurs dieux à leur fantaisie. Ce dieu aura son temple dans quelque grotte où pour l’honorer l’on chantera tous les jours de belles hymnes, et l’on bruslera dessus son autel les mauvais romans pour sacrifice, au lieu que les bons seront conservez dans le sanctuaire. Cette premiere annee je seray le prestre du lieu, et prendray aussi le tiltre de prince des bergers françois, estant honoré et obey de chacun : mais afin que chacun gouste de la souveraineté, et que les honneurs se puissent partager sans tomber dans un estat monarchique, tous les autres bergers seront prestres et princes d’annee en annee chacun à leur tour. Voila une fort belle proposition, (dit alors Clarimond qui écoutoit ce discours) mais j’ay peur que si vous la suivez, vous ne soiez declaré rebelle au roy, qui ne souffrira pas que vous sortiez de son obeyssance, et que vous establissiez une republique dedans son royaume mesme. Il vaudroit bien mieux faire comme Ronsard qui dedans un poëme qu’il a dresse à Muret, le convie et une legion de poëtes aussi qu’il nomme, de quitter la France troublee de guerres civiles, et de s’en aller aux isles fortunees pour passer le reste de leurs jours joyeusement. C’est une des meilleures imaginations qu’il ayt jamais euës. Je te l’avoüe, repartit Lysis, mais je ne veux pas pourtant aller planter des colonies en des

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lieux fort eslo ignez ou je ne sçay si je pourrois arriver à bon port ; et puis ce n’est affaire qu’aux theutons et aux cimbres de chercher d’autres habitations que celles de leurs peres. Le roy ne nous fera point poursuivre comme des rebelles, car nous ne luy osterons rien de ses droicts, et nostre pouvoir ne s’estendra point ailleurs que dessus nous mesme. Vous voulez dire que vostre gouvernement sera comme celuy d’un royaume de la féve ou des petites escoles, dit Clarimond ; si cela est, je vous avouë que l’on vous souffrira dedans la France. Quand tu voudras tu auras des comparaisons plus dignes, dit Lysis, mais puisque ce ne seroit jamais fait si l’on se vouloit amuser à t’aprendre tout ce que tu ignores, je retourne à mon premier propos pour contenter messieurs les ambassadeurs. Ils se doivent asseurer, qu’outre le soing que j’auray de divers sacrifices, et d’autres choses infinies, j’establiray une université poëtique et amoureuse comme j’ay des-ja entrepris. à de certains jours solemnels l’on proposera des theses d’amour à l’imitation de celles que je vy à Paris il y a quelque temps. Quelques escoliers les soustiendront, et l’on disputera contre eux fort et ferme pour s’exercer l’esprit, et afin que la verité sorte de cette altercation, comme faict une estincelle de feu du heurt de deux cailloux. Il y en aura qui soustiendront par exemple, premierement que l’absence aporte plus de contentement aux amans que la presence. Secondement, qu’il vaut mieux voir mourir une fille que l’on ayme, pourveu que l’on en soit aymé aussi, que de la voir mariee à un autre, et n’en estre point aymé. Tiercement que l’affection est plus grande apres la joüyssance que devant la jouyssance. En quatriesme lieu, qu’il vaudroit mieux jouyr de sa bergere deux fois la semaine avec toutes les peines et les inquietudes du monde, que d’en jouyr quinze jours tout de suitte en une annee avec toute liberté, et sans avoir eu aucune peine à la trouver. En cinquiesme lieu, que le ressouvenir du bien donne plus de plaisir que le bien mesme. En sixiesme lieu, qu’il vaudroit mieux ne jouïr jamais de sa maistresse, que de n’en jouyr qu’à condition infaillible, qu’un autre en jouiroit, quand il seroit vostre plus parfaict amy. Et eu septiesme lieu que la jalousie d’un amant qui n’a jamais jouy est plus grande et plus forte que celle d’un mari qui jouyt tous les jours. L’on pourra mettre sur le tapis quantité d’autres propositions plus subtiles, et chacun sera rendu capable par de telles disputes. Aux jours que l’on aura pas ce divertissement, l’on employera tout son temps à chanter, à faire des vers, à danser, et à joüer à beaucoup de petits jeux pastoraux. Voyla une vie fort delicieuse et fort desirable, dit Menelas, mais puisque nous n’exercerons aucun office, il est certain que nous ne gagnerons rien, et je ne sçay dequoy nous entretiendrons nostre famille, et comment nous pourrons payer la taille. Nostre condition est noble et libre, et par consequent exempte de

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toute contribution, repartit L ysis, que rien ne vous mette en peine de ce costé-là. Pour ce qui sera de nostre vivre, il ne nous manquera rien. Il n’y a si petit oyseau qui ne trouve dequoy disner encore qu’il n’ayt ny magazin ny rente fonciere. Le ciel pourvoit à tous les animaux du monde. Il est vray que vous ne manquerez point de nourriture, puisque vous voulez ramener le siecle d’or, dit Clarimond, en ce premier age du monde, tous les fleuves n’estoient pas de laict, et tous les arbres ne portoient pas du fruit de lotos, comme plusieurs sots ont estimé. La nature ne produisoit que ce qu’elle produit maintenant, et encore estoit ce avec moins d’abondance, pource que rien n’estoit cultivé, mais l’on se contentoit de ce que l’on pouvoit trouver, et pour faire une veritable declaration du bon-heur de ce temps, il faut dire que les hommes mangeoient le gland avec les pourceaux, et qu’ils s’alloient abreuver dans les rivieres avec toutes les autres bestes. Ils n’estoient couverts que de leur peau, ou de quelque robbe de fueilles. La terre estoit leur table et leur lict, l’herbe leur tapis, les buissons leurs rideaux, et les cavernes leurs retraictes. Voyla comme les premiers hommes vivoient asseurément, et c’est bien sans raison que l’on tient qu’ils ont vescu en un siecle d’or, veu que l’or n’estoit pas descouvert encore. Que l’on regarde si leur vie n’estoit pas plustost brutale qu’humaine, et si ce ne sont pas des insensez qui la regrettent, et qui mesprisent la nostre dont l’on ne sçauroit trop loüer la civilité et la politesse. Vous avez raison de croire que vous vivrez facilement si vous vous gouvernez selon cette antienne mode, ô Lysis, car l’on ne vous refusera pas, une nourriture que l’on accorde bien aux bestes, mais vous ferez comme si les legislateurs n’estoient point encore venus au monde pour faire sortir les hommes des forests et des rochers, et leur persuader de vivre en commun dedans des villes. Je croy qu’il y aura fort peu de gens qui vous portent envie. Vous me ferez pitié seulement de vous voir devenu tout sauvage, car si vous voulez tout à fait ramener vostre siecle d’or, il faudra que vous alliez tout nu comme un indien, et que tout au plus, vous ayez une maison bastie de boüe comme celles de ces gueux qu’on trouve sur les grands chemins où ils vendent des baguettes aux passans. Je ne croy pas que les anciens se soient traitez de la sorte que tu dis, repartit Lysis, mais quand cela seroit, apren que je ne veux imiter que ce qu’il y à de bon dedans leur vie. Il faut que je me sente du bon-heur de ce dernier siecle où toutes les plus belles choses du monde sont inventees. Il me suffit de vivre dans l’innocence et dans la liberté du premier âge, et possible que tu seras de mon party, lors que tu auras gousté les douceurs que je me suis imaginees. Nous ne serons point enviez ny ne seront envieux de personne. De toutes les passions il n’y aura que l’amour qui nous possede.

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Que si la hayne nous tient quelquefois, nous ne l’exercerons que contre les loups qui feront la guerre à nostre bergerie. Quel plaisir d’aymer des bergeres dont l’affection sera mutuelle, et se descouvrira librement sans que le respect les retienne, et leur fasse nourrir dans l’esprit ce qui les gesne. Nous verrons que ces belles ne seront point coquettes ny courtisannes et que les perfidies des amans ne leur enseigneront point à porter deux cœurs en une mesme poictrine. Pour ce qui est du culte divin et des sciences que nous apprendrons, j’en ay desja assez parlé, mais quant à nos passe temps ordinaires, je m’en suis figuré d’excellents. Je veux que les plus gentils d’entre nous joüent presque tous les jours quelque com edie. Nos subjects seront pris des poësies antiennes, et les personnages ayant esté donnez à ceux qui sçauront desja toute l’histoire par cœur, l’on leur dira seulement l’ordre des sçenes, et il faudra qu’ils composent quasi sur le champ ce qu’ils auront à dire. Au reste j’ay inventé une façon de theatre qui est nompareille. J’ay veu les comediens de l’hostel de Bourgongne ; j’ay veu des jeux à des colleges, mais ce n’estoit par tout que fiction ; il y avoit un ciel de toille, un rocher de carte, et par tout la peinture essayoit de tromper nos yeux : mais je veux bien faire autrement : nous representerons nos jeux en plein champ, et aurons pour theatre le grand eschaffaut de la nature. Nous n’aurons point d’autre ciel que le vray ciel ; si un berger doit sortir d’un boccage, il sortira d’un vray bocage ; s’il doit boire en une fontaine, il bevra en une vraye fontaine, et ainsi toutes choses estans representees naivement, l’on croira voir encore la veritable histoire, si bien que les acteurs estant animez eux-mesmes, espouseront les passions des personnages que l’on leur aura donnez, et les spectateurs en auront autant de plaisir que d’estonnement. Je ne doute point de cela quand je considere que toutes les fois mesmes que j’ay veu joüer des comedies à Paris, encore qu’elles ne fussent pas si naives que seront les nostres, j’ay tousjours esté si transporté que je me suis imaginé, que ce n’estoit point une fiction. Maintenant que vous nous faictes de si belles propositions, dit Clarimond, je suis en grand branle de vous croire entierement : mais pour ce qui est de vos comedies je les aprouve plus qu’aucune chose que j’aye jamais ouye. Pour les rendre parfaictes j’y veux aussi adjouster de mon invention. Vous sçavez qu’il y a des comediens qui prennent de certains personnages qu’ils ne quittent jamais, comme par exemple l’un est le docteur, l’autre le capitaine, et l’autre le faquin. Tous leurs sujets sont formez là dessus, leurs qualitez ne changent point, il n’y a que leurs histoires qui changent. Je ne desire pas que nous facions ainsi ; il faut necessairement que nos qualitez et nos habits changent, si nous voulons representer toute sorte de fables antiennes : mais pour nos façons de parler,

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elles ne changeront gueres. Chacun aura un certain langage auquel il s’accoustumera tellement, qu’il ne luy coustera rien à trouver ce qu’il faudra dire, comme par exemple l’un parlera par allusions et aequivoques, l’autre par hyperboles, l’autre par metaphores, et l’autre par galimathias. Tous ceux qui ouyrent la proposition de Clarimond, la trouverent tres excellente, excepté Lysis qui ne la pouvoit gouster du commencement. Toutes fois Hircan le contraignit de suivre l’avis des autres, de sorte que l’on donna la liberté à chacun de choisir son langage. Fontenay prit les allusions et aequivoques, Polidor les hyperboles, Meliante les metaphores, et Clarimond le galimathias, qui est un stile composé de pointes et de destours de paroles qui obscurcissent telleme nt le sens, que l’on n’y sçauroit trouver d’explication. Pour Lysis il dit qu’il prendroit un stile net et poly qu’il appelloit le stile amoureux et passionné. L’on proposa aussi le stile pedantesque, les mots de Paris, les proverbes, les similitudes, et le stile poëtique, et quelques autres dont l’on resolut de se servir quand il en seroit besoin. Les bergeres ne furent point mises au nombre des personnages qui paroistroient sur le theatre, pource que Clarimond avoit deliberé que l’on ne feroit rien que de grotesque, et qu’il ne faloit pas y mesler les dames. Pour Lysis il ne trouva point mauvais que l’on les ostast de la partie, car il estoit bien ayse de voir des hommes qui fissent les filles, et c’estoit ce qui luy sembloit le plus comique. Il ne fut plus question que de resoudre quelle piece l’on joüeroit pour s’essayer. Les uns proposerent le ravissement de Proserpine, et celuy de Psiché, et les autres la descente d’Orphee aux enfers, les amours de Pyrame et de Thysbé, la conqueste de la toison d’or, et le violement de Philomele. En fin Hircan dit que des le lendemain on representeroit le ravissement de Proserpine par Pluton, pource que c’estoit une piece fort commune, et que l’on avoit veu souvent representer, si bien qu’elle seroit tres aysee. Il fut arresté que Polidor feroit Venus, que le beau Fontenay qui avoit accoustumé d’estre vestu en fille feroit la belle Proserpine, que Lysis auroit le personnage de Cyane, Clarimond celuy d’Arethuse, Hircan celuy de Pluton, Meliante celuy de Jupiter, et Philiris celuy de Ceres. Il ne restoit plus que de trouver un Cupidon, et Clarimond regardant Carmelin qui en venoit de faire le personnage, dit qu’il estoit aussi beau pour l’estre que si l’on l’eust fait peindre tout expres. Carmelin paroissant d’une taille fort petite aupres de Polidor qui devoit estre sa mere Venus, l’on jugea que l’on ne luy pouvoit rien donner de plus convenable, et Lysis s’imagina en sa faveur un nouveau stile qu’il apella, le stile enfantin, auquel il crut qu’il seroit fort propre à cause de ses simplicitez ordinaires. Il n’y eut que luy qui fit un peu de resistance, se souvenant que le personnage que l’on luy donnoit ne

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luy avoit point encore esté favorable, et qu’il avoit esté cause que l’on l’avoit bien battu cette apresdisnee. L’on luy osta cette crainte de l’esprit, et l’on luy asseura que la partie dont l’on le vouloit mettre ne luy aporteroit que du plaisir et de l’honneur. Il y eut alors un valet qui alla querir les metamorphoses d’Ovide chez Oronte, et Philiris y ayant leu tout haut le sujet de la comedie future, aprit à peu pres à chacun ce qu’il devoit faire. Le jour s’estant passé en cet entretien l’on quita la nopce, et tous ceux de la bande d’Oronte se retirans avecque luy, Hircan ramena les siens vers son chasteau. Ils estoient pres d’y entrer lors que Lysis va dire, j’ay une chaleur excessive ; je ne sçay si elle provient du temps ou de l’amour qui possede mon cœur : j’ay une envie extreme de me baigner ce soir, n’y à t’il icy personne qui soit de mesme humeur ? Il se trouva que Clarimond et Philiris eurent aussi envie de se baigner, tellement qu’ils quiterent le reste de la compagnie pour s’en aller à la riviere de Morin. Elle estoit à une demy lieuë de là, et neantmoins ils firent alaigrement ce chemin en parlant de diverses choses à Carmelin qu’ils menoient pour garder leurs habits, encore qu’il n’en fust pas beaucoup de besoin. Comme ils se deshabilloient Lysis ne pouvant plus celer le dessein qu’il avoit, leur parla de cette sorte. Il est bien vray, mes amys, que je seray fort aise de me baigner tant pour me rafraischir un peu en cette saison qui est encore bien chaude que pour me nettoyer le corps : mais outre cela mon intention est d’aller voir les divinitez aquatiques qui logent dedans cette riviere. Je n’en ay pas voulu parler à Hircan, à cause que je me doute bien qu’il eust tasché de m’en divertir, me faisant accroire que je ne suis pas un demy-dieu comme j’ay esté autrefois, et qu’il ne m’est plus permis de converser avec les personnes de cette qualité. Je ne sçay pour quel sujet il le dit, car dans toutes les histoires nous avons beaucoup d’exemples de personnes humaines qui ont parlé à des divinitez. N’est-ce point qu’il les hayt et qu’il veut que je les haysse aussi ? Pource qui est des dieux aquatiques, puisqu’il leur a arraché la barbe, il est certain qu’il ne les ayme guere, et quand je luy eusse parlé de les aller voir, il n’eust eu garde d’y venir, de peur d’y recevoir quelque affront. Moy qui suis de leurs plus grands amys comme j’en ay eu de tres-belles preuves, j’iray les voir hardiment et si je puis je vous feray ouvrir leur palais de cristal. Le berger se jetta dans l’eau à corps perdu en achevant ses paroles. Clarimond et Philiris craignant qu’il ne se noyast s’y jetterent vistement apres luy, et l’allerent relever comme il estoit desja à demy suffoqué à force de boire. Ayant un peu reconnu sa faute, il leur avoüa qu’il n’y avoit pas moyen pour ce jour d’aller visiter les divinitez aquatiques, et qu’elles ne desiroient pas estre veües, puisqu’elles n’avoient pas fait fendre

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les eaux pour luy donner un passage jusqu’à leur demeure. Il se lava apres paisiblement, et se rhabilla avec les autres sans faire aucune extravagance. Il dit seulement qu’il estoit bien fasché de n’avoir pû parler aux dieux des eaux, pource qu’il les vouloit prier de leurs jeux, afin de les rendre complets, s’ils representoient quelque histoire où il falust necessairement que quelque deité aquatique parust sur le theatre. Il dit aussi qu’il faloit chercher des hamadryades ou a tout le moins des satyres, sans lesquels l’on ne pouvoit joüer aucune bonne pastoralle. Il n’en vouloit point avoir de contrefaits comme des autres divinitez, pource qu’il avoit leu dans les bergeries de Julliette que ces bouquins apparoissoient facilement aux bergers, et qu’ils ravissoient mesme les bergeres. Dailleurs il s’imaginoit qu’il en avoit veu un autrefois, et qu’il pourroit bien encore en trouver un veritable. Ayant cette imagination il pria Clarimon et Philiris de s’en retourner chez Hircan, et de le laisser pres d’un boccage où il esperoit de rencontrer des divinitez champestres. Eux qui avoient bien faim, s’en allerent librement, et le laisserent avec Carmelin qui eust bien voulu estre de leur partie pour ne demeurer point avec son maistre dont les imaginations ne luy estoient point agreables. Toutesfois ils demeurerent ensemble, et Lysis commença ainsi de parler, belles hamadryades, divines fees, qui dansez toute la nuict au clair de la lune, et vous faunes lascifs, n’y a t’il pas moyen que je voye quelqu’un de vous ? à peine eut il ainsi parlé qu’il aperceut de loin dix ou douze flambeaux qui alloient d’un costé et d’autre. Ha ! Mon dieu, ce sont des ardens qui nous veulent mener noyer, s’escria Carmelin, ô mon maistre, ne les suivez pas ; que je ne sois jamais reputé pour le fils de ma mere, s’il ne vous perdent ? Couchez vous par terre si vous y voulez remedier. Hà ! Poltron, dit Lysis, esten toy à ton ayse. Ceste avanture est reservee pour moy. Il faut que je suive ces flambeaux, car je voy que le ciel m’est favorable. C’est Ceres Eleusine qui a ouy dire que demain nous voulions representer son histoire, elle desire y assister en personne, et faire elle mesme son personnage. Voyla ses flambeaux qui paroissent ; voyla ses enseignes veritables ; voyla enfin tous mes souhaits arrivez. Tous les dieux viendront en terre pour representer devant nous ce qu’ils ont fait autrefois, si bien qu’il faut que ceux à qui nous avions donné leur personnage, le quitent modestement, se confessant indignes de le tenir, et se contentant d’estre spectateurs. En disant cecy il courut d’un costé et d’autre pensant attraper quelqu’un des flambeaux, mais ils ne demeuroient guere long temps en un lieu. Enfin ils se rangerent tous l’un aupres de l’autre, et Lysis pensant qu’à ce coup il les atraperoit, redoubla sa course d’un tel courage, qu’en passant entre deux arbres où l’on avoit attaché une corde, il fit un soubresault,

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et tomba dans un fossé plein de joncs et de roseaux. Ceux qui tenoient les flambeaux estoient les paysans de la nopce, qui ayant espié toutes ses actions, avoient sçeu comme luy et Carmelin s’estoient allé baigner avec Clarimond et Philiris. Ils avoient dessein de les espouvanter, et de les faire tomber en des pieges qu’ils avoient mis d’un costé et d’autre, pour tascher d’attraper ceux qui les avoient offencez. Quelques uns des leurs ayans veu que Clarimond et Philiris estoient entrez chez Hircan, mais non pas Lysis ny Carmelin, ils crurent tous qu’ils estoient cheus quelque part, et qu’ils estoient assez vangez. Ils les y voulurent donc laisser, croyant qu’aussi bien leur eust il esté inutile de les chercher pendant l’obscurité, quand ils les eussent voulu battre. Carmelin ne pouvant plus ouyr la voix de son maistre, leva un peu la teste, et ne voyant plus les flambeaux qui estoient esteints, il prit la hardiesse de se mettre sus pieds, et de s’en aller chercher Lysis. Il l’apelloit de tous costez lors qu’une voix plaintive parvint à ses oreilles. Il luy sembla bien que c’estoit Lysis qui parloit. Où suis-je disoit il ; suis-je dans les palus infernaux ? La barque de Charon est elle bien proche de moy ? Ha ! Mon pauvre maistre, s’escria Carmelin, dittes moy où vous estes et je vous iray secourir. Deesse Ceres, luy repartit Lysis, au moins si vous me voulez envoyer aux enfers, aprenez moy pour quel sujet. Est-ce pour aller entretenir vostre fille Proserpine, et luy aprendre l’art de bergerie ? Carmelin entendant ce discours si peu à propos, se tuoit de crier pour faire connoistre à son maistre qu’il estoit son fidelle Carmelin, et enfin estant devallé tout doucement dedans le fossé il le retira. Lysis ne le prenant alors que pource qu’il estoit, chercha avecque luy le chemin du chasteau d’Hircan qu’ils rencontrerent apres plusieurs destours. Ils se plaignirent bien de l’accident qui leur estoit arrivé, et Carmelin voulant faire paroistre que sa peur avoit esté excessive, juroit que les flambeaux qu’ils avoient veus, estoient en aussi grand nombre que les estoilles. Pour les consoler l’on fit allumer du feu, et l’on leur apporta à souper, et puis l’on les fit coucher chacun en un bon lict, où ils dormirent jusqu’au lendemain. Chacun se leva de bon matin pour estudier ses jeux. Il n’y eut personne qui ne cherchast dans l’estude d’Hircan les livres qui luy estoient necessaires pour aprendre le langage qu’il faloit tenir. Le donneur de galimathias fueilleta les amours de des escuteaux et autres livres plus recents. Le faiseur d’hyperboles choisit ce qu’il y avoit de plus beau pour luy dans une infinité de livres, et ainsi chacun songea à se rendre sçavant. Il n’y eut que Carmelin qui fit parroistre son ignorance, car ne trouvant aucun moyen de se servir des lieux communs qu’il sçavoit par cœur, il n’avoit rien dans l’esprit qui luy pust servir en son personnage. Polidor qui devoit entrer en la sçene avec luy, luy fit un peu la leçon, et luy asseura qu’outre ce

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qu’il luy aprenoit, la necessité de parler luy fourniroit beaucoup de concept ions, lors que ce seroit au faict et au prendre. Carmelin se fia là dessus, et ne se mit pas beaucoup en peine d’estudier d’avantage. Apres qu’ils eurent tous disné, Pluton vestit une soutane noire, Jupiter une casaque rouge, Venus s’habilla de verd, Ceres de jaune, Proserpine de bleu, Cyane et Arethuse de blanc, et pour l’amour l’on fut d’avis qu’il se devoit mettre tout nud. Il dit qu’il ne le feroit jamais, et qu’il estoit trop modeste pour se monstrer à descouvert devant tant de femmes. Il se mit donc seulement en caleçon et l’on luy attacha des aisles d’oison sur le dos. L’on luy pendit un carquois en escharpe, et l’on luy donna un arc en main. Cependant Clarimond ayant esté chercher un lieu le plus propre qui se pouvoit trouver pour servir de theatre à leur comedie, en descouvrit un proche du bois d’Hircan. Ce fut là que toute la troupe se rendit, et Oronte et toute sa compagnie s’y trouverent pour estre des spectateurs. Il y avoit une petite butte qui servoit à representer la montagne d’Eryce, où Venus parut la premiere. Deux arbres estoient tout contre sur lesquels on avoit posé un soliveau en travers, avec un long chable au milieu, au bout duquel on avoit attaché un court baston. L’on commanda à Cupidon de se mettre à chevauchon dessus, et puis l’on commença à le faire brandiller d’un costé et d’autre comme s’il eust tiré à l’escarpolette, afin de luy faire imaginer qu’il voloit. Il fut si estonné de se voir en l’air qu’il commença à crier qu’il jetteroit son arc pour avoir les mains libres et se tenir au chable, si l’on ne faisoit en sorte qu’il ne fust point espouvanté. L’on luy jetta alors une corde pour se garrotter, et l’ayant mise au tour de soy avec un nœu coulant, un laquais qui estoit monté sur l’un des arbres, en prit l’autre bout. Venus le considerant apres, luy parla de cette sorte en son langage d’hyperboles. Cher fils, qui es un autre moy-mesme, ne veux tu pas que l’un de tes traits perce le ciel et la terre, et serve apres d’aissieu à cette grande machine, afin que l’on croye que c’est toy seul qui la soustient ? Ce sont tes feux qui ont allumé le soleil et les astres ? N’ont-ils pas desja bruslé Neptune et toutes ses eaux ? Pour t’acquerir la derniere victoire, ne faut-il pas qu’ils aillent devorer les feux des enfers ? Vien te reposer sur cette montagne qui est une colomne qui soustient le ciel, et porte mesme son sommet au delà de cette belle voûte pour servir de trosne à nostre divinité. Vien icy, mes delices, tu as desja hache l’air avec tes ailes plus de fois que la mer n’a de grains de sable. Vien, mon enfant, et j’essuyeray la sueur de ton front qui fait un ocean où l’on pourroit conduire une flotte assez grande pour une guerre navalle. Ne retarde plus, mon mignon, je te vay monstrer ton oncle que tu dois blesser si grievement que tout son corps ne sera rien qu’une playe.

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Venus se teut alors, et toute l’assistance attendoit quelque belle responce de Cupidon, lors qu’il commença de crier à bouche ouverte, aouf, mes amys, secourez moy, l’on m’estrangle. Les uns demeurerent estonnez, et les autres se prirent à rire de cecy, mais en effect chacun regarda Carmelin. Le laquais qui estoit sur l’arbre tiroit la corde si ferme qu’il luy chatoüilloit le col plus que de raison, tellement que l’on luy commanda de s’arrester, et le pauvre Cupidon se souvenant un peu des sottises que l’on luy avoit conseillé de dire, parla de cette sorte avec une voix aussi claire que le son d’un verre. Que vous plaist-il ? Maman mignonne ; si vous voulez que je vous aille voir, promettez moy que vous m’acheterez un petit cheval de bois à la foire, afin qu’estant las de voler, je puisse gaillardement aller par terre. Vous me donnerez aussi, s’il vous plaist, un sifflet nœuf, car j’ay vendu le mien à Mercure pour s’en servir en ses maquerellages. Que desirez vous de moy ? Voulez vous que je vous conte ce que j’ay perdu aux osselets contre mon frere Anteros et vos trois graces ? Je joüay aussi l’autre jour aux espingles contre Ganimede, mais c’est un petit tricheur. Il veut tousjours gagner, et sous l’ombre que Jupiter l’ayme il croid que tout luy est permis sans estre sujet au fouët, et qu’il pourra mesme quelque jour avoir ma qualité, me depossedant de mon brandon, mais où je le trouveray à l’écart je l’epousteray comme il faut, et si je diray à son maistre qu’il fait tousjours l’escolle buissonniere ; vous sçavez qu’il va apprendre le latin chez Mercure. Il y a encore bien des nouvelles. Je vous diray bien tout, mais, ha ! Mon dieu, je me meurs si l’on ne me descend ; et tost donc, mes amys, ostez moy d’icy : je feray de la sausse dans ma chemise. Descendez moy, descendez moy ; en bonne foy, je gasteray toute la ceremonie. Carmelin ayant parlé ainsi, l’on ne sceut si ce qu’il disoit estoit de son personnage, mais enfin il cria si haut que l’on le devoit descendre, que l’on vid qu’il parloit tout à bon, et non pas comme dans un personnage emprunté. L’on le tira donc de son escarpolette et tout aussi tost il s’enfuit derriere la montagne d’Eryce, où il se deschargea d’un fardeau qui luy nuisoit. L’on crut que l’agitation l’avoit tellement esmeu, que cet accident luy estoit arrivé de ne pouvoir commander à son ventre. Estant donc tenu pour excusé il revint alaigrement, et ayant grimpé jusqu’au lieu où estoit Venus, il s’en alla recevoir ses caresses et ses embrassemens. Cependant il sortit une grande flame d’entre les arbres, et l’on ouyt le bruit de quelques petards, puis l’on vid arriver Pluton dans une charrette traisnee par deux chevaux noirs qu’il fouëttoit à tour de bras. Moy qui suis le germain du pere Altitonant (dit-il en son langage pedantesque qu’il avoit choisi) moy dy-je à qui le sort à donné la thiare acherontide et la superiorité dedans l’Averne, faut

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que je souffre que le flambeau latonien porte les rayons de sa chevelure doree jusques au milieu de mes ombres les plus opaques par des baillemens que la terre vient de faire ? Il faut qu’avec precipitation je mette un ordre amplissime à cette tumultuosité atroce. Pluton ayant dit ces paroles faisoit aller sa charrette d’un coste et d’autre, et Cupidon disoit tandis à Venus, je m’en voy luy tirer ma flesche, en estes vous contente ? Le feray-je ? En est il saison ? Ma mere. Elle luy fit signe qu’elle le vouloit bien, et aussi tost il luy en donna dans le troisiesme bouton, dequoy Pluton ayant esté fort surpris parla en cette maniere. Quelle nouvelle jaculation vient de me ferir ? Ha ! Celeste fat, ou trouveray-je mon dictame ? En disant cecy il aperceut Proserpine qui faisoit des bouquets estant assise à l’entree du bois. Helas ! S’escria t’il, c’est celle cy qui a emprisonné ma liberté dedans la geole de sa venusté ineffable. Je veux en estre aussi tost ravisseur qu’amateur. à ce mot il se mit à terre, et alla prendre Proserpine qu’il porta dedans son superbe char où il la jetta comme un sac de blé. Helas cruel, s’escria t’elle, laisse moy au moins porter avec moy mes fleurs. Je t’en conjure par mes pleurs. Si tu veux un peu attendre, je me rangeray apres aux lacs que tu m’as voulu tendre. Quoy me veux tu prendre, sans me rendre ? Il n’est pas seur, que tu sois mon ravisseur. Ne te puis-je fleschir en priant, ny en criant, ô voleur qui me fais tant de mal en riant. Ton oreille n’entend donc point mes tristes mots, qui tesmoignent que je souffre tant de maux, mais plustost tant de morts. Nonobstant ceste belle plainte et une autre longue traisnee d’allusions, Pluton foüetta ses chevaux, et les fit aller fort comme la tempeste, pour mener vistement sa belle maistresse dedans son royaume infernal. Il passa pardevant une fosse d’où Cyane sortit à demie nuë, et avec de longs cheveux espars comme si elle fust venu de se baigner, mais la charrette alla si fort qu’elle ne put faire à Pluton la reprimende qu’elle avoit premeditee. Elle ne vouloit pas manquer pourtant à joüer son personnage, si bien qu’elle courut d’un costé et d’autre pour attraper le dieu des enfers. Au lieu d’aller dans le bois où il estoit entré par le derriere de la montagne d’Eryce, elle s’en alla dans un grand chemin où elle trouva une autre charette couverte d’un drap. Il y avoit dedans un homme et une femme qu’elle prit pour Pluton et pour Proserpine. Elle chassa les chevaux jusques dans la sçene tandis que le chartier s’amusoit à pisser un peu plus loin. Tu ne passeras pas plus outre, ô voleur de Pluton (s’escrioit nostre berger Lysis qui faisoit le personnage de la nymphe Cyane) l’amour ayme mieux la douceur que la force. Il faloit rechercher Proserpine par les submissions et les tesmoignages d’amitié, et non pas là ravir. Tant que j’auray des bras, je retiendray la violence de ton char,

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et moy fille chetive, je resisteray à un dieu. Le chartier courant alors apres la charette s’imaginoit que cette femme qui l’avoit emmenee, estoit un fantosme mais se voyant engagé parmy tant de monde qui estoit là, il eut l’esprit en plus grande perplexité qu’auparavant, et ceux qu’il menoit n’estant pas moins estonnez, ne cessoient de prier Cyane qu’elle leur laissast faire leur voyage. Enfin l’homme qui estoit dans la charrette, se donna le courage de descendre pour la repousser, et l’ayant regardée de pres et écouté attentivement sa voix, il s’escria aussi tost, ha ! Fou enragé, c’est donc toy que nous avons rencontré maintenant. Je te croyois bien loin d’icy, et tu te viens encore presenter devant mes yeux en un plus mauvais estat que tu n’estois à Paris et à Sainct Clou ! Te voyla deguisé en sorciere. Ha ! Dieu, qu’elle affliction pour nostre famille ? Faut-il que ce miserable nous deshonore tous ? Anselme qui estoit parmy la bande des spectateurs, n’eut pas si tost veu cet homme qu’il le reconnut pour le sire Adrian curateur de Lysis. Il sortit donc vistement de sa place et l’alla salüer, le priant de ne se point fascher contre son pupille, veu que ce qu’il disoit, ce n’estoit point par follie, mais pour s’acquitter du personnage que l’on luy avoit donné en de certains jeux qu’ils faisoient. Cependant Cyane alla se jetter dedans sa fosse, et commença à crier ainsi, helas ! Que je suis bien punie de ma temerité ! Mon sang se change en eau, mes os s’amolissent, je n’ay rien qui ne devienne liquide. Pluton m’a metamorphosee en fontaine qui pleurera sans cesse le ravissement de la belle Proserpine. Adrian écoutant cecy ne prit point en payement ce que luy contoit Anselme ; il luy dit que l’on ne luy pouvoit faire croire que Lysis ne fust plus insensé que jamais, et que l’on luy faisoit faire toutes ces sottises pour tirer du plaisir de luy. Ne voyez vous donc pas, repartit Anselme, six ou sept autres personnes de qualité deguisees comme luy ? Et tout sur le champ Hircan, Philiris, et Meliante que la nouveauté de l’accident avoit fait sortir hors du lieu où ils s’estoient retirez, se monstrerent sans masque à Adrian. Il vid bien que c’estoient des gens bien sensez, et fut un peu rapaisé s’imaginant que son pupille ne pouvoit rien faire de mal à propos avec eux. Carmelin s’aprocha mesme avec les autres, et ayant connu qu’Adrian ne vouloit pas croire que l’on representast une comedie en ce lieu, il luy dit, j’en estois aussi, voire, monsieur, je vous l’apren à fin que vous n’en doutiez point. Voyla encore mon arc ; regardez, n’est-il pas de beau bois ? Tandis que l’on rioit de cette naïveté, Philiris tout habillé en deesse comme il estoit, s’en alla vers Lysis. Il trouva qu’il avoit l’esprit si transporté qu’il ne pouvoit considerer que c’estoit son cousin qu’il venoit de rencontrer Alme Ceres, disoit cette nymphe

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Cyane, en parlant à Philiris, avez vous desja esté par tout chercher vostre Proserpine avec vos flambeaux allumez ? Arethuse ne v ous à t’elle point encore apris que Pluton la tient pour son espouse dedans l’enfer ? N’en avez vous point fait encore vostre plainte à Jupiter roy des dieux ? Nous n’en sommes pas là, dit Philiris, venez vistement, l’on à affaire de vous. He quoy, poursuivoit Cyane, trouble t’on l’ordre de nostre comedie ? à quoy tient il que l’on ne poursuive ? Qui sont les perturbateurs de nostre joye ? Pour moy ne fais-je pas bien mon personnage de fontaine ? Il me semble que je suis desja fondu en eau comme sucre dans la bouche. Je vous dy que voyla un de vos parens arrivé, reprit Philiris, venez vistement le saluër ; il est bien en peine de vous. Il me semble que je l’ay ouy nommer Adrian. Souvenez vous un peu si vous le connoissez. Cette nouvelle donna de l’emotion à Lysis, et quoy qu’il eust accoustumé de prendre toutes les fictions pour des veritez, le nom d’Adrian l’espouventa de telle sorte, qu’il ne s’imagina plus que le ravissement de Proserpine se vinst de faire. Il s’enfonça neantmoins dans sa cachette, non pas pource qu’il crust estre devenu fontaine, mais pour n’estre point veu seulement. Anselme desirant le faire paroistre, alla vers la fosse avec Adrian qui luy dit, la, la, ne vous cachez point mon cousin, je sçay bien que c’est vous. Il fut alors contrainct de sortir de là pour salüer Adrian, et apres il alla vers la charrette où estoit la femme de son bon cousin qu’il avoit prise pour Proserpine. Cependant qu’il luy faisoit ses complimens et ses excuses, Adrian dit à Anselme qu’il estoit fort estonné de les trouver en Brie, au lieu que Lysis luy avoit asseuré qu’ils iroient en forests. Nous nous sommes trouvez en ce pays-cy sans y penser, repartit Anselme, et je croy que ç’a esté afin d’avoir le bien de vous y voir : mais vous mesme, aprenez nous quels bons desseins vous y ont amené. Je m’en vay en pelerinage à saincte Fare avec ma femme, respondit Adrian, encore que je ne sois pas des meilleurs de ce monde, si faut il tascher à le devenir. Aujourd’huy vous vous resjoüyrez s’il vous plaist avec nous, dit Anselme, et poursuivant demain vostre chemin, vous serez d’aussi bonne heure à Faremonstier, que si vous y aviez couché. Vous me tiendrez pour excusé, repartit Adrian, je m’en vay remonter en charette s’il vous plaist. Ce ne sera pas sans boire un coup, dit Oronte, il faut que vous goustiez avec nous. Apres cecy l’on apporta sur le lieu force bonnes choses à manger, et la comedie estant rompuë les acteurs et les spectateurs vinrent estre du festin. Adrian et sa femme et leur chartier en ayant pris leur part, furent d’avis de continuer leur voyage ; ils monterent en charette et ayant demandé où c’estoit que demeuroit Lysis, il est de si bonne compagnie, respondit Anselme, que chacun le veut avoir à son

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tour. Il est tentost chez Oronte, tantost chez Montenor, tantost chez Clarimond, mais tousjours aurez vous de nos nouvelles au chasteau d’Hircan qui n’est pas loin d’icy. Apres que j’auray faict mes devotions à Faremonstier, dit Adrian, je songeray à me faire payer d’une petite somme que me doit un gentil-homme du païs, tellement que j’y pourray bien demeurer deux ou trois jours, mais en repassant je viendray icy prendre Louys pour le ramener à Paris, car je croy qu’il vous fait trop d’importunité. Adieu messieurs et mes dames, adieu mon cousin, foüette chartier. Le chartier fit alors aller les chevaux, et toute la compagnie souhaitta un bon voyage au marchand et a sa femme. Il n’y eu t que Lysis de mal content. Il se faschoit de la promesse que son cousin faisoit de le revenir querir, et ne sçavoit quel remede il pourroit donner à cela. Clarimond le consola le mieux qu’il luy fut possible, et Hircan le voulant faire songer à des choses plus agreables, luy dit que puisque le ravissement de Proserpine avoit esté interrompu, et qu’il n’y avoit point d’aparence de le recommencer, il faloit joüer le lendemain la conqueste de la toison d’or. Ce dessein est fort beau, dit Lysis, mais où ferons nous la mer. Nous irons à un estang qui est à un quart de lieuë d’icy, respondit Hircan. Il vaut bien mieux aller à la riviere de Morin, repartit Clarimond, je sçay un endroict où il y à une petite isle qui sera l’isle de Colchos. Cela sera excellent, luy dit Lysis, ce sera toy qui sera Jason, Meliante sera Medee, Hircan qui jouë du luth sera Orphee qui accompagnoit les argonautes, et les resjouyssoit par sa musique. Pour moy je seray Zethes, et Philiris sera Calais, tous deux freres jumeaux enfans de Boree et d’Orithie, et pour Carmelin il sera le roy Phinee, personnage qui luy convient assez bien à mon avis, car il est tousjours assez affamé. Quand aux autres personnages comme Castor et Pollux et quelques autres argonautes et les harpies, ceux qui les representeront ce seront des gens qui n’auront que faire de parler s’ils ne veulent. Cet ordre estant trouvé bon la compagnie se separa avec esperance d’avoir bien du plaisir le lendemain. Chacun des acteurs leut la fable de Jason, et songea aux paroles qui pouvoient servir à son personnage. Pour Carmelin il dit qu’il ne vouloit plus parler qu’en docte, et non pas en niais, et qu’il desiroit monstrer des eschantillons de sa doctrine. Clarimond composa avec luy toutes les choses qu’il avoit a dire, et luy en escrivit un grand libelle qu’il ne fit que lire toute la nuict et le matin encore, tant il avoit desir de bien faire. Son stile estoit à moitié celuy des proverbes, et le reste n’estoit que fantaisie. L’heure des jeux venuë tous les comediens s’habillerent et s’en allerent à la riviere de Morin où le reste de la compagnie arriva en mesme temps. Il n’y avoit que ceux de la bande d’Hircan qui fussent des

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acteurs, pource qu’il sembloit qu’ils eussent l’humeur plus gaye et qu’ils ne fussent pr opres qu’a donner du plaisir aux autres. Anselme, Montenor, ny Oronte n’estoient donc là que pour regarder avecque les dames et quelques uns de leurs amys. Les spectateurs ayans pris place sur le bord de l’eau, l’on dressa une table assez pres d’eux, contre laquelle l’on mit une chaire. Carmelin s’y vint asseoir ayant une belle robbe de chambre, une fausse barbe blanche et une couronne de carte saffranee. Il estoit bien ayse de se voir roy une fois en sa vie, et regardant trois ou quatre valets qui alloient mettre quelques plats devant luy, il estoit fort glorieux de se voir servy si magnifiquement. Il se souvenoit bien que Clarimond luy avoit dit qu’il ne faloit pas qu’il mangeast, et que l’on luy viendroit desrober toute sa viande, mais il croyoit qu’il s’estoit gaussé de luy et qu’il ny avoit point de danger d’avaller quelque morceau s’il le pouvoit faire. Son escuyer tranchant ne luy eut pas si tost servy une aisle de poulet, que les deux harpyes vinrent habillees grotesquement ; l’une prit l’aisle avec ses doits, et l’autre ravit la piece entiere avec un grand crochet de fer. Le roy Phinee voyant qu’elles avoient pris la fuite, commença à parler de cette sorte. Ha ! Moy miserable prince, à quoy me sert d’avoir tant d’escus que je les remuë à la pelle, et les mesure au boisseau ? à quoy me sert d’avoir tant de maisons champestres où l’on me nourrit de toute sorte d’animaux, si je ne puis manger à cause de ces monstres abominables qui me ravissent tout ? L’on a beau me tuer tant de tendres poulets que l’on faict mourir jeunes, afin de me faire vivre moy-mesme plus longuement ; de tout cela je n’ay rien que la fumee. Mes courtisans me remonstrent assez que patience passe sçience, mais un ventre affamé n’a point d’oreilles. En l’estat ou je suis je mangerois des charettes ferrees, car il n’est saulce que d’apetit. Le roy Phinee ayant dit cecy jetta les yeux sur son libelle, qu’il avoit mis dessus la table, afin d’y regarder quelque fois, si la memoire luy manquoit. Clarimond y avoit escrit tout ce qu’il devoit faire, si bien qu’il leut tout haut ces paroles qu’il y trouva, il faut que Carmelin qui represente le personnage du roy Phinee, demande à cette heure à boire. Que l’on me donne donc à boire, je le commande, puisque l’escrit l’ordonne, poursuivit-il. Chacun se prit à rire de cette plaisante naiveté, mais luy qui ne songeoit qu’a son profit, s’apresta à prendre vistement le verre des mains de ses gens, s’imaginant qu’il bevroit au moins s’il ne pouvoit manger : mais comme il pensoit porter le verre à sa bouche, il vint une harpye qui donna dessus un grand coup de griffe, et le cassa en mille pieces. Cela le mit en colere tout à bon, et malgré les preceptes de Clarimond, il se resolut d’avaller quelque chose. On ne luy eut pas si tost aporté une esclanche de mouton, qu’il se rut

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dessus sans vouloir att endre que l’on luy en eust coupé un morceau. Il mordit à mesme d’un grand courage comme s’il l’eust voulu devorer tout en un coup, mais les harpyes vinrent aussi tost qui tirerent contre luy, et luy penserent casser les dents. Voyant qu’elles estoient demeurees victorieuses, il se fit encore aporter un alloyau, et prenant le baston de l’un de ses gents, il donna vivement sur les doigts à ces monstres lors qu’ils aprocherent de sa table, quoy que l’on ne luy eust pas enseigné de faire cela pour bien joüer son personnage. Les harpyes emporterent sa viande neantmoins, et le laisserent si desconforté, qu’il ne voulut plus se rien faire servir. Cependant qu’il gemissoit dessus sa chaire, l’on vid venir de loin un batteau où estoient les argonautes vestus en braves gentils hommes. Ils avoient tous une rame en main excepté Orphee qui joüoit de son luth, et chantoit une chanson nautonniere qui commençoit ainsi, messieurs voulez vous rien mander, ce vaisseau va la mer passer. Les autres luy respondoient en cœur, et faisoient une fort belle musique. Le vaisseau estant abordé a un port qui estoit proche de la table de Phinee, Zethes et Calais se mirent à terre, et s’en allerent trouver ce roy. ô beaux jouvenceaux, leur dit-il, quel bon vent vous à amenez en mes terres ? Vous y soyez les bien venus et les mieux receus. Ne sçaurois-je estre delivré par vous de quelques mechans oyseaux qui ravissent tout ce que l’on met sur ma table pour substanter mon individu. Grand roy, repartit Zethes, la plume nous est sortie du dos en mesme temps que la barbe du menton. Nous volons aussi bien que le vent Boree nostre pere. Faictes aporter de la viande qui serve d’apast à ces monstres, et vous verrez qui nous sommes. Phinee commanda alors à ses gens qu’ils luy aportassent quelque chose. Ils mirent un gros chapon sur sa table, et les harpyes ne faillirent point à venir aussi tost pour le ravir, mais Zethes et Calais mirent la main à l’espee et leur donnerent tant de peur qu’ils leur firent prendre la fuite. Ils coururent apres avec tant de vistesse que l’on pouvoit bien s’imaginer qu’ils voloient. Cependant Carmelin regardant sur son papier y vid en marge une annotation qui luy plut fort, et où il n’avoit point encore pris garde. Il ne se put tenir de la proferer tout ainsi qu’il la trouvoit escrite. C’est maintenant, dit-il, que le roy Phinee delivré des harpyes pourra manger à sa liberté. Il mangea apres de fort bon courage de son chapon, et prononça ce discours moitié par cœur, moitié en le lisant. Ha que ces mets sont delicieux apres un long jeusne qui m’avoit restrecy tous les boyaux comme un parchemin grille. Que j’auray desormais de plaisir à savoürer des viandes dont j’avois oublié le goust ! Je ne croyray plus que mes valets soient plus heureux que moy, comme par le passe lors qu’ils mangeoient tout leur saoul tandis que je

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ne mangeois qu’à vuide. Comme il achevoit cecy les enfans de Boree revindrent victorieux, tellement qu’il leur dit ces paroles qu’il leut mot à mot dedans son papier. Sacrez jouvenceaux, vous m’avez rendu la vie, puisque vous m’avez rendu le manger. Asseurez vous que ce bon office ne sera pas payé d’ingratitude. Je vous feray dresser un temple aussi haut que les nuës, où je vous adoreray tous les jours comme des dieux tres-salutaires. Au bout de cecy, il cria tout haut, fin, à cause que Clarimond avoit escrit ce mot au bas de son libelle. Il se retira apres vers les spectateurs qui luy aplaudirent autant que s’il eust faict des merveilles, pource que les fautes qu’il avoit commises estoient si plaisantes , que s’il eust suivi les preceptes que l’on avoit voulu luy donner, il n’y eust rien eu en luy de si agreable. Pour les enfans de Boree ils se retirerent dedans leur vaisseau qui commença à voguer, et alla aborder à l’isle de Colchos, ou l’on vid une toison attachee à un arbre. Les argonautes estans tous descendus en terre, Jason qui paroissoit fort au dessus des autres, commença à parler ainsi en son galimathias. Voicy la terre où est la plus grande richesse du monde, et où il y a un monde de richesses. Je voy desja luire la toison d’or qui d’un rayon foiblement rayonnant, blesse les yeux sans les blesser, et nous faict vivre d’espoir autant que nous mourons de crainte. Les autres argonautes respondirent à cela en divers stiles, et ce fut si haut que ceux qui estoient de là la riviere, le pouvoient bien entendre. Medee parut un peu apres avec des apas qui ravirent la liberté de Jason. Il l’aborda aussi tost avec ces paroles, belle ame de mon ame, desir de mon desir, sejour de mes conceptions, ne faut il pas que vous croyez que ma franchise s’est immolee sur l’autel de vos beautez ? Depuis que je vous connoy je suis merveilleusement amoureux d’une si amoureuse merveille, et je ne cherche plus qu’a mourir pour vous d’une vivante mort qui vale mieux qu’une mourante vie. Que si vostre attrayante douceur, se change en une cruauté si cruelle que vous me mesprisiez cruellement, et que le pouvoir par qui vous pouvez me guerir trouve de l’impossibilité dans sa puissance, je ne doute pas que mon infortune amoureuse et mon amour infortunee ne me precipitent precipitamment dans un precipice. Tous ces beaux mots dont vous enharnachez vostre langage, (respondit metaphoriquement la sorciere Medee) ne peuvent verser dans mon esprit la croyance de vostre amour. Je ne me lairray pas endormir sur le doux oreiller de vos paroles. Vous venez d’un païs qui regorge de plus belles femmes que moy, et je ne me guinderay jamais si haut dans la presomption, que je me persuade que vous vous soyez enfilé dans le traict de mon affection. Voila pour quoy je m’imagine que vous avez levé boutique de dissimulation, mais ma raison fait si bien la garde dans le fort de

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mon ame qu’il ne faut pas que vous esperiez le prendre d’assaut. Je sçay bien que si vous y estiez entré une fois vous y mettriez tout à feu et à sang ; et vous saccageriez ma ferme constance. Il ne faut pas que je suive les banderolles de la follie, et que je me laisse aller aux pipeurs apasts qui me veulent prendre dans la nasse. J’ayme bien mieux costoyer un heureux rivage pour me voir quand je voudray à l’abry des mal’heurs. Jason et Medee qui estoient des personnes fort capables, continuerent long-temps leurs discours qui furent de pareille estoffe que ceux que vous venez d’oüyr. Si je les voulois escrire tous avec toute la suite de la comedie, ce seroit mettre un livre dedans un autre, et impor tuner les lecteurs par des gentillesses qui sont desja vieilles, et qui n’ont pas tant de grace dans le recit comme elles en eurent la premiere fois qu’elles furent faites. Je me contenteray donc de dire, que Medee autant esprise du merite de Jason, que Jason l’estoit de sa beauté, luy donna des drogues pour assoupir le dragon veillant qui gardoit la toison d’or. Il s’aprocha du lieu où elle estoit selon la fable, mais comme il la pensoit prendre, le dragon vint l’espouvanter. C’estoit une machine de carte qu’un homme faisoit marcher, s’estant mis dedans. Jason jetta dessus une certaine liqueur, et aussi tost la beste demeura estenduë sans mouvement quelconque, de sorte qu’il alla librement descrocher la belle toison qu’il desiroit, et prit Medee par dessous le bras pour la faire embarquer dans son vaisseau et la mener en Grece. Lysis ayant consideré cecy ne voulut pas se contenter des paroles que l’on luy avoit conseillé de dire ; il s’en alla arrester Jason en le prenant par le bras. Tu ne t’en iras pas ainsi, luy dit-il, tu n’as accomply que la moitié de ton ouvrage. Penses tu que la toison d’or soit si aysee à acquerir ? N’as tu pas leu qu’elle est aussi bien gardee par les taureaux au pied d’airin et aux cornes ferrees, que par le dragon veillant ? Il faut que tu enchantes ces animaux, et que tu leur fasses sousmettre le col au joug, pour leur faire labourer ce champ où tu semeras des dents serpentines. Cette fatale semence germera dans la terre de nouveau abreuvee de sang et de venin, et puis elle enfantera des hommes tous armez contre lesquels tu auras à combattre, jusques à tant que l’emotion estant survenuë entre eux, ils se deffacent eux mesmes. Ce sera apres ces travaux que tu meriteras d’estre recompensé. Demeure donc icy, ou je te jure que pas un des argonautes ne te suivra. çà donc, que l’on face venir les taureaux. Nous n’en avons point icy, dit Hircan, pensez vous que l’on puisse representer toute chose de poinct en poinct ? Vous nous donnez des sujets trop malaysez. Il n’y a point de comedie où l’on ne passe tousjours quelque chose de l’histoire sous silence, ou bien l’on fait accroire que ce qui est de plus difficile s’est accomply derriere la tapisserie,

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et l’on le vient raconter apres sur le the atre. Cette mode là ne vaut rien, dit Lysis, je veux que tout soit en sa naiveté. Il faut faire ce que je conseille si l’on veut faire des parties avecque moy. Voyla tous nos jeux gastez faute de bonne prevoyance. Qu’une autre fois ceux qui auront le soin de faire nos preparatifs, n’y oublient rien de ce qui sera necessaire. Lysis ayant parlé ainsi se mit dans le batteau, et tous ceux qui estoient dans l’isle aussi, car en effet toute leur comedie estoit achevee. Ce desordre qui s’y estoit trouvé estoit plus agreable que le meilleur ordre du monde, et l’on prit bien du plaisir à entendre les plaintes de Lysis qui ne cessa le reste du jour de quereller Clarimond et Hircan, pour n’avoir point fait venir des bœufs dedans l’isle. L’on l’apaisa en fin par les promesses que l’on luy fit de jouer toutes les comedies avec un grand apareil ou de n’en jouer plustost point, et son avis fut que quand l’on auroit fait faire de toute sorte d’habits, il faudroit representer toutes les metamorphoses d’Ovide l’une apres l’autre, et puis toute l’aeneide de Virgile et quelques autres poesies encore. L’on s’imagina que ce seroit un grand passe-temps de voir representer si facetieusement tant de fables, et neantmoins l’on donna de fort longs de lays à Lysis, pource que le changement plaist fort a tout le monde, et que la compagnie avoit dessein de s’occuper a autre chose, et puis il estoit fort malaisé de representer tant de diverses actions de la sorte comme Lysis se les imaginoit, car lors qu’il eust falu faire descendre des dieux du ciel, de quelle invention se fust on servy ? L’on n’eust pas representé cela si facilement que les enfers, que l’on eust fait dans quelque carriere ou dans quelque fourneau à brique. Nostre berger avoit encore un dessein bien estrange : il vouloit que pour joüer plus naïvement une comedie, l’on ne se servist pas d’une seule sçene, à cause, disoit-il, que l’on representoit quelquefois des choses qui avoient esté faites en divers païs ; il vouloit donc que ce qui avoit esté fait dans un village, se fist dans un village, et que ce qui avoit esté fait sur une montagne, se fist sur une montagne, quand mesme il eust falu que les acteurs eussent cheminé une lieuë pour en trouver une, tellement qu’il eust donné la peine aux spectateurs de les suivre ainsi d’un lieu à l’autre, et d’aller avec eux tantost sur le bord d’une fontaine, tantost dans un temple pour leur voir joüer leur personnage. C’estoit ainsi que Lysis vouloit faire, et non pas edifier sur un theatre des chasteaux de carte, et apeller tantost la sçene la Thrace, et tantost la Grece. Vous voyez bien par ces imaginations extraordinaires qu’il avoit envie de s’aprocher de la verité le plus qu’il pourroit : mais l’on commençoit à s’ennuyer de tant de difficultez. Outre cela l’on consideroit que si l’on eust long temps joüé des jeux si publics, la noblesse fust venuë de vingt lieues à la ronde pour en avoir son

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esbatement, et se mocquer possible d’une telle gentill esse, qui ne pouvoit pas estre au goust de tout le monde, car il estoit de cette veritable histoire comme de ce simple recit que je vous en fay, lequel ne sçauroit plaire aux esprits vulgaires qui ne peuvent gouster la veritable raillerie. Des paysans et des bourgeois qui passoient chemin s’estoient desja arrestez à regarder la comedie de nos bergers, et les avoient laissez avec estonnement, croyant qu’ils eussent tous quelque follie dans la teste. Le plaisir de la comedie fut donc quité et Lysis n’eut plus que le soin d’aprendre si sa maistresse n’en avoit rien veu, à cause qu’il luy sembloit qu’elle n’avoit daigné paroistre. Encore qu’elle n’eust point sorty de la maison, l’on luy fit accroire qu’elle estoit venu voir la conqueste de la toison d’or pour une passade, et qu’elle s’en estoit retournee toute des premieres ? Je sçay bien qu’elle ne prend plaisir à aucune chose de tout ce que je fay, dit le berger, mais puisque dans toutes mes actions passees elle n’a point encore trouvé de tesmoignages de mon affection, je veux que ce soit ma mort qui la luy fasse connoistre. Modere ton desespoir, berger incomparable, dit Hircan. Tu ne dois pas mettre fin à ta vie sans le vouloir des dieux. Il faut que tu te conserves pour le bien des autres, car tu n’es pas seulement né pour toy. Je t’apren maintenant sans feinte que c’est toy qui es la colombe qui se doit convertir en aigle. Le temps est arrivé que je te doy expliquer ma prophetie. Il faut que tu quites l’humeur pacifique pour prendre un courage martial, et ce n’est que par toy que la maistresse de Meliante doit estre delivree de prison. Pour te faire entendre comment cela se pourra faire, je t’apren que je te rendray aussi invulnerable qu’Achille. Si tu peus faire cela, sçavant magicien, repartit Lysis, il n’y a point de doute que j’iray aussi hardiment dans tous les combats qu’aucun heros qui fut jamais. Je ne me vante de rien que je n’accomplisse, repliqua Hircan, mais il faut que tu sçaches, que tu ne peus pas mettre l’avanture afin sans le berger Carmelin, quoy que le magicien de la forteresse enchantee, n’en ayt point parlé ; les dieux m’ont revelé cecy. Au reste ce gentil Carmelin ne pourra estre blessé non plus, car je ne luy veux pas estre moins favorable qu’à son maistre. Lysis et Carmelin s’asseurans sur la parole d’Hircan, s’imaginerent qu’ils auroient beaucoup de plaisir à tailler des monstres en pieces moyennant qu’ils ne fussent point en hasard de recevoir des coups. Ayant donc pris congé de tous ceux qui ne se retiroient pas chez ce magicien, ils s’en allerent avec luy en son chasteau. L’on ne parla que de valeur pendant le soupé, et le berger Lysis croyant qu’il deviendroit facilement vaillant champion, asseura Hircan qu’il n’avoit rien prophetisé que de veritable, et qu’il estoit tout prest à changer le vestement pastoral au vestement

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militaire. I militaire. Il dit qu’il n’eſtoit plus en l’erreur où il auoit eſté autrefois, de croire que pour eſtre heureux, il ne faloit point porter les armes, veu qu’il conſideroit les genereuſes actions de tant d’antiens Heros, qui n’auoient eſté au Ciel que par ce beau chemin.


Fin du neufieſme liure.