Lysis s’estant esveillé des le point du jour, se mit aussi tost à considerer la lumiere du soleil, qui passant entre les ais de la fenestre de sa chambre, venoit jusques sur luy. Que tu es heureux ! ô bel astre luy dit-il ; non pas pource que tu reigles les saisons, où que tu fais meurir les fruicts de la terre, mais pource que tu as des yeux qui jettent une infinité de rayons, et qu’en mesme instant tu peux regarder deux choses, comme maintenant que tu vois Lysis, et que tu peus voir aussi Charite. Que n’ay-je un semblable pouvoir, afin de n’estre jamais eloigné du centre de mes pensees et de mes desirs ? En disant cecy l’amoureux berger s’aperçeut que Carmelin dormoit encore, et luy donnant trois ou quatre coups de coude, il le resveilla. Que ne commences-tu ta journee comme moy en disant quelque belle poincte ? Luy dit-il. Que ne me laissiez vous en repos ? Respondit Carmelin, ne voyez vous pas que j’y songeois avec grande attention ? Ha stupide, repliqua Lysis, ne sçay-je pas bien que tu dormois ? Ne t’ay-je pas ouy ronfler, et n’ay-je pas veu comme tu avois la bouche et les naseaux ouverts ? Voila bien rencontré, reprit Carmelin, imaginez vous que j’ouvrois la bouche toute preste pour donner issuë à un bon mot, cependant vous me l’avez fait perdre, et il s’est envolé si loing hors de mon esprit que je ne le ratraperay de long temps. Tels discours, Carmelin, dit Lysis, sont propres à ceux qui celebrent les bacchanales, ou qui sont pres de destacher la ceinture à leur espouse, apres que l’on a invoqué Hymenee dans un joyeux epithalame, mais pour toy qui as tout sujet de te plaindre, je ne pense pas que tu te doives gausser, si tu ne veux tesmoigner que tu as perdu l’esprit aussi bien que l’esperance. Pour garder la bien-seance en ton amour, il faudroit que tu parlasses en furieux, et que tu te choquasses la teste contre la muraille ou contre le dossier de nostre lict. Ce sera contre le chevet, que je la cogneray s’il vous plaist, dit Carmelin, je pense que l’un vaut l’autre. Cela vaudroit mieux à la verité que de ne rien faire du tout, repartit Lysis, car tousjours la ceremonie y seroit elle : mais ne t’y amuse point ; habille toy plustost pour retourner au lieu ou ta maistresse a esté metamorphosee. L’object de ce nouveau rocher t’esmouvera d’avantage que ta memoire, et j’espere que mes remonstrances auront alors plus de force que maintenant. Avec cela j’ay des affaires tres importantes en ce lieu, tellement que de quelque façon que ce soit, il faut que nous nous hastions de nous y transporter. Lysis s’estant levé en disant cecy, Carmelin fut contrainct de l’imiter, et ils se trouverent habillez presque en mesme temps. Ils avoient envie de faire tant de choses ce jour là, que n’estans pas d’avis de mener leur troupeau, ils en donnerent la charge au fils de leur hoste. Lysis estant ainsi delivré de tout soin, voulut avant toute œuvre aller voir Clarimond : il le trouva escrivant dans son estude, et luy dit, vrayment cher amy je me resjoüy de te voir si laborieux, car il ne se peut que parmy tes diverses compositions, tu ne te sois souvenu d’en dedier quelqu’une à mes avantures. Fay moy la faveur de me lire ce que tu en as desja commencé. Clarimond qui ne s’estoit point encore donné la peine d’escrire rien pour luy, le pria d’attendre que ce qu’il avoit fait fust un peu mieux poly s’il en vouloit voir quelque chose. Lysis fut content de cela, et ayant fait quitter la plume à son historien, il luy dit qu’il desiroit le mener aux champs pour le rendre tesmoing des plus belles actions du monde. Apres avoir cheminé quelque temps, ils se trouverent au lieu où estoit le rocher de Parthenice. Fontenay et Philiris y arriverent aussi, et la premiere chose qu’ils firent fut d’embrasser le berger, en luy jurant qu’ils n’avoient point eu de repos pendant son absence, et qu’ils s’estoient levez deux heures
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avant le jour pour l’aller chercher. Les ayant remerciez de leur bonne volonté, il dit qu’il avoit envie de dresser un temple rustique à sa maistresse, et qu’à n’en point mentir c’estoit pour ce sujet là qu’il s’estoit tant hasté de venir. Il sera tres à propos de faire l’edifice en ce lieu, dit Clarimond, voyla une grande pierre unie par dessus qui vous pourra servir d’autel. Carmelin s’oposeroit possible à cela, repartit Lysis, ce rocher a esté autresfois sa maistresse qui fut hier metamorphosée pour sa cruauté, je ne sçay s’il seroit à propos de mettre dessus les victimes que j’offrirois à Charite. Si cela est, respondit Clarimond, il n’y faut pas toucher. Ce n’est pas la raison qu’une divinité serve à l’autre. Mais est-il possible que ce rocher ayt esté autresfois une fille. Je ne vous en ments point, repliqua Lysis, mettez la main dessus, vous y trouverez encore quelque reste de chaleur. Clarimond toucha alors la pierre, et Lysis la touchant avecque luy, il y a bien plus, dit-il, tastez-la au droict du sein, vous sentirez que le cœur luy bat encore. Ce berger s’imaginoit cecy, et Clarimond ayant mis la main au lieu qu’il luy monstroit, feignit d’avoir beaucoup d’estonnement, et luy avoüa qu’il ne disoit rien que de veritable. Fontenay se meslant parmy cecy, voulut sçavoir qui estoit cette maistresse de Carmelin, et comment sa metamorphose estoit arrivee. Il faut que vous sçachiez, reprit Lysis, que vous ne fustes pas si-tost venu hier avec Hircan et Parthenice, que Carmelin fut touché de la beauté de cette bergere. Sa passion fut si vehemente, que dés le point de sa naissance elle voulut estre descouverte, tellement qu’il offrit son service à la belle, mais elle le refusa desdaigneusement, et s’en alla avecque vous. Vous la laissastes en ce lieu comme je croy, mais au lieu de l’y trouver, nous trouvasmes ce rocher en quoy les dieux l’ont changee. Fontenay admira l’imagination de Lysis, car il sçavoit bien ce qu’estoit devenuë cette Parthenice, autrement appellee Synope. Or il faut que je descouvre icy moy-mesme des choses qui ont tenu le lecteur en suspens. J’ay voulu tout exprés imiter les romans qui mettent en jeu beaucoup de personnes inconnuës, et ne declarent d’où elles viennent, ny ce qu’elles ont fait auparavant, que petit à petit, afin de causer plus d’admiration. J’ay assez observé cet ordre, et je vous ay fait voir un Philiris, un Polidor et un Meliante sans vous dire pourquoy ils sembloient estre des bergers aussi extravagans que le nostre : mais pour rendre chacun content, je vous apren que c’estoient trois gentils-hommes intimes amys d’Hircan qui estoient venus chez luy avec Fontenay qui les avoit esté querir pour y passer quelques journees. L’on leur avoit raconté les extravagances de Lysis, et leur avoit-on donné tant de desir de joüir d’une si plaisante conversation, qu’ils s’estoient deguisez en bergers pour l’aborder plus facilement.
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Ils se representoient que l’on change bien d’habit pour danser des balets et joüer des comedies, et qu’ils pourroient joüer des pastorales naturelles, qui vaudroient mieux que toutes les fictions du monde, et qui se feroient sans peine et sans fraiz. Hircan qui commençoit à estre amoureux de Lucide plus que de Synope, dont il estoit desja las, avoit eu quelque picque avec cette premiere maistresse, de sorte qu’elle avoit resolu de le quitter. Comme il estoit venu avec elle vers Lysis, il y avoit un carrosse qui l’attendoit en un lieu escarté, où elle s’estoit mise pour s’en retourner chez sa tante qui avoit esté si mauvaise garde de sa niepce qu’elle l’avoit laissé desbaucher. Sa maison estoit à cinq lieuës de là, si bien qu’il faut croire qu’el le n’y étoit arrivee que sur le milieu de la nuict. Hircan estoit fort aise d’en estre delivré, pource qu’entre autres celuy qui faisoit le personnage de Polidor estant un homme fort vertueux, ne cessoit de luy faire la guerre à cause de sa mauvaise vie, et taschoit de luy persuader de se marier. S’il y avoit femme au monde qui le pust faire songer à cela, c’estoit celle que nous n’appellons point autrement que Lucide, encore qu’elle eust un autre nom. Il l’avoit retenuë en son chasteau sous pretexte de passer le temps avec Lysis, mais c’estoit en effect pour avoir le moyen de l’entretenir a toute heure. Elle estoit d’une si agreable humeur qu’elle demeura librement dedans le corps de logis qu’il luy donna, et si vous voulez adjouster foy à la verité de l’histoire, vous ne croirez pas qu’elle se gouvernast mal, encore qu’elle se tinst en une maison où il y avoit tant d’hommes. Des humeurs franches comme estoit la sienne sont celles qui se gaignent le plus tard. Outre cela c’est qu’elle esperoit d’estre presque tousjours avec les compagnies de damoiselles qui estoient aux environs, et puis les bergeries ou il faloit qu’elle representast son personnage, et où elle estoit necessaire, estoient capables d’excuser tout. Philiris et Fontenay l’avoyent donc laissee au chasteau avec les autres qui ne se levoient pas si matin, et se voulant donner du plaisir de la metamorphose imaginaire de Parthenice que Lysis venoit de leur raconter, Philiris luy va dire, s’il est vray qu’il y a de la chaleur en cette pierre, et que vous y sentez un battement de cœur, c’est un signe evident que Parthenice est encore dedans toute vivante : voila pour quoy je trouverois bon que l’on allast querir des marteaux pour l’entamer, et en faire sortir cette pauvre bergere. Il se faut bien garder de cela, respondit Lysis, tu n’entens pas la metamorphose : penses tu que Parthenice soit enfermee dans ce caillou comme dans un estuy, ou plustost comme dans un sepulchre ? Nullement, ce ne seroit pas un vray changement que cela, et les dieux nous tromperoient. Apren que chaque partie de son corps à pris la forme et la qualité d’une pierre, tellement que si
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l’on touchoit au moindre coing de celle-cy, l’on luy feroit mal, et il sortiroit possible du sang de ses veines, qui sont assez aparentes en beaucoup de lieux. Je vous avoüe, dit Philiris, que cela est fort difficile à comprendre, qu’il y ait de la vie, et du sang en une pierre, et neantmoins vous n’estes pas le premier à la verité qui avez parlé d’une semblable chose : mais les poëtes qui l’ont dit n’ont sçeu monstrer comment cela se pouvoit faire. N’est ce pas assez de dire que cela se fait par la toute puissance des dieux ? Reprit Lysis, n’est ce pas un moyen de contenter ceux qui voudroient que l’on leur donnast une raison naturelle des miracles ? Tout cela est bon, dit Clarimond, mais cela n’empesche pas que je ne croye que l’on peut rendre à Parthenice sa premiere forme en quelque moyen que ce soit. Et pour le prouver, je vous allegueray qu’il y a eu autrefois autant de pierres qui ont esté changees en hommes, que d’hommes qui ont esté changez en pierre, je pren ce mot d’homme autant pour le masle que pour la femelle. Pour vous en aporter un exemple, n’avez vous pas leu que la statuë de Pygmalion, fut changee en femme, et qu’il en jouit apres. Ouy, respondit Lysis, mais cette pierre qui fut changee en chair, avoit desja la forme humaine ; c’estoit beaucoup d’avancé. Sera t’on d’avis que Carmelin envoye querir un sculpteur à Paris pour donner à ce rocher la figure de Parthenice. C’est tousjours revenir à nostre discours : il faudroit icy donner force coups de ciseau qui feroient autant de playes : car il y a une ame sensible dans ce rocher, ce qui n’estoit pas en la pierre de Pygmalion qui jamais n’avoit esté femme. Encore ne suis-je pas au bout de mes inventions, reprit Clarimond, souvenez-vous que Deucalion et Pyrrha voulant restablir le monde jettoient des pierres de toute sorte de façons lesquelles estoient soudain changees en creatures humaines. Voyla une belle conception, repartit Lysis, si nous voulions imiter ces restaurateurs de la nature, il faudroit jetter le rocher que nous voyons par-dessus nostre teste. Or il seroit besoin d’avoir une force d’Hercule pour faire cela, ou au moins d’estre aussi puissant que Turnus qui jetta une si grosse pierre contre Enee. Carmelin n’a pas tant de force que ces anciens heros. Si vous ne croyez pas que ce rocher se puisse transformer, dict Clarimond, et si vous n’estes pas mesme d’avis que l’on y donne le moindre coup de marteau, il faut donc que Carmelin tasche de l’amolir. Il y en a qui disent que le sang peut amollir le diamant, possible a t’il le mesme effect sur toute sorte de pierres ; que Carmelin se donne un coup de poignard pour saigner sur ce rocher cy. Vous ne songez pas, dit Philiris, qu’il n’y a que le sang de bouc qui puisse amollir les rochers. Vous me pardonnerez, j’y songe bien, respondit Clarimond, mais il me semble que l’asne peut bien avoir la mesme puissance que le bouc,
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de sorte que Car melin ne pouvant faillir d’avoir une qualité ou l’autre, doit estre asseuré de faire en cela ce qu’il desire. Ne nous mocquons point des miserables, dit Lysis, je dy sans raillerie que tout ce que l’on peut conseiller justement à Carmelin est que pour tesmoigner une amour extreme, et rendre sa memoire eternelle, il devroit tascher d’obtenir des dieux qu’ils fissent de luy quelque belle metamorphose. Il y en auroit qui luy conseilleroient d’essayer de se changer en rocher comme sa maistresse pour estre de mesme nature qu’elle : mais cela ne seroit point à propos : car il n’a pas eu la mesme cruauté. D’estre aussi changé en quelque arbre, qui estant planté icy, donnast un eternel ombrage à sa nompareille Parthenice, ce n’est pas ce qu’il luy faut : car voicy une terre si seiche qu’elle n’est pas propre pour les arbres, et puis ils ne sont jamais bien aupres des rochers qui empeschent leurs racines de croistre. Mais ce qui me sembleroit convenable, est qu’il fust changé en fontaine : c’est la metamorphose ordinaire des personnes desolees, et l’on void souvent sortir des eaux d’une roche. Il lavera continuellement le pied de celle-cy, comme s’il avoit dessein de l’amollir, et coulant entre la mousse et le cresson, il sera l’honneur et le plaisir de toute cette contree ; je consacreray sa source à quelque divinité, et quiconque bevra de son eau, il deviendra amoureux par un estrange miracle, qui fera sortir des flammes de l’eau. Carmelin devroit desja estre metamorphosé depuis le temps que j’en parle, et s’il n’y songe, je diray qu’il n’a point de courage ny d’affection. Comment me seroit il possible de contenter vos diverses fantaisies (dit Carmelin tout en colere) je ne sçay ce que c’est que de devenir fontaine, et je ne pense pas qu’il y ait beaucoup de bien en cela : car je ne trouve l’eau bonne que quand elle sert à laver les mains pour se mettre à table. Je n’enten pas te priver de l’usage du vin, reprit Lysis ; je voy bien que tu songes au jus de la vigne : mais ne te souviens tu pas que les deitez aquatiques que nous vismes une nuict, joüyssoient amplement des presens de Ceres et de Bacchus ? Tu meineras une pareille vie ; considere si elle n’est pas agreable. Ton eau sera claire et nette comme ton ame ; les nymphes et les bergeres s’y viendront baigner, et Charite y viendra possible toute des premieres, tellement que tu recevras des plaisirs infinis en voyant tant de beautez toutes nuës, et en les maniant par tout ou tu voudras ; je seray alors jaloux de toy, et croyray que ta condition sera meilleure que la mienne. Que si tu es si glorieux que tu ne vueilles point qu’il y ait autre que des creatures humaines qui s’abreuvent de tes eaux, l’on fera deffence à tous pasteurs, bouviers et chevriers d’y mener boire leur bestail. Voila de belles propositions, dit Carmelin, mais je vous ay desja dit que la compagnie de tous ces gens de l’autre monde ne me plaist point :
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je ne me veux plus trouver avec eux. Il n’y aura plus de mal a recevoir, repartit Lysis, car tu seras d’une mesme condition que la leur, et estant un demy dieu aquatique, tu seras bien autrement reveré qu’estant un pauvre mortel ; possible auras tu mesme de l’authorité au dessus des autres, et pour ce qui est des hommes, ils te feront des vœux et des sacrifices, et moy et tous ceux que tu as veus en ce pais cy t’adoreront. Ces promesses sont grandes, dit Carmelin, et afin de taster de tout, quoy que je ne sçache dequoy vous me parlez, et que je ne me puisse imaginer qu’un homme de chair et d’os comme moy puisse devenir eau, je vous asseure que je le veux bien estre, si vous pouvez me le faire devenir : car je vous jure que je suis extremement curieux, et qu’il ne tiendra pas à changer beaucoup de fois d’estat que je n’acquiere de la felicité : mais aprenez moy donc comment il me faut comporter pour estre ce que vous desirez que je sois, et si la peine n’y surpasse point le plaisir. Ton obeïssance est loüable, dit Lysis, puisque je te voy si modeste je t’apren qu’il y a divers moyens de devenir fontaine. Il est vray que je n’en trouve point d’autre dans l’antiquité que celuy de pleurer abondamment : mais il faut croire que les dieux et les hommes se sont rendus plus fins et plus ingenieux depuis ce temps là, car dans les metamorphoses modernes, nous trouvons que Synope qui estoit toute de glace à este fonduë en eau par le feu d’amour, et que Lucide qui estoit hydropique à tant pissé qu’elle en a fait une source : mais tout cecy ne te convient point, Carmelin, car premierement ton naturel ne te permet pas de pleurer, et outre cela tu n’es pas de glace, ny tu n’as point d’hydropisie. Il faut donc que nous cherchions une autre voye. J’ay veu des hommes qui par un violent exercice se faisoient tellement suer que l’eau leur degoutoit comme s’ils eussent este quelque statuë de neige exposee au soleil. Va t’en joüer à la paulme ou au balon quelque part un jour durant ; ce sera un bon moyen d’accomplir ton intention. Vous ne touchez pas au but, dit alors Clarimond, que ne dites vous plustost à Carmelin qu’il s’en aille gaigner ce mal que les françois appellent mal de Naples, et que les neapolitains appellent mal françois ? Il yroit apres suer à plaisir dans Paris, chez quelqu’un de ceux qui donnent des billets par force à tous les passans, et puis vous le verriez metamorphosé en fontaine mieux que le bel Acis. Ne songeons point à la malice, je vous prie, dit Lysis, Carmelin peut estre metamorphosé sans se rendre infame par de telles salletez. S’il ne tient qu’a se faire suër extremement, sans user d’une vilaine recepte, il peut aller à d’honnestes estuves, mais je luy veux donner tant d’inventions qu’il en ayt a choisir. Les alchymistes tirent de l’eau des herbes, des fleurs, des racines, et de beaucoup d’autres choses plus seiches en les mettant
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dedans un alambic ; il ne sera pas mauvais d’y mettre aussi nostre miserable amoureux pour le faire distiller. Non pas s’il vous plaist, dit Carmelin, je n’enten pas que l’on me mette le feu au derriere, et je ne presage rien de bon de toutes vos subtilitez. Qui plus est mon esprit est tout remply de perplexité en cette affaire : il me semble que quand tout mon corps seroit fondu en eau comme vous le desirez, il n’y en auroit pas plus qu’il en faudroit pour emplir un muy : car mesurez-moy avec une bonne proportion de geometrie, vous ne trouverez pas que j’aye plus de trois pieds de grosseur et cinq de hauteur, ce qui ne suffiroit pas pour remplir une source, et fournir continuellement à un ruisseau qui seroit porté diametralemen t par cette terre, ou qui par des sentiers obliques iroit jusques dedans le Morin, et de là dans la Marne, de la Marne dans la Seine, et de la Seine dans les flots de l’ocean. Voyla parlé en docte cette fois-là, dit Lysis, et outre que tes termes sont excellens, ta raison est miraculeuse. Je cognoy que tu doutes de quelque chose : c’est une marque de bon esprit : car j’ay tousjours ouy dire que l’incertitude est mere de la philosophie, et cela d’autant que lors que l’on est incertain de quelque chose, l’on desire d’en estre plus asseuré, et l’on en faict une si exacte recherche que l’on cognoit les secrets les plus cachez. Je pense qu’à force de mediter, tu comprendrois bien toy-mesme comment se peuvent faire les choses que je t’ay dictes, mais je te veux accourcir le chemin de la verité, et te la faire toucher au doigt. Apren que selon la metamorphose, que les dieux desirent faire, les corps se dilatent ou s’estrecissent. Il n’est pas plus difficile à des puissances supremes, d’agrandir que d’apetisser ; et s’il est certain qu’Arachné à esté changee en araignee, et les paysans de Lycie en grenoüilles, il peut bien estre aussi que des fourmis ont esté changez en hommes, Atlas en montagne, et quelques autres en fleuves. Ouide ne manque jamais à parler de ce restrecissement, et de cét elargissement, où il n’y doit pas manquer : mais je diray bien un secret que ny luy ny autre n’a jamais compris, et neantmoins si l’on ne le sçait, l’on ne peut esclaircir les metamorphoses ; c’est que lors qu’il est besoin de changer un homme en une chose plus grande que luy, les dieux font couler en luy de certains vents qui le font enfler jusqu’à la proportion requise, et que lors qu’il en font changer un autre en un petit animal, ils mettent en luy quelque seicheresse qui consume tout ce qu’il a de superflu. Ainsi bien qu’ils facent des miracles qui n’appartiennent qu’à eux, et dont il semble que l’on ne puisse rendre aucune raison naturelle, ils ne laissent pas de permettre que les causes secondes agissent un peu en cecy. Il m’a fallu fouiller dans le cabinet de Jupiter pour estre asseuré de cette merveille, et quiconque l’entend peut oster le voile à son ignorance. Tu dois cognoistre par là, Carmelin, qu’il est facile aux dieux de te changer
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en fontaine, et que tu rendras assez d’eau pour cela, puisque des hommes qui n’estoient pas de plus grande corpulance que toy, ont bien esté changez en fleuves et en montagnes. Les habitans du ciel pourvoyent à tout ce qui se faict icy bas, et quand ils ne pourroient rendre le cours de ton ruisseau, ny fort large ny fort long, ils feroient en sorte qu’à cinquante pas de ta source où environ, tes eaux seroient englouties sous terre, et par des conduits secrets retourneroient au lieu dont elles seroient venües à fin de ne tarir jamais. Cela ne seroit point extraordinaire ; il y a de grandes rivieres au monde qui se font des chemins par dessous terre, et mesme il faut croire que la mer s’engouffre en de grands abysmes pour rendre l’eau que l’on luy a apportee, et pour ne point laisser la terre seiche. Qui plus est afin de prendre les choses au pis, quand les dieux ne te feroient point la faveur qu’ils ont faicte à tant d’autres, et ne te donnant qu’autant d’eau comme tu es gros, te laisseroient dans quelque fosse où tu pourrois estre beu par le bestail, ou bien changé en vapeur par l’attraction des rayons solaires, j’empescherois bien que tu ne fusses amoindry : car je te ferois puiser à seaux, et l’on te mettroit en un bassin qui seroit en quelque beau cabinet. Je ferois là une machine admirable dont je m’en vay descouvrir l’invention pour l’amour de toy. Ton eau estant dedans un grand reservoir eslevé tomberoit par un petit canal sur un moulinet qu’elle feroit tourner, et de là descendroit dans un bassin qui seroit plus bas. Or le moulinet auroit au bout une roüe qui en feroit tourner une autre, et puis une autre, jusques à faire aussi tourner un baston au tour duquel il y auroit un tuyau fait par ondes, ou plustost par chevrons, dont le bout estant posé dans l’eau s’empliroit tousjours, et la feroit monter petit à petit, le dessus allant incontinent au bas, et puis retournant encore au haut ; ainsi l’eau seroit versee dans un auge qui la remeneroit à son premier receptacle, et le fourniroit incessamment si bien qu’il n’en manqueroit jamais. Or je mettrois bien ordre que personne n’allast boire là, non pas mesme les mousches, et ton eau ne diminuant point, et allant tousjours et revenant, tu serois une fontaine artificielle, portative et eternelle, ce qui ne s’est point veu encore, et l’on ne parleroit de toy qu’avec admiration, croyant que tu fusses un enchantement. Je t’averty aussi que la grande quantité d’eau ne seroit point requise à cecy, car quand tu n’emplirois qu’un seau, je te ferois servir à mon dessein en rendant ma machine plus petite : mais je ne doute point que tu ne faces beaucoup d’eau, car auparavant que d’estre metamorphosé, je feray mettre dix ou douze manteaux et autant de robbes de chambre sur tes espaules, et tout cela deviendra liquide aussi bien que toy. Les habits sont tousjours metamorphosez avec le corps dedans
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Ovide (comme je pense t’ avoir apris autrefois) et tout ainsi que la queüe de la robbe d’Ocytoé devint une queüe de cheval, les lambeaux de tes habillemens s’escouleront en ruisseaux. Voyla donc la recompense que vous me promettez de mes services, dit Carmelin, si je m’y pren je jureray icy une bonne fois pour toutes, cherchez un autre valet, je chercheray un autre maistre. Vous voulez mettre plus de manteaux sur moy que si j’estois un goujat du regiment des gardes. Vous me voulez faire suer dans des poesles ; vous me voulez enfermer dans des alambics, et en fin vous me voulez enfermer dans des bassins, et me faire passer par des canaux, par des moulins, et par des auges. Où diable avez vous l’esprit ? Ne seray-je pas tout bruslé et tout brisé, apres tout cela ? Dictes moy au moins qu’ay-je faict pour meriter d’estre ainsi mis à la gesne, au gibet, et au pilory ? Ay-je massacré mon pere ? Ay-je trahy une ville ? Ay-je faict de la fausse monnoye ? Suis-je un faux vendeur ou un usurier ? Tu n’es pas tout cela, Carmelin, je te le confesse, respondit Lysis, aussi ne te prépare t’on point de suplices comme tu penses. Quand ton corps ne sera plus que de l’eau, tu ne souffriras plus de mal, pauvre abusé ; l’on aura beau te presser, l’on ne froissera point tes membres, car tu te pourras glisser par les moindres pertuis qui se presenteront. C’est donc là tout a bon comme vous l’entendez, reprit Carmelin, voicy bien pis, vous ne voulez pas que je sois autre chose que de l’eau, et lors qu’il faudra manger, où sera ma bouche ? Si quelqu’un s’approche de moy, où seront mes yeux pour le contempler ? Et s’il parle où seront mes oreilles pour l’entendre ? En fin où seront tous mes membres pour faire leurs ordinaires exercices que Dieu leur a donnez. Carmelin ayant parlé ainsi, Lysis s’aprestoit à luy rendre quelque raison extravagante sur ses plaintes, et je croy qu’il luy vouloit persuader qu’apres qu’il seroit changé en fontaine, les dieux luy pourroient bien former un corps de vapeurs subtiles selon la doctrine qui luy estoit infuse en l’esprit : car il se souvenoit d’avoir veu Lucide et Synope qui ne laissoient pas d’avoir un corps, bien que le leur eust esté changé en eau. Mais Philiris vint dire alors ne disputez plus d’avantage, bergers, vostre differend est aysé à vuider. Il est vray que Carmelin a sujet d’estre metamorphosé en fontaine, mais il ne le doit point estre que les dieux ne l’ordonnent de leur plein pouvoir ; il faut attendre cela d’eux, et non pas le faire fondre en eau par force avec des inventions naturelles. Ce seroit tenter les divinitez, et attirer sur nous leur courroux. Lysis avoüa que cette consideration estoit excellente, et fut fasché de ne l’avoir point encore euë, tellement qu’il promit à Carmelin de ne l’importuner plus pour le faire metamorphoser. Il voulut songer au temple qu’il avoit dessein de bastir, et se tournant vers
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Fontenay et Clar imond qui estoient demeurez tout ravis des propos subtils qu’il avoit tenus, il leur demanda s’ils luy vouloient ayder à commencer son edifice. Nous ne sommes pas massons, dit Fontenay, et puis l’on ne sçauroit bastir un temple somptueux en un moment, et sans matiere ny outils : mais encore de quelle sorte desireriez vous qu’il fust ? Ha ! Que ne suis-je un Amphion pour attirer icy avec le son de ma lyre toutes les pierres de ce païs, dit Lysis, j’edifierois un temple nompareil : mais à faute de cela, il faut que je cherche aujourd’huy divers ouvriers pour y travailler. Pour espargner la despense, dit Clarimond, il vaut mieux se contenter de faire un temple de vostre cœur à vostre divinité ; vous y serez la victime et le sacrificateur tout ensemble ; le feu de vostre amour y luira tousjours ; vos souspirs y serviront d’encens, et vos larmes seront l’eau lustrale. Cela est assez bien imaginé, reprit Lysis, mais cela n’empesche pas que mon dessein ne me plaise. Pour respondre donc au berger Fontenay qui en desire sçavoir les particularitez, je declare que mon temple estant basty du plus beau marbre qui se puisse trouver, je mettray sur l’autel le portraict de Charite qui est fait de la main d’Anselme, avec cét escrit au dessus, a la deesse metaphorique. Cette proposition est d’autant plus belle qu’elle n’est pas commune, et afin que l’on juge si le portraict de ma maistresse, n’est pas bien digne d’un temple, je m’en vay le monstrer à chacun. En disant cela il tira une boëte de sa pochette où estoit enfermé ce portraict qu’il avoit tousjours sur soy encore qu’il fust un peu grand. Philiris et Fontenay qui ne l’avoient jamais veu en admirerent l’invention, et Clarimond qui l’avoit veu dés la premiere fois qu’il s’estoit trouvé avec Lysis, ne laissant pas de le considerer aussi, y trouva quelque chose de nouveau. Il me semble, dit-il à Lysis, qu’au lieu que le sein n’estoit composé que de deux boules de neige, ce sont maintenant deux globes où l’aequateur est marqué avec les tropiques et les autres cercles. Vous dictes vray, respondit Lysis, depuis que vous n’avez veu cecy Anselme l’a reformé, ayant envoyé querir de la peinture à Coulomiers : mais cette derniere chose est de mon invention, et comme le temps nous rend tousjours plus sages, j’ay laissé la neige pour le col de Charite, et quelques lieux circonvoisins, et quant à ses tetons, j’ay creu qu’il les faloit depeindre comme deux mondes pour rendre ce portraict plus agreable par la varieté. Il est certain que vos poëtes comparent ordinairement le sein de leurs dames à des mondes, dit Clarimond, mais c’est avec impertinence. Nullement, reprit Lysis, et je vous asseure que si je possedois le sein de Charite, je m’estimerois plus heureux qu’aucun empereur : car je serois maistre de deux mondes, au lieu que le plus grand seigneur qui fut jamais n’en a pû à peine posseder un. Voila une
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belle fanta isie, dit Clarimond, pource que des tetons sont ronds ce sont des mondes. Les pommes, les prunes, et toutes les choses qui sont rondes sont donc des mondes aussi. C’est bien peu pour ressembler à quelque chose que de n’en avoir qu’une si simple figure : mais encore ne trouverez vous pas icy tout ce que vous dites. Le sein d’une femme n’a que deux demies boules ; il les faudroit accoupler ensemble pour en faire une entiere, tellement que vous estes tousjours loing de vostre compte, et que vous n’y sçauriez trouver qu’un monde qui est party en deux, ainsi que les cosmographes le representent en leurs chartes universelles. Je vous diray à ce propos, que ceux là ont une invention bien plus gentille qui disent que Venus ayant obtenu de Paris la pomme, qui devoit estre donnee à la plus belle des deesses, elle luy plut tant que l’ayant coupee en deux, elle la mit sur son sein, afin de la porter eternellement en signe de sa victoire, et voulut que toutes celles de son sexe en portassent de semblables. Toutesfois si vous desirez que le sein de Charite ayt deux globes entiers, je m’y accorde librement, et je vous apprendray encore une imagination que vous n’aviez pas, c’est qu’il faut dire que la moitié de chaque globe est enfoncee dans le corps, et qu’il n’y a que le reste d’apparent, et pour les deux bouts des tetons, il est besoin de croire que ce sont les poles. Outre cela pour rendre la peinture plus judicieuse et plus raisonnable, je vous conseilleray de feindre que l’un est un globe terrestre et l’autre un celeste, mais quand nous aurons posé cela, encore y trouverons nous quelque chose à reprendre : car si ce sont icy des mondes, il leur faut necessairement des soleils pour les esclairer, et l’on ne void point qu’ils en ayent, si ce n’est les yeux, mais ils en sont separez, et puis si vous les voulez prendre pour deux soleils, comment est-ce que vous entendrez cela, veu que vous appellez aussi un soleil cette Charite qui les porte ? Un grand astre en porte donc deux petits, et il contient aussi deux mondes. Toutes les choses sont ainsi confondues dans les poëtes et l’on ne sçauroit tirer de satisfaction de toutes leurs pensees impertinentes.
Lysis ayant ouy ce discours avec une extreme impatience, y respondit ainsi tout en colere. Je n’eusse jamais creu Clarimond, que tu eusses eu si peu de jugement que tu en fais paroistre. Tu trouves à redire aux excellences descriptions de beauté que font les poëtes, et tu ne sçaurois croire qu’une planette en puisse porter d’autres avec des mondes aussi. C’est sçavoir bien peu l’astrologie, et n’avoir point de cognoissance des opinions de ces philosophes, qui establissent des mondes dans la lune et dans les estoilles. D’ailleurs trouves tu hors de propos que les yeux soient les soleils du sein ? Croys-tu qu’ils en soient trop esloignez, veu qu’ils sont attachez au visage comme en leur ciel, et que les deux globes que l’on void dessous, sont comme la terre. Tu me diras possible qu’il n’est pas besoin de deux soleils si proches l’un de l’autre : mais quand il n’y auroit qu’un seul monde, ils ne seroient point hors de propos, car je te prouveray bien que ce grand monde où nous vivons tous, ne se contente pas d’un seul ; et que cela ne soit, regarde dans tous les poëtes tant grecs que latins, tu verras que quand ils parlent d’un homme qui a voyagé tout au tour de la terre, ils disent qu’il à veu l’un et l’autre soleil. Voila ce qui m’a fait juger qu’il y à deux soleils au monde. Mais le plus grand tesmoignage de cecy, est que l’on tient pour certain qu’il y a des antipodes, et s’il y en a, il faut qu’elles ayent leur soleil aussi bien que nous. Il me souvient qu’estant à Sainct Cloud Anselme se mocqua de moy à cause que je disois que le soleil s’en alloit dormir dans les eaux. Si j’eusse sçeu ce que je me suis imaginé depuis, apres avoir leu les vers d’un certain poëte, je luy eusse pertinemment respondu. Il me demandoit comment il se pouvoit faire que le soleil passast la nuict dedans la mer à faire des festins et prendre du repos, et qu’il se trouvast le lendemain d’un autre coste comme s’il avoit tousjours cheminé. Mais je suis asseuré maintenant qu’il y a deux soleils qui nous esclairent l’un apres l’autre, et que cependant que l’un dort l’autre fait sa carriere. Je ne m’amuseray point à vous en faire icy des demonstrations. Il faudroit que j’eusse le compas et la reigle. Cherchez la raison de ce que je vous dy lors que vous serez de loisir ; et pour les divers visages de la lune sur lesquels on me peut interroger, je vous jure que je ne compren rien à ces divers aspects du soleil, dont l’on m’a souvent entretenu. Je croy aussi qu’il y a trois ou quatre lunes au monde : car autrement de qu’elle sorte se pourroit il faire que nous la vissions tantost ronde, et tantost coupée en deux. Il faut juger que la lune et le croissant sont deux divers astres. De si belles conceptions que les vostres sont dignes d’estre admirees, dit Clarimond, je me confesse vaincu, et neantmoins je ne me puis tenir de dire qu’a la verité de quelque biaiz que l’on prenne les choses, les petits mondes du sein de Charite, n’ont que faire de soleils, veu qu’ils ne peuvent avoir d’autres habitans que des puces. Tu es injurieux de dire cela, reprit Lysis, ces mondes sont peuplez d’amours et de graces. Je voudrois bien sçavoir quels animaux sont ceux que vous nommez, repartit Clarimond, car tous les poëtes et les faiseurs de romans parlans d’une belle fille, disent qu’il y a des graces et des amours qui volent au tour de son visage. J’en ay regardé cent fois des plus aymables, m’imaginant que je verrois une infinité de petits garçons aislez, s’aller planter dessus leur nez comme sur un boulevard, se cacher dedans comme en des cazemattes, et puis s’aller donner l’estrapade à leurs cheveux, mais je n’ay point veu tout cela. Cela ne se void que des yeux de
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l’esprit, dit Lysis, és tu contant à cette heure ? Que si tu doutes de la dignité des deux soleils du visage de Charite, à cause qu’ils ne changent point de place, comme ceux qui courent par le zodiaque, apren que les choses les plus stables sont celles que l’on doit priser le plus. Toutes ces belles raisons n’empescherent pas que Clarimond ne se mocquast tousjours de Lysis, tellement que ce berger ne pouvant souffrir ses risees, serra son portraict de colere. Laissons là vostre deïté metaphorique, dit Clarimond, ce sera pour une autrefois que nous dresserons le plan de son temple. Je veux maintenant vous entretenir d’un discours plus necessaire. Mettons nous un peu en repos, je vous prie. Dés qu’il eut ainsi parlé tous ceux qui estoient là s’assirent dessus l’herbe, et reprenant apres la parolle, il demanda à Lysis s’il ne luy permettoit pas de dire tout ce qu’il voudroit ; le berger respondit qu’ouy, et Clarimond tint aussi tost ce discours. Gentil berger je me fasche de voir vostre esprit possedé d’une infinité de mauvaises opinions, dont qui plus est, vous desirez faire une contagion, et les communiquer à tous ceux qui approchent de vous. Vous ne parlez que de metamorphoses, et voulez faire croire à Carmelin et aux autres bergers de vostre cognoissance, qu’un homme peut estre metamorphosé en fontaine, en pierre, en arbre, en oyseau, et en beaucoup d’autres formes. Il faut que je purge vostre cerveau de ces estranges fantaisies, et que je vous monstre qu’encore que vous les ayez trouvees dans beaucoup de livres, ce ne sont que de pures fables. Je vous veux apprendre de quelle sorte elles ont esté mises en vogue dans le monde, afin que vous recognoissiez vostre erreur. Premierement pour ce qui est de la metamorphose aquatique, il y eut jadis en Arcadie le fils d’un riche seigneur qui tomba dans une fontaine où il se noya ; ses parens en receurent un ennuy extreme, mais il y eut un poëte qui pour les consoler, et tirer quelque argent d’eux, composa des vers où il feignit que les dieux avoient retiré cét enfant d’entre les hommes, pour rendre sa condition meilleure, et qu’ils l’avoient metamorphosé en une fontaine divine et sacree. Cela fut depuis tenu pour vray par le peuple superstitieux. à quelque temps de là un certain homme que des voleurs avoient tué ayant esté enterré dans un champ, il sortit par hasard une fleur de la terre dont l’on avoit couvert son corps, tellement que l’on creut avec assez d’aparence que c’estoit une metamorphose que les dieux avoient faicte de luy. Un autre ayant esté percé de flesches à la guerre, fut couvert negligemment de terre sans que les traits luy fussent ostez du corps, et l’on tient qu’estans d’un bois fort verd et fort aysé à venir, ils prirent racine facilement et jetterent des rameaux, si bien que l’on publia que ce corps avoit esté changé en arbre. Il y eut des paysans qui dirent la mesme chose
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d’un autre homme mort qu’ils avoient enterré au pied d’un orme en guise d’un chien pour le faire reverdir. Un certain voyageur allant aussi par les champs, une partie d’une montagne cheut sur luy, et le cacha si bien que l’on ne le vid point depuis. Ceux qui sçavoient par où il estoit allé ne le rencontrans point, et trouvans au lieu une petite montagne à costé de la grande, s’imaginerent que les dieux luy avoient donné cette forme. Quant à ceux que l’on à crû avoir esté changez en animaux sauvages ; je vous apren que c’estoient des gens qui s’estoient couverts avec des peaux de loup pour estre estimez loup-garoux, ou qui avoient pris sur eux des peaux de lion, ou de quelque autre beste pour aller courir par tout, faisant peur aux petits enfans, et exerceant mille cruautez. Pour ce qui est des metamorphoses d’hommes en oyseau, encore que l’on ne puisse pas dire qu’elles se soient faittes par un semblable deguisement, à cause qu’il n’y a guere d’oyseaux qui n’ayent le corps plus petit que nous, si est-ce que l’on en peut bien trouver la raison, et je m’en vay vous en donner un exemple aussi plaisant que veritable. Il y avoit autresfois en une province de la Grece, un homme fin et meschant, appellé Corbeau en sa langue, lequel ayant commis une infinité de larcins et d’adulteres, estoit furieusement poursuivy par la justice du lieu. Les archers l’ayans apperceu de loin dans une campagne se mirent a courir apres luy, mais il eut si bonne jambe, qu’il parvint jusqu’a un petit bocage, et de là se trouva sur le bord d’une riviere, où il resolut de se jetter pour se sauver. Il se despoüilla vistement, et se mit au plus profond de l’eau où il se pouvoit tenir long temps, car il estoit l’un des meilleurs plongeons du monde. Les archers estans arrivez sur le bord de la riviere n’y virent que ses habits sur lesquels un gros oyseau noir s’estoit juché par hasard ; ils s’approcherent petit à petit, et s’imaginerent que celuy qu’ils vouloient prendre, estanc capable de commettre toute sorte de mechancetez, estoit aussi bien magicien que voleur, et que par ses charmes il avoit changé son premier corps en celuy de cét oyseau, car autrement ils ne pouvoient comprendre de quelle façon il estoit disparu. Mais l’oyseau les ayant attendus quelque temps en les regardant fixement comme s’il se fust mocqué d’eux, s’envola lors qu’ils furent à dix pas de luy, et ce fut en vain qu’ils luy tirerent des flesches, et qu’ils coururent d’un costé et d’autre pensans en aprendre des nouvelles. Ils n’en purent rien sçavoir de certain, et furent contraints de s’en retourner en leur ville, pour dire aux juges comment leur voleur avoit esté metamorphosé. Depuis l’oyseau dont l’on croyoit qu’il avoit pris la forme, fut appellé corbeau de son nom, et si l’on le voyoit aller aux gibets pour se repaistre de charogne, l’on disoit que c’estoit que les dieux justes punisseurs des crimes, ordonnoient que malgré le changement de sa nature il fust presque
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tousjours au lieu où il avoit merité de fin ir sa vie, et qu’il ne peust vivre que de la chair de ses semblables. Pour le voleur ayant esté quelque temps dans l’eau, il pensa que ceux qui le cherchoient s’estoient esloignez, et estant revenu à bord il ne trouva plus ses habits, car il y avoit un des archers qui les avoit emportez, ne pouvant avoir autre chose, et les voulant monstrer à chacun comme une merveille. Ce miserable homme se voyant nud traversa la riviere, et comme il fut au païs qui estoit à l’autre rivage, il se cacha dans une forest, où il vescut quelque temps de sauvagine, et enfin il se retira chez des buscherons avec lesquels il passa le reste de ses jours comme un inconnû, estant bien aise lors qu’il entendoit dire à quelqu’un que l’on ne le mettoit plus au nombre des hommes. La metamorphose que l’on s’imagina de luy fut veritablement tres-excellente, et du tout esloignee des autres : car il ne fut pas besoin de ses habits pour la faire, et les grecs croyoient qu’il s’estoit despoüillé pour se transformer plus facilement. Au contraire de cela Lysis, Ovide, et les autres poëtes ne veulent pas que les habits s’exemptent de la metamorphose. S’ils changent un homme en quelque animal, que les gregues soient de drap où de satin, c’est pour faire du poil ou de la plume, et s’ils metamorphosoient une italienne en oyseau, les grandes manches de sa simarre serviroient à luy faire des ailes, et pour une femme septentriennale avec son petit manteau fourré, elle seroit une corneille emmantelee. Si l’ on veut je trouveray bien l’origine de beaucoup d’autres metamorphoses : mais il ne se faut pas figurer qu’il en soit besoin. Lysis est plus d’à moitié converty. Il faut qu’il quitte l’erreur où il a si long temps esté, autrement il se mettroit en danger de mourir quelque jour de faim et de soif, car s’imaginant que tout ce qu’il verroit sur la terre, auroit esté autrefois homme, il n’oseroit pas seulement boire de l’eau de peur de boire du sang, et il n’oseroit manger ny des oyseaux ny des autres bestes ny des fruicts, craignant de mordre dans les fesses de quelqu’un de ses parents. Ce fut là que Clarimond finit son discours, mais il ne tint pas à Lysis qu’ il ne le fist plus court, car ne pouvant souffrir de l’entendre parler de la sorte ; il le vouloit à tous coups interrompre, ce qu’il eust fait sans le berger Philiris, qui luy imposoit silence aussi tost qu’il vouloit ouvrir la bouche. Toutesfois il respondit en fin comme il s’ensuit. Estourdy Clarimond, je ne sçay plus quelle estime je doy faire de toy, puisque tu ne cesses de te mocquer des mysteres saincts, et que tu n’adjoustes point de foy aux choses veritables. Tu ne veux pas croire qu’il se puisse faire des metamorphoses, et neantmoins tu m’as veu depuis peu de temps changé en arbre, et outre cela tu as oüy l’histoire des hamadryades et des nymphes de fontaine de cette contree, qui me sont venu trouver. Voudras tu
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nier cecy, dont j’ay de bons tesmoins ? Je vous jure encore que vous n’avez non plus esté changé en arbre que moy, puisque vous m’en importunez, repartit Clarimond. Carmelin ne te peut il pas dementir ? Reprit Lysis. Je vous prie ne me meslez point dans cette affaire, dit Carmelin, je suis homme trop pacifique. Vous donc Fontenay, continua Lysis, soustenez à Clarimond qu’il est vray que j’ay esté changé en arbre, et le tesmoignez aussi à Philiris et aux autres estrangers arrivez de nouveau, afin qu’ils ne me prennent pas pour un imposteur. Je ne sçay rien de cela que par le recit que l’on m’en a faict, repartit Fontenay, je n’estois pas en ce païs cy pendant cette avanture ; j’estois allé à une petite ville d’où je ne revins qu’hier. Mais je vous diray bien en passant, qu’il y a beaucoup de personnes qui tiennent les metamorphoses pour fictions, et qui ne croyent pas mesme qu’il y ait des divinitez dedans les bois et dedans les eaux. Pour moy j’ay creu quelque temps qu’il y en avoit, et maintenant je ne sçay si je ne doy point garder la mesme opinion. Sur tout je tenois pour chose asseuree qu’il y avoit des nayades, et si vous voulez je vous diray pour quel sujet j’avois cette imagination, je vous ecouteray fort librement, respondit Lysis, possible qu’il y aura quelque chose en cette histoire qui touchera l’esprit des incredules. Sçachez donc, reprit Fontenay, que le soleil n’avoit pas encore fait par quatorze fois le tour du zodiaque depuis ma naissance, lors qu’aux plus ardentes chaleurs de l’esté il me prit envie de m’aller baigner dans la riviere de Marne qui n’estoit qu’à une lieuë de ma maison. Je voulus un soir esprouver ce plaisir dont je n’avois jamais gousté, mais je ne fy que m’enflammer au lieu de me rafraischir. Dés que je fus dans l’eau jusques aux reins, j’aperçeu une fille qui se baignoit aussi, et la voulant embrasser elle passa vistement dedans une isle, où elle se cacha si bien que je ne la vy plus. J’avois si peur de me noyer que je n’osay aller si avant, tellement que cette perte m’affligea fort. Je regarday de tous costez si je ne verrois point quelque basteau où la belle se fust mise, mais je n’en vy point, et s’il y en avoit un, il faloit qu’il fust de l’autre costé de l’isle. Cela me donna la croyance que celle que j’avois trouvee n’estoit pas une creature mortelle, et me souvenant des differentes divinitez dont j’avois oüy parler à mes precepteurs, je m’imaginay que c’estoit une nayade, veu qu’il me sembloit qu’elle nageoit aussi bien qu’un poisson. Or bien que je n’eusse pû remarquer les traits de son visage, j’estois si aysé à esmouvoir que je me les estois figurez extremement beaux, et j’allumois en mon cœur une passion qui sembloit ne devoir jamais estre amortie. Apres m’estre rhabillé, toute ma consolation fut de me coucher sur le rivage, et jetter force larmes qui alloient accroistre les eaux de ma nymphe. Les estoilles
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estoient prestes de tombe r sur l’autre hemisphere, et la nuict ostoit petit à petit ses rideaux dont elle avoit couvert la face du ciel, lors qu’il me souvint qu’il y avoit un magicien qui demeuroit proche de ce lieu, duquel je pouvois esperer du secours, s’il estoit possible que j’en receusse. Il n’y avoit point de bergers en tous nos quartiers qui n’eussent charge de prendre garde lors que leurs brebis avorteroient, afin d’escorcher leur fruict et de luy en porter la peau pour faire du parchemin vierge. Les femmes qui servoient à faciliter l’accouchement des autres, estoient aussi fort soigneuses de prendre ces coiffes deliées avec lesquelles il y a quelquefois des enfans qui naissent. Les chasseurs qui avoient accoustumé de chasser apres toute sorte d’oyseaux comme aux autres païs, ne chassoient plus qu’aux chauvesouris et apres quelques autres animaux malencontreux, et le tout pour servir aux enchantemens de Zenocrite, tel estoit le nom du magicien. J’avois ouy dire qu’il tiroit les dieux de leur trosne, qu’il rompoit les portes des enfers, et qu’il r’envoyoit les fleuves à leur source avec estonnement des rivages. Outre cela il couroit un bruit que pour toutes richesses il n’avoit qu’un escu d’or, mais qu’il estoit enchanté de telle sorte, que quand il l’avoit donné à un marchand pour quelque chose il revenoit tousjours dans sa bourse, où il se trouvoit mieux qu’autre-part. L’on tenoit aussi pour vray qu’en donnant un coup de foret au pilier d’une table, il en faisoit sortir du vin, et que si l’on alloit apres à l’estape, l’on y trouvoit quelque muid dont le vin estoit diminué, parce qu’il l’avoit fait transporter chez luy par sa magie. Pour ce qui estoit de la guerison des maladies, il n’y craignoit aucun medecin, et il les ostoit à ses amys pour les renvoyer à ses ennemys, afin de ne point contrevenir au destin qui ordonnoit qu’il y eust quelqu’un de malade. Il est vray que je ne voulois pas qu’il me guerist entierement de la maladie que j’avois ; elle m’estoit si agreable qu’il me suffisoit d’y recevoir quelque soulagement. Je m’en allay donc heurter à la porte du magicien avant le jour, et luy qui estoit desja sur l’estude me vint incontinent ouvrir la porte. Je vy un vieillard qui avoit une barbe si longue, qu’outre une pointe qu’il avoit laissee au milieu, il avoit cordonné force poils dont il se faisoit une ceinture. Cette chose estoit estrange : mais je fus bien plus estonné, quand je remarquay qu’il avoit tant de rides sur le visage dont les unes estoient en ligne directe, et les autres en ligne oblique, qu’il sembloit que ce fussent autant de caracteres de magie que le temps y eust tracéz pour le rendre maistre de la mort et de la vie. Des qu’il m’eut donné le bonjour, je tremblay comme un roseau sur le bord d’un estang au son de sa parole enroüee, qui sembloit venir des enfers par quelque abysme. Mais en fin il me parla plus doucement, et me r’asseura, me disant que je ne craignisse
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point ; que j’estois tant aymé du ciel, que je trouverois le secours q ue je cherchois, et qu’il voyoit bien que mon mal estoit un mal ordinaire à la jeunesse, à sçavoir celuy de l’amour auquel il pouvoit donner toute sorte de remedes. Que vous avez desja bien deviné, luy respondis-je, il est vray que je suis amoureux, mais ce n’est pas d’une fille mortelle, c’est d’une nayade que je vy hier au soir dans la riviere, et que je n’ay pû appercevoir depuis, encore que j’aye attendu jusqu’à cette heure. Donnez moy ce contentement que je la voye encore une fois avant que de mourir, et je vous donneray une telle recompense, que vous demeurerez aussi satisfait que moy. Zenocrite me promit de faire ce que je luy demandois, et m’ayant mené dans une chambre où il ne voyoit goutte, il me deshabilla et me r’habilla apres en proferant tousjours quelques mots barbares. Delà il me mena dans sa cour où ayant fait un cercle, et allumé trois chandelles allentour, il me jetta un voile sur la teste, et leut quelque temps dans son livre de magie. Apres il me prit par la main et me fit faire beaucoup de chemin, tout voilé que j’estois, puis m’ayant fait agenoüiller, il m’osta le voile de dessus la teste, et me dit que j’estois où je desirois, et que j’avois la puissance d’estre deux heures devant ma maistresse ; il s’enfuit de moy aussi tost comme s’il n’eust pas voulu estre tesmoin de mes larcins amoureux, mais ses enchantemens passez m’avoient tellement estonné que je fus long temps à m’aviser que j’estois sur le bord de Marne. Comme je jettay les yeux dessus les eaux qui estoient fort claires en cét endroict là, je vy dedans une nymphe la plus belle que l’on se puisse imaginer. Elle avoit une coiffure de gase d’argent à petits boüillons, et une robe bleuë. Je me figuray aussi tost que c’estoit ma nayade, et que je devois employer mon temps à gaigner ses bonnes graces, puisque les charmes de Zenocrite avoient si bien operé. Belle nayade, luy dis-je avec un ravissement extreme, j’avoüe que la bien-seance vous oblige de paroistre ainsi vestuë aux yeux des hommes, mais maintenant je ne me puis empescher de dire que vous m’eussiez pleu beaucoup davantage si vous m’eussiez paru toute nuë comme hier au soir : car maintenant que le jour vient j’eusse eu un contentement incroyable à vous considerer par tout. Puisque l’honneur de la beauté ne consiste qu’à se faire voir, pourquoy est-ce que vous vous cachez avec tant de soin ? Je l’entretenois ainsi croyant qu’elle parleroit à moy, mais elle ne me respondit point, et se contenta de me regarder avec des yeux languissans. J’avois bien veu remuër ses levres, mais sa voix ne parvenoit pas jusqu’à mes oreilles, tellement que je m’imaginois que c’estoit l’eau qui l’en empeschoit. Cela fit que je luy dy, sortez des eaux, mon beau soleil, voila le grand soleil du monde qui en sort aussi. Venez esclairer nostre terre où vous serez adoree
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de tous les hommes. Cà la main que je vous ayde à vous eslever en haut. En disant cela je baisay ma main droicte et la luy presentay. En mesme temps elle baisa sa main gauche et me la presenta aussi, comme si elle eust voulu venir à moy ; mais bien que mes doigts semblassent estre fort prés des siens je ne les pûs toucher, ce qui fit qu’estant à moitié desespere, je me frapay du poin en l’estomac. La nymphe fit la mesme action pour participer à ma douleur, dequoy j’eus tant de ressentiment que je me mis à pleurer, et il me sembla qu’elle pleuroit aussi. Cest trop languir, ce dis-je alors, il faut que j’aille à vous ma belle, puisque vous ne pouvez venir à moy, et en achevant ce discours je me jettay à moitié dans l’eau qui n’estoit guere profonde : mais n’y ayant rien que du gravier et du sable où j’enfonçay mes doigts, je me retiray incontinent. Regardant à lors dans l’eau que j’avois toute troublee, je ne vy plus ma nayade, dont la perte me donna tant de regret que je me couchay par terre comme si j’eusse esté prest à mourir. En fin ma douleur ayant un peu de relasche, et n’ayant pas l’esprit occupé à regarder dans les eaux, je me consideray moy-mesme. O dieux ! Diray-je tout ? Je vy que j’avois une robe de femme, et ayant porté la main à ma teste, je trouvay que j’avois une coiffure pareille à celle de la nayade. Cela me fit recognoistre la tromperie des enchantemens de Zenocrite, et je me doutay bien que le visage que j’avois tant admiré estoit le mien propre que j’avois mesconnu estant deguisé. Je me retournay alors vers la riviere moins triste qu’auparavant, et y voyant encore la mesme figure je parlay de cette sorte. Chacun m’avoüra que ce visage est aymable, et pour moy je me sentirois tres-heureux si je trouvois une fille qui en eust un aussi beau. Pleust à Dieu que cela fust ! Mais pourquoy le desiré-je y a t’il rien de meilleur que d’estre maistresse et serviteur tout ensemble ? à toute heure je pourray voir la beauté dont je suis espris. Si je souspire, elle souspirera ; si je ris, elle rira aussi ; si je cherche des faveurs, elles seront aussi tost obtenuës que desireés ; si je donne quelque chose à ma nymphe, il n’y aura rien de perdu, car je donneray tout à moy mesme. Si j’employe beaucoup de soin à sa conservation je me conserveray avec elle. Je n’auray point de peur qu’elle me trahisse, car elle n’aura jamais de pensees qui ne me soient connues, et la jalousie qui possede tant d’amans ne me fera point sentir ses attaintes. J’en voy beaucoup d’autres qui sont faschez d’avoir des rivaux, mais c’est ce qui me plaira le plus que d’en avoir. Ainsi rien ne me pouvant affliger en mon amour, je vivray tousjours tres-content, et si l’on me represente que je peche contre les loix ordinaires des hommes, je diray que le plus bel oyseau qu’ayt faict la nature qui est le phoenix, se contente de s’aymer soy-mesme, et ne cherche point un autre object à son affection. Je fis une longue
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pause apres ce discours, et comme je m’amusois à considerer mon beau visage, voila Zenocrite qui arrive, et me demande si je n’ay pas assez regardé ma maistresse, et si je ne desire pas m’en retourner à sa maison. Sa veuë m’a satisfaict entierement, luy repartis-je, mais je voudrois bien aussi l’entendre parler. Je n’ay pû encore luy faire rompre son silence. Interrogez là, me dit-il, elle vous respondra infailliblement. J’eus la curiosité d’esprouver son sçavoir, et aussi tost me tournant vers l’eau, belle nymphe, ce dis-je, me puis-je asseurer que vous aurez souvenance du plus parfaict amant qui vive ? Alors j’entendis une voix foible qui sembloit venir d’une lieuë loin, laquelle me dit, asseure toy que le mesme traict qui a blessé ton cœur a blessé le mien pareillement. Je fus si estonné que je devins presque aussi insensible qu’une souche. Zenocrite me remit le voile sur la teste, et m’asseurant que son charme estoit achevé, me reconduisit chez luy, sans que je luy parlasse en façon du monde. Je ne pouvois sçavoir au vray si c’estoit une nymphe que j’avois veuë, ou ma representation seulement ; les habits dont j’estois vestu me faisoient soupçonner la tromperie, mais aussi la voix que j’avois entenduë me faisoit croire quelque chose de veritable. Estant dans la chambre obscure de Zenocrite, il m’osta les habits de fille et me remit ceux de garçon : mais encore que je sentisse tout cela, je n’eus pas le courage de l’accuser d’imposture. Ma consolation estoit que tousjours m’avoit il donné du contentement, m’aprenant l’invention de m’aymer moy-mesme, tellement qu’en sortant de sa maison pour m’en retourner a la mienne, je luy donnay un diamant pour son salaire. Dés le jour mesme je parlay de luy à un gentil-homme de mes amis, qui m’asseura que c’estoit le plus grand trompeur du monde, et qu’entre autres subtilitez il avoit celle-cy de faire sortir une voix du profond de son estomach, tenant la bouche fermée, comme si c’eust esté une autre personne qui eust parlé fort loin de luy, et que par ce moyen il abusoit plusieurs personnes, leur rendant responce de ce qu’elles desiroient, comme si c’eust esté un demon, ou l’ame de quelque trespassé. Je me souvins d’avoir ouy dire qu’il y avoit anciennement des devineresses qui parloient par le ventre, de sorte que je creus bien que Zenocrite avoit le mesme pouvoir : neantmoins songeant tousjours au plaisir qu’il m’avoit fait, je ne pûs luy vouloir de mal, et oubliant la beauté imaginaire de la nayade, que je n’avois pas veuë clairement, je n’admiray plus que la mienne. Je n’avois plus desja ny pere ny mere, je vivois à ma liberté. Je me fis faire des habits de fille que je mettois ordinairement, et m’estant enfermé dedans ma chambre, où il y avoit un miroir de quatre pieds de haut et trois de large, je me considerois depuis les pieds jusqu’à la teste. J’estois ravy en cette contemplation, encore que tout mon bien
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ne fust qu’en la superficie d’un verre, et j’eusse bien voulu avoir les yeux attachez autrepart qu’en mon visage afin de le pouvoir regarder en son naturel. Toutefois ma fidelle glace me le representant au naïf, je faisois passer l’image de ses beautez jusques dans mon cœur où elle estoit conservee. Voyla comme j’estois espris d’une amour extraordinaire, et si vous avez pris garde à l’avanture qui luy donna commencement, vous vous imaginerez que celuy qui osa le premier dire qu’il y avoit des nayades en avoit veu de semblables à la mienne. Cela peut bien estre, dit alors Philiris, quelque poëte avoit entreveu une fille dedans une riviere, ou bien quelque idiote se mirant en l’eau, avoit crû que son image estoi t une autre nymphe. Pour ce qui est de vous, je croy que vous avez voulu renouveller la fable de Narcisse, mais encore n’avez vous rien fait de si sot que luy. Si vous vous méconnoissiez au commencement que vous vous mirastes, et si vous preniez pour une nymphe la figure que vous voyez, c’estoit à cause que vous aviez changé d’habit : mais Narcisse qui n’avoit point d’autres habits que les siens ordinaires, prenoit sa representation pour quelque belle deesse. Si cela estoit vray je dirois que ce jeune homme estoit devenu fou, mais cela estant faux, je diray que le poëte qui l’a inventé, n’a point eu de jugement : car posé le cas que les miroirs ne fussent point en usage au païs de Narcisse, et qu’il n’y eust pas mesme de bassins ny de poisles chez sa mere au fonds desquels il se pûst mirer, luy qui estoit chasseur et vivoit parmy les champs ne s’estoit-il jamais regardé dedans une fontaine ? Avoit il vescu jusqu’à l’âge de seize ans sans en rencontrer ? Et s’il en avoit rencontré, comme il le faut croire necessairement, pourquoy admiroit il son visage comme une chose nouvelle, et s’imaginoit-il qu’il y eust une nymphe dessous l’eau ? Que n’avoit il fait plutost cette niayserie des l’âge de huict ans ? Elle luy eust esté permise. L’on void par là que pour rendre son avanture vray semblable, il la faudroit racommoder à l’imitation de celle du berger Fontenay. Je n’accorde pas tout cecy, repartit Lysis, car premierement je ne veux pas que l’on reforme ce que l’antiquité à crû de Narcisse, d’autant qu’il luy à pû arriver d’une façon de s’aymer soy mesme, et à Fontenay d’une autre. Toutes les vies des hommes sont differentes, et par consequent leurs histoires en sont plus agreables. Pour ce qui est des nayades, encore que Zenocrite ayt trompé ce gentil berger, et luy ayt fait voir son image dans l’eau au lieu d’une nymphe, il ne s’ensuit pas qu’il n’y en ayt point. La belle qu’il avoit veüe le soir en estoit une, et je m’asseure qu’il l’a bien reconnu depuis. C’est pourquoy laissons le continuer son histoire, et nous verrons quelle fin eurent ses amours. Je vous ay tesmoigné dés tantost, reprit Fontenay, que ce n’a esté qu’en mon bas âge que j’ay crû qu’il
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y avoit des nayades ; neantmoins je seray desormais de vostre opinion par complaisance, et pour continuer mon histoire, je vous diray qu’ayant pris céte coustume de m’habiller en fille, je ne portois les habits d’homme que lors que j’estois forcé de me monstrer en public, encore me pesoient ils sur le dos. Comme j’estois une fois à ma fenestre il passa un seigneur du païs appellé Alcidamas, lequel m’ayant aperceu, s’imagina que j’estois la plus belle fille qu’il eut jamais veuë, tellement qu’il devint furieusement amoureux de moy, et vint dans ma maison avec cinquante espadassins pour m’enlever. Mes gens qui estoient accoustumez à me voir deguisé, luy dirent qu’il s’abusoit de chercher une fille, et qu’il n’y en avoit pas une en tout le logis. Toutefois il monta jusqu’en ma chambre où j’estois alors si attentif à me regarder dans mon miroir, qu’il m’eut plustost embrassé que je ne l’eus aperceu. Ma belle fille, me dit il, c’est assez consulter ce miroir, vous avez desja tant d’attraits que l’on n’y peut rien adjouster. Ne songez plus à vous preparer des armes qui facent de nouvelles playes, guerissez seulement celles que vous avez desja faictes. Quatre de ses estaffiers me prirent alors, et me menerent malgré moy jusques dans un carosse où il se mit aussi. Pendant le chemin je ne fis que pleurer, et je me souvien que je me plaignois en ces termes ; faut il que l’on m’emmeine sans que l’on porte avec moy le plus cher amy que j’aye ? O fidelle tesmoin de mes amours, faut il que je sois absent de vous desormais ? Faut il que je dise un eternel adieu à cette belle maistresse, que vous me faisiez contempler à toute heure ? C’estoit en vous que je la voyois ; c’estoit en vous que je me voyois aussi. Il sembloit que je fusse passe tout entier dedans vous, et il m’estoit avis pareillement que je vous comprenois tout en moy, tant ma pensee estoit remplie de vostre object. Je repetois souvent ces paroles voulant parler de mon miroir : mais Alcidamas à qui je ne les expliquois point, ne les pouvoit prendre pour autre chose que pour des enigmes. Il me demandoit quelquefois quel sujet j’avois de me plaindre, veu que je me pouvois asseurer que je n’aurois que du bien avec luy : neantmoins il n’avoit autre raison de moy sinon que je m’escriois apres en cette sorte, helas ! J’ay perdu ma maistresse et mon serviteur tout ensemble. Mon visage se voyoi dans celuy de mon serviteur, et dans mon visage se voyoit celuy de ma maistresse, mais un seul moment à ruiné nos amours reciproques. Alcidamas oyant cecy croyoit que la fascherie de me voir enlevee m’avoit faict devenir folle, et quand il fut en son chasteau il me mena vers un jeune gentilhomme qu’il appelloit son frere, et le pria de tascher de me remettre en mon bon sens. J’avois eu si peu de consideration qu’estant esloigné de mon miroir ; j’avois creu estre esloigné de moy-mesme, encore que je me portasse
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tousjours en tous les lieux où j’allois, mais ayant jetté les yeux sur le miroir d’Iphis frere d’Alcidamas, je reconnus au vray que mon visage, qui par reflexion estoit un object à soy-mesme, n’estoit pas absent de la beauté qu’il adoroit. Je fus si bien consolé à l’instant que je me mis à sousrire et à caresser des yeux mon ordinaire maistresse sans songer à Iphis qui me regardoit attentivement. Ce jeune garçon sembloit estre aussi gay, et aussi voluptueux que son frere, et je fus tout étonné, qu’il se jetta amoureusement a mon col, en me disant, vous me mesprisez bien, la belle, de me quitter pour ce miroir ; ne suis-je pas plus digne de vos regards que luy ? Si vous voulez vous mirer, mirez vous dedans mes yeux. Bien qu’ Iphis fust fort beau, il ne me sembloit pas qu’il le fust tant que ma nymphe, tellement que je le repoussois tousjours afin qu’il ne m’empeschast point de jetter les yeux dessus son miroir. Quand la nuict fut venuë j’y voulois encore regarder à la chandelle, mais il me fit coucher, et lors que je croyois qu’il fust sorty de la chambre, il se vint coucher pres de moy en me disant comme s’il eust sceu mes pensees, ma belle fille, s’il est vray que vous n’aymiez que vous, encore ne me pouvez vous hayr, puisque c’est vous que j’ayme. Je m’imaginay qu’Iphis avoit raison, et luy ayant touché le sein je connus que c’estoit une fille. Alors sans m’esmouvoir je receus ses baisers comme venans de la part de l’amye de ma maistresse. Je ne pensois pas qu’il y eust du mal à cela, comme si j’eusse receu les mesmes caresses de son frere, pource que je me croyois fille aussi bien qu’elle, et neantmoins je luy monstray bien tost que j’estois homme où tout au moins hermaphrodité. Je ne vous diray pas si elle en eust de la honte, car l’obscurité m’empeschoit de voir si elle rougissoit, mais je vous diray bien qu’elle fit paroistre quelque estonnement par une douce plainte : toutefois elle convertit toutes ses passions en joye, et eut bien l’asseurance de me dire qu’en verité à un tel garçon qu’elle estoit, il falloit une telle fille que j’estois. Elle me confessa aussi qu’encore que son frere fust fort puissant, il ne l’estoit pas tant qu’un certain prince qui avoit fait dessein d’user envers elle de la mesme violence dont Alcidamas usoit envers les autres, tellement que de crainte d’estre ravie quelquefois qu’elle seroit toute seule au chasteau où à la promenade parmy les champs, elle avoit trouvé bon de se deguiser en homme. Apres ce discours elle me conjura de luy aprendre pour quel sujet je m’estois habillé en fille, mais je luy fis paroistre que je ne voulois pas publier ce secret. Le matin nous reprismes chacun nos faux habits, et m’estant miré quelque temps, j’eus tant de complaisance que j’allay promener dans le jardin avec Iphis. Je trouvay une porte ouverte qui me mena dans un pré où il y avoit beaucoup d’animaux qui paissoient. Entre autres je vy une cavalle
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sur laquelle je montay comme en me joüant, mais luy tenant le crin au lieu de bride, et luy pressant les flancs je la fis courir si fort, qu’Iphis me perdit incontinent de veuë. Elle alla vers ses gens pour leur commander qu’ils me ratrapassent, mais ils ne furent pas assez prompts : je ne sçay si elle eut beaucoup de fascherie de ma perte, et si son frere estant revenu en eust encore davantage, tant y a qu’ils ne vinrent point depuis m’importuner en ma maison, où m’estant retiré comme dans mon azile, je me fortifiay mieux qu’auparavant. J’augmentay les affections que j’avois pour moy-mesme, et recherchay toutes les inventions du monde pour me donner du plaisir en ma vie solitaire. J’avois de sept huict sortes de robbes dont je me plaisois à changer, et pource que j’avois laissé croistre mes cheveux fort longs, je passois des journees entieres à les friser sans qu’il me fust besoin de fausse perruque. Quelquefois estant couché sur un lict verd devant mon miroir, je m’amusois à joüer du luth, et à chanter des airs que j’avois faits à ma loüange propre, et j’estois si passionné que je m’imaginois que l’harmonie vinst de la belle musicienne que je voyois, et non pas de moy. Je ne me vestois plus du tout à lors qu’en fille, et mes serviteurs qui ne vouloient pas contrarier à mes gentilles humeurs, m’appelloient plustost madame que monsieur. Ceux de dehors qui n’entendoient plus parler de Fontenay, croyoient qu’il estoit mort où qu’il estoit allé voyager, et pour cette belle fille qui estoit demeuree en sa maison, ils pensoient que c’estoit sa sœur. Aux heures que je regardois à la fenestre il y avoit tousjours quelque gentil homme qui passoit à dessein de me voir, tant la renommee de ma beauté estoit grande, et il y en eut mesme qui eurent envie de me demander en mariage. Or il vint un jour chez moy une jeune dame qui dit à mes gens qu’il faloit necessairement qu’elle me vist. Je ne me monstrois plus guere alors à la fenestre, si bien qu’elle ne me pouvoit voir que dans ma chambre, ce que je ne desirois pas luy permettre, car j’avois peur que ce fust quelque homme deguisé en fille qui vinst pour me ravir, ou quelque fille qui sçachant que j’estois homme vinst pour me rendre amoureux d’elle. Elle fut quelque temps à ma porte à me prier de l’ouvrir, mais je ne le voulus point faire qu’elle ne m’eust declaré son dessein. Apren, belle et solitaire nymphe, me dit elle, que je m’appelle Theodore, et que tout le monde m’ayant tesmoigné que ma beauté estoit nompareille, j’ay esté si vaine que de le croire jusqu’à cette heure. Toutesfois le commun bruit m’ayant apris que tu avois une beauté admirable, je n’auray jamais de bien que je n’aye veu si tu es plus belle que tant d’autres que j’ay desja surmontees. Moy qui m’imaginois que mon visage estoit le plus beau du monde, et qui croyois qu’il y alloit de l’honneur de ma maistresse si je souffrois la presomption de Theodore
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qui s’estimoit incomparabl e, je luy promis de la laisser entrer, pourveu qu’elle me jurast qu’elle ne seroit avec moy qu’un quart d’heure. Apres qu’elle m’en eut faict serment je luy ouvris ma porte : mais ô dieux ! Quels miracles vy-je en elle ? Elle avoit tant de charmes que j’en fus esbloüy, et commencay à trembler d’estonnement, reconnoissant que je n’avois rien qui luy fust pareil. Toutefois ayant encore quelque obstination en mon cœur, je pensay que c’estoit que je ne me souvenois pas de ma beauté, et tout incontinent j’eus recours à mon miroir, mais, ô quelle inegalité j’aperceus ! Car outre que le visage de Theodore estoit plus beau que le mien, elle monstroit son sein à descouvert où deux boules plus blanches que l’albastre, estoient seules capables de me faire perir, considerant que j’estois despourveu d’une semblable beauté. Cela me toucha si fort que je me mis un genoüil en terre devant Theodore, et luy dis, belle deesse soiez asseuree que vous avez aujourd’huy vaincu la plus orgueilleuse creature du monde. Elle me releva incontinent, et croyant bien estre quelque chose au dessus de moy, se mit à me raconter insolemment combien d’autres triomphes elle avoit des-ja remportez. Elle me fit en mesme temps regarder par une vieille damoiselle qu’elle avoit amenee, laquelle devoit tesmoigner à tout le monde que je n’estois pas si belle que sa maistresse. Elle me quitta apres, quoy que je la priasse de demeurer avec moy le reste du jour, car elle me dit qu’elle ne vouloit pas violer son serment. Ainsi je fus bien tost privé de son aymable veuë par ma propre faute, mais son image me demeura si avant dans l’esprit, que je ne voulus plus regarder la mienne dans le miroir. Je m’oubliay moy-mesme pour elle, et estant las d’estre amant et aymé tout ensemble, je me resolus d’avoir de la passion pour quelque chose qui se pust mieux toucher qu’une ombre. Maudissant alors ce miroir qui m’avoit si long-temps enchanté, je pris un baston et le cassay en plus de pieces que je ne m’y estois regardé de fois ; je bruslay aussi tous mes habits de fille, me representant que pour estre aymé de Theodore il faloit paroistre homme, et veritablement ce changement d’humeur me venoit bien à poinct, car je ne pouvois plus guere long temps deguiser mon sexe, veu que je commençois d’avoir du poil aux jouës, et qu’on estoit bien empesché tous les matins à le raser. Il y avoit si long temps que je n’avois esté habillé en garçon que j’eus de la peine à m’y accoustumer : toutefois je quittay ma solitude, et me monstray à tout le monde, tellement que c’estoit alors que l’on ne parloit que de Fontenay, et que l’on ne sçavoit ce que sa sœur estoit devenuë. Mes premieres visites furent chez Theodore à qui je parlay d’amour : mais je la trouvay si cruelle, que je ne m’imaginay pas que je la pûsse fleschir par des remedes naturels. Je m’en allay donc à Zenocrite dont la reputation estoit fort augmentee,
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et luy ayant declaré ma passion, il me promit de me secourir beaucoup mieux que quand j’aymois une nayade, pource qu’il estoit plus facile de gagner une personne humaine qu’une divine. Ses cageolleries m’enchanterent plustost que ses charmes, et j’eus tant de fiance en luy que je ne faisois point de songes que je ne luy rapportasse pour en avoir l’explication. Je ne voyois point d’oyseaux en l’air que je ne luy en disse le nombre, et je luy faisois un registre de toutes mes pensees et de toutes mes actions, pour en tirer des presages. Que si je voulois retourner chez Theodore il regardoit dans quelques livres, et jettoit de certains sorts pour sçavoir si ce jour seroit heureux pour moy. Neantmoins il ne paroissoit pas que mes affaires s’avançassent : et je ne me nourrissois que d’esperance, de sorte que me souvenant que j’avois un cousin en ces quartiers cy lequel estoit estimé fort sçavant en magie, je me deliberay de le voir, et de renoüer ce parentage que mon pere avoit negligé. Je visitay Hircan auquel je contay toutes mes fortunes. Il m’advertit de me garder doresnavant des impostures de Zenocrite, et luy qui est pourveu d’une vraye et salutaire doctrine, me donna une herbe qui me fit aymer de Theodore comme je l’eus mise en ma bouche en parlant à elle. Pour me vanger aussi de mon faux magicien, et luy rendre fumee pour fumee par l’avis de mon cher parent. Je luy fis present d’un petit livre fait à plaisir où estoit le moyen de trouver des tresors. Il se contenta de ceste recompense, et de peur que je ne voulusse avoir part à ses richesses, il s’en alla hors de cette province pratiquer ces vains secrets dont il se figuroit que je n’estois pas capable. J’espousay depuis Theodore au contentement de tous ceux de nostre cognoissance qui se resjouyssoient devoir le beau marié avec la belle, et nous avons mené jusques icy une vie extremement delitieuse. Que si j’ay quitté maintenant ceste chere espouse, ç’a esté pour quelques affaires tres-importantes que j’ay avec mon docte cousin. Pour ce qui est de Charite dont je me suis une fois vanté d’estre aymé en presence de son fidelle amant, il ne faut point qu’il en ayt de jalousie, car l’erreur et la vanité me faisoient parler alors : je croy que Lysis l’a bien reconnu, et que nostre paix ayant esté faicte hier, il ne me voudra plus de mal desormais. Fontenay mit ainsi fin a son histoire qu’il avoit racontée en hesitant et se reprenant par plusieurs fois apres avoir dit une chose, comme s’il eust eu bien de la peine à mentir. Clarimond qui rioit à chaque coup, luy dit alors, voyla donc vostre conte finy ? à la bonne heure. Je n’ay jamais rien ouy de plus impertinent, et vous nous avez fait connoistre que vous avez esté autrefois le plus grand hypocondriaque et le plus melancolique foû qui ayt jamais esté sur terre. Injurieux Clarimond, repartit Lysis, ne veux-tu point cesser d’offenser les honnestes gens ? N’as-tu pas tort de blasmer
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ce berger pour s’estre aymé soy-mesme , veu que l’on connoist bien que sa beauté à esté grande en son adolescence, et que moy mesme estant habillé en fille chez Oronte, je m’aymay aussi. Il m’est tombé des larmes des yeux au recit de son avanture qui m’a touché de si pres. Il ne me fasche que d’une chose. Ainsi qu’il a couché avec Iphis qui estoit deguisee en garçon, je souhaitterois de bon cœur que pour rendre son histoire parfaite, sa Theodore eust esté deguisee ainsi, et que leurs parens les voyans semblables en beauté et en richesses, eussent voulu les marier ensemble. Fontenay prenant Theodore pour un homme eust fuy de telles nopces, et Theodore prenant Fontenay pour une fille eust aussi tasché d’eviter de luy estre jointe, craignant de n’en recevoir jamais de contentement. Leurs plaintes eussent esté reciproques, et neantmoins estans mis dans le lict nuptial, ils eussent trouvé qu’ils avoient dequoy se donner du plaisir l’un à l’autre, et ils n’eussent eu autre chose à faire le matin qu’à changer de vestement pour mettre tout en bon ordre, Theodore prenant les habits de Fontenay, et Fontenay ceux de Theodore. Cela eust bien valu la metamorphose d’Iphis, mary de la belle Janthe. Cette consideration est belle, dit Fontenay, mais n’y songeons point puisque ce qui est fait ne peut estre revoqué. Quand à l’insolence de Clarimond, souffrons là comme d’un esprit de contradiction qui ne peut rien ouïr qui luy plaise, je seray fort joyeux si Philiris veut prendre la peine de conter aussi son histoire, pour voir s’il y aura moins de chose à corriger. Qu’il nous donne ce divertissement, dit Lysis, je l’en conjure par les yeux de sa maistresse. Je n’ay garde de rien refuser quand l’on me presse de si bonne grace, repartit Philiris, preparez donc vos oreilles, et vous entendrez ce que dés hier j’avois envie de vous aprendre. Tandis que Philiris disoit cela, Lysis sortit de sa place, et s’alla mettre d’un autre costé. Que voulez vous faire, luy dit Fontenay, avez vous trouvé la terre trop dure en ce premier lieu ? Pensez-vous qu’elle soit plus molle en cettui-cy ? Il y a icy un secret qui n’est pas petit, repartit le berger, je m’estonnerois bien si vous le pouviez comprendre avant que je vous en eusse averty ; ma pensee n’est pas si peu vulgaire : si est-ce que je la veux bien descouvrir pour faire connoistre qu’un tel amant que moy ne peut rien concevoir que de rare. Vous devez sçavoir que j’ay songé qu’en mon premier lieu, j’avois le dos tourné au chasteau d’Oronte où est la demeure de Charite, c’estoit une chose qui sembloit estre hors de la bien-seance ; voila pourquoy je me suis vistement planté icy où je croy estre en une si bonne situation que je regarde fixement le sejour de mon bien. Quand j’aurois tous les instrumens de mathematique du monde, je ne me pourrois pas mieux placer. Cela m’est aisé à sentir maintenant, car je trouve l’air plus doux en ce lieu qu’en l’autre, et il semble que le
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zephir m’aporte quelques fois une odeur mus quee, qui vient de l’haleine de ma maistresse. Je veux desormais me tourner vers elle avec autant d’opiniastreté que l’aymant se tourne vers le septentrion. Soit que je sois au lict, soit que je sois à table, soit que j’aille en batteau ou en carrosse, je veux tousjours observer cela. Le dessein est beau, dit Philiris, mais j’y trouve à redire en ce que lors que vous serez esloigné de Charite elle pourra changer de place, et vous tourner quelque fois le dos, de sorte que vous serez trompé, et vous regarderez un lieu où elle ne sera point sans que vous vous en puissiez apercevoir. Toutefois je croy que vostre bonne volonté sera tousjours fort considerable. Il y a bien plus, dit Lysis, ne voyez vous pas que je ne me puis tromper en cela, puisque je connoy au vent de quel costé est ma maistresse. Voila une raison qui nous satisfaict entierement, reprit Philiris, il est temps de quitter ce discours, si vous voulez que je vous aprenne mes avantures amoureuses. Que le brave berger commence quand il luy plaira, dit Lysis, je ne l’interrompray point. Alors Philiris raconta son histoire de cette sorte. Un petit village de la Bourgongne à esté le lieu de ma naissance, (dit ce berger,) c’est là que mon pere et ma mere vivent encore, qui sont des personnes plus remarquables pour leurs vertus que pour leurs richesses. Neantmoins ils ont employé si peu de revenu qu’ils avoient à me faire instruire comme les enfans des meilleures maisons, et il n’a pas tenu à eux que par les bonnes qualitez que je m’estois acquises je ne parvinsse aupres des grands. Mais comme j’estois à Paris pour songer à mes affaires, je ne m’amusois à autre chose qu’à faire l’amour de tous costez. J’estois bien le plus inconstant que l’on vid jamais, car à l’heure mesme que j’allois voir une fille que j’avois choisie pour ma maistresse, je prenois mon chemin par une rüe où j’en voulois voir encore une autre en passant, afin que mon voyage ne fust point perdu. Si j’avois fait des vers pour la premiere je taschois de faire naistre le mesme sujet pour les donner à la seconde, et comme j’eus fait une fois une chanson à la louange d’une brune, je ne trouvois point de fille qui le fust que je ne la luy donnasse, comme si elle eust esté faicte particulierement pour elle, tellement qu’il y en eut beaucoup qui se trouverent trompees, lors qu’en un certain bal elles se donnerent confidemment cette chanson l’une a l’autre. J’aymois les blanches et les brunes, les grasses et les maigres, les grandes et les petites, et quand j’en voyois une je ne me souvenois plus de toutes les autres, et pour cette heure là seulement je croyois que celle-cy estoit la plus desirable. Mais quand j’estois esloigné de toutes je leur laissois mon affection au pillage, et celle qui venoit le plustost en ma memoire y avoit le plus de part. Les coiffures et les vestemens me donnoient un certain goust pour les beautez, et une petite fille que
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j’avois aymee lors qu’elle portoit une coiffe, je ne l’aymois quelquefois plus lors qu’elle venoit à porter le chaperon. Il y avoit des damoiselles pour qui je n’estois passionné que lors qu’elles estoient masquees, et d’autres pour qui je ne soupirois que lors que je les voyois en leur deshabillé. Aux unes je n’aymois que le sein, aux autres rien que les yeux, et à quelques unes rien que la taille et le derriere du col, si bien que pour me contenter il eust falu prendre toutes ces parties et m’en composer une beauté à ma mode. La façon et la couleur des habits de mes maistresses avoient à mon avis une certaine grace qu’autre que moy n’estoit capable de connoistre. Les cheveux blonds au pres le velours noir d’un chaperon et un cordon incarnat dont un collier estoit attaché dessus une chair parfaitement blanche, avoient un tel esclat que pour en estre charmé, j’y trouvois un je ne sçay quoy que je ne scay comment vous dire, et j’aymois tout cela, comme si c’eussent esté des dependances du corps. Quand des filles quitoient le toquet et la robe de couleur pour prendre la coiffe et la robbe noire, je m’imaginois de voir des fleurs qui croissent petit à petit, et apres n’avoir esté que des boutons viennent à s’epanouyr changeant quelquefois leurs premieres couleurs. La fin de toutes ces diverses fantaisies arriva lors que je m’en retournay en nostre païs où je trouvay une beauté si rare qu’elle me fit changer mon inconstance en fidelité. Je ne songeay pas pourtant d’avantage à faire ma fortune : car l’innocence des bergers me plaisoit plus que l’ambition de la cour, et je me sentois tres heureux de vivre en un païs comme le nostre où la justice à imprimé ses derniers pas en quittant la terre, de sorte que les plus vertueux y en viennent tous les jours chercher la trace pour la suivre. C’estoit en me pourmenant dans un bourg qui estoit proche de nostre village que j’avois veu à une porte une jeune bergere dont les attraicts m’avoient ravy le cœur et la liberté. Mon plus grand mal estoit que je ne connoissois point une chose qui m’estoit tant connuë, je veux dire que je ne sçavois qui estoit cette belle, encore que je la visse tousjours presente et absente : mais enfin apres plusieurs enquestes un berger de mes amys appellé Valere m’aprit qui estoient ses parens et que pour elle l’on l’apelloit Basilee, beau nom qui demeurera eternellement gravé dedans mon esprit. Ha ! Ciel, que je fus aise de le sçavoir, et d’avoir le moyen de nommer la cause de mon amour pour l’accuser devant le trosne des dieux du mal qu’elle me faisoit. Quelles explications ne donnay-je point à ce nom, et quelles anagrammes ne taschay-je point d’y trouver ? Y a t’il quelque gentillesse dans le langage que je n’y apropriasse point ? Quand j’essaye une plume, je croirois encore commettre un crime si j’escrivois autre chose que ce mot de Basilee, tellement que tous mes papiers en sont pleins. Que si ma main se laissoit aller en n’y
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songeant pas, elle ne feroit j amais d’autres lettres que celles qui composent ce doux nom, tant elle y est accoustumee. Il ne faut pas demander si je le mis dans tous les vers que je composay, et si je creus que cela aportoit de la douceur à leur cadence. Il est vray que je puis dire qu’outre cela ils avoient assez de charmes pour toucher un barbare, et que l’amour m’avoit apris plus de choses en quinze jours que les plus doctes regens du monde n’avoient fait en huict ou neuf ans. Aussi Valere trouvoit il ces vers si bons qu’il les aprenoit par cœur, et neantmoins il essaya de me divertir de mon amour par ce discours. Vous que l’on met au rang des plus beaux esprits de la France (me disoit-il) faut il que vous vous abaissiez devant une petite bergere qui à peine a encore oublié ses poupees ? Quand vous luy aurez donné vos vers pensez vous qu’elle puisse connoistre s’ils sont meilleurs que les vaudevilles que chantent les chartiers en allant à leur ouvrage ? Elle les monstrera à toutes ses compagnes, et leur dira sans aucune discretion que c’est vous qui les avez faicts, et Dieu vueille qu’elle ne les donne point encore à la premiere qui les demandera, comme si c’estoit une chose qui fust faicte aussi bien pour les autres que pour elle. Ha ! Valere, respondis-je, que vous estes mauvais de parler ainsi. Ne considerez vous pas que Basiles sera bien tost en âge d’avoir de la prudence et du jugement, et puis ne m’avez vous pas dit plusieurs fois que dés maintenant elle n’a pas un esprit vulgaire ? Or sçachez que quand mesme elle n’auroit que de l’enfance en ses paroles et en ses actions, je ne lairrois pas de la servir. Vous ne sçauriez croire combien j’auray de plaisir de luy parler innocemment d’amour et de me donner l’honneur de luy aprendre le premier ce que c’est que d’avoir des feux en l’ ame et des playes au cœur. Valere me confessa alors qu’il m’avoit loüé Basilee et qu’elle estoit loüable, mais qu’il eust bien voulu qu’elle n’eust point esté si parfaicte afin de ne me voir point enchanté d’une amour qui ne me promettoit que de la peine à son opinion. Je priay les dieux qu’ils le rendissent faux prophete, et ne laissay pas de l’entretenir encore sur le mesme sujet n’en pouvant prendre d’autre. Il m’aprit que cinq ou six jours auparavant que j’eusse veu Basilee la premiere fois, elle portoit encore le dueil de sa mere, et que la robbe noire luy sieoit fort bien. Je ne vous sçaurois dire le dueil que j’ay tousjours eu depuis de ne l’avoir point veuë avec ce dueil. Ha grands dieux ! Pourquoy ne me l’avez vous point faict connoistre plutost ? Si je l’eusse veuë dés son enfance, je l’eusse aymee autant que je fay maintenant, et par ce moyen l’ayant encore plus servie que je n’ay fait, elle me seroit d’avantage obligee. Que j’ay eu de diverses pensees, toutes les fois que j’ay veu un certain portraict que l’on a faict d’elle, lors qu’elle n’avoit que six ou sept ans. Ha ciel ! Disois-je une fois, que ne connoissois-je ceste petite mignonne, quand je
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n’avois qu’onze ou douze ans aussi ? J’eusse deslors souspiré pour elle, et j’eusse quitté la compagnie de tous les autres enfans pour la sienne. Que j’eusse este ayse de me jouër avec elle ! Je luy eusse aydé à vestir ses poupees, et j’eusse plutost vendu mes livres, que je ne luy eusse tous les jours aporté des dragees et des confitures. J’ay tousjours eu une infinité d’autres pensees enfantines et naïves qui tesmoignent ma passion ; et pource que j’ay aussi chez mon pere mon portrait qui a esté fait quand j’estois petit, j’ay beaucoup de fois souhaitté de les voir attachez l’un aupres de l’autre, comme s’ils estoient mariez ensemble. Il m’estoit avis que c’eust esté un beau couple que ces deux enfans : mais je vous avouëray bien que j’ayme mieux que les originaux soient joints que non pas les portraits, s’ils ne le sont tous en mesme temps. Mais à propos de cecy, je vous jure que l’un de mes plus grands plaisirs, seroit d’avoir des portraits de Basilee de tous les aages : car sa beauté de six ans n’estoit pas celle de douze, et celle de douze n’estoit pas celle de seize. En sa petitesse elle avoit les cheveux blonds, et maintenant elle les a bruns. Toutefois elle à tousjours paru comme la merveille de son siecle, et bien qu’elle ayt eu de differentes perfections, elle à tousjours eu de semblables attraicts. Je sçay bien que la premiere fois que je la vy, la beauté de son sein ne paroissoit point encore, et que ces boutons vermeils qu’elle y porte, ne se sont enorgueillis que depuis, voulans estre eslevez sur deux montagnes où ils president : mais quoy que ce soit, je ne scaurois quiter l’opinion que j’ay, que l’on ne la sçauroit voir plus belle, qu’a ce bien-heureux jour qu’elle me captiva. Neantmoins une fantasque curiosité me possede encore ; je la voudrois voir depeinte en toutes les sortes d’habits et de coiffures que l’on luy a veu porter, et je songe que ce seroit aussi beaucoup pour moy, si j’avois un portraict de la contenance qu’elle tenoit, lors qu’elle faisoit la serieuse, ou bien lors qu’elle rioit au temps que je commençay de la cognoistre : mais quand j’aurois tous ces biens-cy, je ne doute point que je ne trouvasse encore le moyen de faire d’autres souhaits, tant l’esprit d’un amoureux est difficile à contenter. à faute de tout cela, je ne laissay pas d’estre bien aise d’avoir un portrait de Basilee tel comme l’on le pourroit faire, et me fiant sur mon imagination, je m’en allay trouver un peintre qui ne la connoissoit point. Je luy dy qu’il me fist le portrait d’une fille qui avoit le visage un peu long, le poil et les yeux bruns, les jouës fort peu colorees ; ainsi je luy figuray toutes les parties, et pourtant il me fit plus de vingt crayons sans avoir reussi à pas un. Je me mis donc le lendemain en un lieu ou je pouvois voir Basilee à mon ayse, et apres avoir bien consideré tous les traits de son visage, j’en fis un ample memoire, pour porter au peintre qui ne me contenta point encore, bien qu’il travaillast suivant mes avis. Il se depita enfin, et
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me dit qu’il ne sç avoit pourquoy je luy donnois tant de peine, et qu’il valoit bien mieux que je le menasse en quelque lieu où il pûst voir ma maistresse, et que c’estoit en vain que je le voulois empescher de la connoistre, d’autant que s’il la pouvoit bien peindre une fois, il remarqueroit facilement le visage qui ressembleroit a celuy qu’il auroit fait. Il me representoit d’ailleurs que je ne devois point douter de sa fidelité, et que si je luy nommois librement celle que j’aymois, il le tiendroit plus secret que si je luy celois, et qu’il vinst apres à le sçavoir, pource que ceux qui se deffient par trop, semblent donner la licence aux autres de les tromper. Je trouvay ces raisons là fort pertinentes, et bannissant toute crainte, je dy librement à mon peintre que je ne le pouvois pas mener chez ma maistresse, pource qu’à la verité je n’y avois pas moy-mesme d’entree, mais qu’il y avoit un seul expedient, qui estoit d’aller au temple où elle se tenoit long-temps quelquefois. Je l’y menay aussi tost pour luy monstrer sa place. Il vid Basilee des le jour mesme, et me raporta son crayon qui en avoit quelque peu d’air. Je le rencontray le jour suivant comme il venoit du temple en courant, mais il me fit signe de la main que je me retirasse sans me regarder quasi, à cause qu’il venoit de voir ma maistresse, et qu’il avoit peur de perdre sa belle idee auparavant que de l’avoir tracee sur son tableau. Je luy avois presté des livres amoureux pour le mettre en bonne humeur, et luy faire accomplir plus gayement son ouvrage. Je l’allois aussi souvent entretenir, mais je luy donnois beaucoup de peine, car je ne trouvois jamais le portraict assez beau : à la fin il y toucha tant que je fus contrainct de m’escrier, voyla Basilee ; si je le niois, il semble que cette peinture parleroit, pour me le dire. Depuis je me consolay avec ce portraict, et si j’estois las de le voir, il faloit que j’allasse voir Basilee au temple. Lors que j’entrois je jettois la veuë vers l’endroict où elle se mettoit, et lors que je sortois je ne pouvois m’abstenir de tourner encore la teste pour la regarder. Basilee ne craignoit point la rencontre des oeillades comme font quelques filles qui abaissent leurs yeux quand elles voyent que l’on les regarde. Elle jettoit sa veuë fixement, et le plus souvent en estant surpris c’estoit moy qui paroissoit le plus honteux, et je retirois mes yeux de dessus elle jusques à tant qu’elle eust destourne les siens. Ha ! Beaux yeux, que sçay-je si vous faisiez cecy par une vraye hardiesse ou par innocence : mais en effect que pouvoit penser mon ame quand elle vous treuvoit si asseurez à faire des meurtres en une telle jeunesse ? Toutefois il falloit souffrir avec patience, et c’estoit une chose bien plus cruelle, lors que Basilee me tournoit le dos où qu’elle se mettoit à genoux et lisoit en son livre. Je luy disois souvent en moy-mesme qu’elle rendoit ses prieres trop longues, qu’il falloit donner une partie de son temps à ouyr celles que je luy faisois, et que les
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dieux ne l’exauceroient point si elle n’exauçoit les autres. La coustume que j’avois prise d’aller si souvent à ce temple et de m’y mettre tousjours en mesme lieu, faisoit que mes amys me venoient chercher là. Ceux qui passoient de ma connoissance ou de là leur s’y arrestoient aussi, tellement qu’il y avoit tousjours de beaux entretiens, pource que c’estoient toutes personnes de fort bon esprit. Basilee estoit cause de nos agreables conferences et neantmoins il n’y avoit que moy qui le sceust. Enfin le ciel me voulant favoriser d’avantage, permit que Valere fist connoissance avec Basilee chez une de ses cousines apellee Amelite où elle alloit quelquefois. Je le priay d’interroger cette Amelite sur beaucoup de choses, et voyez quelles sont les fantaisies des amans ; j’avois si peur qu’il n’en oubliast quelqu’une, que je luy fis un petit memoire de tout ce qu’il avoit à sçavoir. Je voulois qu’il s’enquist entre autres choses, si Basilee m’avoit remarqué, et si elle avoit trouvé des vers que j’avois depuis peu jettez sur sa fenestre. J’eus une fort bonne responce de cela, et de beaucoup d’autres particularitez, si bien que je m’enflammay de plus en plus à la poursuitte, et conjuray Valere de descouvrir à quel jour Basilee iroit voir sa cousine, afin que nous y allassions ensemble, et que je l’y pûsse accoster. à tout le moins, disois-je, si l’on ne peut me faire parler à elle que l’on fasse en sorte que j’aye droict de la salüer toutes les fois que je la rencontreray, car ce m’est une chose insuportable de voir que je suis contrainct le plus souvent de passer pardevant celle que j’honore le plus au monde, sans que je luy puisse donner aucun tesmoignage des submissions que je luy fay seulement dans la pensee. Que tous les amans qui n’ont point d’accez aupres de celles qu’ils ayment considerent cecy, et ils m’avoüront qu’ils se trouvent en mesme peine que moi, et que quiconque sçaura les divers sentimens que j’avois en mon amour, ne pourra rien ignorer de tout ce que nous fait faire cette passion. Il y à sujet de s’estonner quand l’on sçait les estranges commissions qu’avoit Valere, et de quelle sorte je les luy donnois. Pource qu’Amelite cousine de Basilee estoit une coureuse que l’on ne trouvoit guere à la maison, je luy disois qu’il taschast de la voir dans les champs ou dans le bourg, mais il ne la rencontroit pas en quinze jours une fois, et neantmoins quand il partoit le matin je luy en chargeois de luy dire cecy où cela comme s’il eust dû la trouver infailliblement, et le soir j’allois tousjours au devant de luy pour aprendre ce qu’il avoit avançé en mon affaire : de sorte que je le persecutois (s’il faut dire ainsi) par mes importunitez. Une fois il me raporta de tres bonnes nouvelles, car il me vint dire qu’Amelite l’avoit averty que Basilee seroit le lendemain chez elle. Nous ne faillismes pas à l’assignation, et je vous asseure qu’il falut que je prisse des chaisnes plus fortes que celles de ma premiere servitude,
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Basilee me charmant par son esprit aussi bien que par sa beauté. Valere et Amelite me voulant favoriser tout outre se separerent de moy, et me laisserent l’occasion de declarer mes peines à celle qui en estoit l’origine. Un capitaine qui auroit une bataille à donner contre des ennemis tres-redoutables, n’auroit pas plus d’inquietudes que j’avois alors, et ne sçachant par quel bout commencer, je changeois de propos à toute heure. En fin parlant à Basilee de tous les vers quelle avoit trouvez, je luy declaray qu’ils n’estoient que pour elle, et que si j’avois recherché toutes les occasions de la voir en beaucoup de lieux, c’estoit pour luy donner des preuves de mon affection. Elle me respondit que je n’avois com mencé cette galanterie, et que je ne la poursuivois que pour me donner du passe temps à l’exemple des autres jeunes bergers. Je luy repliquay là dessus tout ce qu’il me fut possible d’inventer pour luy persuader que je l’aymois, et neantmoins elle ne me confessa jamais qu’elle en crust quelque chose. Aussi faut-il avoüer que bien que ma cause fust bonne, je n’avois de gueres fortes raisons. Mon esprit n’estoit pas assez libre pour s’imaginer de belles paroles, et j’avois assez de peine à me garder de m’esvanoüir, à cause du battement de cœur qui me tenoit. J’estois si fort saisi, et si remply d’aprehension que tout le corps me trembloit, et je croy que je fusse tombé si je n’eusse esté assis. Il me semble sans me flatter, que Basilee n’avoit pas plus d’asseurance, car elle rougissoit, et baissoit les yeux en terre sans me regarder. Je croy aussi que jamais aucun berger ne luy avoit parlé d’amour, mais pour moy qui ne faisois pas là mon aprentissage, c’estoit une chose estrange de me voir si troublé. Toutes les fois que je me ressouviens en quelle action nous estions, j’ay des emotions estranges, et je croy que ceux qui nous voyoient en cét estat, en avoyent autant de pitié que de plaisir. Je ne vous raporte point nos discours mot pour mot, car mon estonnement m’empescha de les remarquer. Qu’il vous suffise que je ne gaignay rien pour ce coup, et qu’ayant veu Basilee huict jours apres au mesme lieu, j’eus seulement ce plaisir de voir qu’elle me faisoit fort bon visage. Trouvant mesmes des cartes sur la cheminee, son humeur fut si libre qu’elle me demanda si je voulois joüer une discretion au picquet. Comme j’eus perdu elle me donna quelques petits traicts de gausserie, et me dit entre autres choses que j’estois bien aysé à vaincre. Il n’y a que de la gloire a estre vaincu par vous, lay respondis-je, et neantmoins je trouverois bon que vous ne fussiez pas si insolente en vostre victoire que de vous mocquer, car si je puis un jour avoir ma revanche je ne vous espargneray pas. Là dessus ayant pris beaucoup de hardiesse, je taschay de la baiser en me joüant, mais elle appella Amelite et luy dit, faites arrester Philiris, je vous en prie,
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voyez comme il me traicte sans aucun respect. Pourquoy vous faschez vous, luy dis-je, comment voulez-vous que je sois sage, puisque j’ay perdu ma discretion ? Ce traict fut trouvé si gentil que les bergeres en rirent long-temps, et cependant je trouvay l’occasion de prendre le baiser que l’on m’avoit voulu refuser. Le lendemain je portay des gands d’Espagne à Amelite, pour les donner à Basilee. J’avois fouré un petit billet dans l’un des doigts où ces paroles estoient escrites. belles mains qui m’avez ravy le cœur, recevez le don que je vous fay de ces gands pour m’acquitter de ma debte. Que vos doigts s’y mettent librement, et s’y tiennent à couvert ; il ne leur est rien de plus convenable, puisque les larrons se cachent d’ordinaire. je sçeus apres de bonne part que mon present avoit esté agreable à Basilee, et mesme elle m’en remercia avec assez de courtoisie, toutesfois mes plainctes amoureuses estoient suivies de petits refus, et cette bergere ne se sentoit pas assez hardie pour me confesser que mes services estoient dignes de recompense. Outre cela, elle estoit si peu soigneuse de me complaire, quelle disoit tout ce qui luy venoit à la bouche, en quoy je pouvois remarquer qu’encore que son esprit fust tout plein de gentillesse, il ne faloit pas qu’elle laissast de tesmoigner son bas aage en beaucoup de rencontres, et d’avoir quelques restes de l’enfance. Ce m’estoit neantmoins une chose bien sensible de voir le plus souvent que tandis que je souspirois d’un costé en la regardant, elle s’en alloit d’un autre caresser un petit chien, ou quelque mouton qu’elle appelloit son mignon et son serviteur. Je pense qu’Amelite eut pitié de moy, et qu’elle ne se put garder de prier sa cousine de me traicter d’une autre sorte, car dans peu de temps je vy que Basilee s’accoustuma à prendre du plaisir à ma recherche, et vint à m’aymer jusqu’à estre jalouse, de sorte que l’ayant priée de me donner son portraict, pource que celuy que j’avois faict faire ne luy ressembloit plus si bien à mon avis, elle me le refusa naïvement, me disant qu’elle craignoit que je n’en fusse plus amoureux que de son vray visage, et que je ne me contentasse de le regarder et de parler à luy chez moy, au lieu de me mettre en devoir de l’aller entretenir elle mesme. Que si les peintures luy donnoient du soupçon, vous pouvez penser que les personnes vivantes luy estoient bien plus suspectes. Elle ne desiroit pas que je hantasse aucune fille, et craignant mesme que sa cousine ne m’atirast à elle, elle ne voulut plus que je la visse en sa maison. Je ne trouvay depuis que fort difficilement les occasions de l’entretenir, mais à la premiere veuë je ne luy celay point ce que je pensois. Chere Basilee, luy dis je, vous ne vous devriez non plus deffier de moy que de vostre propre cœur. J’ayme mieux penser à vous seulement que de voir la plus belle bergere du monde ; j’ayme mieux vous voir que d’en baiser
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une autre ; un d e vos baisers m’est plus que si une autre m’accordoit l’entiere jouïssance ; que si je suis jamais si heureux que de joüir de vous, je ne croiray point qu’il y ayt de fortune esgale à la mienne. Les caresses que vous avez quelquefois faictes à Amelite, respondit Basilee, vos petits sousris reciproques, et tant de propos dicts en l’oreille, m’ont fait juger qu’il n’estoit pas impossible que vous n’eussiez basty une nouvelle affection des ruines de la premiere. Ha ! Basilee, m’escriay-je, me persecuterez vous tousjours de la sorte ? Employez moy aux plus dangereuses occasions. Trouvez les plus subtiles inventions du monde pour esprouver si je vous ayme, et afin que je m’enchaisne moy-mesme de plus en plus dans la belle prison où je suis, je m’en vay vous donner un conseil estrange. Cherchez ce qu’il y à de plus fort dans la magie pour lier les affections, et vous en servez envers moy. Faictes moy prendre un philtre aussi puissant que vous en pourriez donner à un ennemy dont vous voudriez vaincre le courage. Basilee fit son profit de cét advertissement, et me voulant prendre au mot elle alla treuver une vieille sorciere qui luy promit un brevage amoureux, mais elle ne fut pas secrette à cette amante, et s’en alla descouvrir ses desseins à son pere, qui n’estant pas d’avis qu’il y eust de l’affection entre sa fille et moy, à cause que je n’estois pas assez riche pour elle, se delibera de la tromper. Il donna beaucoup d’argent à la sorciere, afin qu’elle fist deux compositions, l’une pour l’ amour et l’autre pour la haine. Celle de la hayne fut donnee à Basilee, et il prit celle de l’amour, puis estant sorty du logis il me donna le temps d’aller voir sa fille, pource que j’espiois toutes les heures qu’il estoit dehors : mais en mesme temps il revint, et amena quant et soy un berger nommé Lycaste qu’il eust bien voulu faire espouser à Basilee à cause de ses grandes richesses. Encore que ce fust la premiere fois qu’il m’eust trouvé chez luy, il ne me fit point mauvais visage et me pria de gouster aussi bien que Lycaste, de laquelle familiarité, je fus extremement aise. Il nous fit boire d’un vin fort excellent, et à la seconde fois qu’il en fit verser à Lycaste, il trouva moyen d’y mesler son philtre. Basilee qui ne perdoit point de temps prit aussi mon verre en secret, et y mit son breuvage de hayne. Ainsi nous avallasmes chacun la boisson qui avoit esté mal partagée. Pour moy je fus plus de trois heures que je ne senty aucun changement en mon corps ny en mon esprit, mais pour Lycaste s’en estant retourné à sa maison un peu apres, il devint si malade que l’on ne sçavoit quel remede luy ordonner. Il descouvrit librement à son pere et à sa mere que la cause de cét accident venoit, d’avoir gousté chez Nerian pere de Basilee, tellement qu’ils le firent apeller en justice comme un empoisonneur. Basilee s’imaginant qu’il faloit que toute la faute vinst d’elle, s’en alla declarer que s’il y avoit quelqu’un qui eust mis quelque chose dans le vin
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c’estoit elle seule, et voulant descharger son pere, elle protesta qu’il n’estoit point coulpable. Pour moy ayant apris la peine où ils estoient, je les en voulus delivrer, et quoy que je sentisse en moy quelque nouveau refroidissement pour Basilee, je ne laissay pas de desirer de mourir pour elle, car cette diminution d’amour ne me venoit que par boutade, et la raison qui presidoit en mon esprit me disoit assez qu’il faloit que je gardasse ma fidelité. Nerjan estoit accusé d’avoir donné du poison à boire à Lycaste, ce qu’il ne pouvoit nier, mais Basilee juroit qu’il le luy avoit donné innocemment, et que c’estoit elle qui avoit fait la mixtion, et moy je vins declarer aussi tost aux juges, que c’estoit à ma suscitation qu’elle avoit preparé le breuvage et que je devois porter la peine des autres. Cette affaire estoit si embroüillee, que l’on ne sçavoit si nous estions coulpables ou innocens, mais le mal de Lycaste estant bien tost passé l’on nous renvoya absous, sans nous contraindre de dire pourquoy nous avions apresté un breuvage si dangereux. Lycaste estant revenu en santé la science de nostre sorciere opera de telle sorte en luy, qu’il devint passionnement amoureux de Basilee, et la demanda en mariage à son pere qu’il avoit depuis peu fait apeller en justice. Nerjan voyant son dessein accomply traita joyeusement avecque luy de cette affaire au grand regret de Basilee, qui voyoit que sa magie avoit tres mal opere, car encore que je ne cessasse point de l’aymer, si est ce que je ne songeois pas à elle si souvent qu’auparavant, et je ne cherchois plus les moyens de la voir avec tant de soin. Toutefois mon inclination naturelle fut enfin plus forte que le charme, et deux ou trois de mes lettres luy asseurerent que je desirois vivre et mourir en la servant. D’un autre costé le breuvage que Lycaste avoit pris, n’ayant de l’effect que pour quinze jours, il retourna à sa premiere humeur, qui ne le portoit point au mariage dont il avoit parlé, de sorte qu’a la premiere fois qu’il vid Nerian il ne luy en parla plus que fort froidement. Nerian jura qu’il n’en seroit jamais rien, tant il eut de despit de se voir mesprisé, et le mesme jour par permission divine, il arriva que nostre sorciere fut mise en prison. Entre autres mauvaises actions elle declara aux juges qu’elle avoit vendu des breuvages à Basilee et à son pere. Nerjan voyant que le scandale de sa maison estoit evident le voulut reparer, et m’ayant trouvé me parla de me donner Basilee pour femme ; j’acceptay cette offre avecque plaisir, et mes parens furent fort ayses de voir qu’il y avoit de l’avancement pour moy en cela. Pour Basilee m’ayant tousjours aymé avec une passion extreme, elle eut une satisfaction entiere, et se repentit de la faute qu’elle avoit faicte de se fier aux breuvages d’une enchanteresse qui ostoit la vie aux uns, et aux autres la raison. Elle a crû depuis qu’il ne faut point d’autres charmes que ceux de sa beauté et de sa vertu,
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pour me rendre amoureux d’elle, quand ceux de son affection mutuelle n’y seroient point, tellement que nos nopces ont esté reputees les plus heureuses qui ayent jamais este faictes en nostre païs. Neantmoins ayant eu la curiosité de demander à un devin s’il manquoit encore quelque chose à ma felicité, il me respondit qu’ouy, et que je ne serois jamais parfaictement heureux que je n’eusse veu l’aymable berger qui meine paistre ses troupeaux, tantost sur la rive de Seine, et tantost sur celle de Morin. Quelque temps apres il y eut un courrier qui venoit de ce pays-cy, lequel m’aprit que ce berger s’appelloit Lysis, et que je profiterois beaucoup en sa conversation. Il me sembla que je n’aurois point de repos tant que je mepris erois les avertissements celestes, si bien qu’ayant declaré mes desseins à Basilee je pris vistement congé d’elle afin de la venir revoir plustost. Elle a tant jetté de larmes à mon depart que des poëtes fantasques trouveroient qu’il y en avoit assez pour me mener en basteau jusqu’icy. Toutesfois je suis venu à pied, et j’ay tant faict que j’ay trouvé l’incomparable berger de qui depend mon bon-heur. C’est vous ô Lysis dont mon devin m’a parlé, et la douceur de vostre conversation repousse l’amertume que me donne l’absence de ma chere femme. Maintenant que je suis avec vous, je croy avoir trouvé le souverain bien que tant d’autres cherchent, et je m’atten de remporter en mon païs une science solide, dont je seray remply apres que j’auray ouy vos leçons. Philiris ayant finy sont histoire de cette sorte, Lysis prit aussi tost la parole, et luy dit, gentil berger, plaise aux dieux que tu reçoives avec moy le contentement que tu esperes. Une chose me fasche seulement, c’est qu’estant marié comme tu es, et ayant toute puissance de mener ta femme où bon te semble, tu as eu grand tort de ne la point amener icy. J’ay la mesme plaincte à faire contre Fontenay. Cette seconde histoire m’y a faict songer. Vous deviez tous deux amener vos cheres moitiez, vous n’eussiez point pleuré pour leur absence. Il n’y eut rien eu de retranché en vos contentemens ; vous n’eussiez pas esté en solitude et en viduité comme vous estes ; vous eussiez eu des bergeres à entretenir et à caresser aussi bien que les autres, au lieu que vous n’oseriez vous adresser honnestement à aucune de celles de nostre contree. Outre cela vous nous eussiez apporté beaucoup de contentement nous faisant voir Theodore et Basilee dont les perfections eussent rendu nostre compagnie plus illustre. Pour ma chere Theodore, respondit Fontenay, vous pouvez croire que je l’eusse amenée n’estoit que je la trouvay un peu mal disposee quand je party. Et pour ma Basilee, dit Philiris, je l’ay laissee en nostre païs afin qu’elle tinst compagnie à son pere qui est desja fort vieil, et puis j’ay crû qu’ayant long temps souffert les rigueurs de l’absence, le plaisir que
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je recevrois à mon retour seroit infiny. Au reste je ne manque point icy de consolation, car l’image de ma belle bergere, m’est tousjours presente devant les yeux. Je ne voy jamais de lys et d’oeillets que je ne me souvienne de ceux de son teint. Je ne voy jamais d’estoilles que je ne pense à ses yeux qui sont mes deux astres, et si je voy la lune luire, j’ay un tres grand reconfort, d’autant qu’à nostre separation Basilee et moy nous nous promismes de regarder chacun cette planette à une mesme heure, tellement que lors que je la considere je me resjouy de sçavoir que ma bergere la considere aussi, et que je fay une mesme action qu’elle. Je croy mesme quelquefois que la belle Diane me veut tant de bien qu’ elle raporte à Basilee l’estat où elle me void, et qu’elle me pourra aussi representer l’estat où est Basilee, comme si sa face estoit un miroir où par quelque science secrette l’on pust voir les choses esloignees. Voyla de tres-beaux entretiens pour un amant, dit Lysis, je jure que l’histoire de Philiris m’a donné autant de plaisir que l’on en peut recevoir ; il n’y à rien que de doux et de naïf. Je ne pense pas mesme que le critique Clarimond y ayt trouvé quelque chose à reprendre. Il ne me semble pas que Philiris ayt plus de raison que Fontenay, repartit Clarimond. Il y a une infinité de sottises dans son histoire. C’est une pure extravagance que ses volages amours, et quand je songe aux divers desirs qu’il à touchant ses portraicts, je croy que sa fidelité ne luy à pas rendu le bon sens. Sur tout je n’ay peu me tenir de rire de sa conclusion, lorsqu’il a parlé de l’abondance des larmes de Basilee, car il a fait connoistre qu’apres la douceur de ses discours estudiez, il faloit tousjours qu’il tombast au dernier degré de sa follie. Bien qu’il ayt cedé aux poëtes fantasques le droict qu’il avoit en cette pensee de larmes et de riviere, je ne doute point qu’il ne soit bien ayse de la garder pour soy, et qu’il ne la vueille approuver toutes les fois que l’on la luy attribuera. Au reste luy et Fontenay sont tous deux aussi jaloux que le fut autrefois Basilee. S’ils ne nous ont point icy amené leurs femmes c’est de peur qu’ils ont eu qu’elles ne fussent pas a eux seuls, ayans ouy dire qu’il y en a qui se marient pour eux et pour leurs amys. Tu te trompes, reprit Lysis, ils sçavent bien que chacun a icy sa bergere, et que c’est en cette contree que la fidelité a estably son regne. Tu nous scandalises tous par la franchise de ton langage. S’il y a quelque poinct de leur discours qui nous puisse fascher, c’est une chose dont je ne m’estois pas avise encore, mais la faute n’en est qu’au destin, et non pas à eux. Vous sçavez tous que dans les romans, les histoires amoureuses qui se racontent, ne sont jamais finies ; elles ne trouvent leur accomplissement qu’au bout du livre ; cependant voila Fontenay et Philiris qui sont desja mariez, et qui par consequent n’ont plus de belles avantures à accomplir, au lieu que leur mariage ne se devoit faire
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qu’avec le mien, su ivant le stile ordinaire. Il faut qu’il y ayt de la diversité au monde pour le rendre agreable, dit Philiris, si vous avez ouy l’histoire de deux hommes mariez, vous entendrez possible bien tost celle de deux garçons à marier. C’est ce qui me console, dit Lysis, et c’est assez parlé sur ce sujet. Il n’y à plus rien qui me mette en peine sinon que je considere maintenant que Fontenay n’a pas quité son nom qui est un nom de seigneurie, plus propre à un soldat qu’à un berger. Toutefois pource que le mot vient de celuy de fontaine, qui est une chose champestre et pastorale, l’on veut bien qu’il n’y ayt rien de changé. Quand à Philiris j’ay seulement un doute touchant sa condition. Il parle de son pere, de son beau pere, et de luy mesme, comme de bergers ; c’est ce que je ne sçavois pas qu’il y eust des bergers illustres en Bourgongne. Vous devez croire qu’il y en a grande quantité, reprit Philiris, et ce ne sont point des personnes rustiques, mais des gens d’honneur qui ont renoncé aux pompes de la cour. Cela me resjouyt fort, dit Lysis, j’espere de voir un jour un merveilleux progrez de la vie pastoralle. Si je ne me pouvois accommoder icy j’yrois en vostre païs auquel je n’avois point encore songé. Comme Lysis parloit ainsi à Philiris il vint un laquais d’Hircan qui dit que son maistre attendoit la compagnie à disner chez luy. Ils se leverent donc tous, et prirent le chemin de son chasteau. Clarimond qui parloit tout bas à Fontenay, aprit de luy en allant, qui estoient les nouveaux bergers qu’il avoit veus dés le soir precedent. Quand ils furent chez Hircan Polidor, Meliante et Lucide qui s’appelloit alors Amarille vinrent salüer cette bande, et le magicien leur demanda à quoy ils s’estoient tant amusez. Nous sommes tombez de discours en discours sur un temple que Lysis vouloit bastir à Charite, respondit Clarimond. J’apren au berger Lysis, dit Hircan, qu’outre le temple qu’il a dressé à sa maistresse dedans son ame, s’il luy en faut un materiel, elle en a un des plus somptueux que l’on se puisse imaginer. Toute la terre luy sert d’autel ; l’eau sert à laver ses victimes ; l’air est remply des prieres et des soupirs de ses adorateurs ; le feu elementaire sert à ses sacrifices, le ciel est la voute du bastiment, et les planettes sont les lampes, qui y pendent. Je ne te veux point contrarier en une si noble imagination, repartit Lysis, je ne songeray plus desormais à bastir de petits temples à Charite : mais il faut que tu sçaches que nous avons tantost bien parlé d’autre chose. Nous avons esté en grande contestation, touchant les personnes metamorphosees et les divinitez champestres, ausquelles il y en a beaucoup qui ne peuvent croire. Je les gueriray de leur erreur, dit Hircan : fay m’en souvenir. Ce propos estant finy, Fontenay raconta en bref à son cousin la metamorphose de Parthenice, et puis chacun se mit à table sans oublier le berger Carmelin que
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l’on fit parler malgré qu’il en eust, pour payer son escot par ses beaux discours, mais Lysis qui ne pouvoit parler que de Charite remit la compagnie sur ce sujet, et demanda à Philiris s’il n’avoit jamais veu cette bergere. La demande estoit assez impertinente, pource que Philiris estoit arrivé de nouveau en Brie, et neantmoins pour voir ce que diroit Lysis, il luy respondit, qu’il avoit veu en passant cette belle sur la porte d’Oronte. Cela me resjouyt fort, dit Lysis, car il y à aparence qu’elle n’est donc plus malade. Si elle l’estoit encore, il faudroit que je fisse difficulté de sortir ; je devrois garder la chambre aussi bien comme elle pour luy estre conforme. Que si j’ay sorty pendant sa maladie, j’ay fait une faute dont je me repen. Mais à propos, berger Philiris, il est donc possible que tu l’as veüe, et tu ne nous racontes point l’estonnement estrange que tu as receu. Ne t’a elle pas fait cligner les yeux de peur d’estre esblouy de son grand esclat ? Ne t’a t’elle pas fait oublier tout au moins pour un quart d’heure la beauté de ta Basilee ? Mais sans feintise, dy moy, avois tu lavé tes yeux le matin pour les purifier, et leur oster la soüilleure que leur avoient donné les objets prophanes, afin de les rendre dignes de contempler cet incomparable visage ? Bien que Clarimond soit en colere contre mes larmes, dit Philiris, je ne lairray pas de vous en parler, et de vous asseurer que ce n’est que par elles que je purifie mes yeux, lors que je suis absent de Basilee. Ne doutez point que je n’aye veu vostre Charite, et qu’elle ne m’ayt causé l’admiration que l’on reçoit de voir les choses nompareilles. Que je voye tes yeux, dit Lysis en le regardant, tu ne mens point, gentil berger, tu l’as veüe cette belle bergere. Je remarque dans tes prunelles de certains petits feux qui viennent des siens, et je croy qu’elle y à laissé aussi quelques traicts de son image. Il y en auroit bien plus si elle n’avoit point le visage bandé, ce qui te doit avoir empesché de le voir entierement. Philiris ne dit rien là dessus, car il ne sçavoit que respondre à cette particularité. Lysis crût qu’il avoüoit que Charite estoit encore bandee, tellement qu’il fut fort aise de l’estre aussi, auſſi, car il n’auoit pas encore oſté ſon mouchoir de deſſus ſon œil gauche, & ſon opinion eſtoit qu’il luy aportoit plus d’ornement que d’ïncommodité.